L’année 2008 sera-t-elle l’année de la Chine, marquée par les Jeux olympiques de Pékin en août?
Hubert Védrine: L’évènement sera symbolique des bouleversements du monde actuel et du fait que les Occidentaux sont en train de perdre le monopole de l’Histoire qu’ils détenaient depuis quatre ou cinq siècles. On ne mesure pas encore l’impact de cette révolution, y compris sur nos mentalités et nos comportements. Il y a bien sûr la Chine, l’Inde, la Russie, le Brésil, mais aussi l’Afrique du Sud, la Thaïlande, la Turquie, et bientôt le Vietnam, l’Indonésie, l’Iran, avec un régime différent, etc. Une trentaine de pays émergents, y compris en Afrique et en Amérique latine.
La Chine en est l’acteur le plus massif. Peut-on encore l’influencer?
En réalité, contrairement à la croyance occidentale on a du mal à influencer les autres, surtout les géants! Mais pour la Chine, cela dépend des sujets et de l’unité de ses partenaires économiques. Prenons l’exemple des engagements qu’elle a pris pour le respect de la propriété intellectuelle, dans le cadre de l’OMC. Si les Japonais, les Américains et les Européens ont des exigences unanimes et claires, et tiennent bon, la Chine devra en tenir compte. Pour le reste, elle sera de plus en plus soucieuses des phénomènes environnementaux ou sociaux, mais ce sera le fait de dynamiques internes.
La Chine tendra-t-elle à se démocratiser?
Très certainement. Et d’ailleurs, on ne peut que le lui souhaiter, mais là aussi ce sera de son fait. Ce sont des transitions très délicates à gérer. Un pays ne se convertit pas brusquement à la démocratie. Cela passe par des phases où explosent de nombreuses tensions contenues dans les sociétés. Un processus de démocratisation, c’est comme un transport de nitroglycérine, cela doit être conduit avec précaution.
Comment les Européens doivent-ils aborder ce nouveau monde?
Avec plus de lucidité, moins de prétention. Beaucoup se croient encore sur une sorte d’Olympe, dominant le monde, uniquement chargé de propager les conceptions occidentales de l’économie de marché et de la démocratie. Je trouve, sur ce plan, l’Occident moderne irréaliste (c’est de l’«irrealpolitik»!), alors qu’il risque de se retrouver sur la défensive. D’ailleurs, il l’est même déjà!
Les Occidentaux vont rester évidemment puissants et influents, mais dorénavant, il y aura aussi «les autres». Nous devons cesser de croire que nous vivons dans un monde consensuel post-moderne, post tragique, post-traumatique et réaliser que nous allons être en compétition avec tous les grands ensembles consommateurs du monde pour le contrôle des sources d’énergie. Il nous faudra gérer un choc démographique, écologique et stratégique, dans un monde multipolaire chaotique dont rien ne dit qu’il sera amical. Nous devrons défendre nos intérêts, nos principes et nos valeurs. Nous devrons aussi essayer de réformer les grandes institutions internationales créées après la Seconde Guerre mondiale, et inventer un multilatéralisme efficace.
Les Européens et les Américains devraient-ils se solidariser davantage dans un Occident qui gagnerait dès lors en influence?
Une Union des Occidentaux? Tout dépend dans quel but: défensif? Contre offensif? Mais pourquoi pas, si c’est une alliance à deux piliers, avec une Europe consciente de son rôle qui ne soit pas à la remorque des Etats-Unis mais soit pour eux un vrai partenaire. Ce pourrait être l’occasion de s’accorder sur l’établissement de rapports de force équilibrés avec les Chinois, les Russes et les autres, au cas par cas.
L’Union européenne est-elle préparée à cette nouvelle ère?
Avec le traité modificatif signé en décembre à Lisbonne, les Européens viennent de clore une des principales controverses, celle qui portait sur le degré d’intégration politique. Ils peuvent maintenant consacrer leur énergie à des questions plus importantes: jusqu’où élargir l’Union? Comment doit-elle peser dans le monde? Quelles politiques communes nouvelles?
