Face aux soulèvements populaires en Tunisie, Egypte et Lybie, la diplomatie européenne s’est distinguée par son absence d’avis et son impuissance. Pourquoi?
C’est la réalité, que l’on parle de «diplomatie européenne», ou des diplomaties nationales, y compris de la nôtre. Alors que nous aurions besoin de toutes nos forces pour relever les défis simultanés de la montée des puissances émergentes et de la fin du monopole occidental, des insurrections des jeunesses connectées arabes, de la révolution digitale, du compte à rebours écologique, etc., on assiste à l’inverse. C’est devenu très préoccupant.
Comment l’expliquez-vous?
Pour des raisons cumulées structurelles et conjoncturelles, de fond et de forme. Les diplomaties occidentales sont confrontées à des problèmes structurels. Le passage des États-Unis à un «leadership relatif» n’est pas accepté par les Américains. Il manque un échelon opérationnel entre la remarquable vision mondiale et historique d’Obama et la mise en œuvre de sa politique étrangère. En Europe, les dirigeants peinent à tirer des leçons du bouleversement du monde, les diplomaties sont atones ou poussives. La mise en cause de M. Barroso ou de Mrs Ashton est trop facile car c’est à la racine qu’il existe une incertitude dont ils ne sont que l’expression. Dans chaque pays les ministères des Affaires étrangères sont affaiblis. Les ministres sont d’ailleurs choisis pour des raisons de politique intérieur, ce qui pèse sur leur action. Exemple, entre autres: ils ne sont même plus systématiquement présents lors des Conseils européens. Or il faut dans ces postes des responsables qui puissent travailler dans la continuité: s’insérer efficacement dans le réseau diplomatique mondial est un travail de longue haleine. Les professionnels le savent bien.
Je me demande même si la perspective d’une diplomatie européenne commune fixée par Lisbonne (que beaucoup confondent avec une diplomatie européenne unique), qui sera sans doute, à terme, un moyen de potentialiser les diplomaties nationales européennes et apportera une valeur ajoutée, n’est pas surtout, pour le moment, une inhibition psychologique. Aujourd’hui les diplomaties européennes, déjà confrontées à des situations très complexes, s’en trouvent freinées, elles s’attendent les unes les autres.
La France est-elle mieux lotie que ses partenaires?
Je ne le pense pas. Au contraire, même. Depuis des années s’est aggravée une dérive que nous avions critiquée et déplorée, Alain Juppé et moi, de façon bipartisane dans une tribune publiée en juillet 2010. À savoir un affaiblissement méthodique et programmé du Ministère des Affaires étrangères sur le triple plan de son budget, de ses hommes et de ses compétences. Ce qui est une absurdité car dans la compétition multipolaire, il ne s’agit pas d’un luxe, il est vital de disposer d’un réseau d’influence mondial, diplomatique, consulaire et culturel – lequel ne représente que 1% du budget de l’Etat! Or de tous les ministères, c’est celui des Affaires étrangères qui a subi en proportion la plus forte réduction, aggravée par une RGPPP aveugle. Pourquoi cet acharnement contre soi même!
Le rôle dominant du Président de la République ne contribue-t-il pas à cet affaiblissement?
Je me tiens hors de toute polémique vaine ou partisane, mais on ne peut nier que la méthode de Nicolas Sarkozy lui-même en politique étrangère soit une part du problème. Dans sa forme d’abord, qui empêche le travail suivi et un développement méthodique des idées initiales, souvent bonnes (avenir de la Méditerranée, G20, reconnaissance du rôle des émergents), lesquelles finissent par être gâchées. Les diplomates qui se plaignent du caractère désordonné de notre politique étrangère n’expriment pas un point de vue corporatiste mais professionnel, qui mérite d’être entendu et non pas caricaturé. Ensuite, on a eu droit depuis neuf ans à trop de ministres mal choisis, ou transitoires. Causes structurelles et conjoncturelles, européennes ou françaises s’additionnent donc pour que, nous nous retrouvions au pire moment, avec une influence réduite.
Est-ce que la pratique sarkozyenne, avec la concentration de tous les pouvoirs entre les mains de l’équipe présidentielle, n’est pas inadaptée aux défis actuels?
