Préface du livre de Bernard Lavarini La Grande Muraille Nucléaire par Hubert Védrine

Cet ouvrage de Bernard Lavarini, père de la première arme laser française et ancien directeur de la prospective au sein d’un grand groupe industriel français, est un appel passionné et argumenté à la construction d’une défense européenne antimissile.

Pour lui, c’est clair: les menaces potentielles pesant sur l’Europe commandent ce choix. Et si elles n’y suffisaient pas, la détermination inébranlable des Etats-Unis à réaliser leur propre bouclier, sans pour autant renoncer à leur dissuasion nucléaire, devrait y conduire l’Europe, sauf à achever de perdre ce qui peut lui rester d’autonomie stratégique et politique.

Le moins que l’on puisse dire est qu’en ce moment l’Europe, si l’on peut en parler au singulier, n’a pas la tête à cela. Sous le coup de l’arrêt imposé du processus «constitutionnel» après les insurrections électorales du printemps 2005 et de l’affirmation de l’urgence sociale, taraudée par les effets de la mondialisation économique sur les pays les plus nantis, elle paraît sonnée, moins prête que jamais à relever quelque défi stratégique que ce soit. Il n’empêche. Il faut lire le livre de Bernard Lavarini. On peut en discuter les prémices, et les conclusions, c’est mon cas. Mais il a l’immense utilité de nous replonger dans le débat stratégique, dangereusement occulté. Tout au long de la guerre froide, aiguillonnée par la crainte, celui-ci a été très vif parmi les experts, mais aussi dans l’opinion, et de grands intellectuels y participaient. Raymond Aron discutait ainsi les choix stratégiques de De Gaulle. Après la fin de l ‘URSS et du monde bipolaire l’Europe, qui aspirait ardemment à vivre dans une «communauté internationale», un monde post-tragique régi par le droit et la charte des Nations Unies a voulu avant tout toucher les «dividendes de la paix». Elle a connu à cet égard une évolution divergente de celle des Etats-Unis. Car cette hyperpuissance prenait dans le même temps conscience de sa singularité, aspirait au maximum de sécurité possible et rêvait d’invulnérabilité, plus encore après le traumatisme du 11 septembre, ce que Georges W Bush symbolise parfaitement. Cependant, les événements brutaux des années 2000-2005 devraient avoir fait éclater la bulle dans laquelle les Européens s’étaient confortablement installés.

L’analyse par Bernard Lavarini de l’obsession stratégique des Américains – être protégés du reste du monde – est impeccable et explique leur désir de bouclier. Je ne contesterai certainement pas son impressionnante démonstration sur les résultats et les promesses des formidables recherches en cours aux Etats-Unis. Néanmoins sa plaidoirie me suggère trois remarques:

– En premier lieu sa présentation des menaces stratégiques à venir se ramène à une affirmation, très semblable aux démonstrations américaines, du caractère inéluctable de la prolifération des missiles balistiques et des armes de destruction massive. Et certes le problème existe. Mais je ne pense pas que cela soit suffisant pour bouleverser la réaction des décideurs et d’une opinion européenne déjà au courant, surtout après que Bush et Blair aient discrédité pour un long moment l’invocation des ADM.

– En sens inverse, l’approche américaine actuelle est très différente de l’initiative de défense stratégique de Reagan de 1983. Bernard Lavarini fait allusion aux controverses de l’époque entre les conseillers de François Mitterrand, quand Ronald Reagan prétendait que son bouclier serait rapidement réalisable et allait rendre obsolète la dissuasion nucléaire, de toute façon «immorale». En ce qui me concerne, je ne trouvais pas immorale une stratégie qui garantissait la paix depuis si longtemps, et j’avais d’autant plus conseillé à François Mitterrand de résister aux offres américaines que je ne croyais pas que le bouclier serait réalisable avant très longtemps, si il l’était un jour. Je ne pensais donc pas qu’il rendrait obsolète la dissuasion nucléaire, ne serait ce que parce que les Etats-Unis n’abandonneraient pas cette dernière. De fait vingt sept ans après cet épisode Bernard Lavarini nous annonce le bouclier pour dans … vingt cinq ans. Il n’y avait aucune raison de bouleverser dans les années quatre vingt notre stratégie. Mais aujourd’hui, il y a une différence majeure: l’administration Bush ne prétend pas remplacer la dissuasion nucléaire, mais combiner bouclier antimissile et dissuasion nucléaire. Sur un plan conceptuel et de cohérence stratégique rien ne s’oppose donc plus selon moi à ce que les Européens réfléchissent soit à leur participation à un système global anti-missile anti-accident ou anti-chantage, soit à la mise en place d’éléments qui leur soient propres dans le cadre d’une coopération entre quelques Etats Européens. Si c’est faisable et, si c’est finançable bien sûr.

