Issu d’une thèse de doctorat, cet ouvrage, est sans doute ce que l’on a publié en français – avec l’ouvrage récent de Monique Canto-Sperber sur «l’idée de guerre juste» – de plus approfondi et de plus fouillé, sur la guerre, ou l’intervention «au nom de l’humanité», quel que soit le nom qu’on lui donne. Et de plus pertinent.
Le débat public, dans le champ politico-médiatique, tourne en rond depuis des années à ces sujets. Par exemple sur le «droit d’ingérence», si populaire en France pendant longtemps, sans que l’on soit jamais parvenu à obtenir de ses concepteurs et promoteurs des réponses claires et convaincantes à des questions telles que: qui a le droit de s’»ingérer», chez qui, pour quelles raisons, pour quoi faire? En fait l’histoire nous le montre: ce peut être n’importe quel pays – presque toujours occidental et le plus souvent les États-Unis ou la France – dès lors qu’il a la prétention d’incarner à lui seul, à un moment, la «conscience universelle», et qu’il puise une légitimité suffisante pour son action dans la force de ses convictions. C’est une des qualités de l’ouvrage de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer de remettre cette question, comme celle de la guerre juste, en perspective. Et en perspective longue: au lieu de ne faire descendre le droit d’ingérence auto-attribué que de l’Occident, de l’Occident chrétien, et plus particulièrement de l’Occident chrétien prosélyte et colonisateur, l’auteur fait remonter sa généalogie jusqu’à la Chine antique, à la Grèce ancienne, à Rome voire à Babylone et aux Hittites. Comme si, à quelques exceptions près, les conquérants avaient toujours affirmé ne pas agir pour seulement dominer mais pour libérer, civiliser ou protéger.
Les dimensions juridiques de cette vaste question (légalité/illégalité), ce qui fonde la légitimité, les critères de la guerre juste – question toujours actuelle – les causes justes (c’est-à-dire: pourquoi intervenir?), les motivations (les «bonnes intentions»), le moment de l’intervention, si délicat à déterminer, l’impossible proportionnalité, font l’objet d’analyses méthodiques détaillées et rigoureuses et il faut féliciter l’auteur d’avoir si patiemment démêlé ces écheveaux.
Cette capacité analytique clarificatrice n’est jamais aussi évidente que dans les chapitres 2 (la terminologie, le choix des mots) et 4 (l’humanité imaginaire, la souffrance à distance, les media et l’intervention), où règne en maître l’à peu près et l’émotionnel.
Dans ce chapitre «propédeutique» Jean-Baptiste Jeangène Vilmer montre ainsi qu’on ne doit pas confondre «droit» et «devoir» d’ingérence car le droit permet, mais le devoir oblige; qu’on ne doit pas assimiler non plus ingérence et assistance, ni encore droit ou devoir d’assistance, et que le plus souvent il est plus simplement question de droit d’assistance humanitaire sans préciser si c’est un droit existant ou un droit souhaité. Sur le concept d’ «intervention humanitaire» lui même, l’auteur applique utilement la grille d’analyse: qui intervient? Pour qui intervient-on? Pourquoi intervient-on? L’intervention est-elle forcément armée, avec menace, ou usage de la force, contre les autorités de l’État cible, ou non? Etc. L’auteur souligne à juste titre que «on peut faire signifier tout et n’importe quoi à ces notions intrinsèquement floues, si l’on ne précise pas immédiatement leur sens». Ce qu’il fait. Sa reconstitution de la genèse de l’élaboration de la «R2P», «responsabilité de protéger» par Kofi Annan, que j’avais soutenu en tant que ministre des affaires étrangères, n’en est que plus éclairante.
