Que faire avec l’Amérique?

L’administration Bush II n’est au départ pas néoconservatrice, comme ses inspirateurs aiment à se définir eux-mêmes, mais réactionnaire et contre-révolutionnaire. Elle ne veut pas conserver, mais prétend renverser les règles du vieux jeu internationaliste hérité de Wilson, de Roosevelt et de la Charte de l’ONU, «refermer la parenthèse du multilatéralisme», aux dires de ses membres les plus radicaux, même si ces règles ont été à l’origine d’inspiration américaine. Cette conception nouvelle contredit à un tel point toutes les croyances et les espérances placées dans le droit international et la fameuse «communauté internationale» – qui postulent une certaine égalité des droits entre les Etats et le refus du recours unilatéral à la force – que beaucoup d’Européens devront la voir (la guerre) pour y croire (l’unilatéralisme) et commencer à en mesurer pleinement les conséquences.

Certains analystes datent du 11 septembre 2001 le moment où tout bascule. Ce n’est pas mon cas. Je ne sous-estime pas le choc terrible pour les Américains qui se croyaient – et que les autres croyaient – invulnérables. Il est probable que les autres peuples du monde – soit qu’ils soient trop exaspérés par l’hégémonie américaine pour passer de la compassion à l’égard des victimes à la compréhension de la politique américaine, soit qu’ils soient eux-mêmes relativement blasés face au terrorisme pour l’avoir subi et en avoir triomphé antérieurement – aient sous-estimé ce traumatisme qui a répandu aux Etats-Unis une psychologie de guerre et révélé George W. Bush à lui-même. Mais tous les éléments de cette révolution conservatrice et unilatéraliste étaient déjà présents avant le 11-Septembre: sans remonter aux signes annonciateurs de la fin des années 1990, il suffit de se rappeler les premiers mois de 2001, les refus américains de Kyoto et de la Cour pénale internationale, la sortie du traité ABM, l’abandon de plusieurs négociations multilatérales de désarmement, les décisions de réarmement, les prémices de la nouvelle doctrine de guerre préventive du Pentagone. Le 11-Septembre aura été un détonateur déplaçant au sein de l’administration Bush les équilibres au profit du groupe Rumsfeld-Wolfowitz-Perle, fournissant à la réalisation de leurs projets de longue date – unilatéralisme assumé, contournement de l’ONU, «wilsonisme botté», renversement de Saddam Hussein – à la fois un prétexte et une légitimation.

En même temps, la révélation, le 11 septembre 2001, de la capacité d’une nébuleuse islamiste mondiale à frapper au moyen de terroristes kamikazes toute cible sans exception alimente une peur permanente, intensifiée par la «cocotte-minute» médiatique universelle. La recherche de la sécurité passe avant, voire efface, toute autre considération. Les Etats-Unis estiment être en droit de décider seuls, sans limitation extérieure d’aucune sorte, de ce qui doit être fait pour leur sécurité, y compris, préventivement, rechercher la supériorité militaire sur l’ensemble des autres, et même empêcher tout rival d’émerger. Ils s’estiment chargés de propager activement de par le monde les valeurs américaines de la démocratie et du marché. Ils assument tout cela sans aucune gêne, et même, avec Kristoll, Kagan et quelques autres, le théorisent non sans provocation. On a vu qu’ayant décidé l’éviction de Saddam Hussein, George W. Bush avait «généreusement» offert au Conseil de Sécurité de l’ONU l’occasion de montrer qu’il n’était pas irrelevant en ratifiant les décisions déjà prises par lui! Mais que, la majorité des voix requise n’ayant pu être rassemblée, notamment du fait de la France, le président américain, qui avait prévenu qu’il irait avec ou sans l’ONU, a fait ce qu’il avait annoncé. Plusieurs mois plus tard, le monde abasourdi en est encore à mesurer pleinement ce que signifie cette affirmation de la caducité de l’idée multilatérale par le pays qui avait le plus fait pour l’installer dans les faits et les esprits.

