Avant d’être ministre ou même d’être conseiller diplomatique de François Mitterrand, quels étaient les fondements de votre rapport à l’Allemagne?
Ma vision de l’Allemagne s’est constituée au contact de mon père qui avait été prisonnier en Allemagne pendant la guerre jusqu’en 1942 et avait été profondément marqué par cette expérience. Il en avait tiré, comme beaucoup d’autres, la conclusion qu’il fallait empêcher le retour d’un conflit armé entre nos deux pays. Il insistait sur la compréhension nécessaire entre ces deux grandes nations. Concrètement, sa conviction s’est traduite par la création d’un Club Unesco en marge du lycée de Bois-Colombes où j’étais élève, et par le jumelage de ce lycée avec le lycée français de Berlin, si bien que nous nous sommes rendus plusieurs années de suite, lors des fêtes de Noël, à Berlin, avec mes camarades. Nous avons ont ainsi noué des amitiés avec de jeunes Berlinoises et Berlinois, jusqu’à aujourd’hui.
Bref, on peut dire que j’ai été sensibilisé très tôt à l’idée franco-allemande. Toutefois, tout cela restait assez évanescent et avant 1981, je n’avais pas une vision politique claire, à proprement parler, au sujet de l’Allemagne, et des rapports franco-allemands.
Et à l’égard des sociaux démocrates allemands: aviez-vous des contacts avec eux?
Je n’en ai pas eu l’occasion, ni à l’époque de l’ENA, ni au ministère de la culture. En 1978 quand je vais en «mobilité» au quai d’Orsay, je m’occupe du monde arabe. Je n’ai donc pas d’occasion particulière de rencontrer des Allemands, sauf par l’intermédiaire de quelques relations personnelles, et quelques amis allemands de mon père.
Mes contacts véritables avec l’Allemagne –je veux dire des contacts politiques– débutent donc en 1981. Avant cela, dans le cadre du Parti socialiste –que je rejoins en 1973 après mon stage de l’ENA en préfecture– François Mitterrand me fait travailler dans le groupe des experts, mais sur des sujets qui n’ont pas de rapport direct avec l’Allemagne.
J’ai bien sûr conscience qu’il y a un débat sur la nature de nos relations avec le SPD, sur la social-démocratie allemande, etc., mais tout cela me parait idéologique et même largement, un écran de fumée. À cette époque, à mes yeux, ce qui comptait c’était de savoir si François Mitterrand allait réussir à imposer son leadership sur le Parti socialiste puis sur la gauche et, de cette façon, impliquer les communistes dans un contrat de gouvernement dont il resterait le maître. Je suis très sensible à cela, à cette stratégie, qui me parait importante pour que la gauche accède enfin au pouvoir. La question de savoir si nous devions nous rapprocher du modèle social-démocrate ou au contraire nous en éloigner, me paraissait donc largement théorique. Je n’avais donc pas d’idée particulière sur le SPD, sauf de l’admiration pour Willy Brandt.
Les choses changent lorsque je deviens conseiller diplomatique. Immédiatement, il faut organiser le premier entretien entre Helmut Schmidt et François Mitterrand. J’entame alors une expérience extraordinaire.
Ainsi j’étais preneur de note à Latche, en octobre 1981, lorsque François Mitterrand fait ce fameux pronostic sur la réunification, déclarant au Chancelier Helmut Schmidt qu’elle interviendrait d’ici à quinze ans maximum lorsque l’URSS, affaiblie, ne pourrait plus l’empêcher.
Ceci étant dit, s’agissant du Chancelier Schmidt, je ne suis pas certain que l’on puisse parler de contacts avec «les sociaux-démocrates» car ils contestaient la politique de sécurité de Schmidt. Les relations dont j’étais témoin n’étaient pas des relations de parti à parti mais d’État à État. Les discussions n’étaient pas du tout lié à l’appartenance partisane.
On peut même dire que cette expérience m’a amené à considérer que les partis – plus exactement l’appartenance partisane – jouaient un rôle secondaire dans les relations internationales. Helmut Schmidt appartenait au SPD, et pourtant il s’entendait mieux avec Giscard – conservateur – qu’avec Mitterrand – socialiste français – car il était hostile, non pas à Mitterrand mais à sa stratégie d’union de la gauche. Cela ne les a pas empêchés de faire ce qu’il fallait pour travailler ensemble pendant un an et demi, avec des résultats. Mais paradoxalement, l’entente a été plus forte ensuite entre Helmut Kohl et François Mitterrand, ce dernier n’ayant jamais partagé les préjugés de la gauche allemande sur Kohl.
Je ne veux pas en faire une théorie mais je constate que cette bonne entente, inverse aux familles politiques, se rencontre régulièrement dans le couple franco-allemand: Giscard-Schmidt, Mitterrand-Kohl, Chirac-Schröder. Je ne crois pas connaître d’exemple contraire. Il y a De Gaulle-Adenauer, bien entendu… Mais l’aspect partisan comptait encore moins.
Quelle que soit la nature de la relation –amicale ou simplement professionnelle– on voit bien que la dimension partisane n’a jamais été importante. En tout cas je ne l’ai jamais constaté.
On pourrait d’ailleurs me dire, avec raison, que c’est une question de situation. Conseiller auprès du Président, j’avais en quelque sorte une vision panoramique sur tout ce qui se passait. Nous savions que le Parti socialiste menait des concertations avec le SPD par exemple, que des représentants se rencontraient, etc. Mais, à notre niveau, on ne le percevait pas et donc cela ne comptait pas beaucoup, pour nous, comme pour la Chancellerie du reste. Je dis cela sans être méprisant : c’est juste un constat.
Était-ce le contexte de guerre froide qui, d’une certaine façon, obligeait les dirigeants à s’entendre quelles que soient leurs obédiences politiques?
Non. L’élément déterminant est qu’il s’agit de relations d’État à État. On ne gère pas les relations internationales par affinité. Vous avez la charge d’un pays: vous traitez les dossiers qui se présentent avec les partenaires qui sont là. Même si le chancelier «X» ne vous plait pas, on ne peut pas attendre son éventuel successeur car il y a sans cesse des décisions à prendre, le plus souvent dans l’urgence: attendre, ce serait pratiquer la politique du pire. Si j’avais été un tant soit peu «idéologue» avant 1981, j’aurais vite cessé de l’être après.
Entre les Socialistes français et les Sociaux-démocrates, on évoque souvent une différence de culture politique. Est-ce une difficulté?
Comme je vous l’ai indiqué, la dimension partisane joue très peu dans la diplomatie. Toutefois, c’est vrai, il y a une divergence de culture énorme entre ces deux gauches. D’ailleurs, au-delà du PS et du SPD, les partis politiques en Europe, qu’ils soient de droite ou de gauche, ont de profondes différences de culture. Dans le cas, du PS et du SPD, je n’ai jamais eu à gérer des discussions directes: c’est là la limite de mon témoignage.
Mais il y avait des différences. Prenez les questions de défense et de stratégie: elles sont déterminantes en 1981. Souvenez-vous: le SPD est absolument hostile à la décision prise par Schmidt, en principe son leader, de soutenir la «double décision» de l’OTAN en réponse au déploiement des SS20 soviétiques. Quant à François Mitterrand, il a pris une position très claire. Il a décidé que la France devait soutenir la double décision, non pas par «atlantisme» –contrairement à ce que l’on a dit– mais parce qu’il pense que la sécurité européenne repose sur l’équilibre des forces. Sur ce sujet, il se retrouve en opposition avec à peu près tous les sociaux-démocrates européens –à commencer par le SPD. En revanche, François Mitterrand se retrouve en phase avec Schmidt, chancelier issu du SPD, qui avait, lui, pris une position personnelle opposée à celle de son propre parti. C’est d’ailleurs lui qui invite François Mitterrand à venir s’exprimer devant le Bundestag. Mais le discours – fameux – sera prononcé devant Helmut Kohl, avec lequel, sur le même sujet, François Mitterrand se trouvera en concordance. Vous voyez, à ce niveau là et sur ce sujet là, l’appartenance partisane ne joue aucun rôle.
