« Poutine commet une erreur historique »

LE FIGARO. – Vous avez toujours prôné le dialogue avec la Russie. Par l’agression directe et militaire de l’Ukraine, Poutine ne vient-il pas de montrer que cette option était utopique ?

Hubert VÉDRINE. – Le Poutine de 2022 est largement le résultat, tel un monstre à la Frankenstein, des errements, de la désinvolture et des erreurs occidentales de- puis trente ans. Cela dit, je constate qu’il vient de prendre une décision non seule- ment condamnable mais absurde de son point de vue. C’est un tacticien, mais pas un stratège. La plupart des dirigeants occidentaux pensaient que Poutine agitait la menace d’une agression depuis le début pour, à force de provocations, de mena- ces, de manœuvres, obtenir que la Russie soit de nouveau reconnue comme un partenaire clé par les États-Unis. Il était sur le point d’obtenir, notamment, grâce au travail de Macron avec l’accord de Biden, une vraie discussion sur la sécurité en Europe. Objectif ambitieux, perturbant pour les Occidentaux, mais pas irrationnel de la part des Russes. Mais l’agression d’hier va bien au-delà de la reconnaissance d’une pseudo-indépendance d’entités que la Russie contrôlait déjà. C’est une erreur historique.

Vous dites que les Occidentaux ont contribué à la dérive actuelle de Poutine… N’est-ce pas l’excuser ?

Henry Kissinger, qui a passé sa vie à com- battre les Soviétiques, déplorait il y a une dizaine d’an- nées qu’on n’ait fait aucun effort après la fin de l’URSS pour associer la Russie à un ensemble de sécurité en Europe. Brzezinski (conseiller diplomatique de Carter pendant la guerre froide, NDLR), polonais d’origine, très antirusse, considérait que c’était une provocation contre-productive d’annoncer l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan en 2008, et qu’il fallait au contraire bâtir un statut de neutralité, de finlandisation, avec une double garantie pour l’Ukraine et pour la Russie. Ça n’a pas été fait.

La localisation des systèmes antimissiles pour inhiber les systèmes russes au pré- texte de contrer les systèmes iraniens, la négociation de l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne, conçue sous influence polonaise pour couper l’Ukraine de la Russie, ont été des erreurs. Puis il y a eu l’engrenage en 2014, qui aurait pu être évité, mais qui a eu lieu et qui a abouti à des sanctions et à une surenchère de Poutine. Je ne suis pas manichéen. Mais ce n’est pas parce qu’on a contribué à créer un monstre qu’il ne faut pas lui résister.

Des critiques de l’opposition s’élèvent contre le président de la République, qui aurait fanfaronné trop vite sur une possibilité de paix…

Le président de la République a eu totale- ment raison de tenter tout ce qu’il a tenté, en accord avec le chancelier Olaf Scholz et une certaine disponibilité de Joe Biden. Les critiques contre lui sont minables et électoralistes, elles ne porteront pas. S’il n’avait rien fait, que n’aurait-on entendu de la part de l’opposition ? Oui, l’Élysée s’est montré un peu trop optimiste sur le sommet, mais cela peut se comprendre tant le désir était grand d’arrêter l’engrenage.

L’échec de la France à imposer la paix signe-t-elle notre déclassement diplomatique ?

Il n’y a pas d’échec de la France. On peut parler éventuellement d’un échec inter- national. Les limites de l’influence française existent. De Gaulle n’a pas réussi à arrêter la guerre du Vietnam ! Mitterrand n’a pas réussi non plus à imposer son idée de confédération européenne, lancée dès décembre 1989, une belle idée qui aurait sans doute empêché la dérive actuelle des pays de l’Est. Et Nicolas Sarkozy n’a pas réussi à créer l’Union pour la Méditerranée. Nous sommes, en matière de politique étrangère, un pays névrosé, tantôt grandiloquent tantôt rasant les murs parce qu’il a honte d’être une puissance moyenne. Mais ce n’est pas rien ! Il y a une quinzaine de puissances, c’est considérable. Nous sommes une puissance moyenne d’influence mondiale.

Quelle réponse est désormais possible de la part des Occidentaux ?

Cette opération militaire oblige les Occidentaux à réagir, mais pas seulement l’Otan. Tous les membres des Nations unies doivent récuser ce recours à la for- ce. Il faut être les plus cohérents, les plus fermes et les plus homogènes possible. Des sanctions sont nécessaires, mais n’oublions pas qu’elles sont un aveu d’impuissance. Le recours par les États- Unis à des sanctions extraterritoriales sous des motifs honorables mais pour servir leurs intérêts devrait être un scandale depuis plusieurs décennies. Ce n’est pas une panacée mais malheureusement, à chaud, elles sont inévitables. Elles doivent être intelligentes et ci- blées : il faut faire attention à ne pas sanctionner les peuples ni à nous auto- sanctionner.

