Préface à The world America made, de Robert Kagan

Dans la galaxie des «néoconservateurs», dont je n’ai jamais partagé la vision occidentaliste obsessionnelle, qu’il s’agisse de ceux de Washington ou de leurs émules parisiens, et qui ont joué un rôle si fâcheux dans la politique étrangère de George W Bush, et au-delà, il m’a toujours semblé que Robert Kagan occupait une place originale et intéressante. Par son réalisme (notamment dans The Return of History and the end of dreams), la densité et la profondeur historique de ses analyses, la solide construction académique de ses démonstrations, l’acuité de ses formules  «l’Amérique provient de Mars, l’Europe de Vénus»: ce n’était malheureusement pas faux!  il ne peut que stimuler utilement la réflexion, y compris de ceux qui sont le plus éloignés de ce courant de pensée.

C’est à nouveau le cas dans ce nouvel essai sur ce monde (le nôtre) que l’Amérique a façonné («World America made»), où il s’en prend à une sorte de relativisme et de fatalisme historique qui lui semble gagner une partie des élites américaines: c’est possible que nous soyons en déclin, reconnaissent-elles (à peine vingt ans après la décennie de l’Hyperpuissance!). Mais ce n’est pas si grave, ce déclin n’est que relatif: l’Occident ne décline pas, ce sont d’autres (the rest) qui émergent. Ce rattrapage était inéluctable, il est même par certains aspects, légitime. Et surtout, les valeurs que les États-Unis ont universalisé: démocratie et liberté économique sont si fortes, elles répondent à une telle nécessité historique, à des attentes si intenses des populations informées et connectées d’aujourd’hui, qu’elles devaient triompher de toute façon. Et il en ira de même demain, même si les États-Unis perdaient leur pouvoir de façonner le monde. C’était un peu la thèse de Fareed Zakaria dans «Un monde post américain?». Notons que, depuis plus longtemps que ces américains qui inquiètent Kagan – et en plus grand nombre – beaucoup d’Européens veulent croire que la question de la puissance est dépassée.

Or, pour l’auteur, les avancées des dernières décennies n’avaient rien d’inéluctable. Comme on l’a vu de 1914 à 1945, l’Histoire aurait pu tourner autrement. Si l’influence dominante dans le monde d’avant 1914 n’avait pas été celle de la Grande-Bretagne (Kagan s’étend beaucoup sur le précédent britannique, la période de domination de la Grande-Bretagne, son déclin), ni dans celui d’après 1945, pendant des décennies, celle des États-Unis, le cours de l’histoire aurait pu être tragique. Au cours des dernières décennies, la démocratie n’aurait regagné ni le sud de l’Europe, ni l’Amérique latine, ni plus tard l’Europe de l’Est; la Chine n’aurait pas dû embrasser l’économie de marché à la fin des années 70; l’URSS n’aurait pas fini de se désintégrer et les peuples arabes n’auraient pas rêvé de liberté et renversé des autocrates, si les États-Unis n’avaient pas été la puissance et la référence numéro un, dominante, prescriptive, déterminante, et cela malgré les errements regrettables et fréquents de leur politique que Kagan reconnait (mais parmi lesquels il omet la transformation funeste de la sphère financière mondiale en casino…).

Dans l’analyse historique de Kagan, ni téléologie ni progrès linéaire. Rien n’est écrit, ni assuré d’avance. Pas d’appel incantatoire et lénifiant à une insaisissable «communauté internationale», mais une longue lutte. Il s’alarme donc tout au long de son essai d’une sorte de légèreté, voire d’irresponsabilité stratégique occidentale, et d’abord américaine (mais c’est encore plus vrai de l’Europe). Dans un monde dominé par la Chine, d’autres puissances asiatiques, la Russie, voire des puissances islamistes, ou tout simplement des émergents nationalistes et revanchards, fussent-ils démocratiques, il n’y aurait pas de raison que la démocratisation, l état de droit et la liberté des échanges soient garantis, ou progressent. Kagan en déduit très classiquement que les États-Unis doivent demeurer dominants, économiquement et militairement, non pas parce qu’ils sont élus ou prédestinés, mais parce que c’est la condition absolue de leur sécurité, et des progrès du monde. Les peuples du monde, affirme l’auteur, n’aiment pas la domination américaine mais acceptent mieux, à tout prendre, la puissance des États-Unis que celle de tout autre pays, ou puissance régionale proche d’eux