Faut-il dès lors considérer que les relations entre partis politiques sont inutiles? Que leurs discussions ne servent à rien, y compris dans le cas franco allemand ?
Je comprends votre question. Comme je vous l’ai dis, mon point de vue tient d’abord du fait que j’ai observé tout cela depuis l’Élysée, qui est une sorte de tour de contrôle. Je n’ai donc pas une vision «parti socialiste» mais une vision «élyséenne». Cela peut paraître, du coup, une vision «snob» des choses. Ce n’est pas mon propos.
Si les partis travaillent vraiment et conjointement leurs programmes, cela peut jouer un vrai rôle. Mais cela dépend aussi considérablement des institutions du pays considéré. Si c’est un régime parlementaire où le parti dominant s’estime tenu par les textes qu’il a adoptés, cela aura plus d’influence. Encore que, en politique étrangère, les événements commandent, et sont peu prévisibles. Il est illusoire de se lier les mains à l’avance par des textes négociés. Je reprends d’ailleurs l’exemple de Schmidt qui avait sur les questions de défense une position différente de sa base. Plus tard, lorsque j’étais ministre des Affaires étrangères, j’ai constaté que mon homologue allemand, Joschka Fischer, avaitsur la question de l’intervention dans les Balkans une position contraire à celle défendue par les Verts, son parti! Il a ainsi fini par ne plus être leur leader, en partie à cause de cela. En réalité, je ne connais pas de pays où le parti élabore à l’avance une doctrine qui est ensuite appliquée, sans dévier, par le gouvernement.
Vous évoquez votre rôle en tant que ministre des Affaires étrangères. Qu’elle était la nature des relations entre Lionel Jospin et Gerhard Schröder?
Au cours du premier mandat de Schröder, les relations sont médiocres entre lui et Jospin. C’est pourquoi à cette époque, je traite presque tous les dossiers avec Joschka Fischer, parce que ça ne marche pas bien au niveau supérieur. Mais là encore, ce n’est pas une question de rapports PS / SPD, puisque la relation n’est pas meilleure entre Chirac et Schröder. La raison principale est que Schröder vient après la réunification et qu’il est le premier redire: «je défends d’abord les intérêts nationaux allemands». Or depuis la guerre, les Allemands évitaient ce concept d’intérêt national. De plus, Schröder ne considère pas la relation franco-allemande comme prioritaire car il a d’abord une vision germano-allemande. J’en veux pour preuve que, sur l’échiquier social-démocrate européen, il se disait plus proche de Tony Blair que des socialistes français et que pour autant, il ne fera rien d’extraordinaires avec Blair. Le regard positif qu’il porte sur la troisième voie blairiste n’est pas un positionnement important.
Il n’y avait donc pas de terrain commun pour une entente politique entre Jospin et lui. Les deux hommes ne partageaient pas la même approche politique. Les réformes sociales que Schröder a imposées à l’Allemagne n’étaient pas concevables pour les socialistes français. Il les a menées à rebrousse poil de sa base et des syndicats. Ces décisions lui ont d’ailleurs probablement coûté sa réélection. Jospin ne souscrivait pas à tout cela et était, par ailleurs, en désaccord avec la troisième voie de Tony Blair.
Cette «troisième voie» pourrait-elle être une difficulté de rapprochement entre les socialistes français et d’autres sociaux-démocrates?
Cela dépend du point de vue: il faut remettre cette «troisième voie» dans son contexte. Par rapport à la Grande Bretagne, il est évident que Tony Blair a réussi grâce à elle à ramener le Parti travailliste au pouvoir et à l’y maintenir. Ce parti s’était enfermé dans les années Thatcher dans un discours très archaïque, tout en étant incapable de trouver un véritable leader, perdant les élections les unes après les autres. Tony Blair a recentré son parti –au sens propre du mot–, c’est-à-dire qu’il l’a rendu centriste, entre centre et centre gauche. Il a d’ailleurs commencé à le faire sur les questions de sécurité, affirmant qu’il «faut être dur avec le crime et dur avec les causes du crime». C’est sur cette ligne qu’il a gagné dans son parti avant de l’emporter sur les questions économiques et sociales. Bref, il a adopté une position très centre-gauche, que l’on qualifierait de «droitière» dans le langage continental convenu.
La transposition de cette option politique dans la gauche française est difficile à imaginer. Il est clair qu’elle est loin de cette culture. En Grande-Bretagne, la question de la relation avec le Parti communiste ou avec «la gauche de la gauche» ne se pose pas. Vous n’avez pas outre-Manche des phénomènes politiques tels que Mélenchon, Besancenot, Joly, Cohn Bendit… J’ajoute que Tony Blair et Lionel Jospin étaient dans des situations politiques très différentes. Lorsque Tony Blair arrive au pouvoir, la gauche française sort du double septennat de François Mitterrand, Jospin vient de devenir premier ministre grâce à l’erreur de la dissolution, si bien que personne n’éprouve en France le besoin de se recentrer «sur le blairisme». Tony Blair est une réponse typiquement anglaise et britannique aux difficultés de la vieille gauche travailliste. C’est un modèle peu exportable.
Cela n’a toutefois pas empêché la conclusion de certains accords entre Tony Blair et Lionel Jospin. Je pense à Saint-Malo par exemple.
C’est différent. Ces accords s’expliquent d’abord par la volonté de Tony Blair de prendre une initiative européenne, alors que Gordon Brown comme le Parti travailliste étaient opposés à l’euro. Tony Blair a donc cherché un angle pour se sortir de cet immobilisme: il ne pouvait rien faire sur la monnaie; il a choisi, par élimination, d’avancer sur la défense.
L’idée de St Malo est venue du directeur politique du Foreign Office, conjointement avec le directeur politique français au quai d’Orsay. C’était un compromis: la France reconnaissait que la défense européenne se ferait dans le cadre de l’Alliance atlantique et la Grande-Bretagne cessait d’opposer un veto au fait que l’Europe ait des compétences en ce domaine. Bref, nous avons fait sauter un verrou. C’était important car nous représentions –Français et Britanniques– les deux positions antagonistes en Europe. C’est ce que nos directeurs politiques nous ont proposé, qu’Alain Richard et moi-même, puis Lionel Jospin et Jacques Chirac –pour le côté français–, et Tony Blair et ses ministres–de l’autre côté– avons accepté.
Vos exemples attestent tout de même d’approches «idéologiques» différentes. Comment les surmonter?
Différences à la base, que les réalités aient à surmonter. Au final, je vous l’ai dit, ce sont les relations entre les chefs de l’exécutif qui sont déterminantes. Mais un travail régulier –pas seulement une déclaration commune de temps en temps sur les sujets difficiles entre les partis des différents États – est nécessaire. Et particulièrement de part et d’autre du Rhin.
Je dis bien un travail régulier plutôt que des déclarations pseudo consensuelles car il vaut mieux identifier les sujets à problème plutôt que d’aborder uniquement des sujets faciles. Par exemple aujourd’hui, que pense-t-on de la gouvernance de la zone euro: qui doit décider; qu’est-ce que l’on décide? Dans un autre registre: faut-il poursuivre l’intégration ou, au contraire, stabiliser la construction européenne au stade actuel? Comment organiser nos rapports avec la Russie, avec la Chine? Comment mieux coordonner nos politiques énergétiques? Ce qui suppose d’être très précis: harmonisation des négociations avec les fournisseurs de gaz, avec les fournisseurs de pétrole, aborder la question du nucléaire. Etc. Il y a de nombreux sujets, délicats, dont il faut parler. Les gouvernements doivent mettre sur la table les sujets de divergence: les partis politiques devraient faire de même pour les surmonter, y compris lorsqu’ils sont dans l’opposition. Du moins les partis qui ambitionnent de gouverner: dans l’hypothèse de leur retour au pouvoir, en ayant travaillé à l’avance, ils seraient en meilleure position.
