Bill Clinton a raison de juger courageuse Madeleine Albright d’aborder sans détour dans ce livre des questions aussi délicates que les rapports entre la politique, la démocratie et la religion, ou la place des valeurs morales dans la politique étrangère américaine. Son livre est inhabituel et passionnant. A titre personnel j’y retrouve avec plaisir l’écho de bien des conversations que nous avons eu sans discontinuer de mai 1997, quand je suis devenu ministre des Affaires étrangères alors qu’elle était déjà secrétaire d’Etat, jusqu’à janvier 2000 quand Colin Powell lui succéda après l’élection de George W. Bush. Conversations sur l’actualité, sur la diplomatie, sur nos valeurs, sur l’histoire que nous avons poursuivies depuis lors, à titre intellectuel autant qu’amical.
Il y a en fait deux livres dans l’ouvrage de Madeleine Albright.
Le premier, captivant, qui pourra instruire, intriguer voire susciter le désaccord de certains lecteurs français, porte sur la religion et la politique. Il est marqué par un balancement constant et un paradoxe stimulant. L’ex secrétaire d’Etat, références constitutionnelles et historiques à l’appui, rappelle qu’il y a aux Etats-Unis, comme en France, séparation entre l’Eglise et l’Etat. Très bien. Elle ajoute qu’on ne peut pas ne pas tenir compte pour agir en politique des croyances, convictions et motivations religieuses de la plupart des gens en Amérique, et ailleurs dans le monde. Sans doute, et l’actualité nous le rappelle constamment. Mais, assure-t-elle, exemples à l’appui, la religion comporte une valeur ajoutée morale très importante, et c’est déterminant dans un pays, les Etats-Unis, qui estime que sa politique est fondée – plus que celle des autres – sur des considérations morales. Bill Clinton insiste, parlant aux responsables politiques: «il faut approfondir notre foi»! A ce point, l’affirmation, qui évoque les réflexions de Nicolas Sarkozy sur les missions respectives et les valeurs morales comparées de l’instituteur, du prêtre et du rabbin…peut laisser songeur. En fait les américaines sont républicains… et croyants. Tout cela est très étranger, pour ne pas dire très opposé, aux conceptions françaises. Mais dans le monde actuel, la France (et à un moindre degré l’Europe) est plutôt une exception sur ce plan, tant la religion, ou la religiosité, imprègnent la vie publique sur la plupart des continents, à commencer par le continent américain. On peut être convaincu qu’une laïcité sereine et non sectaire des institutions et des politiques publiques et la non confusion de la foi et de la politique sont la meilleure solution à la coexistence des diverses croyances et philosophies, et sans doute la seule. Les réflexions de Madeleine Albright méritent néanmoins d’être connues et méditées sans a priori. Ce débat immense déborde bien sûr des limites d’un simple avant-propos. Toutefois ces développements sont surtout l’occasion pour Madeleine Albright, née tchèque, naturalisée américaine, passionnément patriote, de reprendre l’hymne à l’Amérique qui inspirait déjà ses précédents ouvrages, comme elle a inspiré son action, et de réaffirmer l’exceptionnalité des Etats-Unis et leur rôle, à ses yeux irremplaçable. Entre exceptionnalisme assumé et argumenté et messianisme illuminé, Madeleine Albright navigue habilement et fermement, se démarquant clairement des courants extrémistes qui ont inspiré l’administration Bush, évitant les écueils, ne confondant pas mission et politique. Ces pages nous en apprennent beaucoup sur elle, sur son pays, et sur nous, par comparaison ou contraste.
Ensuite, du chapitre VIII à la fin, Madeleine Albright approfondit l’analyse de la difficile relation Islam-Occident – cas d’école exemplaire de la relation religion/politique. Elle déploie toutes ses qualités de pédagogue et d’enseignante de haut vol pour expliquer l’Islam à ses lecteurs et les dissuader de le confondre avec l’extrémisme (d’une façon qui en dit long sur les a priori et l’ignorance qu’elle estime devoir combattre). Elle fait une présentation du conflit au Proche-Orient dont l’honnêteté doit être saluée. Elle se livre à une critique radicale, méthodique et argumentée de la politique de l’administration Bush en Irak et face au terrorisme (son livre est écrit en 2006). Elle fait l’effort louable d’étudier les thèses d’Al Qaïda, pour mieux les démonter. Elle aborde franchement les questions clés telles que l’avenir de l’Arabie; la relation des pays occidentaux et de l’Islam – pour conclure par un plaidoyer véhément pour l’adhésion de la Turquie à l’Europe -; la relation des Arabes et de la démocratie; la compétition Islam/Christianisme en Afrique. Seule manque peut-être une analyse aussi approfondie de la société israélienne, et des divers courants politiques et religieux qui s’y affrontent.
