Le Débat. – Quelle leçon tirez-vous du «non» au référendum français? Et pour commencer, quelles vous paraissent être ses motivations véritables? Quelle signification lui attribuez-vous? Y voyez-vous un vote sur l’Europe, ou bien, comme beaucoup de commentateurs, un vote dicté par la situation politique et sociale française?
Hubert Védrine. – J’y vois aussi bien sûr, aussi, un vote sur l’Europe, très significatif. Après ce vote on a assisté à des tentatives étonnantes, presque surréalistes, pour en atténuer la portée. On a vu des dirigeants européens importants soutenir qu’il fallait continuer comme si de rien n’était. Il y a eu un appel étrange du président Chirac et du Chancelier Schroeder à ce que le processus se poursuive, alors même qu’il s’agissait d’un traité qui ne pouvait être approuvé qu’à l’unanimité. Pourquoi, alors, avoir consulté les Français? Cela revenait à souhaiter que les Français soient mis en minorité, et cela sans objet, puisque, de toute façon, le texte ne pouvait plus passer. Il y a eu de la même façon une volonté de réduire ce vote à des raisons conjoncturelles et intérieures – c’est de la faute de Chirac, c’est de la faute de Fabius, c’est de la faute de Raffarin, c’est de la faute de la directive Bolkestein. Comme si seuls des accidents ou péripéties de campagne avaient pu compromettre l’avancée majestueuse d’une construction que rien n’aurait du stopper. Ces dénégations traduisaient une dérive inquiétante: aucun vote démocratique ne devrait plus pouvoir remettre en cause l’orientation pro européenne pré établie. Mais elles n’ont pas tenu sur la distance. Assez vite, il a fallu se rendre compte que ce que les Français avaient exprimé avec force était partagé, avec plus ou moins d’intensité, par plusieurs autres peuples européens, à commencer, naturellement, par les Néerlandais. On s’est rendu compte que l’acuité de la revendication sociale était très liée aux malentendus qui font qu’on espère des miracles de l’Europe. Je reviendrai plus loin aux racines, à gauche, de cette attente. On s’est aperçu, en analysant mieux, que derrière le mécontentement social se cachaient aussi des préoccupations d’identité nationale qui avaient été niées et refoulées.
Ma conviction est donc que ce mouvement de rejet est venu de loin, que déjà on n’avait pas assez tenu compte des 49 % de non à Maastricht, et qu’après Maastricht se sont enclenchées deux fuites en avant qui se sont combinées et paradoxalement additionnées. La première est venue de la majorité des Européens pour qui l’élargissement s’est imposé comme une fin en soi – il a été, de fait, leur seul projet depuis plus de dix ans. La seconde est venue des Français qui attendent toujours de la miraculeuse Union Politique, de l’Europe puissance, du traité suivant, de la constitution, du préambule de la charte, que sais-je encore, la solution aux problèmes que la France rencontre. J’ai voté oui, mais je n’ai pas été étonné que tout cet échafaudage se soit cassé la figure.
Les Français et les Néerlandais ont rejeté non pas «l’Europe», mais la façon forcée, intrusive, excessive dont on prétendait la leur imposer. Je ne crois absolument pas qu’ils soient devenus anti-européens, encore moins xénophobes – ces accusations moralisatrices/réflexes nous détournent d’une analyse vraie. Ce vote laisse intactes, en réalité, les chances du projet européen, pour peu qu’on sache le reformuler, de façon raisonnable.
Le Débat. – Mais saura-t-on le reformuler?