Prenons le cas du Parti socialiste et du SPD. Ce travail est indispensable car même après 50 ans de «religion d’État» d’amitié franco-allemande, nos deux pays restent très différents. Nous ne réagissons pas de la même façon; nous avons des interprétations différentes sur de nombreux sujets. Cela concerne les partis comme les gouvernements, la gauche comme la droite, l’opinion en général. Il y a un travail à faire sur ce plan, en se demandant: premièrement, ce qui nous différencie, ou nous oppose vraiment, et en recherchant un accord. La déclaration adoptée par Gabriel Sigmar et Martine Aubry est un bon exemple de ce qu’il faut faire. À une époque où la relation franco-allemande est médiocre, c’est très important que ces deux grands partis affirment une vision précise sur sa relance.
Votre idée est que les lieux de rencontre entre partis doivent permettre une sorte d’acculturation politique des Sociaux-démocrates?
En effet: si ce travail n’est pas fait en permanence, les sociaux-démocrates n’arriveront pas à constituer une force européenne significative. Même s’ils constituent des listes communes pour les élections, ils finiront toujours par se chamailler car il y a en arrière-plan des années –des décennies, des siècles! – de différence d’approche sur bien des sujets entre français et allemands. Les partis politiques ne peuvent se dispenser du travail que font les gouvernements pour trouver, derrière les divergences de réactions, des convergences possibles. C’est un gros travail à faire, ce qui me fait dire qu’il ne faut pas se limiter à quelques déclarations, mais adopter une démarche méthodique et systématique.
Sur le moyen terme, ce travail de parti peut-il avoir des effets de leviers sur la diplomatie?
C’est probable. Prenons le débat sur la gouvernance économique. Grâce à la préparation de l’union politique et monétaire, au judo génial de Mitterrand pendant la réunification, à l’engagement européen sincère de Kohl, nous sommes parvenus à créer la monnaie unique. Mais le prix à payer a été que les Allemands ont imposé les conditions de sa gestion: les critères de Maastricht, la banque centrale indépendante. Bref, ils veulent que l’on gère l’euro, comme on gérait le mark. La France acceptait mais voulait contrebalancer ce pouvoir monétaire, un peu comme c’est le cas aux Etats-Unis où il n’y a pas que la banque qui décide, il y aussi le secrétaire du Trésor. Mais nous ratons notre coup! Devant l’opposition allemande, nous échouons à créer, en face de la Banque centrale, un véritable gouvernement économique. Depuis, nous traînons cette difficulté, et il s’agit toujours d’une pomme de discorde entre Paris et Berlin. Dès que nous l’évoquons, les Allemands s’abritent derrière la linguistique. Ils nous disent que « gouvernement économique c’est affreux, cela fait penser à l’ingérence d’Hitler dans l’économie». Tout cela, en 2010, peut paraître tiré par les cheveux, mais cet argument revient sans cesse. En réalité, les Allemands dissimulent derrière l’histoire leur attachement dogmatique à l’indépendance de la BCE et considèrent que tout ce qui nuance cela –par exemple la mise en œuvre d’une véritable gouvernance économique de l’Euro– conduit nécessairement au laxisme économique car seule la Banque Centrale serait rigoureuse. Par principe, ils refusent d’envisager que la gouvernance économique puisse être instrument de pilotage intelligent, capable de s’adapter aux circonstances. Or, on ne peut pas accepter l’idée qu’il y ait pour la zone euro un seul modèle de politique économique: le modèle allemand. Surtout si ce modèle fait de la rigueur économique une idéologie, qu’il casse les faibles éléments de reprise et, de ce fait, devient contre productif. Même les Allemands peuvent le comprendre: la RFA fait une grande partie de son fameux excédent commercial dans les pays de l’Union européenne, dans la zone euro. Si elle impose à tout le monde sa politique de rigueur, elle n’aura bientôt plus les excédents dont elle dispose aujourd’hui.
Je considère que c’est l’exemple même du débat qui doit avoir lieu, régulièrement et non lors d’escarmouches diplomatiques espacées dans le temps. Il faut fixer une plan de travail méthodique: qu’est-ce que la gouvernance? Est-ce la Commission qui fixera des propositions sur la politique économique dans la zone euro? Ou est-ce l’Allemagne toute seule? Ou faut-il le faire à l’échelle des 16? Au niveau des ministres ou alors en Sommet? Ce qui serait plus démocratique.
C’est d’ailleurs ce que Nicolas Sarkozy avait demandé mais que Madame Merkel a refusé, les sommets de la zone euro, sauf dans des cas très exceptionnels. Mais si ce travail d’explication avait été entamé des années à l’avance, et notamment au niveau des partis, alors on gagnerait du temps. Cela fonctionnerait mieux car il y aurait des références communes.
Peut-on imaginer que deux partis, de chaque côté du Rhin, présentent aux mêmes dates une sorte de programme commun pour gouverner ensemble?
Ce serait aller trop loin: on ne va pas changer les constitutions pour avoir des élections aux mêmes dates. Et puis, cela voudrait dire qu’on supprime toute possibilité de dissolution possible qui risquerait de rompre l’alliance… C’est impossible.
En revanche, ce que l’on peut imaginer, c’est que les politiques qui ambitionnent de gouverner un pays – que ce soit l’Allemagne ou la France – puissent dire, au moment des élections, «j’ai travaillé depuis un an ou deux avec mon partenaire potentiel et nous sommes d’accord». Quelque soit la date des élections, quelque soit les partis en place. Prenons l’hypothèse de la gauche victorieuse en France en 2012. Elle aura comme partenaire en Allemagne, au moins jusqu’en 2013, Angela Merkel sauf événement imprévu. Les dirigeants socialistes qui auront donc travaillé avec le SPD –au cas où– devront le faire avec l’actuel gouvernement allemand. Pourquoi? Parce que vous ne pouvez pas annoncer la relance de la construction européenne pendant les élections pour découvrir, le lendemain de votre victoire, qu’il n’y a personne en Europe qui soutienne vos idées. C’est là, bien évidemment, que se trouve le rôle des partis, en amont.
Le parti socialiste européen peut-il jouer un rôle dans ce cadre?
Peut être… Il y a Rasmussen, qui est bien. Il est d’ailleurs assez proche des Français sur certains points sensibles comme le «juste échange», par exemple. Or, cette question est une vraie pomme de discorde entre Français et Allemands et il faut un lieu pour en parler.
Précisément: la France –un gouvernement de gauche en France– peut-il espérer entraîner ses partenaires européens? À cet égard, le couple franco-allemand reste-t-il incontournable?
Premièrement, il ne faut plus parler de couple. Ce terme est dépassé. Il est trop sentimental, trop introverti… Par ailleurs trop daté. La relation franco-allemande reste peut être un moteur pour l’Europe, mais ce n’est pas un couple qui s’organise pour vivre sur lui-même.
Deuxièmement, ce débat relève d’une rhétorique française. C’est vain de dire qu’il faut «relancer le couple franco-allemand pour relancer l’intégration européenne». D’ailleurs, la cour de Karlsruhe a ditque l’Allemagne n’irait pas au-delà. Il faut le comprendre sinon notre pays restera dans une position d’amoureux transi délaissé.