On comprend que cet appel au maintien d’un leadership américain, et sa justification, ait été bien reçu aux États-Unis et que le président Obama lui-même – que Kagan ne soutient pas! – l’ai lu et cité. Mais à supposer même qu’il ait raison dans son analyse et ses préconisations, comment l’Amérique, divisée et concurrencée comme elle l’est dorénavant, pourra-t-elle continuer à porter seule le fardeau d’une telle supériorité protectrice, et rester capable de façonner le monde? Arrivera-t-elle encore longtemps à préserver ou à reconstituer son avance technologique (toujours spectaculaire s’agissant de ses capacités militaires), à enrayer sa désindustrialisation, à maitriser son endettement, à stopper l’érosion de son impunité monétaire, à gérer sans faiblesse ni confrontation sa relation avec la Chine, à perpétuer l’attractivité de sa «way of life»? Sans être rattrapée, au surplus, par les défis terrifiants du compte à rebours écologique qu’elle occulte?

On peut se demander si la mise en garde de Kagan ne risque pas d’être entendue par les seuls américains –notamment républicains- que révoltent le défi multipolaire, et qui conservent la nostalgie d’un monde à la John Wayne, ce qui conduirait à une régression type Georges W Bush, et à de nouvelles impasses pour les États-Unis. Lui craint plutôt, à l’inverse, que son pays ne soit tentée par le monde d’avant 1900 lorsqu’il était déjà riche et puissant, mais pas encore responsable de l’ordre mondial.

On se doute que les réflexions qu’Obama tire de ces analyses sont très différentes: refus d’un leadership hégémonique aveugle, trop couteux et contre productif, maintien d’un leadership «smart» plus ou moins affiché selon les circonstances, engagement coopératif et d’une pratique multipartenariale (mais pas pour autant «multilatéraliste»).

Du point de vue de l’Europe qui espère tant du multilatéralisme, et du monde émergent, comment admettre que la seule solution d’avenir soit, encore et toujours, que l’Amérique conserve cette capacité à façonner un monde qu’elle surplombe et à imposer ses valeurs? Elle serait donc encore «exceptionnelle», la «nation toujours indispensable»? Ne peut-on vraiment rien attendre d’un processus global coopératif, d’une concertation au plus haut niveau, comme au sein du G20? Ne peut-on concevoir aucune alliance multilatérale pour garantir demain le maintien et l’extension des libertés et du progrès? Ou se fonder, tout simplement, sur l’aspiration des peuples? Pour l’auteur, c’est clairement non. Et c’est un défi pour les européens!

Sont-ils prêts à s’en remettre à la «communauté internationale» et à la sécurité collective pour défendre à long terme leurs intérêts vitaux, leurs valeurs, leurs convictions? Il faudrait qu’ils soient sûrs de pouvoir, dans la mêlée qu’est devenu le monde, le façonner dans ce sens? Ou en fait, comme depuis 1949, acceptent-ils de dépendre encore stratégiquement des États-Unis? Ou encore, récusant ce dilemme, veulent-ils enfin faire de l’Europe une puissance, unie idéalement par un partenariat véritable avec l’Amérique, et ayant une relation équilibrée, et des accords au cas par cas, avec les autres pôles du monde? Cela sans doute la bonne direction, qui pourrait réconcilier les élites et les peuples européens.

Ces interrogations doivent être les nôtres, et ce livre nous invite à y apporter nos réponses.