H. V. – Si on considère qu’il s’est seulement produit un malheureux accident de parcours lié à un accès de populisme, certainement pas. Si on est lucide, alors oui. Si on croit à la première explication, alors on fait le gros dos, on se rallie à la thèse de Giscard selon laquelle il faut arrêter les ratifications pour ne pas compromettre plus le traité constitutionnel, on attend des jours meilleurs pour, le moment venu, le sortir du frigidaire et obtenir enfin un vote positif unanime. Certains l’ont réespéré après le vote luxembourgeois. Personnellement, je n’arrive pas y croire. Je ne vois pas le contexte qui permettrait de faire revoter les Français et les Néerlandais sur le même texte avec un résultat différent. Mais c’est une nostalgie tenace pour certains. Beaucoup de gens dans les institutions européennes ou dans les partis européistes – j’emploie ce terme pour distinguer le maximalisme européen du sentiment pro-européen normal –continuent de penser qu’il n’y a pas d’autre solution que d’aller au bout de la logique de l’harmonisation. Certains continuent à croire qu’on fera un peuple unique avec les 25, 30, demain 40 peuples européens, les «États-Unis d’Europe», comparaison censée être prestigieuse, et qui nous a abusé. Contraints et forcés ceux là se résignent à faire une pause, mais veulent ruser avec l’histoire et les peuples, sans changer d’objectif. Si c’est la seule leçon tirée du non, on verra renaître des illusions qui ne pourront que se recasser la figure dans cinq ou dix ans, car les peuples se cabreront à nouveau.
Si au contraire on croit que dans sa forme maximaliste ce dessein a été une utopie de plus dans un siècle qui en a vu bien d’autres – d’ailleurs, ce n’est pas un hasard si tellement d’utopistes déçus par leurs chimères idéologiques antérieures se sont reportés sur celle-là, en donnant une dimension un peu folle au projet européen – on en conclut qu’il faut repenser le projet. Cette utopie a peut être été stimulante au lendemain de la deuxième guerre mondiale, mais elle a atteint ses limites. Il faut en revenir à la formule raisonnable d’une «fédération d’États-nations», proposée par Jacques Delors il y a quelques années, et bonne définition, par les deux termes qu’elle associe, de ce qui est à la fois souhaitable et possible en Europe. (Encore que Jacques Delors l’ait parfois définie comme un noyau dur vraiment fédéraliste. Dans ce cas, ce que je propose est plutôt une confédération d’Etats-Nations avec en son centre une zone euro qui dispose de certaines institutions fédérales). Il faut admettre que les États-nations européens ne vont pas disparaître. Dans la demande d’identité comme dans la demande de souveraineté, il y a des risques et des dérives possibles mais il y a aussi quelque chose de légitime qu’on n’a pas voulu, depuis plusieurs années, prendre en compte. Si on continue à récuser cette part acceptable de ces attentes, les peuples finiront par tout casser, comme ils ont commencé à le faire. Selon moi, il est urgent de revenir à une définition du projet européen acceptable par les peuples.
Le Débat. – Mais ce diagnostic est-il partagé?
H. V. – Sur les propositions, pas forcément, mais le constat, lui, s’impose peu à peu. L’espoir de revoter sur le même texte sera déçu. L’astuce consistant à prendre des petits morceaux du traité rejeté pour les greffer sur celui de Nice est problématique, et ne pourra pas fournir une solution générale. L’espérance d’une renégociation de l’ensemble se heurtera au fait que les 25 pays redouteront ce nouveau parcours du combattant. De toute façon une telle renégociation, si elle devait survenir, n’irait pas dans le sens des demandes «sociales» françaises.
Donc il faut bien constater qu’il y a coup d’arrêt. Mais à quoi? Un coup d’arrêt à la chimère des États-Unis d’Europe. Parler d’une fédération d’État-nations veut précisément dire qu’on ne fait pas les États-Unis d’Europe mais autre chose. Dans le schéma ancien, la commission serait devenue un jour le gouvernement de l’Europe, les gouvernements nationaux étaient des corps d’extinction comme on dit dans la fonction publique, et les États-nations des survivances. Dans cette optique Bruxelles était Richelieu et les nations et leurs états des féodalités archaïques. Cette orientation a été très prégnante, pas dans toutes les décisions européennes, mais dans le bruit de fond médiatique, (Il y aurait une étude à faire sur les formules automatiques du type «égoïsmes nationaux». Car bien sûr, il n’y aurait d’égoïsmes que nationaux!). C’est elle qui a fait long feu au printemps.