Il faut commencer par clarifier le vocabulaire, et les malentendus linguistiques. Ne pas employer des mots qui ne sont plus porteurs et trouver des mots nouveaux. Le «couple» appartient à la période pré-réunification. Utilisons désormais le terme de «moteur».
D’autant qu’il n’y a pas d’autre moteur possible pour l’Europe. Les institutions communautaires sont tout à fait honorables mais elles ne peuvent pas à elles seules, sans l’aval des grands pays, imposer des initiatives importantes. Et ces grands pays, ce sont d’abord la France et l’Allemagne. En même temps, ces deux pays ne suffisent plus dans l’Europe à 27. La bonne réponse consiste en un maximum d’initiatives franco-allemandes qui, en fonction des sujets, entraînent les autres, et par conséquent le système communautaire. France, Allemagne, plus…
Si par exemple, il s’agit de «relancer l’intégration européenne», l’Allemagne n’est plus demandeuse. La cour de Karlsruhe, je l’ai rappelé, l’a précisé lorsqu’elle s’est prononcée sur la constitutionnalité du traité de Lisbonne. Personne n’a le moyen de contraindre l’Allemagne à aller plus loin. Vous constaterez que lorsqu’ils demandent à modifier le traité, c’est uniquement pour renforcer les sanctions automatiques, ce n’est pas pour aller plus loin dans l’intégration au sens utopique français.
Une meilleure intégration de la zone euro devrait pouvoir se faire «à traité constant». Qu’entendent les Allemands par harmonisation? L’extension à toute la zone euro de leur politique de rigueur. Mais les autres partenaires peuvent refuser cette analyse et proposer une autre option. Par exemple, celle d’une relance économique afin de recréer des ressources fiscales pour combler les déficits et d’une réduction plus progressive des déficits. Il faut que cette discussion ait lieu.
Sur les questions de défense, ce n’est sans doute pas un bon terrain pour une relance du «moteur». En effet, tous les pays d’Europe font moins pour leur défense. Quant à l’actuel ministre allemand de la Défense, libéral, il veut en faire le moins possible. Sur ces sujets, l’Allemagne ne pèse pas militairement comme la Grande-Bretagne ou la France qui oont conclu un important accord bilatéral. C’est tout à fait différent.
Pourtant, la défense a été un élément de l’entente franco-allemande à une époque.
C’est vrai, de façon plus symbolique que réelle, à part EADS. Mais aujourd’hui, si l’on veut être concret, il faut constater que l’entente franco-britannique est plus porteuse. C’est ce que Sarkozy a compris douze ans après Saint Malo, et il semble désormais disposer avec Cameron d’un partenaire à Londres, ce qui n’était pas le cas de son point de vue depuis le début de son quinquennat. Maintenant, il peut se rapprocher de Cameron. Alors, j’entends bien les critiques de ceux qui disent, de façon un peu dogmatique, que ce n’est pas bien parce que ça ne fait pas avancer la «défense européenne». Mais la défense européenne, c’est surtout du papier et des procédures: il faut avancer sur des sujets concrets lorsque c’est possible. L’accord franco-britannique ne lui enlève rien.
A gauche nous avons surexploité le filon du discours sur la défense européenne. En faitla défense de l’Europe par l’OTAN. Il n’y pas un seul pays européen qui veuille s’en passer aujourd’hui. Ces pays ont une peur bleue de se retrouver sans la couverture américaine. Deuxièmement, les deux sont liés, ils ne sont pas capables de dépenser les sommes correspondantes. Bref, aujourd’hui, ce que nous appelons défense européenne, ce sont des petites initiatives humanitaires, sympathique du reste, où l’Europe –gentille fille–rend service. Il y a un côté boy-scouts: on fait la police en Macédoine ou au Congo, on s’occupe de la piraterie en Somalie… Tout cela, ce sont des actions périphériques. Pour parler comme certains américains provocateurs, le jour où les États-Unis sortiront de l’OTAN, les Européens devront enfin s’occuper de la défense de l’Europe!
Et sur la question du «juste échange» qui est un élément important du programme que vient d’adopter le Parti socialiste?
Très important. Les Allemands auront du mal à bouger sur cette problématique. Du moins, ils ne bougeront que si les américains bougent. Berlin est très satisfait du modèle actuel de libre échange et n’a aucune envie d’en changer. Il faudrait se servir d’une éventuelle évolution des États-Unis face à la Chine, par exemple, pour pouvoir influer sur les Allemands. Il faut faire l’inventaire des positions, d’une part, des «payshostiles» à cette idée de juste échange, et d’autre part, s’intéresser à ceux qui peuvent évoluer. Il ne faut surtout pas se lancer dans une stratégie tonitruante pendant la campagne électorale qui tournerait court le lendemain de l’élection. D’autant que cette idée du juste échange est vitale: l’Europe ne peut pas –dans la compétition multipolaire qui va s’intensifier– continuer d’être «l’idiot du village global». Nous sommes prisonniers d’une idéologie qui nous handicape, il faut s’en libérer.
Mais comment? Si le Parti socialiste veut être crédible sur ce sujet, il y a deux possibilités pendant la campagne.
Nous pourrions dire: «nous avons fait le tour de nos partenaire européens. Il y a une dizaine de pays qui sont prêts à avancer avec nous, nous ne sommes pas encore d’accord en détail, mais enfin, c’est un sujet sur lequel on peut avancer». D’où le rôle utile que peuvent jouer des discussions entre partis à ce stade préparatoire. À partir de là, nous verrions qu’il reste surtout à convaincre les Allemands eux mêmes –parce qu’ils ont une autre vision – de leurs intérêts.
L’autre solution serait: «nous sommes isolés, mais nous avons raison. Nous allons faire le juste échange tous seuls». C’est intenable.
Quelle que soit la manière de faire, une chose est certaine: on ne peut pas annoncer que l’on va relancer l’intégration européenne –le pseudo-»couple» franco-allemand, etc.– sur un thème que les allemands rejettent tout en masquant que nous allons vers un bras de fer franco-allemand.
Si: avec l’Allemagne nous avons plusieurs points d’accords fondamentaux, mais –à la suite de discussions avec le SPD, mais aussi avec la Chancellerie– nous avons sur le sujet du juste échange un vrai désaccord. Peut être faudra-t-il dire cela aux Allemands: notre position est celle-là, et vous devez en tenir compte. Cela devient un fait politique. Cela peut faire bouger les lignes.
L’entente franco-allemande pourrait en pâtir?
Elle ne peut pas être fondée sur le non dit. Il faut mettre les pieds dans le plat. C’est ce que j’ai écris dans Le Monde en juin. Si nous ne mettons pas sur la table nos désaccords, nous ne pourrons pas les affronter et les dépasser.
Mais que la gauche prenne garde: je crois que Sarkozy a compris cela. Regardez l’accord Merkel-Sarkozy-Cameron sur le budget. Cela fait enrager les Européistes purs et durs qui souhaitent par principe une augmentation du budget communautaire. Mais ce type d’accord à trois pourrait bien constituer un précédent pour l’avenir de l’Europe. Pour le moment (automne 2010), Nicolas Sarkozy est au plus bas dans les sondages, et très critiqué. On prête donc peu d’attention à ce qu’il fait sur la scène internationale. Mais sa diplomatie actuelle est devenue plus professionnelle. Souvenez-vous du sommet européen de Fontainebleau en juin 1984. François Mitterrand était au plus bas dans les sondages et des centaines de milliers de Français étaient dans la rue, contre le projet sur l’école privée. Et pourtant! Ce sommet de Fontainebleau a été le point de départ d’une des plus importantes séquences européennes depuis ses origines, de 1984 à 1992. La gauche, si elle ne se prépare pas avec réalisme et sérieux sur ce terrain, comme sur les autres, n’est pas à l’abri d’un tel retournement avec Sarkozy. Rien n’est joué d’avance.