– En fait, l’argument essentiel de B.Lavarini, menaces ou pas, est que le bouclier américain va dévaluer l’Europe, menaces ou pas. Et c’est contre cela qu’il se dresse. Cela nous ramène donc non pas à ce que veut «l’Europe», mais les Européens. Oui, que veulent-ils? Ou plutôt que voudront-ils quand ils ressortiront de la pause de réflexion institutionnelle qui s’impose aujourd’hui et va entraîner, non pas un recul, mais une remise à plat de tout le projet, et qui peut durer longtemps? Se convaincront-ils qu’ils ne pourront préserver leur mode de vie, ce à quoi, au-delà de leurs différences, ils sont viscéralement attachés, sans devenir une puissance, sans doute pacifique et tranquille, mais quand même une puissance? Se montreront-ils prêts à accepter de tels systèmes défensifs parmi les nouveaux projets européens? Comment savoir? A priori c’est presque impensable si le désarroi social, identitaire et civique reste aussi profond qu’en ce moment. Mais ce n’est pas impossible si les sociétés européennes reprennent confiance en elles, et si un tel projet apparaît comme une manifestation d’un renouveau scientifique de l’Europe, avec de multiples retombées possibles. Bien sûr cela dépendra aussi d’une comparaison des diverses priorités en compétition, de leur coût, et d’un choix politique.

Les Européens ne peuvent pas se poser ces questions sur les menaces actuelles et à venir, et la façon pour eux d’y répondre. Et c’est en quoi l’ouvrage de Bernard Lavarini est si utile.

Hubert Védrine

Préface du livre de Bernard Lavarini La Grande Muraille Nucléaire par Hubert Védrine

Hubert Vedrine

Préface du livre de Bernard Lavarini La Grande Muraille Nucléaire par Hubert Védrine

Cet ouvrage de Bernard Lavarini, père de la première arme laser française et ancien directeur de la prospective au sein d’un grand groupe industriel français, est un appel passionné et argumenté à la construction d’une défense européenne antimissile.

Pour lui, c’est clair: les menaces potentielles pesant sur l’Europe commandent ce choix. Et si elles n’y suffisaient pas, la détermination inébranlable des Etats-Unis à réaliser leur propre bouclier, sans pour autant renoncer à leur dissuasion nucléaire, devrait y conduire l’Europe, sauf à achever de perdre ce qui peut lui rester d’autonomie stratégique et politique.

Le moins que l’on puisse dire est qu’en ce moment l’Europe, si l’on peut en parler au singulier, n’a pas la tête à cela. Sous le coup de l’arrêt imposé du processus «constitutionnel» après les insurrections électorales du printemps 2005 et de l’affirmation de l’urgence sociale, taraudée par les effets de la mondialisation économique sur les pays les plus nantis, elle paraît sonnée, moins prête que jamais à relever quelque défi stratégique que ce soit. Il n’empêche. Il faut lire le livre de Bernard Lavarini. On peut en discuter les prémices, et les conclusions, c’est mon cas. Mais il a l’immense utilité de nous replonger dans le débat stratégique, dangereusement occulté. Tout au long de la guerre froide, aiguillonnée par la crainte, celui-ci a été très vif parmi les experts, mais aussi dans l’opinion, et de grands intellectuels y participaient. Raymond Aron discutait ainsi les choix stratégiques de De Gaulle. Après la fin de l ‘URSS et du monde bipolaire l’Europe, qui aspirait ardemment à vivre dans une «communauté internationale», un monde post-tragique régi par le droit et la charte des Nations Unies a voulu avant tout toucher les «dividendes de la paix». Elle a connu à cet égard une évolution divergente de celle des Etats-Unis. Car cette hyperpuissance prenait dans le même temps conscience de sa singularité, aspirait au maximum de sécurité possible et rêvait d’invulnérabilité, plus encore après le traumatisme du 11 septembre, ce que Georges W Bush symbolise parfaitement. Cependant, les événements brutaux des années 2000-2005 devraient avoir fait éclater la bulle dans laquelle les Européens s’étaient confortablement installés.

