L’analyse critique solidement étayée de l’histoire économique de la France depuis la globalisation que nous propose Yves Perrier dans cet ouvrage écrit avec François Ewald est percutante, opportune et vient au bon moment. Elle se nourrit de l’exceptionnelle expérience économique et financière acquise par le premier au sein des plus grandes banques françaises ou entités financières au cours des dernières décennies ainsi que de la réflexion philosophique et sociale du second. Ils n’y vont pas par quatre chemins, et ils ont raison, car il y a urgence. Le déclin français – ou plutôt le décrochage – est maintenant une évidence mesurable et difficilement contestable, depuis, selon eux, les années 1980. Je ferais pour ma part une analyse un peu différente de la période mitterrandienne et de son bilan, mais là n’est pas la priorité d’aujourd’hui. Pour les auteurs, si la France a raté le virage de la globalisation, outre le fait de ne plus avoir assez travaillé et d’avoir cru que l’euro nous dispenserait de tout effort, c’est pour une raison principale : d’avoir laissé se déliter, par aveuglement, intérêt, ou idéologie le pacte entreprises-État-citoyens qui, en alignant les intérêts de tous les acteurs autour d’un projet commun, avait fait la force du pays aux premières heures de la Ve République. C’est aussi d’avoir sous-estimé la permanence et les conséquences d’une stratégie de puissance des États-Unis dans ce qui a pourtant toujours été une américano-globalisation. C’est enfin de n’avoir tiré aucune leçon des vrais fondements du succès du « modèle » allemand, et de n’avoir pas voulu voir la volonté allemande de reconstitution d’une puissance géopolitique par l’économie. Le constat est sévère ! On pourra discuter certains points, mais il est difficile aujourd’hui de contester l’analyse qu’ils font de « la grande divergence France/Allemagne », que mesurent la « désindustrialisation », les « déficits » et « l’endettement croissant ».
Une des forces de cet essai est aussi, on le voit à propos de l’Allemagne, d’asseoir cette rigoureuse histoire économique sur une vision réaliste du contexte géopolitique européen et mondial. Mais pas seulement. Il intègre totalement à sa réflexion la transition énergétique qui passera par une « révolution industrielle, laquelle nécessite une nouvelle économie politique ». C’est très fort, c’est vigoureux, nourri par l’expérience économique et financière d’Yves Perrier ainsi que sa réflexion sur les transformations induites par la transition énergétique. Son plaidoyer en faveur de la réindustrialisation du pays prend au sérieux l’avertissement de Thierry Breton lorsqu’il déclare qu’« il est vital de maintenir en Europe une base industrielle solide, en particulier dans les secteurs essentiels pour l’avenir », poursuivant : « Le destin de l’Europe est entre nos mains. » Il s’accorde également avec la volonté de Bruno Le Maire voulant faire de la France « la première nation industrielle verte d’Europe ». L’analyse des causes du déclin industriel français est absolument en phase avec l’analyse que fait Nicolas Dufourcq, à partir des témoignages et des recommandations qu’il a recueillis en 2021, dans La Désindustrialisation de la France. Dans le chapitre 3, « Capitalisme : le temps de la réforme » – où Yves Perrier est au cœur de son expertise –, le tableau des limites du capitalisme financier et de la nécessité de sa réforme est éclairant et convaincant. Fait remarquable : sur ce point névralgique, il est en phase avec ce qu’a écrit Jacques de Larosière, l’ancien directeur général du FMI, en 2021, dans Quarante ans d’égarements économiques. On pourrait citer Éric Lombard – qui, dans son dernier livre, se dit en accord avec Thomas Piketty ! –, pour critiquer les taux de rendement trop élevés exigés par les investisseurs[1]. Ou encore Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie qui, dans un ouvrage paru en 2019, nous prévient : « Nous devons maintenant réécrire à nouveau les règles afin que notre économie serve mieux notre société[2]. » Il est frappant de voir que des personnes aussi différentes, aussi remarquables, nourries d’expériences d’aussi haut niveau se rejoignent sur les mêmes urgences. Et encourageant !