Avant d’être ministre ou même d’être conseiller diplomatique de François Mitterrand, quels étaient les fondements de votre rapport à l’Allemagne?
Ma vision de l’Allemagne s’est constituée au contact de mon père qui avait été prisonnier en Allemagne pendant la guerre jusqu’en 1942 et avait été profondément marqué par cette expérience. Il en avait tiré, comme beaucoup d’autres, la conclusion qu’il fallait empêcher le retour d’un conflit armé entre nos deux pays. Il insistait sur la compréhension nécessaire entre ces deux grandes nations. Concrètement, sa conviction s’est traduite par la création d’un Club Unesco en marge du lycée de Bois-Colombes où j’étais élève, et par le jumelage de ce lycée avec le lycée français de Berlin, si bien que nous nous sommes rendus plusieurs années de suite, lors des fêtes de Noël, à Berlin, avec mes camarades. Nous avons ont ainsi noué des amitiés avec de jeunes Berlinoises et Berlinois, jusqu’à aujourd’hui.
Bref, on peut dire que j’ai été sensibilisé très tôt à l’idée franco-allemande. Toutefois, tout cela restait assez évanescent et avant 1981, je n’avais pas une vision politique claire, à proprement parler, au sujet de l’Allemagne, et des rapports franco-allemands.
Et à l’égard des sociaux démocrates allemands: aviez-vous des contacts avec eux?
Je n’en ai pas eu l’occasion, ni à l’époque de l’ENA, ni au ministère de la culture. En 1978 quand je vais en «mobilité» au quai d’Orsay, je m’occupe du monde arabe. Je n’ai donc pas d’occasion particulière de rencontrer des Allemands, sauf par l’intermédiaire de quelques relations personnelles, et quelques amis allemands de mon père.
Mes contacts véritables avec l’Allemagne –je veux dire des contacts politiques– débutent donc en 1981. Avant cela, dans le cadre du Parti socialiste –que je rejoins en 1973 après mon stage de l’ENA en préfecture– François Mitterrand me fait travailler dans le groupe des experts, mais sur des sujets qui n’ont pas de rapport direct avec l’Allemagne.
J’ai bien sûr conscience qu’il y a un débat sur la nature de nos relations avec le SPD, sur la social-démocratie allemande, etc., mais tout cela me parait idéologique et même largement, un écran de fumée. À cette époque, à mes yeux, ce qui comptait c’était de savoir si François Mitterrand allait réussir à imposer son leadership sur le Parti socialiste puis sur la gauche et, de cette façon, impliquer les communistes dans un contrat de gouvernement dont il resterait le maître. Je suis très sensible à cela, à cette stratégie, qui me parait importante pour que la gauche accède enfin au pouvoir. La question de savoir si nous devions nous rapprocher du modèle social-démocrate ou au contraire nous en éloigner, me paraissait donc largement théorique. Je n’avais donc pas d’idée particulière sur le SPD, sauf de l’admiration pour Willy Brandt.
Les choses changent lorsque je deviens conseiller diplomatique. Immédiatement, il faut organiser le premier entretien entre Helmut Schmidt et François Mitterrand. J’entame alors une expérience extraordinaire.
Ainsi j’étais preneur de note à Latche, en octobre 1981, lorsque François Mitterrand fait ce fameux pronostic sur la réunification, déclarant au Chancelier Helmut Schmidt qu’elle interviendrait d’ici à quinze ans maximum lorsque l’URSS, affaiblie, ne pourrait plus l’empêcher.
Ceci étant dit, s’agissant du Chancelier Schmidt, je ne suis pas certain que l’on puisse parler de contacts avec «les sociaux-démocrates» car ils contestaient la politique de sécurité de Schmidt. Les relations dont j’étais témoin n’étaient pas des relations de parti à parti mais d’État à État. Les discussions n’étaient pas du tout lié à l’appartenance partisane.
On peut même dire que cette expérience m’a amené à considérer que les partis – plus exactement l’appartenance partisane – jouaient un rôle secondaire dans les relations internationales. Helmut Schmidt appartenait au SPD, et pourtant il s’entendait mieux avec Giscard – conservateur – qu’avec Mitterrand – socialiste français – car il était hostile, non pas à Mitterrand mais à sa stratégie d’union de la gauche. Cela ne les a pas empêchés de faire ce qu’il fallait pour travailler ensemble pendant un an et demi, avec des résultats. Mais paradoxalement, l’entente a été plus forte ensuite entre Helmut Kohl et François Mitterrand, ce dernier n’ayant jamais partagé les préjugés de la gauche allemande sur Kohl.
Je ne veux pas en faire une théorie mais je constate que cette bonne entente, inverse aux familles politiques, se rencontre régulièrement dans le couple franco-allemand: Giscard-Schmidt, Mitterrand-Kohl, Chirac-Schröder. Je ne crois pas connaître d’exemple contraire. Il y a De Gaulle-Adenauer, bien entendu… Mais l’aspect partisan comptait encore moins.
Quelle que soit la nature de la relation –amicale ou simplement professionnelle– on voit bien que la dimension partisane n’a jamais été importante. En tout cas je ne l’ai jamais constaté.
On pourrait d’ailleurs me dire, avec raison, que c’est une question de situation. Conseiller auprès du Président, j’avais en quelque sorte une vision panoramique sur tout ce qui se passait. Nous savions que le Parti socialiste menait des concertations avec le SPD par exemple, que des représentants se rencontraient, etc. Mais, à notre niveau, on ne le percevait pas et donc cela ne comptait pas beaucoup, pour nous, comme pour la Chancellerie du reste. Je dis cela sans être méprisant : c’est juste un constat.
Était-ce le contexte de guerre froide qui, d’une certaine façon, obligeait les dirigeants à s’entendre quelles que soient leurs obédiences politiques?
Non. L’élément déterminant est qu’il s’agit de relations d’État à État. On ne gère pas les relations internationales par affinité. Vous avez la charge d’un pays: vous traitez les dossiers qui se présentent avec les partenaires qui sont là. Même si le chancelier «X» ne vous plait pas, on ne peut pas attendre son éventuel successeur car il y a sans cesse des décisions à prendre, le plus souvent dans l’urgence: attendre, ce serait pratiquer la politique du pire. Si j’avais été un tant soit peu «idéologue» avant 1981, j’aurais vite cessé de l’être après.
Entre les Socialistes français et les Sociaux-démocrates, on évoque souvent une différence de culture politique. Est-ce une difficulté?
Comme je vous l’ai indiqué, la dimension partisane joue très peu dans la diplomatie. Toutefois, c’est vrai, il y a une divergence de culture énorme entre ces deux gauches. D’ailleurs, au-delà du PS et du SPD, les partis politiques en Europe, qu’ils soient de droite ou de gauche, ont de profondes différences de culture. Dans le cas, du PS et du SPD, je n’ai jamais eu à gérer des discussions directes: c’est là la limite de mon témoignage.
Mais il y avait des différences. Prenez les questions de défense et de stratégie: elles sont déterminantes en 1981. Souvenez-vous: le SPD est absolument hostile à la décision prise par Schmidt, en principe son leader, de soutenir la «double décision» de l’OTAN en réponse au déploiement des SS20 soviétiques. Quant à François Mitterrand, il a pris une position très claire. Il a décidé que la France devait soutenir la double décision, non pas par «atlantisme» –contrairement à ce que l’on a dit– mais parce qu’il pense que la sécurité européenne repose sur l’équilibre des forces. Sur ce sujet, il se retrouve en opposition avec à peu près tous les sociaux-démocrates européens –à commencer par le SPD. En revanche, François Mitterrand se retrouve en phase avec Schmidt, chancelier issu du SPD, qui avait, lui, pris une position personnelle opposée à celle de son propre parti. C’est d’ailleurs lui qui invite François Mitterrand à venir s’exprimer devant le Bundestag. Mais le discours – fameux – sera prononcé devant Helmut Kohl, avec lequel, sur le même sujet, François Mitterrand se trouvera en concordance. Vous voyez, à ce niveau là et sur ce sujet là, l’appartenance partisane ne joue aucun rôle.