Si on doit renoncer à cette idée, c’est d’abord parce qu’elle a été démocratiquement désavouée, ensuite parce qu’elle est chimérique, enfin parce qu’il ne paraît pas souhaitable de fondre l’identité des peuples européens dans un magma général, au moment où la globalisation crée le besoin inverse. Alors arrêtons de parler des États-Unis d’Europe, et de présenter la construction européenne comme constamment à une «étape», où chaque traité est déclaré mauvais ou insuffisant à peine signé, de telle sorte qu’on en négocie un nouveau tous les trois ans! Il faut stopper ce processus vertigineux, stabiliser les règles du jeu, dire aux européens: nous constituons, et nous resterons, une fédération d’États-nations. Chaque mot compte. Il y a beaucoup de choses que nous ferons en commun au niveau européen, parce que c’est plus efficace et plus intelligent. On va le préciser. Il pourra y avoir des évoluions mais cela ne va pas changer tous les matins. Dans les autres domaines, vous les États-nations, ou les régions, vous n’êtes pas menacés d’être dépossédés de vos compétences par le prochain traité ou la prochaine directive. Vous pouvez travailler et vous organiser.
Depuis une dizaine d’années, comme la règle du jeu changeait tout le temps ou était à la veille de changer, sous prétexte et qu’il y allait avoir toujours «plus d’Europe», on s’est laissé déresponsabiliser, les uns disant, chaque fois qu’il y avait une réforme pénible: c’est la faute de l’Europe, les autres, les béni-ouiouistes, si je puis dire, (que je ne confonds pas avec les pro-européens raisonnables) répondant: il n’y a que l’Europe qui peut apporter une solution. La complainte anti-européenne et l’attente passive des bienfaits de l’Europe se sont combinées pour produire le même effet. Alors que si on stabilise, en admettant que l’intégration a atteint en gros son point d’équilibre, nous réendossons notre responsabilité. Il y a des compétences européennes à gérer le mieux possible, les actuelles avec quelques ajouts (plus d’environnement) et quelques réductions (certains aspects de la PAC en moins). Mais elles ne doivent pas faire oublier le reste, et c’est sur ce reste que nous avons à exercer, sans défausse, au niveau national une responsabilité politique et civique. Préciser l’échelle des compétences est un bon moyen de lutter contre le sentiment de dépossession démocratique qui a envahi les populations des pays démocratiques mondialisés et globalisés, Europe ou pas, et se traduisait par une abstention croissante jusqu’au moment où on leur a mis entre les mains un gourdin dont ils se sont empressés de se servir pour taper sur leurs dirigeants. C’est évident en matière de politique sociale, mais c’est vrai dans beaucoup d’autres domaines.
Le Débat. – C’est ce que veut dire pour vous clarifier la notion de fédération d’États-nations?
H. V. – Oui. Il y a en fait deux conceptions possibles, très différentes, du fédéralisme. Ou bien un fédéralisme de fusion, dont je rappelais la logique à l’instant: la commission devient le gouvernement, les nations sont des survivances à dépasser. C’est la thèse fédéraliste des années cinquante, la thèse des anciens gauchistes devenus européistes, les Toni Negri, Joshska Fischer, Dany Cohn-Bendit et de celle de nombreux éditorialistes militants français. Pour ce courant de pensée l’Europe est un moyen de se débarrasser définitivement de l’État-nation. Ce courant a apporté dans le débat européen une fébrilité et une âpreté qui n’existaient pas auparavant chez les pro-européens «deloriens» par exemple. Il est très important pour moi de se contenir de ce maximalisme.
Je suis au contraire partisan d’un fédéralisme de subsidiarité reposant sur une distinction claire Union Européenne –Etats-nations. Il y a un niveau européen. D’autre part, les États-nations vont subsister, tout en coopérant étroitement et nous sommes toujours responsables de ce qui va se passer, en bien et en mal, dans nos politiques nationales.
Le coup d’arrêt n’a pas été donné à tout projet, mais à la construction utopique d’une Europe qui absorbait tout. L’Europe est toujours là les institutions sont là, gérées par les traités existants, bons ou mauvais, mais qui fonctionnent. En un mot, c’est le projet utopique qui a été frappé, pas l’Europe réelle. Certains vont s’en affliger au motif qu’on ne peut pas vivre sans utopie et que la politique doit faire rêver. D’autres vont soutenir au contraire, plus justement à mon sens, qu’en abandonnant cette utopie devenue handicapante, il va être possible de reformuler une vision de l’Europe acceptable par les peuples. Dans ce cadre, tout est possible: politiques à 25, coopérations renforcées, initiatives de petits groupes, initiatives hors institutions, ou politiques nationales plus intelligentes et coordonnées, non gérées par un système communautaire, mais s’inspirant les unes des autres, comme en matière sociale, où tout le monde cherche la bonne combinaison entre sécurité et flexibilité.
