Compte rendu pour la Revue d’Histoire Diplomatique
Ils ont refait le monde. 1919-1920. Le Traité de Versailles, Jacques Alain de Sédouy (Tallandier)
Les analyses, souvent critiques, du traité de Versailles, dont les conséquences ont marqué le XXème siècle et au-delà, ont été nombreuses, dès sa signature et dans les années 20: Bainville, Keynes, Thibaudet pour ne citer que les premières, et les plus connues. Sans oublier les mémoires des principaux acteurs. Submergé pendant un temps par la réflexion autour des causes, du déroulement, des conclusions et des conséquences de la Seconde guerre mondiale, l’intérêt pour le traité de Versailles s’est remanifesté depuis la fin de la Guerre froide : ouvrages de J.J Becker, Margaret MacMillan, Pierre Renouvin, G.H Soutou, etc. … Et près d’un siècle après les évènements , Jacques Alain de Sédouy a entrepris de nous raconter comment « ils » (Wilson, Clémenceau, Llyod Georges, Orlando) « ont refait le monde », par les Traités de Versailles, Saint Germain, et Trianon, ainsi que de Neuilly puis de Lausanne.
L’ancien diplomate sait rendre ce récit captivant. Il restitue de façon chronologique, et donc limpide, le déroulement de la conférence : la confrontation, mais aussi l’accord des personnalités, notamment Wilson et Clémenceau, les discussions, les blocages, les compromis, les décisions finales. Il nous place en professionnel à l’intérieur des négociations, et en éclaire les étapes distinctes, l’ouverture, le passage du « conseil des 10 » au « conseil des 4 » ( avec le début des négociations en anglais ! ). Les enjeux pour chaque protagoniste sont mis en évidence. On voit les options qui s’offrent à eux, les ressorts de leurs choix et leurs conséquences immédiates ou lointaines. Son style est sec, nerveux, il va à l’essentiel. Ce sont ces mêmes qualités qui avaient déjà rendu si instructifs ses travaux de 2003 sur le Congrès de Vienne et de 2009 et sur le « concert européen, aux origines de l’Europe ».
Pourquoi Jacques Alain de Sédouy porte-t-il, selon ses dires, sur ces traités « qui ont mauvaise réputation », un jugement « nuancé », ce qui le différencie de nombreux analystes ? Bien sûr il reconnaît que tout n’a pas été traité, ou mal : question turque, question russe (« une grave lacune »). Que des solutions évolutives ont dû être adaptées, faute d’accord plus précis, et que leur ambiguïté a permis, par exemple, qu’ à une politique dure à la française envers l’Allemagne, jusqu’en 1924, succède une politique accommodante ce qui n’est pas forcément négatif. Mais, écrit-il, quelles qu’aient été les illusions des vainqueurs et des vaincus : « L’essentiel est acquis. La puissance militaire et économique de l’Allemagne est sérieusement réduite, un nouvel équilibre européen surgit et, comme la France le souhaitait, les Etats nationaux qui succèdent aux empires allemand, austro-hongrois et russe sont en principe assez forts pour, en l’absence de la Russie, s’opposer à un révisionnisme allemand ou hongrois. La Société des Nations (SDN), enfin, incarne un ordre mondial nouveau ». Avec le recul, ces espérances laissent songeur. Et sur le dernier point, la fragilité de ce « pacte de fraternité et d’amitié » , formule de W. Wilson, est d’emblée évidente. On connait la suite. On comparera avec intérêt cette genèse de la SDN avec les discussions à Yalta, vingt-six ans plus tard, sur la création de l’ONU, autrement plus réalistes.
D’ailleurs si Sédouy reconnait que Wilson a su évoluer et entendre le besoin de sécurité de la France au départ inintégrables à sa vision de la sécurité collective ce n’est pas en créant la SDN, mais au contraire, en quelque sorte, parce qu’il a accepté des traités de garantie avec les Etats-Unis (et la Grande Bretagne) et une occupation interalliée de la rive gauche du Rhin. Malheureusement, ces traités, ancêtres du pacte atlantique de 1949, véritable rupture par rapport à l’isolationnisme américain envers l’Europe, étaient liées à la SDN et ont donc sombré avec le refus du Sénat américain d’y adhérer. Cela a eu des conséquences catastrophiques qui ne sont pas assez rappelées. Mais surtout, selon Sédouy, la mise en œuvre de ces Traités et donc les années 20 et 30, auraient pu être toutes autres si les quatre protagonistes avaient eu à les mettre en œuvre eux-mêmes. Or, ils ont été écartés très vite. Reste la question allemande : petites humiliations infligées aux négociateurs, article 231, volonté de juger le Kaiser, culpabilité attribuée à l’Allemagne seule, lourdes réparations, tout cela contrastait négativement avec « la manière dont les vainqueurs se comportaient auparavant (au XIXème siècle) avec les vaincus ».