Dans cette situation inédite, que faire? Cette interrogation n’est pas seulement la nôtre. Elle est d’abord celle de certains Américains qui se demandent, cinquante ans après que Raymond Aron eut parlé de «République impériale», quoi faire de leur «hyperpuissance» désormais avouée. Pourront-ils vraiment s’en tenir à une ligne aussi dominatrice, sans concession aucune, cantonner l’ONU dans un rôle marginal, affirmer leur droit à la guerre préventive, vouer aux gémonies la philosophie multilatéraliste, combattre l’émergence de tout autre pôle, fût-il allié? Certes, les Américains donnent carte blanche à leur président pour garantir ou rétablir tous azimuts leur sécurité, sans souci des règles ou des conventions internationales de toutes sortes, ni de l’opinion extérieure. Mais cela ne veut pas dire qu’ils soutiendront durablement une politique extrême à la Rumsfeld ou à la Wolfowitz. Les Américains pensent assurément que leur régime politique et leur mode de vie sont les meilleurs du monde. Ils peuvent être messianiques et manichéens. Cela ne les rend pas pour autant colonialistes ou impérialistes au sens où le furent les Britanniques ou les Français. S’ils se découvrent piégés en Irak dans une situation coloniale catastrophique sans issue prévisible, haïs et combattus comme occupants là où ils croyaient être des libérateurs adulés, harcelés par une guérilla sans soutien du reste du monde, ils peuvent se décourager. Que fera alors le président Bush qui, une fois engagé en Irak, n’a guère d’autre issue que persévérer, en tout cas jusqu’à l’automne 2004, sauf à perdre toutes chances d’être réélu? Le fait d’avoir instauré à la mi-juillet un Conseil de Gouvernement irakien intérimaire est un premier pas politique, tardif, mais un vrai gouvernement irakien est une nécessité urgente. Quant à la démocratisation promise, elle suppose, dans un Irak unitaire, d’accepter par avance le verdict de la majorité chiite, tout en agissant politiquement pour que cela ne se traduise pas automatiquement par une république islamique d’Irak. Et fédéraliser l’Irak pour éviter ce risque majoritaire peut le conduire à l’éclatement, inacceptable par la Turquie en raison de la question kurde. Il y a bel et bien un casse-tête irakien. Mais rien n’est joué.

La vitesse à laquelle les Etats-Unis devront admettre que même une hyperpuissance peut avoir besoin de plus petits que soi dépend beaucoup de ce qui va se passer en Mésopotamie. Mais chercher des supplétifs ou des renforts pour l’Irak, accepter de redonner un rôle aux Nations unies, via une résolution consensuelle au Conseil de Sécurité pour obtenir une légitimité rétroactive et encadrer l’avenir de l’Irak – ce qui d’ailleurs ne réglerait pas par miracle la question politique irakienne -, ne signifie pas jouer sincèrement le jeu multilatéral dans les rapports avec «the rest», comme disent les Américains, c’est-à-dire le reste du monde, avec ce que cela comporte d’aléas… Les prochaines années ne seront pas du tout les mêmes selon que les Américains s’en tiendront, dans leurs rapports avec le monde extérieur, à leur souverainisme, à leur exceptionnalisme et à leur militarisme, ou qu’ils reviendront à l’idée que le monde étant vaste et compliqué, ils ont quand même besoin d’une politique étrangère, comme Henry Kissinger le leur rappelle régulièrement. Cela impliquerait une certaine aptitude à prendre en considération le point de vue des autres, à mieux tenir compte des situations locales, des sensibilités multilatérales et des aspirations multipolaires, et donc, dans certains cas, à renoncer au passage en force et à accepter un compromis. Felix Rohatyn, quant à lui, est clair: «La domination globale a un coût insupportable.» Le sens dans lequel les Américains trancheront ce débat aura d’importantes conséquences pour nous.