Le Débat. – Un élément important de la clarification et de la stabilisation que vous appelez de vos vœux est constitué par les suites qu’il convient de donner à la démarche d’élargissement: quid de la Roumanie et de la Bulgarie d’abord, puis de la Turquie, puis enfin des Balkans?
H. V. – La politique européenne d’élargissement a été tout à fait étonnante. Après Maastricht, les Français ont pensé surtout à l’euro, puis ont rêvé union politique pour contrebalancer les Etats-Unis. Comme les autres européens ne sont pas d’accord avec cette idée, on ne pouvait que tourner en rond. En fait ce que les autres avaient en tête, au même moment, c’était, je l’ai rappelé, l’élargissement. Les autres, c’est-à-dire les Anglais et les Allemands et leurs amis plus chaque pays qui parrainait un nouvel entrant. L’élargissement était devenu une obligation: on n’avait pas le droit d’en discuter. Les quelques tentatives françaises pour que ce processus soit mieux négocié et mieux maitrisé, lui ont valu de se faire insulter copieusement: ce n’était qu’un cri contre «l’égoïsme français». L’élargissement rapide devenait une réparation pour Munich, Yalta et la suite, donc quelque chose d’indiscutable. Toute tentative de soumettre la chose à un examen sérieux était proscrite. En pratique cela a été mené à marche forcée par le commissaire à l’élargissement Verheugen qui a pris ses fonctions au pied de la lettre – il a élargi. Il n’a pas appliqué le mandat qui lui avait été donné, – une négociation pays par pays – il a fixé à l’avance la liste des pays, leur date d’entrée, etc.
En France, cela a été d’autant plus occulté que ce processus inquiétait les militants de l’Europe politique mais qu’ils ne savaient pas comment le prendre. L’embarras conduit à un escamotage pur et simple du sujet. Depuis 1992, où un vrai désaccord entre Mitterrand et Kohl sur la question de l’élargissement (à 16) avait éclaté, où Kohl avait piqué une colère contre Delors qui plaidait qu’on ne pouvait pas le faire sans réformer les institutions, et où Mitterrand et Delors avaient été mis en minorité, la question était supposée tranchée.
Aujourd’hui encore, les Anglais contestent l’idée même qu’il puisse y avoir une limite à l’élargissement! (Je précise au passage que je ne me définis pas comme anti-Blair et que je considérerais comme une calamité que le débat se résume à un combat de coqs Blair-Chirac). J’ai été aussi interpellé par des journalistes allemands sur le thème de «l’égoïsme français». Certains m’ont dit: quand le Kurdistan démocratique sera indépendant, il faudra évidemment l’accepter. On sait que Geremek avait proposé Israël et l’État palestinien. Que Berlusconi parle constamment de la Russie. Que certains disent: s’il y a la Turquie, pourquoi pas le Maroc? Cela montre bien que les Européens d’aujourd’hui pour des raisons historiques et idéologiques diverses sont incapables de se mettre d’accord entre eux sur des limites quelles qu’elles soient. S’il n’y a pas de limites géographiques, historiques, culturelles ou religieuses à l’Europe, si celle-ci n’est qu’une association des amis de la démocratie, une sorte de sous ONU, une entité gazeuse appelée à se dilater et personne ne pourra ressentir vis-à-vis d’elle un sentiment de citoyenneté ou d’appartenance. Tout cela a fait penser au Sapeur Camenbert: «Quand les bornes sont franchies, il n’y a plus de limites».