L’intervention franco-britannico-qatari-otanienne en Libye a ainsi suscité des réactions marquées de la plus grande confusion. Célébrée, ou condamnée, au nom du «droit d’ingérence», ou de son refus, elle a en fait été autorisée par le Conseil de sécurité par la résolution 1973 fondée sur le chapitre VII de la Charte sans que ni la Russie, ni la Chine n’aient osé y opposer leur véto, au nom donc de la «responsabilité de protéger». Or, si Kofi Annan, alors Secrétaire Général des Nations Unies, avait pris l’initiative du travail qui devait aboutir à l’adoption de ce concept par l’Assemblée Générale des Nations Unies en 2005, c’est précisément pour substituer au «droit (ou devoir) d’ingérence», que les États membres des Nations-Unies n’avaient jamais admis car il ressemblait trait pour trait à ce que l’occident avait pratiqué depuis des siècles, et voulait perpétuer, sous l’injonction auto-légitimante de son opinion intérieure chauffée à blanc, un autre concept différent dans ses modalités de déclenchement, sa justification, ses effets et donc, lui, légitime. Dans un cas, un État décide seul de s’ingérer (États-Unis /Irak, 2003). Dans l’autre, les membres du Conseil de Sécurité ne peuvent se soustraire à leur responsabilité nouvelle de protéger un peuple en danger.
Ces questions sont directement liées à l’effet CNN, à cette «souffrance à distance» que ressent l’opinion dans les sociétés occidentales hyper médiatisées, et qu’elle souhaite voir cesser grâce au spectacle d’une intervention réparatrice.
Cependant, si l’auteur commence son étude par une «défense préalable du réalisme», c’est avec mesure et équilibre, et sans aucun excès théorique ni simplification dogmatique. Il conteste d’ailleurs l’opposition schématique et stérilisante qui règne au sein de l’enseignement des relations internationales, où l’étudiant est sommé de choisir son camp entre réalisme, libéralisme, idéalisme, marxisme etc, grossière réduction de la complexité, des situations réelles.
Au terme de cette analyse considérable il se revendique réaliste mais, précise-t-il, «sans être pour autant anti-interventionniste». Il n’est pas dupe de la mythologie française du droit d’ingérence, mais il comprend les raisons particulières et convaincantes des interventions au Kosovo et en Libye, etc.
S’il est lu comme il le mérite, ce livre devrait contribuer à dissiper la confusion et à éclairer l’opinion comme les décideurs. C’est une qualité rare.
Issu d’une thèse de doctorat, cet ouvrage, est sans doute ce que l’on a publié en français – avec l’ouvrage récent de Monique Canto-Sperber sur «l’idée de guerre juste» – de plus approfondi et de plus fouillé, sur la guerre, ou l’intervention «au nom de l’humanité», quel que soit le nom qu’on lui donne. Et de plus pertinent.
Le débat public, dans le champ politico-médiatique, tourne en rond depuis des années à ces sujets. Par exemple sur le «droit d’ingérence», si populaire en France pendant longtemps, sans que l’on soit jamais parvenu à obtenir de ses concepteurs et promoteurs des réponses claires et convaincantes à des questions telles que: qui a le droit de s’»ingérer», chez qui, pour quelles raisons, pour quoi faire? En fait l’histoire nous le montre: ce peut être n’importe quel pays – presque toujours occidental et le plus souvent les États-Unis ou la France – dès lors qu’il a la prétention d’incarner à lui seul, à un moment, la «conscience universelle», et qu’il puise une légitimité suffisante pour son action dans la force de ses convictions. C’est une des qualités de l’ouvrage de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer de remettre cette question, comme celle de la guerre juste, en perspective. Et en perspective longue: au lieu de ne faire descendre le droit d’ingérence auto-attribué que de l’Occident, de l’Occident chrétien, et plus particulièrement de l’Occident chrétien prosélyte et colonisateur, l’auteur fait remonter sa généalogie jusqu’à la Chine antique, à la Grèce ancienne, à Rome voire à Babylone et aux Hittites. Comme si, à quelques exceptions près, les conquérants avaient toujours affirmé ne pas agir pour seulement dominer mais pour libérer, civiliser ou protéger.
Les dimensions juridiques de cette vaste question (légalité/illégalité), ce qui fonde la légitimité, les critères de la guerre juste – question toujours actuelle – les causes justes (c’est-à-dire: pourquoi intervenir?), les motivations (les «bonnes intentions»), le moment de l’intervention, si délicat à déterminer, l’impossible proportionnalité, font l’objet d’analyses méthodiques détaillées et rigoureuses et il faut féliciter l’auteur d’avoir si patiemment démêlé ces écheveaux.