Sur chaque point elle fait preuve d’une vraie ouverture d’esprit, d’une immense expérience et de connaissances approfondies. Elle n’épargne aucun extrémisme, épingle à plusieurs reprises le caractère insensé et dangereux des positions de la droite religieuse américaine. Ses thèses pourraient être contestées ou discutées sur bien des points mais son honnêteté intellectuelle est évidente, comme ses intensions. Il s’agit certainement de l’analyse la plus complète de la question arabo-musulmane par une personnalité politique américaine de premier plan. Résolument optimiste, elle pense sincèrement qu’une solution devrait et pourrait être trouvée au conflit israélo-palestinien. Qu’il n’y a pas incompatibilité entre monde arabe et démocratie, ni entre Islam et valeurs universelles, pour l’essentiel occidentales. Et que l’Amérique reste, sur ce plan comme en général, le meilleur porte flambeau de la liberté. Néanmoins, elle a beau redire son credo sur le rôle moral des religions, citer abondement des autorités religieuses chrétiennes, musulmanes ou juives libérales et éclairées, elle est amenée à mentionner le plus souvent les religions dans ses analyses politiques comme des sources d’obstacles et de risques à circonvenir, rarement comme des éléments de solution, ce qui me paraît l’expression de la réalité.
Cette réflexion sur la politique étrangère américaine avec son assurance et ses dilemmes par un de ses grands acteurs récents est d’une rare franchise et d’un grand intérêt. Nous manquons cruellement de ce côté-ci de l’Atlantique de réflexions de cette ampleur, à la fois bilan, évaluation critique, propositions. Alors, au moment où les chances d’un partenariat Etats-Unis/Europe se présentent à nouveau, en 2009, lisons Madeleine Albright. Que ses propos nous convainquent ou qu’ils nous surprennent, elle nous fait réfléchir.
Hubert Védrine
Juillet 2008
Paris
Bill Clinton a raison de juger courageuse Madeleine Albright d’aborder sans détour dans ce livre des questions aussi délicates que les rapports entre la politique, la démocratie et la religion, ou la place des valeurs morales dans la politique étrangère américaine. Son livre est inhabituel et passionnant. A titre personnel j’y retrouve avec plaisir l’écho de bien des conversations que nous avons eu sans discontinuer de mai 1997, quand je suis devenu ministre des Affaires étrangères alors qu’elle était déjà secrétaire d’Etat, jusqu’à janvier 2000 quand Colin Powell lui succéda après l’élection de George W. Bush. Conversations sur l’actualité, sur la diplomatie, sur nos valeurs, sur l’histoire que nous avons poursuivies depuis lors, à titre intellectuel autant qu’amical.
Il y a en fait deux livres dans l’ouvrage de Madeleine Albright.
Le premier, captivant, qui pourra instruire, intriguer voire susciter le désaccord de certains lecteurs français, porte sur la religion et la politique. Il est marqué par un balancement constant et un paradoxe stimulant. L’ex secrétaire d’Etat, références constitutionnelles et historiques à l’appui, rappelle qu’il y a aux Etats-Unis, comme en France, séparation entre l’Eglise et l’Etat. Très bien. Elle ajoute qu’on ne peut pas ne pas tenir compte pour agir en politique des croyances, convictions et motivations religieuses de la plupart des gens en Amérique, et ailleurs dans le monde. Sans doute, et l’actualité nous le rappelle constamment. Mais, assure-t-elle, exemples à l’appui, la religion comporte une valeur ajoutée morale très importante, et c’est déterminant dans un pays, les Etats-Unis, qui estime que sa politique est fondée – plus que celle des autres – sur des considérations morales. Bill Clinton insiste, parlant aux responsables politiques: «il faut approfondir notre foi»! A ce point, l’affirmation, qui évoque les réflexions de Nicolas Sarkozy sur les missions respectives et les valeurs morales comparées de l’instituteur, du prêtre et du rabbin…peut laisser songeur. En fait les américaines sont républicains… et croyants. Tout cela est très étranger, pour ne pas dire très opposé, aux conceptions françaises. Mais dans le monde actuel, la France (et à un moindre degré l’Europe) est plutôt une exception sur ce plan, tant la religion, ou la religiosité, imprègnent la vie publique sur la plupart des continents, à commencer par le continent américain. On peut être convaincu qu’une laïcité sereine et non sectaire des institutions et des politiques publiques et la non confusion de la foi et de la politique sont la meilleure solution à la coexistence des diverses croyances et philosophies, et sans doute la seule. Les réflexions de Madeleine Albright méritent néanmoins d’être connues et méditées sans a priori. Ce débat immense déborde bien sûr des limites d’un simple avant-propos. Toutefois ces développements sont surtout l’occasion pour Madeleine Albright, née tchèque, naturalisée américaine, passionnément patriote, de reprendre l’hymne à l’Amérique qui inspirait déjà ses précédents ouvrages, comme elle a inspiré son action, et de réaffirmer l’exceptionnalité des Etats-Unis et leur rôle, à ses yeux irremplaçable. Entre exceptionnalisme assumé et argumenté et messianisme illuminé, Madeleine Albright navigue habilement et fermement, se démarquant clairement des courants extrémistes qui ont inspiré l’administration Bush, évitant les écueils, ne confondant pas mission et politique. Ces pages nous en apprennent beaucoup sur elle, sur son pays, et sur nous, par comparaison ou contraste.