Si nous étions assurés que les difficultés, voire une Berezina, en Irak ou l’élection d’un démocrate aux élections présidentielles de novembre 2004 entraîneront un complet changement de cap dans la politique américaine, la France pourrait se borner, ayant pris date, à attendre tout en capitalisant autant que possible la sympathie que lui a value, dans de nombreux pays, son opposition à la guerre en Irak. Seulement, rien n’est moins sûr. Cette sympathie peut être contrebalancée par d’autres sentiments ou d’autres intérêts, et l’unilatéralisme des Etats-Unis risque d’être durable, et ce pour plusieurs raisons. Il traduit un rapport de forces qui ne se corrigera pas de sitôt. Il résulte d’une profonde révolution conservatrice des mentalités à l’oeuvre depuis longtemps, que la personnalité du président Clinton a masquée pendant huit ans, mais dont les signes s’accumulaient. Enfin, le 11-Septembre l’a légitimé pour tout ce qui touche à la sécurité des Etats-Unis au sens le plus large du terme. Que les Etats-Unis aient intérêt à un meilleur burden sharing (partage du fardeau) est évident. Qu’ils soient prêts au decision sharing (partage de la décision), rien ne le laisse prévoir. Même échaudés par l’Irak et moins aveuglés par leur puissance militaire, ils ne seraient pas pour autant ramenés à un vrai multilatéralisme. Si le phénomène est durable, quelles options nous sont alors ouvertes? Nous pourrions estimer indispensable de nous y opposer systématiquement, même sans espérer un renversement rapide, en considérant que la négation par cette administration américaine de l’idée même de communauté internationale et de règles multilatérales est proprement inacceptable. Dans cette hypothèse, il est plusieurs façons de s’opposer, depuis la simple désapprobation de principe jusqu’à la mobilisation générale des opposants, en passant par la guérilla diplomatique. Si l’on choisit ces dernières options, il faut être capable de tenir bon aussi longtemps que nécessaire, y compris dans une certaine solitude, de ne pas être surpris par le prix à payer sur divers plans, et de rester soutenu par son opinion.

Une autre voie consisterait au contraire à chercher à influencer les Etats-Unis. Les Européens, s’ils étaient d’accord entre eux, auraient-ils une réelle influence sur les Etats-Unis? Les exemples du protocole de Kyoto ou de la Cour pénale – où les Etats-Unis n’ont tenu aucun compte des positions unanimes des Européens – ne plaident pas dans ce sens, mais la démarche mérite d’être prise en considération.

Mais si influencer les Etats-Unis se révèle presque impossible dans les conditions actuelles, il faut alors, dans l’intérêt de l’équilibre du monde et peut-être même dans leur propre intérêt, modifier les rapports de forces et bâtir un contrepoids au niveau international comme au niveau européen. Un contrepoids n’est pas forcément hostile – voir l’euro -, mais il change la donne en posant des bornes.

Y a-t-il un contrepoids possible, non conflictuel, à la puissance américaine? Le système multilatéral actuel des Nations unies ne constitue pas en tant que tel un contrepoids. Trop de disproportions entre l’«hyper» et les «hypo»-puissances, les puissances et les pseudo-Etats, trop de failles et de travers flagrants aux Nations unies, qui, du coup, ne peuvent pas être un cadre contraignant. Dans l’affaire irakienne, les Etats-Unis auraient apprécié l’approbation du Conseil de Sécurité. Mais s’affranchir de l’ONU n’entraînait pas pour eux de conséquences graves, d’autant que le reste du monde leur sera reconnaissant au premier signe de courtoisie qu’ils montreront envers l’organisation. Il est insuffisant d’opposer les grands principes multilatéraux au fait accompli washingtonien, tant est aisée la réplique sur l’impuissance des Nations unies. Pourtant, il n’y a pas de solution de rechange à un système multilatéral crédible. C’est pourquoi tous ceux qui ne se résignent pas au cours actuel des relations internationales auraient plus d’influence en ne s’enfermant pas dans la défense du statu quo et en se mettant d’accord sur une réforme de l’ONU qui comprendrait: un élargissement du Conseil de Sécurité à l’Inde, à l’Allemagne, au Japon et à trois autres grands pays (arabe, africain et latino-américain); une confirmation du droit de veto assorti de l’engagement de ne pas l’employer en cas d’intervention au titre du chapitre VII qu’il faudrait rendre possible au bénéfice de populations en danger, ce qui reviendrait à un élargissement encadré du droit d’ingérence; une actualisation de la procédure de gestion internationale des Etats faillis, laquelle se développe de facto. Ces idées pour une Charte de l’ONU réformée seraient dans un premier temps rejetées par les Etats-Unis et par d’autres, mais elles auraient un grand retentissement dans le monde et progresseraient. Le compromis entre l’Empire et le reste du monde s’imposera. Préparons-le.

Que faire avec l’Amérique?