Les dirigeants vont déterminer les mesures exactes qui peuvent convaincre Pou- tine de ne pas aller plus loin, de se retirer, de « démilitariser » l’Ukraine, comme il l’a demandé, en commençant par son propre retrait. Et penser aussi à l’opinion russe : il ne faut pas tout résumer à Poutine. C’est très commode d’avoir un ennemi irremplaçable, mais il y a une Russie au-delà de lui, à laquelle il faut parler. Les Russes ne sont sans doute pas en désaccord avec ce qu’a dit Poutine sur l’Ukraine, mais ils ne veulent pas la guerre.

Il faut envisager l’avenir. La Russie sera toujours notre voisin, c’est une remarque géographique, pas politique.

L’action de Poutine va-t-elle réorienter la politique américaine en matière militaire ?

Ça m’étonnerait, car depuis Obama, le pivot stratégique vers l’Asie a été enclenché et leur désengagement des conflits non vitaux ailleurs est une tendance lourde : on l’a vu en Afghanistan. Ce qui obsède l’Amérique, c’est le défi chinois. Mais peut-être que les Américains ont eu tort de dire à voix haute dès le début qu’ils n’interviendraient pas militairement.

Serions-nous plus efficaces hors de l’Otan, comme le proposent certains candidats à la présidentielle ?

De Gaulle ne voulait pas sortir de l’Otan, il n’a pas claqué la porte, il est sorti au bout de six ans parce qu’il n’a pas été en- tendu sur la réforme du système de com- mandement qu’il souhaitait. Il est sorti de guerre lasse, mais n’est pas sorti de l’Alliance. Dès qu’il y avait une crise internationale (Berlin, Cuba), de Gaulle était le premier soutien des États-Unis. On avait trouvé des arrangements pragmatiques. Sarkozy a voulu y rerentrer par atlantisme, et parce qu’il croyait que les Américains allaient nous remercier avec des cadeaux extraordinaires et que ça allait déclencher un mouvement vers la défense européenne, qui n’a bien sûr pas eu lieu.

Ce n’est pas parce que les Européens ne sont plus prêts à mourir pour quoi que ce soit qu’on ne peut rien faire. Le moment est à la fermeté.

Propos recueillis par Eugénie Bastié

« Poutine commet une erreur historique »

Hubert Vedrine

LE FIGARO. – Vous avez toujours prôné le dialogue avec la Russie. Par l’agression directe et militaire de l’Ukraine, Poutine ne vient-il pas de montrer que cette option était utopique ?

Hubert VÉDRINE. – Le Poutine de 2022 est largement le résultat, tel un monstre à la Frankenstein, des errements, de la désinvolture et des erreurs occidentales de- puis trente ans. Cela dit, je constate qu’il vient de prendre une décision non seule- ment condamnable mais absurde de son point de vue. C’est un tacticien, mais pas un stratège. La plupart des dirigeants occidentaux pensaient que Poutine agitait la menace d’une agression depuis le début pour, à force de provocations, de mena- ces, de manœuvres, obtenir que la Russie soit de nouveau reconnue comme un partenaire clé par les États-Unis. Il était sur le point d’obtenir, notamment, grâce au travail de Macron avec l’accord de Biden, une vraie discussion sur la sécurité en Europe. Objectif ambitieux, perturbant pour les Occidentaux, mais pas irrationnel de la part des Russes. Mais l’agression d’hier va bien au-delà de la reconnaissance d’une pseudo-indépendance d’entités que la Russie contrôlait déjà. C’est une erreur historique.

Vous dites que les Occidentaux ont contribué à la dérive actuelle de Poutine… N’est-ce pas l’excuser ?

Henry Kissinger, qui a passé sa vie à com- battre les Soviétiques, déplorait il y a une dizaine d’an- nées qu’on n’ait fait aucun effort après la fin de l’URSS pour associer la Russie à un ensemble de sécurité en Europe. Brzezinski (conseiller diplomatique de Carter pendant la guerre froide, NDLR), polonais d’origine, très antirusse, considérait que c’était une provocation contre-productive d’annoncer l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan en 2008, et qu’il fallait au contraire bâtir un statut de neutralité, de finlandisation, avec une double garantie pour l’Ukraine et pour la Russie. Ça n’a pas été fait.

La localisation des systèmes antimissiles pour inhiber les systèmes russes au pré- texte de contrer les systèmes iraniens, la négociation de l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne, conçue sous influence polonaise pour couper l’Ukraine de la Russie, ont été des erreurs. Puis il y a eu l’engrenage en 2014, qui aurait pu être évité, mais qui a eu lieu et qui a abouti à des sanctions et à une surenchère de Poutine. Je ne suis pas manichéen. Mais ce n’est pas parce qu’on a contribué à créer un monstre qu’il ne faut pas lui résister.