L’analyse par Bernard Lavarini de l’obsession stratégique des Américains – être protégés du reste du monde – est impeccable et explique leur désir de bouclier. Je ne contesterai certainement pas son impressionnante démonstration sur les résultats et les promesses des formidables recherches en cours aux Etats-Unis. Néanmoins sa plaidoirie me suggère trois remarques:

– En premier lieu sa présentation des menaces stratégiques à venir se ramène à une affirmation, très semblable aux démonstrations américaines, du caractère inéluctable de la prolifération des missiles balistiques et des armes de destruction massive. Et certes le problème existe. Mais je ne pense pas que cela soit suffisant pour bouleverser la réaction des décideurs et d’une opinion européenne déjà au courant, surtout après que Bush et Blair aient discrédité pour un long moment l’invocation des ADM.

– En sens inverse, l’approche américaine actuelle est très différente de l’initiative de défense stratégique de Reagan de 1983. Bernard Lavarini fait allusion aux controverses de l’époque entre les conseillers de François Mitterrand, quand Ronald Reagan prétendait que son bouclier serait rapidement réalisable et allait rendre obsolète la dissuasion nucléaire, de toute façon «immorale». En ce qui me concerne, je ne trouvais pas immorale une stratégie qui garantissait la paix depuis si longtemps, et j’avais d’autant plus conseillé à François Mitterrand de résister aux offres américaines que je ne croyais pas que le bouclier serait réalisable avant très longtemps, si il l’était un jour. Je ne pensais donc pas qu’il rendrait obsolète la dissuasion nucléaire, ne serait ce que parce que les Etats-Unis n’abandonneraient pas cette dernière. De fait vingt sept ans après cet épisode Bernard Lavarini nous annonce le bouclier pour dans … vingt cinq ans. Il n’y avait aucune raison de bouleverser dans les années quatre vingt notre stratégie. Mais aujourd’hui, il y a une différence majeure: l’administration Bush ne prétend pas remplacer la dissuasion nucléaire, mais combiner bouclier antimissile et dissuasion nucléaire. Sur un plan conceptuel et de cohérence stratégique rien ne s’oppose donc plus selon moi à ce que les Européens réfléchissent soit à leur participation à un système global anti-missile anti-accident ou anti-chantage, soit à la mise en place d’éléments qui leur soient propres dans le cadre d’une coopération entre quelques Etats Européens. Si c’est faisable et, si c’est finançable bien sûr.

– En fait, l’argument essentiel de B.Lavarini, menaces ou pas, est que le bouclier américain va dévaluer l’Europe, menaces ou pas. Et c’est contre cela qu’il se dresse. Cela nous ramène donc non pas à ce que veut «l’Europe», mais les Européens. Oui, que veulent-ils? Ou plutôt que voudront-ils quand ils ressortiront de la pause de réflexion institutionnelle qui s’impose aujourd’hui et va entraîner, non pas un recul, mais une remise à plat de tout le projet, et qui peut durer longtemps? Se convaincront-ils qu’ils ne pourront préserver leur mode de vie, ce à quoi, au-delà de leurs différences, ils sont viscéralement attachés, sans devenir une puissance, sans doute pacifique et tranquille, mais quand même une puissance? Se montreront-ils prêts à accepter de tels systèmes défensifs parmi les nouveaux projets européens? Comment savoir? A priori c’est presque impensable si le désarroi social, identitaire et civique reste aussi profond qu’en ce moment. Mais ce n’est pas impossible si les sociétés européennes reprennent confiance en elles, et si un tel projet apparaît comme une manifestation d’un renouveau scientifique de l’Europe, avec de multiples retombées possibles. Bien sûr cela dépendra aussi d’une comparaison des diverses priorités en compétition, de leur coût, et d’un choix politique.

Les Européens ne peuvent pas se poser ces questions sur les menaces actuelles et à venir, et la façon pour eux d’y répondre. Et c’est en quoi l’ouvrage de Bernard Lavarini est si utile.

Hubert Védrine

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16/11/2005