Et maintenant ? Il faut souhaiter que chacune des composantes du pacte proposé soit lue et débattue, et qu’elle ait des suites concrètes. Le nouvel équilibre à atteindre État-entreprises-marchés financiers. Très bien ! Mais comment y parvenir et dompter les forces qui s’y opposeront ? L’encadrement de l’économie de marché par des politiques industrielles et par une planification : il faut préciser sous quelles formes. Même remarque sur la réforme de l’État, la réforme de la protection sociale, la recréation d’un capitalisme responsable au service du pays, les réformes proposées pour l’actionnariat et la gouvernance des entreprises, et bien sûr la discipline de « marché/climat ». Sans jamais oublier les évidences de base : la France doit travailler plus, et investir davantage dans la formation. Tout cela, et les auteurs font bien de le rappeler tout au long de l’ouvrage, n’est crédible que dans un cadre européen conçu de façon plus réaliste au sein duquel notre pays devra défendre vigoureusement ses intérêts, ce qui imposera de les avoir plus clairement redéfinis. De belles controverses en vue ! Ensuite, il faudra trouver des relais et des points d’appui en Europe et au sein même des institutions européennes. Impossible ? Je ne le pense pas. L’approche à laquelle Yves Perrier apporte tout le poids de son expérience et de sa réflexion gagne du terrain. Il n’est que de voir les réactions européennes à l’Inflation Reduction Act (IRA) américain et à ses 369 milliards de dollars. L’IRA produira peut-être ce que les 20 milliards de sanctions iniques imposées à des banques européennes par le gouvernement américain n’avaient pas suffi à déclencher ! Après les lamentations contre un nouveau « protectionnisme », s’imposera la nécessité pour l’Europe d’imiter les États-Unis en défendant plus fermement ses intérêts.
C’est en fait, avec ce pacte entre l’État, les entreprises et les citoyens, les contours d’un véritable programme de redressement économique de la France qui est proposé aux dirigeants politiques et économiques d’aujourd’hui et de demain, et à leurs inspirateurs et tous ceux qui continuent à vouloir que « la France » ait un avenir !
Hubert Védrine
[1] Éric Lombard, Au cœur de la finance utile, Éditions de l’Observatoire, 2022.
[2] Joseph E. Stiglitz, Peuple, pouvoir & profits, Les Liens qui libèrent, 2019.
L’analyse critique solidement étayée de l’histoire économique de la France depuis la globalisation que nous propose Yves Perrier dans cet ouvrage écrit avec François Ewald est percutante, opportune et vient au bon moment. Elle se nourrit de l’exceptionnelle expérience économique et financière acquise par le premier au sein des plus grandes banques françaises ou entités financières au cours des dernières décennies ainsi que de la réflexion philosophique et sociale du second. Ils n’y vont pas par quatre chemins, et ils ont raison, car il y a urgence. Le déclin français – ou plutôt le décrochage – est maintenant une évidence mesurable et difficilement contestable, depuis, selon eux, les années 1980. Je ferais pour ma part une analyse un peu différente de la période mitterrandienne et de son bilan, mais là n’est pas la priorité d’aujourd’hui. Pour les auteurs, si la France a raté le virage de la globalisation, outre le fait de ne plus avoir assez travaillé et d’avoir cru que l’euro nous dispenserait de tout effort, c’est pour une raison principale : d’avoir laissé se déliter, par aveuglement, intérêt, ou idéologie le pacte entreprises-État-citoyens qui, en alignant les intérêts de tous les acteurs autour d’un projet commun, avait fait la force du pays aux premières heures de la Ve République. C’est aussi d’avoir sous-estimé la permanence et les conséquences d’une stratégie de puissance des États-Unis dans ce qui a pourtant toujours été une américano-globalisation. C’est enfin de n’avoir tiré aucune leçon des vrais fondements du succès du « modèle » allemand, et de n’avoir pas voulu voir la volonté allemande de reconstitution d’une puissance géopolitique par l’économie. Le constat est sévère ! On pourra discuter certains points, mais il est difficile aujourd’hui de contester l’analyse qu’ils font de « la grande divergence France/Allemagne », que mesurent la « désindustrialisation », les « déficits » et « l’endettement croissant ».