Faut-il dès lors considérer que les relations entre partis politiques sont inutiles? Que leurs discussions ne servent à rien, y compris dans le cas franco allemand ?
Je comprends votre question. Comme je vous l’ai dis, mon point de vue tient d’abord du fait que j’ai observé tout cela depuis l’Élysée, qui est une sorte de tour de contrôle. Je n’ai donc pas une vision «parti socialiste» mais une vision «élyséenne». Cela peut paraître, du coup, une vision «snob» des choses. Ce n’est pas mon propos.
Si les partis travaillent vraiment et conjointement leurs programmes, cela peut jouer un vrai rôle. Mais cela dépend aussi considérablement des institutions du pays considéré. Si c’est un régime parlementaire où le parti dominant s’estime tenu par les textes qu’il a adoptés, cela aura plus d’influence. Encore que, en politique étrangère, les événements commandent, et sont peu prévisibles. Il est illusoire de se lier les mains à l’avance par des textes négociés. Je reprends d’ailleurs l’exemple de Schmidt qui avait sur les questions de défense une position différente de sa base. Plus tard, lorsque j’étais ministre des Affaires étrangères, j’ai constaté que mon homologue allemand, Joschka Fischer, avaitsur la question de l’intervention dans les Balkans une position contraire à celle défendue par les Verts, son parti! Il a ainsi fini par ne plus être leur leader, en partie à cause de cela. En réalité, je ne connais pas de pays où le parti élabore à l’avance une doctrine qui est ensuite appliquée, sans dévier, par le gouvernement.
Vous évoquez votre rôle en tant que ministre des Affaires étrangères. Qu’elle était la nature des relations entre Lionel Jospin et Gerhard Schröder?
Au cours du premier mandat de Schröder, les relations sont médiocres entre lui et Jospin. C’est pourquoi à cette époque, je traite presque tous les dossiers avec Joschka Fischer, parce que ça ne marche pas bien au niveau supérieur. Mais là encore, ce n’est pas une question de rapports PS / SPD, puisque la relation n’est pas meilleure entre Chirac et Schröder. La raison principale est que Schröder vient après la réunification et qu’il est le premier redire: «je défends d’abord les intérêts nationaux allemands». Or depuis la guerre, les Allemands évitaient ce concept d’intérêt national. De plus, Schröder ne considère pas la relation franco-allemande comme prioritaire car il a d’abord une vision germano-allemande. J’en veux pour preuve que, sur l’échiquier social-démocrate européen, il se disait plus proche de Tony Blair que des socialistes français et que pour autant, il ne fera rien d’extraordinaires avec Blair. Le regard positif qu’il porte sur la troisième voie blairiste n’est pas un positionnement important.
Il n’y avait donc pas de terrain commun pour une entente politique entre Jospin et lui. Les deux hommes ne partageaient pas la même approche politique. Les réformes sociales que Schröder a imposées à l’Allemagne n’étaient pas concevables pour les socialistes français. Il les a menées à rebrousse poil de sa base et des syndicats. Ces décisions lui ont d’ailleurs probablement coûté sa réélection. Jospin ne souscrivait pas à tout cela et était, par ailleurs, en désaccord avec la troisième voie de Tony Blair.
Cette «troisième voie» pourrait-elle être une difficulté de rapprochement entre les socialistes français et d’autres sociaux-démocrates?
Cela dépend du point de vue: il faut remettre cette «troisième voie» dans son contexte. Par rapport à la Grande Bretagne, il est évident que Tony Blair a réussi grâce à elle à ramener le Parti travailliste au pouvoir et à l’y maintenir. Ce parti s’était enfermé dans les années Thatcher dans un discours très archaïque, tout en étant incapable de trouver un véritable leader, perdant les élections les unes après les autres. Tony Blair a recentré son parti –au sens propre du mot–, c’est-à-dire qu’il l’a rendu centriste, entre centre et centre gauche. Il a d’ailleurs commencé à le faire sur les questions de sécurité, affirmant qu’il «faut être dur avec le crime et dur avec les causes du crime». C’est sur cette ligne qu’il a gagné dans son parti avant de l’emporter sur les questions économiques et sociales. Bref, il a adopté une position très centre-gauche, que l’on qualifierait de «droitière» dans le langage continental convenu.
La transposition de cette option politique dans la gauche française est difficile à imaginer. Il est clair qu’elle est loin de cette culture. En Grande-Bretagne, la question de la relation avec le Parti communiste ou avec «la gauche de la gauche» ne se pose pas. Vous n’avez pas outre-Manche des phénomènes politiques tels que Mélenchon, Besancenot, Joly, Cohn Bendit… J’ajoute que Tony Blair et Lionel Jospin étaient dans des situations politiques très différentes. Lorsque Tony Blair arrive au pouvoir, la gauche française sort du double septennat de François Mitterrand, Jospin vient de devenir premier ministre grâce à l’erreur de la dissolution, si bien que personne n’éprouve en France le besoin de se recentrer «sur le blairisme». Tony Blair est une réponse typiquement anglaise et britannique aux difficultés de la vieille gauche travailliste. C’est un modèle peu exportable.
Cela n’a toutefois pas empêché la conclusion de certains accords entre Tony Blair et Lionel Jospin. Je pense à Saint-Malo par exemple.
C’est différent. Ces accords s’expliquent d’abord par la volonté de Tony Blair de prendre une initiative européenne, alors que Gordon Brown comme le Parti travailliste étaient opposés à l’euro. Tony Blair a donc cherché un angle pour se sortir de cet immobilisme: il ne pouvait rien faire sur la monnaie; il a choisi, par élimination, d’avancer sur la défense.
L’idée de St Malo est venue du directeur politique du Foreign Office, conjointement avec le directeur politique français au quai d’Orsay. C’était un compromis: la France reconnaissait que la défense européenne se ferait dans le cadre de l’Alliance atlantique et la Grande-Bretagne cessait d’opposer un veto au fait que l’Europe ait des compétences en ce domaine. Bref, nous avons fait sauter un verrou. C’était important car nous représentions –Français et Britanniques– les deux positions antagonistes en Europe. C’est ce que nos directeurs politiques nous ont proposé, qu’Alain Richard et moi-même, puis Lionel Jospin et Jacques Chirac –pour le côté français–, et Tony Blair et ses ministres–de l’autre côté– avons accepté.
Vos exemples attestent tout de même d’approches «idéologiques» différentes. Comment les surmonter?
Différences à la base, que les réalités aient à surmonter. Au final, je vous l’ai dit, ce sont les relations entre les chefs de l’exécutif qui sont déterminantes. Mais un travail régulier –pas seulement une déclaration commune de temps en temps sur les sujets difficiles entre les partis des différents États – est nécessaire. Et particulièrement de part et d’autre du Rhin.
Je dis bien un travail régulier plutôt que des déclarations pseudo consensuelles car il vaut mieux identifier les sujets à problème plutôt que d’aborder uniquement des sujets faciles. Par exemple aujourd’hui, que pense-t-on de la gouvernance de la zone euro: qui doit décider; qu’est-ce que l’on décide? Dans un autre registre: faut-il poursuivre l’intégration ou, au contraire, stabiliser la construction européenne au stade actuel? Comment organiser nos rapports avec la Russie, avec la Chine? Comment mieux coordonner nos politiques énergétiques? Ce qui suppose d’être très précis: harmonisation des négociations avec les fournisseurs de gaz, avec les fournisseurs de pétrole, aborder la question du nucléaire. Etc. Il y a de nombreux sujets, délicats, dont il faut parler. Les gouvernements doivent mettre sur la table les sujets de divergence: les partis politiques devraient faire de même pour les surmonter, y compris lorsqu’ils sont dans l’opposition. Du moins les partis qui ambitionnent de gouverner: dans l’hypothèse de leur retour au pouvoir, en ayant travaillé à l’avance, ils seraient en meilleure position.