L’enjeu des années à venir sera de réveiller, chez les Européens, le sentiment de la nécessité de la puissance, bien sûr d’une puissance pacifique, légaliste et tranquille. C’est une question de mentalité. L’Europe doit cesser de croire qu’elle vit dans une communauté internationale où il lui suffit de rayonner par l’exemplarité, l’exportation de ses normes et des discours sur les droits de l’homme. Il faut qu’elle retrouve l’instinct de l’équilibre, des pôles et, n’hésitons pas à le dire, de la puissance.
Dans le monde musulman, certains récusent avec violemment le modèle occidental. Comment surmonter leur opposition?
Le risque d’un choc des civilisations existe. Ce serait absurde, par pudibonderie philosophique et politique, de le nier. Au sein de l’islam et en Occident, de petits groupes veulent alimenter la dynamique du choc. Il faut reconnaître un risque pour pouvoir lutter contre. De nombreuses politiques peuvent être développées. Mais une question l’emporte dans l’opinion arabe: la question palestinienne. Il n’y aura pas de politique antichoc des civilisations efficace sans percée sur ce point.
Question: Comment y parvenir?
Seuls les Israéliens peuvent enclencher le processus. Personne ne peut évacuer à leur place les territoires palestiniens! Les Américains peuvent les convaincre, les rassurer et les sécuriser. Après, il faudra qu’un leader palestinien courageux ose signer un accord qui sera contesté par une partie de sa population, avec une guerre civile résiduelle. Il faudra l’aider à tenir le choc.
Le président américain qui arriverait à faire naître l’Etat palestinien et donc à renforcer la sécurité d’Israël – pourquoi pas Bush? – renverserait complètement la situation en sa faveur Sa popularité dans le monde arabe serait extraordinaire, ce qui lui donnerait des arguments pour aider les régimes arabes à évoluer. Cela permettrait aux modernisateurs d’être beaucoup plus audacieux par rapport aux islamistes. Et cela mettrait l’ensemble du système islamo-terroriste sur la défensive. Je ne suis pas un naïf! Mais il y a là un chemin.
L’année 2008 sera-t-elle l’année de la Chine, marquée par les Jeux olympiques de Pékin en août?
Hubert Védrine: L’évènement sera symbolique des bouleversements du monde actuel et du fait que les Occidentaux sont en train de perdre le monopole de l’Histoire qu’ils détenaient depuis quatre ou cinq siècles. On ne mesure pas encore l’impact de cette révolution, y compris sur nos mentalités et nos comportements. Il y a bien sûr la Chine, l’Inde, la Russie, le Brésil, mais aussi l’Afrique du Sud, la Thaïlande, la Turquie, et bientôt le Vietnam, l’Indonésie, l’Iran, avec un régime différent, etc. Une trentaine de pays émergents, y compris en Afrique et en Amérique latine.
La Chine en est l’acteur le plus massif. Peut-on encore l’influencer?
En réalité, contrairement à la croyance occidentale on a du mal à influencer les autres, surtout les géants! Mais pour la Chine, cela dépend des sujets et de l’unité de ses partenaires économiques. Prenons l’exemple des engagements qu’elle a pris pour le respect de la propriété intellectuelle, dans le cadre de l’OMC. Si les Japonais, les Américains et les Européens ont des exigences unanimes et claires, et tiennent bon, la Chine devra en tenir compte. Pour le reste, elle sera de plus en plus soucieuses des phénomènes environnementaux ou sociaux, mais ce sera le fait de dynamiques internes.
La Chine tendra-t-elle à se démocratiser?
Très certainement. Et d’ailleurs, on ne peut que le lui souhaiter, mais là aussi ce sera de son fait. Ce sont des transitions très délicates à gérer. Un pays ne se convertit pas brusquement à la démocratie. Cela passe par des phases où explosent de nombreuses tensions contenues dans les sociétés. Un processus de démocratisation, c’est comme un transport de nitroglycérine, cela doit être conduit avec précaution.
Comment les Européens doivent-ils aborder ce nouveau monde?