Dans toutes les grandes démocraties et même ailleurs, c’est le chef de l’exécutif qui fixe le cap de la politique étrangère. C’est normal. Mais le président, entouré de quelques conseillers compétents, ne peuvent pas assurer à eux seuls la mise en œuvre de l’ensemble de la diplomatie, des négociations et des contrats. Et ceux-ci ne se ramènent d’ailleurs pas à des sommets personnalisés qui ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Tout cela n’est pas tenable. C’est anti managérial! Aux Etats-Unis, de grands présidents ont su laisser un vaste espace à de grands secrétaires d’État. La politique étrangère souffre d’une cannibalisation par le sommet dont aucun autre grand corps de l’Etat n’est autant victime, et à laquelle aucune grande entreprise ne résisterait. Bref, sur le fond comme sur la forme, on a le sentiment à ce stade d’un vaste gâchis. Il faut revenir à une approche professionnelle, méthodique, et mieux soigner la qualité des relations avec les présidents et les ministres de nos nombreux partenaires.
Après le renversement de Ben Ali en Tunisie, puis de Moubarak en Egypte, alors que la Méditerranée était un des chantiers prioritaires de son quinquennat, Nicolas Sarkozy a tardé à réagir…
La réaction ne suffit plus, il faut une politique et une stratégie d’ensemble. On verra si l’annonce tardive du 27 février, au moment du remaniement, en est une. Comment accompagner dans la durée les gigantesques bouleversements qui ont commencé en Tunisie et en Egypte, qui toucheront tôt ou tard tous les pays arabes, et au-delà? Certes ce n’est pas nous qui décidons, mais les peuples arabes, et leurs nouveaux représentants. En ce qui nous concerne, nous ne pouvons qu’être pour, espérer que ces processus de démocratisation se déroulent bien, sans trop de drames et que les obstacles soient surmontés. Mais il y aura des moments très difficiles. Nous devons être disponibles dans le cadre d’une vision à long terme, française, européenne, occidentale, qui a manqué jusqu’ici, et d’une souplesse de réaction en temps réel et au cas par cas. Veiller à nos intérêts légitimes, être utiles. Nous devons nous préparer à un nouveau monde arabe, plus démocratique, plus exigeant, moins commode.
Que vous inspire la nomination d’Alain Juppé, avec qui vous aviez dénoncé que l’instrument diplomatique était sur le point d’être cassé?
Qu’on soit de droite ou de gauche, on ne peut que souhaiter que la politique étrangère et la diplomatie de la France se ressaisissent sans attendre 2012. Dans la majorité actuelle, personne n’est mieux placé qu’Alain Juppé pour la remettre d’aplomb. Mais il ne disposera que d’un an et cela suppose que le président le laisse vraiment travailler.
Face aux soulèvements populaires en Tunisie, Egypte et Lybie, la diplomatie européenne s’est distinguée par son absence d’avis et son impuissance. Pourquoi?
C’est la réalité, que l’on parle de «diplomatie européenne», ou des diplomaties nationales, y compris de la nôtre. Alors que nous aurions besoin de toutes nos forces pour relever les défis simultanés de la montée des puissances émergentes et de la fin du monopole occidental, des insurrections des jeunesses connectées arabes, de la révolution digitale, du compte à rebours écologique, etc., on assiste à l’inverse. C’est devenu très préoccupant.
Comment l’expliquez-vous?
Pour des raisons cumulées structurelles et conjoncturelles, de fond et de forme. Les diplomaties occidentales sont confrontées à des problèmes structurels. Le passage des États-Unis à un «leadership relatif» n’est pas accepté par les Américains. Il manque un échelon opérationnel entre la remarquable vision mondiale et historique d’Obama et la mise en œuvre de sa politique étrangère. En Europe, les dirigeants peinent à tirer des leçons du bouleversement du monde, les diplomaties sont atones ou poussives. La mise en cause de M. Barroso ou de Mrs Ashton est trop facile car c’est à la racine qu’il existe une incertitude dont ils ne sont que l’expression. Dans chaque pays les ministères des Affaires étrangères sont affaiblis. Les ministres sont d’ailleurs choisis pour des raisons de politique intérieur, ce qui pèse sur leur action. Exemple, entre autres: ils ne sont même plus systématiquement présents lors des Conseils européens. Or il faut dans ces postes des responsables qui puissent travailler dans la continuité: s’insérer efficacement dans le réseau diplomatique mondial est un travail de longue haleine. Les professionnels le savent bien.
Je me demande même si la perspective d’une diplomatie européenne commune fixée par Lisbonne (que beaucoup confondent avec une diplomatie européenne unique), qui sera sans doute, à terme, un moyen de potentialiser les diplomaties nationales européennes et apportera une valeur ajoutée, n’est pas surtout, pour le moment, une inhibition psychologique. Aujourd’hui les diplomaties européennes, déjà confrontées à des situations très complexes, s’en trouvent freinées, elles s’attendent les unes les autres.
La France est-elle mieux lotie que ses partenaires?