Hubert Vedrine

Que faire avec l’Amérique?

L’administration Bush II n’est au départ pas néoconservatrice, comme ses inspirateurs aiment à se définir eux-mêmes, mais réactionnaire et contre-révolutionnaire. Elle ne veut pas conserver, mais prétend renverser les règles du vieux jeu internationaliste hérité de Wilson, de Roosevelt et de la Charte de l’ONU, «refermer la parenthèse du multilatéralisme», aux dires de ses membres les plus radicaux, même si ces règles ont été à l’origine d’inspiration américaine. Cette conception nouvelle contredit à un tel point toutes les croyances et les espérances placées dans le droit international et la fameuse «communauté internationale» – qui postulent une certaine égalité des droits entre les Etats et le refus du recours unilatéral à la force – que beaucoup d’Européens devront la voir (la guerre) pour y croire (l’unilatéralisme) et commencer à en mesurer pleinement les conséquences.

Certains analystes datent du 11 septembre 2001 le moment où tout bascule. Ce n’est pas mon cas. Je ne sous-estime pas le choc terrible pour les Américains qui se croyaient – et que les autres croyaient – invulnérables. Il est probable que les autres peuples du monde – soit qu’ils soient trop exaspérés par l’hégémonie américaine pour passer de la compassion à l’égard des victimes à la compréhension de la politique américaine, soit qu’ils soient eux-mêmes relativement blasés face au terrorisme pour l’avoir subi et en avoir triomphé antérieurement – aient sous-estimé ce traumatisme qui a répandu aux Etats-Unis une psychologie de guerre et révélé George W. Bush à lui-même. Mais tous les éléments de cette révolution conservatrice et unilatéraliste étaient déjà présents avant le 11-Septembre: sans remonter aux signes annonciateurs de la fin des années 1990, il suffit de se rappeler les premiers mois de 2001, les refus américains de Kyoto et de la Cour pénale internationale, la sortie du traité ABM, l’abandon de plusieurs négociations multilatérales de désarmement, les décisions de réarmement, les prémices de la nouvelle doctrine de guerre préventive du Pentagone. Le 11-Septembre aura été un détonateur déplaçant au sein de l’administration Bush les équilibres au profit du groupe Rumsfeld-Wolfowitz-Perle, fournissant à la réalisation de leurs projets de longue date – unilatéralisme assumé, contournement de l’ONU, «wilsonisme botté», renversement de Saddam Hussein – à la fois un prétexte et une légitimation.

En même temps, la révélation, le 11 septembre 2001, de la capacité d’une nébuleuse islamiste mondiale à frapper au moyen de terroristes kamikazes toute cible sans exception alimente une peur permanente, intensifiée par la «cocotte-minute» médiatique universelle. La recherche de la sécurité passe avant, voire efface, toute autre considération. Les Etats-Unis estiment être en droit de décider seuls, sans limitation extérieure d’aucune sorte, de ce qui doit être fait pour leur sécurité, y compris, préventivement, rechercher la supériorité militaire sur l’ensemble des autres, et même empêcher tout rival d’émerger. Ils s’estiment chargés de propager activement de par le monde les valeurs américaines de la démocratie et du marché. Ils assument tout cela sans aucune gêne, et même, avec Kristoll, Kagan et quelques autres, le théorisent non sans provocation. On a vu qu’ayant décidé l’éviction de Saddam Hussein, George W. Bush avait «généreusement» offert au Conseil de Sécurité de l’ONU l’occasion de montrer qu’il n’était pas irrelevant en ratifiant les décisions déjà prises par lui! Mais que, la majorité des voix requise n’ayant pu être rassemblée, notamment du fait de la France, le président américain, qui avait prévenu qu’il irait avec ou sans l’ONU, a fait ce qu’il avait annoncé. Plusieurs mois plus tard, le monde abasourdi en est encore à mesurer pleinement ce que signifie cette affirmation de la caducité de l’idée multilatérale par le pays qui avait le plus fait pour l’installer dans les faits et les esprits.