Beaucoup de gens sincèrement européens, en France même, ne se rendent pas compte qu’ils tuent le projet au nom de la «dynamique» qu’ils lui veulent lui imposer sous prétexte que c’est une «idée», sans parler des problèmes de fonctionnement inextricable que pose le nombre grandissant de membres. On voit bien le temps que prend un tour de table aujourd’hui. Ce n’est pas la même chose de se demander à qui l’Europe peut rendre service, et ce qui est bon pour l’Europe. Soigner et accueillir les peuples en difficulté ne peut pas devenir notre seule vocation! Ce n’est que depuis le vote du 29 mai qu’il est redevenu possible d’aborder ces questions auparavant refoulées. Je pense qu’il est fondamental, si on veut que les peuples se réapproprient le projet européen, d’oser annoncer qu’il y aura des limites quelque part, quitte à les préciser peu à peu. Cela n’a rien de choquant, ni de dangereux. Il ne s’agit pas d’exclure les autres. Le refus de l’exclusion ne doit se transformer en obligation d’inclusion! Les États-Unis ne proposent pas au Canada ni au Mexique d’entrer dans les Etats-Unis! Cela suppose de proposer d’autres modes de relation avec nos voisins que l’adhésion. Si l’Europe a vocation à englober la moitié du monde, ce ne sera plus rien. Il faut donc affirmer qu’il y aura des limites quelque part, et créer régionalement une ou deux structures associées d’attente. La Bulgarie et la Roumanie, oui, puisque nous avons déjà décidé. La Turquie, je ne vois pas comment les vingt-cinq échapperaient à l’ouverture annoncée des négociations, mais ils ne se sentent pas engagés au-delà de l’ouverture. Quant aux autres candidats, il faut leur proposer autre chose, qui ne soit ni paternaliste, ni limité à des accords d’association trop classiques. Nous devons imaginer pour eux, pour les dix ans qui viennent, un véritable partenariat d’accompagnement. Je regrette encore que l’idée de confédération européenne formulée par François Mitterrand, le 30 décembre 1989, n’ait pas marché. L’idée est venue trop tôt, elle a été lancée sans préparation, elle a été handicapée par l’idée d’y associer la Russie. Il n’empêche que Mitterrand avait vu à l’avance le problème dans lequel nous nous débattons.
Le Débat. – Si l’élargissement fait figure d’horizon futur de l’Europe, la PAC, la politique agricole commune est devenue une sorte de symbole de la «vieille Europe», si ce n’est d’un âge archaïque de la construction européenne, dont il conviendrait de se débarrasser au plus vite. La position défensive de la France sur ce terrain est-elle tenable?
H. V. – Tony Blair va trop loin. La politique agricole commune n’est pas qu’une politique du passé. Maintenir une grande capacité productrice en Europe est justifié. Repensée, elle peut jouer un rôle extrêmement important, social et d’écologie territoriale. Ce serait imprudent que l’Europe achète toute sa nourriture à l’extérieur. Les Britanniques se vengent peut être d’avoir annihilé leur agriculture au XIXème siècle et d’avoir été privés de leurs arrangements préférentiels avec le Commonwealth au moment de leur entrée dans l’Europe. Une PAC modernisée est indispensable à l’Europe. Si Chirac et Blair acceptent de bouger chacun un peu, un compromis maintenant une PAC réformée est possible.
Le Débat. – Il y a derrière un problème plus général de l’attitude de la Grande-Bretagne.
H. V. – A moins que ce ne soit nous le problème? Il y a trois choses distinctes concernant la Grande Bretagne. Le traité, le budget et le débat général. Dans l’affaire du Traité, il n’y a rien à reprocher aux Britanniques. Ils étaient contre un traité, qu’ils le trouvaient inutile, a fortiori une «constitution». Ils se sont résignés pour rester dans le mouvement général. Dans leur scepticisme, ils se sont montrés plutôt arrangeants. Ils ont tracé des lignes rouges quand au passage au vote à la majorité qui ont été reprochées à Blair. Je me demande encore pourquoi les Français s’en sont plaints, puisque dans ces domaines, la France était à peu près assurée d’être tout le temps minoritaire. Tony Blair nous aurait plutôt protégé! Il s’est engagé à faire un référendum, parce qu’il était coincé par rapport à son opinion. On ne peut pas le lui reprocher: nous en avions décidé un. Cela n’a joué aucun rôle dans le non français et néerlandais. Il est absurde d’en faire a posteriori le bouc émissaire de nos soucis, sous le prétexte qu’il y a eu quinze jours après un conseil européen sur le budget qui de tout façon, se serait mal passé. On n’a presque jamais vu un budget européen être adopté aisément par le premier conseil qui en débat. Il en faut en général deux ou trois. Le mélange des problèmes permet de ne pas s’interroger sur l’état de l’Europe, sur les causes véritables du non, sur ce qui est réellement faisable maintenant. On nous ressort des clichés simplificateurs sur l’Europe politique contre le grand marché – Mais qu’est ce à dire? Les Britanniques sont aussi dans l’Europe politique, et nous ne pouvons pas être nous-mêmes contre le grand marché, ni pour un «petit marché»! Méfions-nous de la tentation de ramener les problèmes européens à un échange de slogans, ou à un combat de coqs Blair-Chirac. Sur l’avenir de l’Europe en général, je suis partisan de discuter sérieusement les arguments de Blair. Quand je dis «Blair», c’est un résumé, parce que ce qui marche en Grande-Bretagne aujourd’hui est du à Thatcher- et oui!-, Blair et Brown. Mais je suis pour le débat, pour l’évaluation comparée, pas pour la caricature.