Préface à The world America made, de Robert Kagan

Hubert Vedrine

Préface de l’ouvrage de Robert Kagan, édité en français chez IDM, traduit de l’anglais par Frédéric Ferney, octobre 2012

Dans la galaxie des «néoconservateurs», dont je n’ai jamais partagé la vision occidentaliste obsessionnelle, qu’il s’agisse de ceux de Washington ou de leurs émules parisiens, et qui ont joué un rôle si fâcheux dans la politique étrangère de George W Bush, et au-delà, il m’a toujours semblé que Robert Kagan occupait une place originale et intéressante. Par son réalisme (notamment dans The Return of History and the end of dreams), la densité et la profondeur historique de ses analyses, la solide construction académique de ses démonstrations, l’acuité de ses formules  «l’Amérique provient de Mars, l’Europe de Vénus»: ce n’était malheureusement pas faux!  il ne peut que stimuler utilement la réflexion, y compris de ceux qui sont le plus éloignés de ce courant de pensée.

C’est à nouveau le cas dans ce nouvel essai sur ce monde (le nôtre) que l’Amérique a façonné («World America made»), où il s’en prend à une sorte de relativisme et de fatalisme historique qui lui semble gagner une partie des élites américaines: c’est possible que nous soyons en déclin, reconnaissent-elles (à peine vingt ans après la décennie de l’Hyperpuissance!). Mais ce n’est pas si grave, ce déclin n’est que relatif: l’Occident ne décline pas, ce sont d’autres (the rest) qui émergent. Ce rattrapage était inéluctable, il est même par certains aspects, légitime. Et surtout, les valeurs que les États-Unis ont universalisé: démocratie et liberté économique sont si fortes, elles répondent à une telle nécessité historique, à des attentes si intenses des populations informées et connectées d’aujourd’hui, qu’elles devaient triompher de toute façon. Et il en ira de même demain, même si les États-Unis perdaient leur pouvoir de façonner le monde. C’était un peu la thèse de Fareed Zakaria dans «Un monde post américain?». Notons que, depuis plus longtemps que ces américains qui inquiètent Kagan – et en plus grand nombre – beaucoup d’Européens veulent croire que la question de la puissance est dépassée.

Or, pour l’auteur, les avancées des dernières décennies n’avaient rien d’inéluctable. Comme on l’a vu de 1914 à 1945, l’Histoire aurait pu tourner autrement. Si l’influence dominante dans le monde d’avant 1914 n’avait pas été celle de la Grande-Bretagne (Kagan s’étend beaucoup sur le précédent britannique, la période de domination de la Grande-Bretagne, son déclin), ni dans celui d’après 1945, pendant des décennies, celle des États-Unis, le cours de l’histoire aurait pu être tragique. Au cours des dernières décennies, la démocratie n’aurait regagné ni le sud de l’Europe, ni l’Amérique latine, ni plus tard l’Europe de l’Est; la Chine n’aurait pas dû embrasser l’économie de marché à la fin des années 70; l’URSS n’aurait pas fini de se désintégrer et les peuples arabes n’auraient pas rêvé de liberté et renversé des autocrates, si les États-Unis n’avaient pas été la puissance et la référence numéro un, dominante, prescriptive, déterminante, et cela malgré les errements regrettables et fréquents de leur politique que Kagan reconnait (mais parmi lesquels il omet la transformation funeste de la sphère financière mondiale en casino…).

Dans l’analyse historique de Kagan, ni téléologie ni progrès linéaire. Rien n’est écrit, ni assuré d’avance. Pas d’appel incantatoire et lénifiant à une insaisissable «communauté internationale», mais une longue lutte. Il s’alarme donc tout au long de son essai d’une sorte de légèreté, voire d’irresponsabilité stratégique occidentale, et d’abord américaine (mais c’est encore plus vrai de l’Europe). Dans un monde dominé par la Chine, d’autres puissances asiatiques, la Russie, voire des puissances islamistes, ou tout simplement des émergents nationalistes et revanchards, fussent-ils démocratiques, il n’y aurait pas de raison que la démocratisation, l état de droit et la liberté des échanges soient garantis, ou progressent. Kagan en déduit très classiquement que les États-Unis doivent demeurer dominants, économiquement et militairement, non pas parce qu’ils sont élus ou prédestinés, mais parce que c’est la condition absolue de leur sécurité, et des progrès du monde. Les peuples du monde, affirme l’auteur, n’aiment pas la domination américaine mais acceptent mieux, à tout prendre, la puissance des États-Unis que celle de tout autre pays, ou puissance régionale proche d’eux