Résultat : réviser ce qui fut perçu Outre-Rhin comme un Diktat scandaleux injustifié et inique fera l’unanimité dans l’opinion allemande. Ce fut tenté d’abord de façon consensuelle par Streseman. Puis de façon unilatérale et brutale avec Hitler qui s’appuya sur ce ressentiment, avec les conséquences que l’on sait. Même la volonté de l’auteur de porter sur Versailles un jugement « nuancé » d’historien ne peut effacer ce fait majeur, et il ne le fait d’ailleurs pas.
Le livre de Jacques Alain de Sédouy est également remarquable par la lumière qu’il jette sur le rôle nouveau des opinions dans les décisions diplomatiques, alors que commence à se réaliser la prédiction et la mise en garde de Tocqueville : les démocraties mèneront leurs affaires extérieures sur la base de considérations intérieures, ce qui les fragilisera. On voit ici à la loupe le début de ce processus à l’œuvre dans chacun des grands pays concernés, et d’abord aux Etats-Unis, mais aussi en Italie et en Grande-Bretagne. On imagine ce qu’en penserait Tocqueville aujourd’hui !
Suggérons en conclusion que ce serait précieux qu’un esprit aussi éclairant que Sédouy relate et décortique (dans la lignée de son Concert européen) toutes les étapes de la négociation entre européens ininterrompue, de 1950 à nos jours. Etude ardue, peut être austère, mais nécessaire démocratiquement et politiquement, tant ce sujet reste central et controversé, et paradoxalement mal connu par les européens d’aujourd’hui.
Hubert Védrine
Compte rendu pour la Revue d’Histoire Diplomatique
Ils ont refait le monde. 1919-1920. Le Traité de Versailles, Jacques Alain de Sédouy (Tallandier)
Les analyses, souvent critiques, du traité de Versailles, dont les conséquences ont marqué le XXème siècle et au-delà, ont été nombreuses, dès sa signature et dans les années 20: Bainville, Keynes, Thibaudet pour ne citer que les premières, et les plus connues. Sans oublier les mémoires des principaux acteurs. Submergé pendant un temps par la réflexion autour des causes, du déroulement, des conclusions et des conséquences de la Seconde guerre mondiale, l’intérêt pour le traité de Versailles s’est remanifesté depuis la fin de la Guerre froide : ouvrages de J.J Becker, Margaret MacMillan, Pierre Renouvin, G.H Soutou, etc. … Et près d’un siècle après les évènements , Jacques Alain de Sédouy a entrepris de nous raconter comment « ils » (Wilson, Clémenceau, Llyod Georges, Orlando) « ont refait le monde », par les Traités de Versailles, Saint Germain, et Trianon, ainsi que de Neuilly puis de Lausanne.
L’ancien diplomate sait rendre ce récit captivant. Il restitue de façon chronologique, et donc limpide, le déroulement de la conférence : la confrontation, mais aussi l’accord des personnalités, notamment Wilson et Clémenceau, les discussions, les blocages, les compromis, les décisions finales. Il nous place en professionnel à l’intérieur des négociations, et en éclaire les étapes distinctes, l’ouverture, le passage du « conseil des 10 » au « conseil des 4 » ( avec le début des négociations en anglais ! ). Les enjeux pour chaque protagoniste sont mis en évidence. On voit les options qui s’offrent à eux, les ressorts de leurs choix et leurs conséquences immédiates ou lointaines. Son style est sec, nerveux, il va à l’essentiel. Ce sont ces mêmes qualités qui avaient déjà rendu si instructifs ses travaux de 2003 sur le Congrès de Vienne et de 2009 et sur le « concert européen, aux origines de l’Europe ».