Le Débat – On ne prend pas le chemin de ce dialogue. On a plutôt l’impression que la polémique va enfler et constituer un abcès de fixation durable.
H. V. – C’est possible, bien qu’à l’heure où nous parlons, je n’exclus pas totalement un compromis sur le budget en 2005, encore qu’on puisse le trouver plus tard, en 2006, ce serait encore suffisant. Mais il est vrai qu’il est tentant pour Chirac comme pour la gauche française de diaboliser le modèle britannique. Je pense que il y a des leçons de sécurité, de flexibilité et de dynamisme à prendre dans tous les pays européens. On devrait procéder par émulation et progresser sans arrêt en s’inspirant de ce qui est plus intelligent et de ce qui marche le mieux dans les autres systèmes. Aucun pays européen n’est à lui seul un modèle complet.
Le Débat. – Quelles sont les chances, de manière générale, du scénario positif que vous avez esquissé? Le plus probable n’est-il pas l’immobilisme et la sclérose?
H. V. – Je ne suis pas aussi pessimiste. Je pense qu’il va se passer des choses sur le plan des projets.
Le Débat. – D’où viendraient-ils?
H. V. – D’un peu partout. Puisque la réalité institutionnelle, c’est que nous allons continuer à fonctionner jusqu’à vingt-sept états membres avec le Traité de Nice, que les autres hypothèses vont se dégonfler et qu’en ce qui concerne le budget, on finira par trouver un accord, on va revenir aux projets. La période qui va de Maastricht à maintenant a été très particulière. On a fait comme si le problème de l’Europe n’était pas celui des réponses concrètes à donner aux attentes des citoyens, mais celui de l’architecture institutionnelle ou du moins que celles-la dépendaient toutes de celle-ci. Cette surenchère est stoppée. Le champ du raisonnement qui avait conduit à faire Airbus, Ariane, Erasmus ou plus récemment Galileo se rouvre. On va pouvoir réfléchir à des politiques et des idées innovantes. Vous verrez que d’ici quelques mois, nous serons devant des dizaines de propositions. Voyez ce qui a été fait dans le domaine de l’Europe de la défense, depuis le sommet franco-britannique de Saint-Malo en 1998. Récemment, cinq pays dotés de gendarmeries se sont groupés pour rendre possible l’intervention d’une gendarmerie européenne dans des pays en post crise ou en reconstruction. Il y aura beaucoup de propositions de ce genre. Il ne tient qu’à nous d’en accroître la liste. Projets globaux ou ponctuels, communautaires ou à géométrie variable, projets à 25, projets par petits groupes, projets relevant des institutions communautaires proprement dites et exigeant l’accord de la commission et du parlement, ceux qui relèveront de l’intergouvernemental, et qui étaient mal vus par l’européisme d’avant, etc. Personne ne sera contre cette Europe des projets. Il y a toujours des gens contre une constitution ou contre telle ou telle directive. Mais personne n’est contre des Erasmus, ou des Galileo. Jacques Delors avait dressé en 1994 une liste de grandes infrastructures de communication, après avoir recensé les grandes liaisons qui manquaient en Europe, les tunnels ferroviaires pour régler le problème des poids lourds dans les Alpes et les Pyrénées, les ponts entre les Iles scandinaves ou autres, etc. L’idée n’a pas eu de suite pour des raisons de purisme budgétaire mais elle peut être reprise. La combinaison croissance-emploi-écologie offre une multitude de pistes à explorer. L’Europe sera-t-elle le premier continent à en réaliser la synthèse, ou faudra-t-il attendre le résultat des recherches chinoises, puisque les Chinois sont en train de créer des instituts sur des sujets comme les voitures propres avec des budgets considérables? Quand on se remettra à parler projets, le champ sera infini. Après, il faudra trier. Si on retrouve pragmatisme et souplesse, je ne suis pas pessimiste.