On comprend que cet appel au maintien d’un leadership américain, et sa justification, ait été bien reçu aux États-Unis et que le président Obama lui-même – que Kagan ne soutient pas! – l’ai lu et cité. Mais à supposer même qu’il ait raison dans son analyse et ses préconisations, comment l’Amérique, divisée et concurrencée comme elle l’est dorénavant, pourra-t-elle continuer à porter seule le fardeau d’une telle supériorité protectrice, et rester capable de façonner le monde? Arrivera-t-elle encore longtemps à préserver ou à reconstituer son avance technologique (toujours spectaculaire s’agissant de ses capacités militaires), à enrayer sa désindustrialisation, à maitriser son endettement, à stopper l’érosion de son impunité monétaire, à gérer sans faiblesse ni confrontation sa relation avec la Chine, à perpétuer l’attractivité de sa «way of life»? Sans être rattrapée, au surplus, par les défis terrifiants du compte à rebours écologique qu’elle occulte?

On peut se demander si la mise en garde de Kagan ne risque pas d’être entendue par les seuls américains –notamment républicains- que révoltent le défi multipolaire, et qui conservent la nostalgie d’un monde à la John Wayne, ce qui conduirait à une régression type Georges W Bush, et à de nouvelles impasses pour les États-Unis. Lui craint plutôt, à l’inverse, que son pays ne soit tentée par le monde d’avant 1900 lorsqu’il était déjà riche et puissant, mais pas encore responsable de l’ordre mondial.

On se doute que les réflexions qu’Obama tire de ces analyses sont très différentes: refus d’un leadership hégémonique aveugle, trop couteux et contre productif, maintien d’un leadership «smart» plus ou moins affiché selon les circonstances, engagement coopératif et d’une pratique multipartenariale (mais pas pour autant «multilatéraliste»).

Du point de vue de l’Europe qui espère tant du multilatéralisme, et du monde émergent, comment admettre que la seule solution d’avenir soit, encore et toujours, que l’Amérique conserve cette capacité à façonner un monde qu’elle surplombe et à imposer ses valeurs? Elle serait donc encore «exceptionnelle», la «nation toujours indispensable»? Ne peut-on vraiment rien attendre d’un processus global coopératif, d’une concertation au plus haut niveau, comme au sein du G20? Ne peut-on concevoir aucune alliance multilatérale pour garantir demain le maintien et l’extension des libertés et du progrès? Ou se fonder, tout simplement, sur l’aspiration des peuples? Pour l’auteur, c’est clairement non. Et c’est un défi pour les européens!

Sont-ils prêts à s’en remettre à la «communauté internationale» et à la sécurité collective pour défendre à long terme leurs intérêts vitaux, leurs valeurs, leurs convictions? Il faudrait qu’ils soient sûrs de pouvoir, dans la mêlée qu’est devenu le monde, le façonner dans ce sens? Ou en fait, comme depuis 1949, acceptent-ils de dépendre encore stratégiquement des États-Unis? Ou encore, récusant ce dilemme, veulent-ils enfin faire de l’Europe une puissance, unie idéalement par un partenariat véritable avec l’Amérique, et ayant une relation équilibrée, et des accords au cas par cas, avec les autres pôles du monde? Cela sans doute la bonne direction, qui pourrait réconcilier les élites et les peuples européens.

Ces interrogations doivent être les nôtres, et ce livre nous invite à y apporter nos réponses.

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01/10/2012