Je ne le pense pas. Au contraire, même. Depuis des années s’est aggravée une dérive que nous avions critiquée et déplorée, Alain Juppé et moi, de façon bipartisane dans une tribune publiée en juillet 2010. À savoir un affaiblissement méthodique et programmé du Ministère des Affaires étrangères sur le triple plan de son budget, de ses hommes et de ses compétences. Ce qui est une absurdité car dans la compétition multipolaire, il ne s’agit pas d’un luxe, il est vital de disposer d’un réseau d’influence mondial, diplomatique, consulaire et culturel – lequel ne représente que 1% du budget de l’Etat! Or de tous les ministères, c’est celui des Affaires étrangères qui a subi en proportion la plus forte réduction, aggravée par une RGPPP aveugle. Pourquoi cet acharnement contre soi même!
Le rôle dominant du Président de la République ne contribue-t-il pas à cet affaiblissement?
Je me tiens hors de toute polémique vaine ou partisane, mais on ne peut nier que la méthode de Nicolas Sarkozy lui-même en politique étrangère soit une part du problème. Dans sa forme d’abord, qui empêche le travail suivi et un développement méthodique des idées initiales, souvent bonnes (avenir de la Méditerranée, G20, reconnaissance du rôle des émergents), lesquelles finissent par être gâchées. Les diplomates qui se plaignent du caractère désordonné de notre politique étrangère n’expriment pas un point de vue corporatiste mais professionnel, qui mérite d’être entendu et non pas caricaturé. Ensuite, on a eu droit depuis neuf ans à trop de ministres mal choisis, ou transitoires. Causes structurelles et conjoncturelles, européennes ou françaises s’additionnent donc pour que, nous nous retrouvions au pire moment, avec une influence réduite.
Est-ce que la pratique sarkozyenne, avec la concentration de tous les pouvoirs entre les mains de l’équipe présidentielle, n’est pas inadaptée aux défis actuels?
Dans toutes les grandes démocraties et même ailleurs, c’est le chef de l’exécutif qui fixe le cap de la politique étrangère. C’est normal. Mais le président, entouré de quelques conseillers compétents, ne peuvent pas assurer à eux seuls la mise en œuvre de l’ensemble de la diplomatie, des négociations et des contrats. Et ceux-ci ne se ramènent d’ailleurs pas à des sommets personnalisés qui ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Tout cela n’est pas tenable. C’est anti managérial! Aux Etats-Unis, de grands présidents ont su laisser un vaste espace à de grands secrétaires d’État. La politique étrangère souffre d’une cannibalisation par le sommet dont aucun autre grand corps de l’Etat n’est autant victime, et à laquelle aucune grande entreprise ne résisterait. Bref, sur le fond comme sur la forme, on a le sentiment à ce stade d’un vaste gâchis. Il faut revenir à une approche professionnelle, méthodique, et mieux soigner la qualité des relations avec les présidents et les ministres de nos nombreux partenaires.
Après le renversement de Ben Ali en Tunisie, puis de Moubarak en Egypte, alors que la Méditerranée était un des chantiers prioritaires de son quinquennat, Nicolas Sarkozy a tardé à réagir…
La réaction ne suffit plus, il faut une politique et une stratégie d’ensemble. On verra si l’annonce tardive du 27 février, au moment du remaniement, en est une. Comment accompagner dans la durée les gigantesques bouleversements qui ont commencé en Tunisie et en Egypte, qui toucheront tôt ou tard tous les pays arabes, et au-delà? Certes ce n’est pas nous qui décidons, mais les peuples arabes, et leurs nouveaux représentants. En ce qui nous concerne, nous ne pouvons qu’être pour, espérer que ces processus de démocratisation se déroulent bien, sans trop de drames et que les obstacles soient surmontés. Mais il y aura des moments très difficiles. Nous devons être disponibles dans le cadre d’une vision à long terme, française, européenne, occidentale, qui a manqué jusqu’ici, et d’une souplesse de réaction en temps réel et au cas par cas. Veiller à nos intérêts légitimes, être utiles. Nous devons nous préparer à un nouveau monde arabe, plus démocratique, plus exigeant, moins commode.
Que vous inspire la nomination d’Alain Juppé, avec qui vous aviez dénoncé que l’instrument diplomatique était sur le point d’être cassé?
Qu’on soit de droite ou de gauche, on ne peut que souhaiter que la politique étrangère et la diplomatie de la France se ressaisissent sans attendre 2012. Dans la majorité actuelle, personne n’est mieux placé qu’Alain Juppé pour la remettre d’aplomb. Mais il ne disposera que d’un an et cela suppose que le président le laisse vraiment travailler.