Dans cette situation inédite, que faire? Cette interrogation n’est pas seulement la nôtre. Elle est d’abord celle de certains Américains qui se demandent, cinquante ans après que Raymond Aron eut parlé de «République impériale», quoi faire de leur «hyperpuissance» désormais avouée. Pourront-ils vraiment s’en tenir à une ligne aussi dominatrice, sans concession aucune, cantonner l’ONU dans un rôle marginal, affirmer leur droit à la guerre préventive, vouer aux gémonies la philosophie multilatéraliste, combattre l’émergence de tout autre pôle, fût-il allié? Certes, les Américains donnent carte blanche à leur président pour garantir ou rétablir tous azimuts leur sécurité, sans souci des règles ou des conventions internationales de toutes sortes, ni de l’opinion extérieure. Mais cela ne veut pas dire qu’ils soutiendront durablement une politique extrême à la Rumsfeld ou à la Wolfowitz. Les Américains pensent assurément que leur régime politique et leur mode de vie sont les meilleurs du monde. Ils peuvent être messianiques et manichéens. Cela ne les rend pas pour autant colonialistes ou impérialistes au sens où le furent les Britanniques ou les Français. S’ils se découvrent piégés en Irak dans une situation coloniale catastrophique sans issue prévisible, haïs et combattus comme occupants là où ils croyaient être des libérateurs adulés, harcelés par une guérilla sans soutien du reste du monde, ils peuvent se décourager. Que fera alors le président Bush qui, une fois engagé en Irak, n’a guère d’autre issue que persévérer, en tout cas jusqu’à l’automne 2004, sauf à perdre toutes chances d’être réélu? Le fait d’avoir instauré à la mi-juillet un Conseil de Gouvernement irakien intérimaire est un premier pas politique, tardif, mais un vrai gouvernement irakien est une nécessité urgente. Quant à la démocratisation promise, elle suppose, dans un Irak unitaire, d’accepter par avance le verdict de la majorité chiite, tout en agissant politiquement pour que cela ne se traduise pas automatiquement par une république islamique d’Irak. Et fédéraliser l’Irak pour éviter ce risque majoritaire peut le conduire à l’éclatement, inacceptable par la Turquie en raison de la question kurde. Il y a bel et bien un casse-tête irakien. Mais rien n’est joué.

La vitesse à laquelle les Etats-Unis devront admettre que même une hyperpuissance peut avoir besoin de plus petits que soi dépend beaucoup de ce qui va se passer en Mésopotamie. Mais chercher des supplétifs ou des renforts pour l’Irak, accepter de redonner un rôle aux Nations unies, via une résolution consensuelle au Conseil de Sécurité pour obtenir une légitimité rétroactive et encadrer l’avenir de l’Irak – ce qui d’ailleurs ne réglerait pas par miracle la question politique irakienne -, ne signifie pas jouer sincèrement le jeu multilatéral dans les rapports avec «the rest», comme disent les Américains, c’est-à-dire le reste du monde, avec ce que cela comporte d’aléas… Les prochaines années ne seront pas du tout les mêmes selon que les Américains s’en tiendront, dans leurs rapports avec le monde extérieur, à leur souverainisme, à leur exceptionnalisme et à leur militarisme, ou qu’ils reviendront à l’idée que le monde étant vaste et compliqué, ils ont quand même besoin d’une politique étrangère, comme Henry Kissinger le leur rappelle régulièrement. Cela impliquerait une certaine aptitude à prendre en considération le point de vue des autres, à mieux tenir compte des situations locales, des sensibilités multilatérales et des aspirations multipolaires, et donc, dans certains cas, à renoncer au passage en force et à accepter un compromis. Felix Rohatyn, quant à lui, est clair: «La domination globale a un coût insupportable.» Le sens dans lequel les Américains trancheront ce débat aura d’importantes conséquences pour nous.