Le Débat. – L’Europe telle que vous la dessinez peut-elle faire l’économie d’une réforme de ses institutions? Peut-on passer d’un ensemble politique à six à un ensemble à quinze, puis à vingt-cinq, demain à trente ou plus, sans changer son mode de décision autrement qu’à la marge? Est-ce tenable?
H. V. – Mais c’est l’impasse sur les institutions qui nous oblige à penser d’une façon neuve. Ce problème se pose depuis des décennies! Avec le mot d’ordre illusoire au parallélisme faussement rassurant: élargissement/approfondissement. Du Traité de Rome au Traité de Maastricht, l’Europe a fonctionné à peu près avec le même système d’institutions, à six, neuf, dix, puis douze partenaires. Ensuite, il y a eu une obligation d’adaptation, dictée par la perspective d’un élargissement prochain massif. Cela a donné les négociations du Traité d’Amsterdam, qui ont échoué. C’est pour cette raison qu’il a fallu négocier un Traité de Nice sur lequel l’accord s’est fait mais qui a été contesté. D’où de nouvelles négociations, la Convention, le Traité constitutionnel, et l’échec de la ratification. Cela fait quinze ans maintenant que l’on tourne et retourne toutes les solutions dans tous les sens. Compte tenu du fait que l’Europe est composée d’États indépendants, démocratiques, avec des citoyens, des parlements et des opinions, et que personne n’a les moyens ni l’intention d’imposer une solution autoritaire la situation actuelle va durer. On n’arrivera de toute façon jamais à un système qui donnerait tous les pouvoirs à la commission, ou au parlement, ni à un système qui redonnerait tous les pouvoirs aux gouvernements nationaux. Et même quand ceux-ci ont des nostalgies souverainistes, ils savent très bien qu’ils doivent travailler ensemble. De Nice au traité constitutionnel il y avait pas mal d’améliorations mais pas de changement fondamental quant à l’équilibre entre le niveau européen et le niveau des États-nations, ni entre le parlement, le conseil et la commission. Dans le cadre institutionnel qui reste le notre, on peut ou ne rien faire, ou se tromper, ou faire des choses très bien. Il n’y a pas de miracle institutionnel. S’en rendre compte, c’est recouvrer notre responsabilité, par exemple en matière sociale.
Le Débat. – Comment?
H. V. – L’opération de magie de Mitterrand avait consisté, dans les années 1983/1984, à dire au peuple de gauche qu’on ne pouvait pas aller plus loin dans le cadre de la France, mais qu’il y avait l’horizon européen. Une grande partie des gens de gauche se sont convertis alors à l’idéal européen, parce que l’intégration européenne leur apparaissait comme le moyen de garantir le schéma social à la française et de l’étendre à l’Europe. Quand ils ont commencé à s’apercevoir que cela marchait dans l’autre sens, que l’Europe n’était pas une protection contre la marche générale du monde, qui va en sens inverse, ils se sont sentis floués. C’est ce qui est derrière le non d’une partie des socialistes. Leurs leaders ont expliqué qu’il fallait voter non pour provoquer la crise et obtenir une renégociation. Mais cela ne peut pas marcher ainsi. Si d’ailleurs une renégociation avait lieu, elle irait dans l’autre sens, les Français se seraient retrouvés sur le social, encore plus isolés. De même qu’il y a eu une frénésie propre aux partisans du oui, il y a eu une illusion spécifique des partisans du non.