Ensuite, du chapitre VIII à la fin, Madeleine Albright approfondit l’analyse de la difficile relation Islam-Occident – cas d’école exemplaire de la relation religion/politique. Elle déploie toutes ses qualités de pédagogue et d’enseignante de haut vol pour expliquer l’Islam à ses lecteurs et les dissuader de le confondre avec l’extrémisme (d’une façon qui en dit long sur les a priori et l’ignorance qu’elle estime devoir combattre). Elle fait une présentation du conflit au Proche-Orient dont l’honnêteté doit être saluée. Elle se livre à une critique radicale, méthodique et argumentée de la politique de l’administration Bush en Irak et face au terrorisme (son livre est écrit en 2006). Elle fait l’effort louable d’étudier les thèses d’Al Qaïda, pour mieux les démonter. Elle aborde franchement les questions clés telles que l’avenir de l’Arabie; la relation des pays occidentaux et de l’Islam – pour conclure par un plaidoyer véhément pour l’adhésion de la Turquie à l’Europe -; la relation des Arabes et de la démocratie; la compétition Islam/Christianisme en Afrique. Seule manque peut-être une analyse aussi approfondie de la société israélienne, et des divers courants politiques et religieux qui s’y affrontent.
Sur chaque point elle fait preuve d’une vraie ouverture d’esprit, d’une immense expérience et de connaissances approfondies. Elle n’épargne aucun extrémisme, épingle à plusieurs reprises le caractère insensé et dangereux des positions de la droite religieuse américaine. Ses thèses pourraient être contestées ou discutées sur bien des points mais son honnêteté intellectuelle est évidente, comme ses intensions. Il s’agit certainement de l’analyse la plus complète de la question arabo-musulmane par une personnalité politique américaine de premier plan. Résolument optimiste, elle pense sincèrement qu’une solution devrait et pourrait être trouvée au conflit israélo-palestinien. Qu’il n’y a pas incompatibilité entre monde arabe et démocratie, ni entre Islam et valeurs universelles, pour l’essentiel occidentales. Et que l’Amérique reste, sur ce plan comme en général, le meilleur porte flambeau de la liberté. Néanmoins, elle a beau redire son credo sur le rôle moral des religions, citer abondement des autorités religieuses chrétiennes, musulmanes ou juives libérales et éclairées, elle est amenée à mentionner le plus souvent les religions dans ses analyses politiques comme des sources d’obstacles et de risques à circonvenir, rarement comme des éléments de solution, ce qui me paraît l’expression de la réalité.
Cette réflexion sur la politique étrangère américaine avec son assurance et ses dilemmes par un de ses grands acteurs récents est d’une rare franchise et d’un grand intérêt. Nous manquons cruellement de ce côté-ci de l’Atlantique de réflexions de cette ampleur, à la fois bilan, évaluation critique, propositions. Alors, au moment où les chances d’un partenariat Etats-Unis/Europe se présentent à nouveau, en 2009, lisons Madeleine Albright. Que ses propos nous convainquent ou qu’ils nous surprennent, elle nous fait réfléchir.
Hubert Védrine
Juillet 2008
Paris