Prenons le cas du Parti socialiste et du SPD. Ce travail est indispensable car même après 50 ans de «religion d’État» d’amitié franco-allemande, nos deux pays restent très différents. Nous ne réagissons pas de la même façon; nous avons des interprétations différentes sur de nombreux sujets. Cela concerne les partis comme les gouvernements, la gauche comme la droite, l’opinion en général. Il y a un travail à faire sur ce plan, en se demandant: premièrement, ce qui nous différencie, ou nous oppose vraiment, et en recherchant un accord. La déclaration adoptée par Gabriel Sigmar et Martine Aubry est un bon exemple de ce qu’il faut faire. À une époque où la relation franco-allemande est médiocre, c’est très important que ces deux grands partis affirment une vision précise sur sa relance.
Votre idée est que les lieux de rencontre entre partis doivent permettre une sorte d’acculturation politique des Sociaux-démocrates?
En effet: si ce travail n’est pas fait en permanence, les sociaux-démocrates n’arriveront pas à constituer une force européenne significative. Même s’ils constituent des listes communes pour les élections, ils finiront toujours par se chamailler car il y a en arrière-plan des années –des décennies, des siècles! – de différence d’approche sur bien des sujets entre français et allemands. Les partis politiques ne peuvent se dispenser du travail que font les gouvernements pour trouver, derrière les divergences de réactions, des convergences possibles. C’est un gros travail à faire, ce qui me fait dire qu’il ne faut pas se limiter à quelques déclarations, mais adopter une démarche méthodique et systématique.
Sur le moyen terme, ce travail de parti peut-il avoir des effets de leviers sur la diplomatie?
C’est probable. Prenons le débat sur la gouvernance économique. Grâce à la préparation de l’union politique et monétaire, au judo génial de Mitterrand pendant la réunification, à l’engagement européen sincère de Kohl, nous sommes parvenus à créer la monnaie unique. Mais le prix à payer a été que les Allemands ont imposé les conditions de sa gestion: les critères de Maastricht, la banque centrale indépendante. Bref, ils veulent que l’on gère l’euro, comme on gérait le mark. La France acceptait mais voulait contrebalancer ce pouvoir monétaire, un peu comme c’est le cas aux Etats-Unis où il n’y a pas que la banque qui décide, il y aussi le secrétaire du Trésor. Mais nous ratons notre coup! Devant l’opposition allemande, nous échouons à créer, en face de la Banque centrale, un véritable gouvernement économique. Depuis, nous traînons cette difficulté, et il s’agit toujours d’une pomme de discorde entre Paris et Berlin. Dès que nous l’évoquons, les Allemands s’abritent derrière la linguistique. Ils nous disent que « gouvernement économique c’est affreux, cela fait penser à l’ingérence d’Hitler dans l’économie». Tout cela, en 2010, peut paraître tiré par les cheveux, mais cet argument revient sans cesse. En réalité, les Allemands dissimulent derrière l’histoire leur attachement dogmatique à l’indépendance de la BCE et considèrent que tout ce qui nuance cela –par exemple la mise en œuvre d’une véritable gouvernance économique de l’Euro– conduit nécessairement au laxisme économique car seule la Banque Centrale serait rigoureuse. Par principe, ils refusent d’envisager que la gouvernance économique puisse être instrument de pilotage intelligent, capable de s’adapter aux circonstances. Or, on ne peut pas accepter l’idée qu’il y ait pour la zone euro un seul modèle de politique économique: le modèle allemand. Surtout si ce modèle fait de la rigueur économique une idéologie, qu’il casse les faibles éléments de reprise et, de ce fait, devient contre productif. Même les Allemands peuvent le comprendre: la RFA fait une grande partie de son fameux excédent commercial dans les pays de l’Union européenne, dans la zone euro. Si elle impose à tout le monde sa politique de rigueur, elle n’aura bientôt plus les excédents dont elle dispose aujourd’hui.
Je considère que c’est l’exemple même du débat qui doit avoir lieu, régulièrement et non lors d’escarmouches diplomatiques espacées dans le temps. Il faut fixer une plan de travail méthodique: qu’est-ce que la gouvernance? Est-ce la Commission qui fixera des propositions sur la politique économique dans la zone euro? Ou est-ce l’Allemagne toute seule? Ou faut-il le faire à l’échelle des 16? Au niveau des ministres ou alors en Sommet? Ce qui serait plus démocratique.
C’est d’ailleurs ce que Nicolas Sarkozy avait demandé mais que Madame Merkel a refusé, les sommets de la zone euro, sauf dans des cas très exceptionnels. Mais si ce travail d’explication avait été entamé des années à l’avance, et notamment au niveau des partis, alors on gagnerait du temps. Cela fonctionnerait mieux car il y aurait des références communes.
Peut-on imaginer que deux partis, de chaque côté du Rhin, présentent aux mêmes dates une sorte de programme commun pour gouverner ensemble?
Ce serait aller trop loin: on ne va pas changer les constitutions pour avoir des élections aux mêmes dates. Et puis, cela voudrait dire qu’on supprime toute possibilité de dissolution possible qui risquerait de rompre l’alliance… C’est impossible.
En revanche, ce que l’on peut imaginer, c’est que les politiques qui ambitionnent de gouverner un pays – que ce soit l’Allemagne ou la France – puissent dire, au moment des élections, «j’ai travaillé depuis un an ou deux avec mon partenaire potentiel et nous sommes d’accord». Quelque soit la date des élections, quelque soit les partis en place. Prenons l’hypothèse de la gauche victorieuse en France en 2012. Elle aura comme partenaire en Allemagne, au moins jusqu’en 2013, Angela Merkel sauf événement imprévu. Les dirigeants socialistes qui auront donc travaillé avec le SPD –au cas où– devront le faire avec l’actuel gouvernement allemand. Pourquoi? Parce que vous ne pouvez pas annoncer la relance de la construction européenne pendant les élections pour découvrir, le lendemain de votre victoire, qu’il n’y a personne en Europe qui soutienne vos idées. C’est là, bien évidemment, que se trouve le rôle des partis, en amont.
Le parti socialiste européen peut-il jouer un rôle dans ce cadre?
Peut être… Il y a Rasmussen, qui est bien. Il est d’ailleurs assez proche des Français sur certains points sensibles comme le «juste échange», par exemple. Or, cette question est une vraie pomme de discorde entre Français et Allemands et il faut un lieu pour en parler.
Précisément: la France –un gouvernement de gauche en France– peut-il espérer entraîner ses partenaires européens? À cet égard, le couple franco-allemand reste-t-il incontournable?
Premièrement, il ne faut plus parler de couple. Ce terme est dépassé. Il est trop sentimental, trop introverti… Par ailleurs trop daté. La relation franco-allemande reste peut être un moteur pour l’Europe, mais ce n’est pas un couple qui s’organise pour vivre sur lui-même.
Deuxièmement, ce débat relève d’une rhétorique française. C’est vain de dire qu’il faut «relancer le couple franco-allemand pour relancer l’intégration européenne». D’ailleurs, la cour de Karlsruhe a ditque l’Allemagne n’irait pas au-delà. Il faut le comprendre sinon notre pays restera dans une position d’amoureux transi délaissé.