Cette capacité analytique clarificatrice n’est jamais aussi évidente que dans les chapitres 2 (la terminologie, le choix des mots) et 4 (l’humanité imaginaire, la souffrance à distance, les media et l’intervention), où règne en maître l’à peu près et l’émotionnel.
Dans ce chapitre «propédeutique» Jean-Baptiste Jeangène Vilmer montre ainsi qu’on ne doit pas confondre «droit» et «devoir» d’ingérence car le droit permet, mais le devoir oblige; qu’on ne doit pas assimiler non plus ingérence et assistance, ni encore droit ou devoir d’assistance, et que le plus souvent il est plus simplement question de droit d’assistance humanitaire sans préciser si c’est un droit existant ou un droit souhaité. Sur le concept d’ «intervention humanitaire» lui même, l’auteur applique utilement la grille d’analyse: qui intervient? Pour qui intervient-on? Pourquoi intervient-on? L’intervention est-elle forcément armée, avec menace, ou usage de la force, contre les autorités de l’État cible, ou non? Etc. L’auteur souligne à juste titre que «on peut faire signifier tout et n’importe quoi à ces notions intrinsèquement floues, si l’on ne précise pas immédiatement leur sens». Ce qu’il fait. Sa reconstitution de la genèse de l’élaboration de la «R2P», «responsabilité de protéger» par Kofi Annan, que j’avais soutenu en tant que ministre des affaires étrangères, n’en est que plus éclairante.
L’intervention franco-britannico-qatari-otanienne en Libye a ainsi suscité des réactions marquées de la plus grande confusion. Célébrée, ou condamnée, au nom du «droit d’ingérence», ou de son refus, elle a en fait été autorisée par le Conseil de sécurité par la résolution 1973 fondée sur le chapitre VII de la Charte sans que ni la Russie, ni la Chine n’aient osé y opposer leur véto, au nom donc de la «responsabilité de protéger». Or, si Kofi Annan, alors Secrétaire Général des Nations Unies, avait pris l’initiative du travail qui devait aboutir à l’adoption de ce concept par l’Assemblée Générale des Nations Unies en 2005, c’est précisément pour substituer au «droit (ou devoir) d’ingérence», que les États membres des Nations-Unies n’avaient jamais admis car il ressemblait trait pour trait à ce que l’occident avait pratiqué depuis des siècles, et voulait perpétuer, sous l’injonction auto-légitimante de son opinion intérieure chauffée à blanc, un autre concept différent dans ses modalités de déclenchement, sa justification, ses effets et donc, lui, légitime. Dans un cas, un État décide seul de s’ingérer (États-Unis /Irak, 2003). Dans l’autre, les membres du Conseil de Sécurité ne peuvent se soustraire à leur responsabilité nouvelle de protéger un peuple en danger.
Ces questions sont directement liées à l’effet CNN, à cette «souffrance à distance» que ressent l’opinion dans les sociétés occidentales hyper médiatisées, et qu’elle souhaite voir cesser grâce au spectacle d’une intervention réparatrice.
Cependant, si l’auteur commence son étude par une «défense préalable du réalisme», c’est avec mesure et équilibre, et sans aucun excès théorique ni simplification dogmatique. Il conteste d’ailleurs l’opposition schématique et stérilisante qui règne au sein de l’enseignement des relations internationales, où l’étudiant est sommé de choisir son camp entre réalisme, libéralisme, idéalisme, marxisme etc, grossière réduction de la complexité, des situations réelles.
Au terme de cette analyse considérable il se revendique réaliste mais, précise-t-il, «sans être pour autant anti-interventionniste». Il n’est pas dupe de la mythologie française du droit d’ingérence, mais il comprend les raisons particulières et convaincantes des interventions au Kosovo et en Libye, etc.
S’il est lu comme il le mérite, ce livre devrait contribuer à dissiper la confusion et à éclairer l’opinion comme les décideurs. C’est une qualité rare.