Avec plus de lucidité, moins de prétention. Beaucoup se croient encore sur une sorte d’Olympe, dominant le monde, uniquement chargé de propager les conceptions occidentales de l’économie de marché et de la démocratie. Je trouve, sur ce plan, l’Occident moderne irréaliste (c’est de l’«irrealpolitik»!), alors qu’il risque de se retrouver sur la défensive. D’ailleurs, il l’est même déjà!
Les Occidentaux vont rester évidemment puissants et influents, mais dorénavant, il y aura aussi «les autres». Nous devons cesser de croire que nous vivons dans un monde consensuel post-moderne, post tragique, post-traumatique et réaliser que nous allons être en compétition avec tous les grands ensembles consommateurs du monde pour le contrôle des sources d’énergie. Il nous faudra gérer un choc démographique, écologique et stratégique, dans un monde multipolaire chaotique dont rien ne dit qu’il sera amical. Nous devrons défendre nos intérêts, nos principes et nos valeurs. Nous devrons aussi essayer de réformer les grandes institutions internationales créées après la Seconde Guerre mondiale, et inventer un multilatéralisme efficace.
Les Européens et les Américains devraient-ils se solidariser davantage dans un Occident qui gagnerait dès lors en influence?
Une Union des Occidentaux? Tout dépend dans quel but: défensif? Contre offensif? Mais pourquoi pas, si c’est une alliance à deux piliers, avec une Europe consciente de son rôle qui ne soit pas à la remorque des Etats-Unis mais soit pour eux un vrai partenaire. Ce pourrait être l’occasion de s’accorder sur l’établissement de rapports de force équilibrés avec les Chinois, les Russes et les autres, au cas par cas.
L’Union européenne est-elle préparée à cette nouvelle ère?
Avec le traité modificatif signé en décembre à Lisbonne, les Européens viennent de clore une des principales controverses, celle qui portait sur le degré d’intégration politique. Ils peuvent maintenant consacrer leur énergie à des questions plus importantes: jusqu’où élargir l’Union? Comment doit-elle peser dans le monde? Quelles politiques communes nouvelles?
L’enjeu des années à venir sera de réveiller, chez les Européens, le sentiment de la nécessité de la puissance, bien sûr d’une puissance pacifique, légaliste et tranquille. C’est une question de mentalité. L’Europe doit cesser de croire qu’elle vit dans une communauté internationale où il lui suffit de rayonner par l’exemplarité, l’exportation de ses normes et des discours sur les droits de l’homme. Il faut qu’elle retrouve l’instinct de l’équilibre, des pôles et, n’hésitons pas à le dire, de la puissance.
Dans le monde musulman, certains récusent avec violemment le modèle occidental. Comment surmonter leur opposition?
Le risque d’un choc des civilisations existe. Ce serait absurde, par pudibonderie philosophique et politique, de le nier. Au sein de l’islam et en Occident, de petits groupes veulent alimenter la dynamique du choc. Il faut reconnaître un risque pour pouvoir lutter contre. De nombreuses politiques peuvent être développées. Mais une question l’emporte dans l’opinion arabe: la question palestinienne. Il n’y aura pas de politique antichoc des civilisations efficace sans percée sur ce point.
Question: Comment y parvenir?
Seuls les Israéliens peuvent enclencher le processus. Personne ne peut évacuer à leur place les territoires palestiniens! Les Américains peuvent les convaincre, les rassurer et les sécuriser. Après, il faudra qu’un leader palestinien courageux ose signer un accord qui sera contesté par une partie de sa population, avec une guerre civile résiduelle. Il faudra l’aider à tenir le choc.
Le président américain qui arriverait à faire naître l’Etat palestinien et donc à renforcer la sécurité d’Israël – pourquoi pas Bush? – renverserait complètement la situation en sa faveur Sa popularité dans le monde arabe serait extraordinaire, ce qui lui donnerait des arguments pour aider les régimes arabes à évoluer. Cela permettrait aux modernisateurs d’être beaucoup plus audacieux par rapport aux islamistes. Et cela mettrait l’ensemble du système islamo-terroriste sur la défensive. Je ne suis pas un naïf! Mais il y a là un chemin.