Des critiques de l’opposition s’élèvent contre le président de la République, qui aurait fanfaronné trop vite sur une possibilité de paix…

Le président de la République a eu totale- ment raison de tenter tout ce qu’il a tenté, en accord avec le chancelier Olaf Scholz et une certaine disponibilité de Joe Biden. Les critiques contre lui sont minables et électoralistes, elles ne porteront pas. S’il n’avait rien fait, que n’aurait-on entendu de la part de l’opposition ? Oui, l’Élysée s’est montré un peu trop optimiste sur le sommet, mais cela peut se comprendre tant le désir était grand d’arrêter l’engrenage.

L’échec de la France à imposer la paix signe-t-elle notre déclassement diplomatique ?

Il n’y a pas d’échec de la France. On peut parler éventuellement d’un échec inter- national. Les limites de l’influence française existent. De Gaulle n’a pas réussi à arrêter la guerre du Vietnam ! Mitterrand n’a pas réussi non plus à imposer son idée de confédération européenne, lancée dès décembre 1989, une belle idée qui aurait sans doute empêché la dérive actuelle des pays de l’Est. Et Nicolas Sarkozy n’a pas réussi à créer l’Union pour la Méditerranée. Nous sommes, en matière de politique étrangère, un pays névrosé, tantôt grandiloquent tantôt rasant les murs parce qu’il a honte d’être une puissance moyenne. Mais ce n’est pas rien ! Il y a une quinzaine de puissances, c’est considérable. Nous sommes une puissance moyenne d’influence mondiale.

Quelle réponse est désormais possible de la part des Occidentaux ?

Cette opération militaire oblige les Occidentaux à réagir, mais pas seulement l’Otan. Tous les membres des Nations unies doivent récuser ce recours à la for- ce. Il faut être les plus cohérents, les plus fermes et les plus homogènes possible. Des sanctions sont nécessaires, mais n’oublions pas qu’elles sont un aveu d’impuissance. Le recours par les États- Unis à des sanctions extraterritoriales sous des motifs honorables mais pour servir leurs intérêts devrait être un scandale depuis plusieurs décennies. Ce n’est pas une panacée mais malheureusement, à chaud, elles sont inévitables. Elles doivent être intelligentes et ci- blées : il faut faire attention à ne pas sanctionner les peuples ni à nous auto- sanctionner.

Les dirigeants vont déterminer les mesures exactes qui peuvent convaincre Pou- tine de ne pas aller plus loin, de se retirer, de « démilitariser » l’Ukraine, comme il l’a demandé, en commençant par son propre retrait. Et penser aussi à l’opinion russe : il ne faut pas tout résumer à Poutine. C’est très commode d’avoir un ennemi irremplaçable, mais il y a une Russie au-delà de lui, à laquelle il faut parler. Les Russes ne sont sans doute pas en désaccord avec ce qu’a dit Poutine sur l’Ukraine, mais ils ne veulent pas la guerre.

Il faut envisager l’avenir. La Russie sera toujours notre voisin, c’est une remarque géographique, pas politique.

L’action de Poutine va-t-elle réorienter la politique américaine en matière militaire ?

Ça m’étonnerait, car depuis Obama, le pivot stratégique vers l’Asie a été enclenché et leur désengagement des conflits non vitaux ailleurs est une tendance lourde : on l’a vu en Afghanistan. Ce qui obsède l’Amérique, c’est le défi chinois. Mais peut-être que les Américains ont eu tort de dire à voix haute dès le début qu’ils n’interviendraient pas militairement.

Serions-nous plus efficaces hors de l’Otan, comme le proposent certains candidats à la présidentielle ?

De Gaulle ne voulait pas sortir de l’Otan, il n’a pas claqué la porte, il est sorti au bout de six ans parce qu’il n’a pas été en- tendu sur la réforme du système de com- mandement qu’il souhaitait. Il est sorti de guerre lasse, mais n’est pas sorti de l’Alliance. Dès qu’il y avait une crise internationale (Berlin, Cuba), de Gaulle était le premier soutien des États-Unis. On avait trouvé des arrangements pragmatiques. Sarkozy a voulu y rerentrer par atlantisme, et parce qu’il croyait que les Américains allaient nous remercier avec des cadeaux extraordinaires et que ça allait déclencher un mouvement vers la défense européenne, qui n’a bien sûr pas eu lieu.

Ce n’est pas parce que les Européens ne sont plus prêts à mourir pour quoi que ce soit qu’on ne peut rien faire. Le moment est à la fermeté.

Propos recueillis par Eugénie Bastié

source:https://www.hubertvedrine.net Homepage > Publications > « Poutine commet une erreur historique »
28/02/2022