Il faut commencer par clarifier le vocabulaire, et les malentendus linguistiques. Ne pas employer des mots qui ne sont plus porteurs et trouver des mots nouveaux. Le «couple» appartient à la période pré-réunification. Utilisons désormais le terme de «moteur».
D’autant qu’il n’y a pas d’autre moteur possible pour l’Europe. Les institutions communautaires sont tout à fait honorables mais elles ne peuvent pas à elles seules, sans l’aval des grands pays, imposer des initiatives importantes. Et ces grands pays, ce sont d’abord la France et l’Allemagne. En même temps, ces deux pays ne suffisent plus dans l’Europe à 27. La bonne réponse consiste en un maximum d’initiatives franco-allemandes qui, en fonction des sujets, entraînent les autres, et par conséquent le système communautaire. France, Allemagne, plus…
Si par exemple, il s’agit de «relancer l’intégration européenne», l’Allemagne n’est plus demandeuse. La cour de Karlsruhe, je l’ai rappelé, l’a précisé lorsqu’elle s’est prononcée sur la constitutionnalité du traité de Lisbonne. Personne n’a le moyen de contraindre l’Allemagne à aller plus loin. Vous constaterez que lorsqu’ils demandent à modifier le traité, c’est uniquement pour renforcer les sanctions automatiques, ce n’est pas pour aller plus loin dans l’intégration au sens utopique français.
Une meilleure intégration de la zone euro devrait pouvoir se faire «à traité constant». Qu’entendent les Allemands par harmonisation? L’extension à toute la zone euro de leur politique de rigueur. Mais les autres partenaires peuvent refuser cette analyse et proposer une autre option. Par exemple, celle d’une relance économique afin de recréer des ressources fiscales pour combler les déficits et d’une réduction plus progressive des déficits. Il faut que cette discussion ait lieu.
Sur les questions de défense, ce n’est sans doute pas un bon terrain pour une relance du «moteur». En effet, tous les pays d’Europe font moins pour leur défense. Quant à l’actuel ministre allemand de la Défense, libéral, il veut en faire le moins possible. Sur ces sujets, l’Allemagne ne pèse pas militairement comme la Grande-Bretagne ou la France qui oont conclu un important accord bilatéral. C’est tout à fait différent.
Pourtant, la défense a été un élément de l’entente franco-allemande à une époque.
C’est vrai, de façon plus symbolique que réelle, à part EADS. Mais aujourd’hui, si l’on veut être concret, il faut constater que l’entente franco-britannique est plus porteuse. C’est ce que Sarkozy a compris douze ans après Saint Malo, et il semble désormais disposer avec Cameron d’un partenaire à Londres, ce qui n’était pas le cas de son point de vue depuis le début de son quinquennat. Maintenant, il peut se rapprocher de Cameron. Alors, j’entends bien les critiques de ceux qui disent, de façon un peu dogmatique, que ce n’est pas bien parce que ça ne fait pas avancer la «défense européenne». Mais la défense européenne, c’est surtout du papier et des procédures: il faut avancer sur des sujets concrets lorsque c’est possible. L’accord franco-britannique ne lui enlève rien.
A gauche nous avons surexploité le filon du discours sur la défense européenne. En faitla défense de l’Europe par l’OTAN. Il n’y pas un seul pays européen qui veuille s’en passer aujourd’hui. Ces pays ont une peur bleue de se retrouver sans la couverture américaine. Deuxièmement, les deux sont liés, ils ne sont pas capables de dépenser les sommes correspondantes. Bref, aujourd’hui, ce que nous appelons défense européenne, ce sont des petites initiatives humanitaires, sympathique du reste, où l’Europe –gentille fille–rend service. Il y a un côté boy-scouts: on fait la police en Macédoine ou au Congo, on s’occupe de la piraterie en Somalie… Tout cela, ce sont des actions périphériques. Pour parler comme certains américains provocateurs, le jour où les États-Unis sortiront de l’OTAN, les Européens devront enfin s’occuper de la défense de l’Europe!
Et sur la question du «juste échange» qui est un élément important du programme que vient d’adopter le Parti socialiste?
Très important. Les Allemands auront du mal à bouger sur cette problématique. Du moins, ils ne bougeront que si les américains bougent. Berlin est très satisfait du modèle actuel de libre échange et n’a aucune envie d’en changer. Il faudrait se servir d’une éventuelle évolution des États-Unis face à la Chine, par exemple, pour pouvoir influer sur les Allemands. Il faut faire l’inventaire des positions, d’une part, des «payshostiles» à cette idée de juste échange, et d’autre part, s’intéresser à ceux qui peuvent évoluer. Il ne faut surtout pas se lancer dans une stratégie tonitruante pendant la campagne électorale qui tournerait court le lendemain de l’élection. D’autant que cette idée du juste échange est vitale: l’Europe ne peut pas –dans la compétition multipolaire qui va s’intensifier– continuer d’être «l’idiot du village global». Nous sommes prisonniers d’une idéologie qui nous handicape, il faut s’en libérer.
Mais comment? Si le Parti socialiste veut être crédible sur ce sujet, il y a deux possibilités pendant la campagne.
Nous pourrions dire: «nous avons fait le tour de nos partenaire européens. Il y a une dizaine de pays qui sont prêts à avancer avec nous, nous ne sommes pas encore d’accord en détail, mais enfin, c’est un sujet sur lequel on peut avancer». D’où le rôle utile que peuvent jouer des discussions entre partis à ce stade préparatoire. À partir de là, nous verrions qu’il reste surtout à convaincre les Allemands eux mêmes –parce qu’ils ont une autre vision – de leurs intérêts.
L’autre solution serait: «nous sommes isolés, mais nous avons raison. Nous allons faire le juste échange tous seuls». C’est intenable.
Quelle que soit la manière de faire, une chose est certaine: on ne peut pas annoncer que l’on va relancer l’intégration européenne –le pseudo-»couple» franco-allemand, etc.– sur un thème que les allemands rejettent tout en masquant que nous allons vers un bras de fer franco-allemand.
Si: avec l’Allemagne nous avons plusieurs points d’accords fondamentaux, mais –à la suite de discussions avec le SPD, mais aussi avec la Chancellerie– nous avons sur le sujet du juste échange un vrai désaccord. Peut être faudra-t-il dire cela aux Allemands: notre position est celle-là, et vous devez en tenir compte. Cela devient un fait politique. Cela peut faire bouger les lignes.
L’entente franco-allemande pourrait en pâtir?
Elle ne peut pas être fondée sur le non dit. Il faut mettre les pieds dans le plat. C’est ce que j’ai écris dans Le Monde en juin. Si nous ne mettons pas sur la table nos désaccords, nous ne pourrons pas les affronter et les dépasser.
Mais que la gauche prenne garde: je crois que Sarkozy a compris cela. Regardez l’accord Merkel-Sarkozy-Cameron sur le budget. Cela fait enrager les Européistes purs et durs qui souhaitent par principe une augmentation du budget communautaire. Mais ce type d’accord à trois pourrait bien constituer un précédent pour l’avenir de l’Europe. Pour le moment (automne 2010), Nicolas Sarkozy est au plus bas dans les sondages, et très critiqué. On prête donc peu d’attention à ce qu’il fait sur la scène internationale. Mais sa diplomatie actuelle est devenue plus professionnelle. Souvenez-vous du sommet européen de Fontainebleau en juin 1984. François Mitterrand était au plus bas dans les sondages et des centaines de milliers de Français étaient dans la rue, contre le projet sur l’école privée. Et pourtant! Ce sommet de Fontainebleau a été le point de départ d’une des plus importantes séquences européennes depuis ses origines, de 1984 à 1992. La gauche, si elle ne se prépare pas avec réalisme et sérieux sur ce terrain, comme sur les autres, n’est pas à l’abri d’un tel retournement avec Sarkozy. Rien n’est joué d’avance.