Une des forces de cet essai est aussi, on le voit à propos de l’Allemagne, d’asseoir cette rigoureuse histoire économique sur une vision réaliste du contexte géopolitique européen et mondial. Mais pas seulement. Il intègre totalement à sa réflexion la transition énergétique qui passera par une « révolution industrielle, laquelle nécessite une nouvelle économie politique ». C’est très fort, c’est vigoureux, nourri par l’expérience économique et financière d’Yves Perrier ainsi que sa réflexion sur les transformations induites par la transition énergétique. Son plaidoyer en faveur de la réindustrialisation du pays prend au sérieux l’avertissement de Thierry Breton lorsqu’il déclare qu’« il est vital de maintenir en Europe une base industrielle solide, en particulier dans les secteurs essentiels pour l’avenir », poursuivant : « Le destin de l’Europe est entre nos mains. » Il s’accorde également avec la volonté de Bruno Le Maire voulant faire de la France « la première nation industrielle verte d’Europe ». L’analyse des causes du déclin industriel français est absolument en phase avec l’analyse que fait Nicolas Dufourcq, à partir des témoignages et des recommandations qu’il a recueillis en 2021, dans La Désindustrialisation de la France. Dans le chapitre 3, « Capitalisme : le temps de la réforme » – où Yves Perrier est au cœur de son expertise –, le tableau des limites du capitalisme financier et de la nécessité de sa réforme est éclairant et convaincant. Fait remarquable : sur ce point névralgique, il est en phase avec ce qu’a écrit Jacques de Larosière, l’ancien directeur général du FMI, en 2021, dans Quarante ans d’égarements économiques. On pourrait citer Éric Lombard – qui, dans son dernier livre, se dit en accord avec Thomas Piketty ! –, pour critiquer les taux de rendement trop élevés exigés par les investisseurs[1]. Ou encore Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie qui, dans un ouvrage paru en 2019, nous prévient : « Nous devons maintenant réécrire à nouveau les règles afin que notre économie serve mieux notre société[2]. » Il est frappant de voir que des personnes aussi différentes, aussi remarquables, nourries d’expériences d’aussi haut niveau se rejoignent sur les mêmes urgences. Et encourageant !
Et maintenant ? Il faut souhaiter que chacune des composantes du pacte proposé soit lue et débattue, et qu’elle ait des suites concrètes. Le nouvel équilibre à atteindre État-entreprises-marchés financiers. Très bien ! Mais comment y parvenir et dompter les forces qui s’y opposeront ? L’encadrement de l’économie de marché par des politiques industrielles et par une planification : il faut préciser sous quelles formes. Même remarque sur la réforme de l’État, la réforme de la protection sociale, la recréation d’un capitalisme responsable au service du pays, les réformes proposées pour l’actionnariat et la gouvernance des entreprises, et bien sûr la discipline de « marché/climat ». Sans jamais oublier les évidences de base : la France doit travailler plus, et investir davantage dans la formation. Tout cela, et les auteurs font bien de le rappeler tout au long de l’ouvrage, n’est crédible que dans un cadre européen conçu de façon plus réaliste au sein duquel notre pays devra défendre vigoureusement ses intérêts, ce qui imposera de les avoir plus clairement redéfinis. De belles controverses en vue ! Ensuite, il faudra trouver des relais et des points d’appui en Europe et au sein même des institutions européennes. Impossible ? Je ne le pense pas. L’approche à laquelle Yves Perrier apporte tout le poids de son expérience et de sa réflexion gagne du terrain. Il n’est que de voir les réactions européennes à l’Inflation Reduction Act (IRA) américain et à ses 369 milliards de dollars. L’IRA produira peut-être ce que les 20 milliards de sanctions iniques imposées à des banques européennes par le gouvernement américain n’avaient pas suffi à déclencher ! Après les lamentations contre un nouveau « protectionnisme », s’imposera la nécessité pour l’Europe d’imiter les États-Unis en défendant plus fermement ses intérêts.
C’est en fait, avec ce pacte entre l’État, les entreprises et les citoyens, les contours d’un véritable programme de redressement économique de la France qui est proposé aux dirigeants politiques et économiques d’aujourd’hui et de demain, et à leurs inspirateurs et tous ceux qui continuent à vouloir que « la France » ait un avenir !
Hubert Védrine
[1] Éric Lombard, Au cœur de la finance utile, Éditions de l’Observatoire, 2022.
[2] Joseph E. Stiglitz, Peuple, pouvoir & profits, Les Liens qui libèrent, 2019.