Pourquoi Jacques Alain de Sédouy porte-t-il, selon ses dires, sur ces traités « qui ont mauvaise réputation », un jugement « nuancé », ce qui le différencie de nombreux analystes ? Bien sûr il reconnaît que tout n’a pas été traité, ou mal : question turque, question russe (« une grave lacune »). Que des solutions évolutives ont dû être adaptées, faute d’accord plus précis, et que leur ambiguïté a permis, par exemple, qu’ à une politique dure à la française envers l’Allemagne, jusqu’en 1924, succède une politique accommodante ce qui n’est pas forcément négatif. Mais, écrit-il, quelles qu’aient été les illusions des vainqueurs et des vaincus : « L’essentiel est acquis. La puissance militaire et économique de l’Allemagne est sérieusement réduite, un nouvel équilibre européen surgit et, comme la France le souhaitait, les Etats nationaux qui succèdent aux empires allemand, austro-hongrois et russe sont en principe assez forts pour, en l’absence de la Russie, s’opposer à un révisionnisme allemand ou hongrois. La Société des Nations (SDN), enfin, incarne un ordre mondial nouveau ». Avec le recul, ces espérances laissent songeur. Et sur le dernier point, la fragilité de ce « pacte de fraternité et d’amitié » , formule de W. Wilson, est d’emblée évidente. On connait la suite. On comparera avec intérêt cette genèse de la SDN avec les discussions à Yalta, vingt-six ans plus tard, sur la création de l’ONU, autrement plus réalistes.
D’ailleurs si Sédouy reconnait que Wilson a su évoluer et entendre le besoin de sécurité de la France au départ inintégrables à sa vision de la sécurité collective ce n’est pas en créant la SDN, mais au contraire, en quelque sorte, parce qu’il a accepté des traités de garantie avec les Etats-Unis (et la Grande Bretagne) et une occupation interalliée de la rive gauche du Rhin. Malheureusement, ces traités, ancêtres du pacte atlantique de 1949, véritable rupture par rapport à l’isolationnisme américain envers l’Europe, étaient liées à la SDN et ont donc sombré avec le refus du Sénat américain d’y adhérer. Cela a eu des conséquences catastrophiques qui ne sont pas assez rappelées. Mais surtout, selon Sédouy, la mise en œuvre de ces Traités et donc les années 20 et 30, auraient pu être toutes autres si les quatre protagonistes avaient eu à les mettre en œuvre eux-mêmes. Or, ils ont été écartés très vite. Reste la question allemande : petites humiliations infligées aux négociateurs, article 231, volonté de juger le Kaiser, culpabilité attribuée à l’Allemagne seule, lourdes réparations, tout cela contrastait négativement avec « la manière dont les vainqueurs se comportaient auparavant (au XIXème siècle) avec les vaincus ».
Résultat : réviser ce qui fut perçu Outre-Rhin comme un Diktat scandaleux injustifié et inique fera l’unanimité dans l’opinion allemande. Ce fut tenté d’abord de façon consensuelle par Streseman. Puis de façon unilatérale et brutale avec Hitler qui s’appuya sur ce ressentiment, avec les conséquences que l’on sait. Même la volonté de l’auteur de porter sur Versailles un jugement « nuancé » d’historien ne peut effacer ce fait majeur, et il ne le fait d’ailleurs pas.
Le livre de Jacques Alain de Sédouy est également remarquable par la lumière qu’il jette sur le rôle nouveau des opinions dans les décisions diplomatiques, alors que commence à se réaliser la prédiction et la mise en garde de Tocqueville : les démocraties mèneront leurs affaires extérieures sur la base de considérations intérieures, ce qui les fragilisera. On voit ici à la loupe le début de ce processus à l’œuvre dans chacun des grands pays concernés, et d’abord aux Etats-Unis, mais aussi en Italie et en Grande-Bretagne. On imagine ce qu’en penserait Tocqueville aujourd’hui !
Suggérons en conclusion que ce serait précieux qu’un esprit aussi éclairant que Sédouy relate et décortique (dans la lignée de son Concert européen) toutes les étapes de la négociation entre européens ininterrompue, de 1950 à nos jours. Etude ardue, peut être austère, mais nécessaire démocratiquement et politiquement, tant ce sujet reste central et controversé, et paradoxalement mal connu par les européens d’aujourd’hui.
Hubert Védrine