Si nous étions assurés que les difficultés, voire une Berezina, en Irak ou l’élection d’un démocrate aux élections présidentielles de novembre 2004 entraîneront un complet changement de cap dans la politique américaine, la France pourrait se borner, ayant pris date, à attendre tout en capitalisant autant que possible la sympathie que lui a value, dans de nombreux pays, son opposition à la guerre en Irak. Seulement, rien n’est moins sûr. Cette sympathie peut être contrebalancée par d’autres sentiments ou d’autres intérêts, et l’unilatéralisme des Etats-Unis risque d’être durable, et ce pour plusieurs raisons. Il traduit un rapport de forces qui ne se corrigera pas de sitôt. Il résulte d’une profonde révolution conservatrice des mentalités à l’oeuvre depuis longtemps, que la personnalité du président Clinton a masquée pendant huit ans, mais dont les signes s’accumulaient. Enfin, le 11-Septembre l’a légitimé pour tout ce qui touche à la sécurité des Etats-Unis au sens le plus large du terme. Que les Etats-Unis aient intérêt à un meilleur burden sharing (partage du fardeau) est évident. Qu’ils soient prêts au decision sharing (partage de la décision), rien ne le laisse prévoir. Même échaudés par l’Irak et moins aveuglés par leur puissance militaire, ils ne seraient pas pour autant ramenés à un vrai multilatéralisme. Si le phénomène est durable, quelles options nous sont alors ouvertes? Nous pourrions estimer indispensable de nous y opposer systématiquement, même sans espérer un renversement rapide, en considérant que la négation par cette administration américaine de l’idée même de communauté internationale et de règles multilatérales est proprement inacceptable. Dans cette hypothèse, il est plusieurs façons de s’opposer, depuis la simple désapprobation de principe jusqu’à la mobilisation générale des opposants, en passant par la guérilla diplomatique. Si l’on choisit ces dernières options, il faut être capable de tenir bon aussi longtemps que nécessaire, y compris dans une certaine solitude, de ne pas être surpris par le prix à payer sur divers plans, et de rester soutenu par son opinion.

Une autre voie consisterait au contraire à chercher à influencer les Etats-Unis. Les Européens, s’ils étaient d’accord entre eux, auraient-ils une réelle influence sur les Etats-Unis? Les exemples du protocole de Kyoto ou de la Cour pénale – où les Etats-Unis n’ont tenu aucun compte des positions unanimes des Européens – ne plaident pas dans ce sens, mais la démarche mérite d’être prise en considération.

Mais si influencer les Etats-Unis se révèle presque impossible dans les conditions actuelles, il faut alors, dans l’intérêt de l’équilibre du monde et peut-être même dans leur propre intérêt, modifier les rapports de forces et bâtir un contrepoids au niveau international comme au niveau européen. Un contrepoids n’est pas forcément hostile – voir l’euro -, mais il change la donne en posant des bornes.

Y a-t-il un contrepoids possible, non conflictuel, à la puissance américaine? Le système multilatéral actuel des Nations unies ne constitue pas en tant que tel un contrepoids. Trop de disproportions entre l’«hyper» et les «hypo»-puissances, les puissances et les pseudo-Etats, trop de failles et de travers flagrants aux Nations unies, qui, du coup, ne peuvent pas être un cadre contraignant. Dans l’affaire irakienne, les Etats-Unis auraient apprécié l’approbation du Conseil de Sécurité. Mais s’affranchir de l’ONU n’entraînait pas pour eux de conséquences graves, d’autant que le reste du monde leur sera reconnaissant au premier signe de courtoisie qu’ils montreront envers l’organisation. Il est insuffisant d’opposer les grands principes multilatéraux au fait accompli washingtonien, tant est aisée la réplique sur l’impuissance des Nations unies. Pourtant, il n’y a pas de solution de rechange à un système multilatéral crédible. C’est pourquoi tous ceux qui ne se résignent pas au cours actuel des relations internationales auraient plus d’influence en ne s’enfermant pas dans la défense du statu quo et en se mettant d’accord sur une réforme de l’ONU qui comprendrait: un élargissement du Conseil de Sécurité à l’Inde, à l’Allemagne, au Japon et à trois autres grands pays (arabe, africain et latino-américain); une confirmation du droit de veto assorti de l’engagement de ne pas l’employer en cas d’intervention au titre du chapitre VII qu’il faudrait rendre possible au bénéfice de populations en danger, ce qui reviendrait à un élargissement encadré du droit d’ingérence; une actualisation de la procédure de gestion internationale des Etats faillis, laquelle se développe de facto. Ces idées pour une Charte de l’ONU réformée seraient dans un premier temps rejetées par les Etats-Unis et par d’autres, mais elles auraient un grand retentissement dans le monde et progresseraient. Le compromis entre l’Empire et le reste du monde s’imposera. Préparons-le.

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11/09/2003