Pour sortir de ce pseudo-dilemme, il faut cesser d’attendre des institutions qu’elles fabriquent la société parfaite. Il faut admettre que ce n’est pas à «l’Europe» de faire ce travail d’amélioration sociale, mais à nous. Je rappelle que Jacques Delors n’a jamais cessé de dire cela, mezzo voce, il est vrai, pour ne pas gêner les socialistes. Il l’a redit en 2004 quand le parti socialiste a fait campagne sur le thème: «Et maintenant, l’Europe sociale». L’État-nation, a-t-il rappelé, reste le cadre naturel de la solidarité et de la politique sociale. Les socialistes suédois sont plus cohérents sur ce point. Ils disent: «s’il vous plaît, pas d’Europe sociale. Nous préférons garder notre système». Entendons nous bien: tous les Européens souhaitent que le type de société, et le mode de vie européens soient préservés et améliorés, quitte pour cela à les réformer, malgré le défi de la mondialisation. Mais cela n’implique pas que ce soit à «l’Europe», aux institutions européennes, de gérer le social, notamment parce que cette politique suppose un degré de proximité maximum. Les partisans du non vont devoir admettre, à un moment ou à un autre, que la politique sociale idéale qu’ils appellent de leurs vœux, et qui ambitionne de résister à l’évolution générale du monde, ne sera jamais imposée par l’Europe des vingt cinq. Le plus tôt sera le mieux, à mon avis.
Si en revanche on renonce à cette attente magique vis-à-vis de l’Europe, beaucoup de choses redeviennent possibles, à l’intérieur comme avec nos partenaires.
Le Débat. – Pour vous, c’est là que se situe la possible issue de la crise?
H. V. – Oui, dans l’esprit de responsabilité de réalisme et de bon sens, tout simplement. Aux États-nations de faire ce qu’ils ont à faire, et à l’Europe de renouer avec des projets concrets. Vous allez voir, ils vont fleurir.
Le Débat. – Quelle leçon tirez-vous du «non» au référendum français? Et pour commencer, quelles vous paraissent être ses motivations véritables? Quelle signification lui attribuez-vous? Y voyez-vous un vote sur l’Europe, ou bien, comme beaucoup de commentateurs, un vote dicté par la situation politique et sociale française?
Hubert Védrine. – J’y vois aussi bien sûr, aussi, un vote sur l’Europe, très significatif. Après ce vote on a assisté à des tentatives étonnantes, presque surréalistes, pour en atténuer la portée. On a vu des dirigeants européens importants soutenir qu’il fallait continuer comme si de rien n’était. Il y a eu un appel étrange du président Chirac et du Chancelier Schroeder à ce que le processus se poursuive, alors même qu’il s’agissait d’un traité qui ne pouvait être approuvé qu’à l’unanimité. Pourquoi, alors, avoir consulté les Français? Cela revenait à souhaiter que les Français soient mis en minorité, et cela sans objet, puisque, de toute façon, le texte ne pouvait plus passer. Il y a eu de la même façon une volonté de réduire ce vote à des raisons conjoncturelles et intérieures – c’est de la faute de Chirac, c’est de la faute de Fabius, c’est de la faute de Raffarin, c’est de la faute de la directive Bolkestein. Comme si seuls des accidents ou péripéties de campagne avaient pu compromettre l’avancée majestueuse d’une construction que rien n’aurait du stopper. Ces dénégations traduisaient une dérive inquiétante: aucun vote démocratique ne devrait plus pouvoir remettre en cause l’orientation pro européenne pré établie. Mais elles n’ont pas tenu sur la distance. Assez vite, il a fallu se rendre compte que ce que les Français avaient exprimé avec force était partagé, avec plus ou moins d’intensité, par plusieurs autres peuples européens, à commencer, naturellement, par les Néerlandais. On s’est rendu compte que l’acuité de la revendication sociale était très liée aux malentendus qui font qu’on espère des miracles de l’Europe. Je reviendrai plus loin aux racines, à gauche, de cette attente. On s’est aperçu, en analysant mieux, que derrière le mécontentement social se cachaient aussi des préoccupations d’identité nationale qui avaient été niées et refoulées.
Ma conviction est donc que ce mouvement de rejet est venu de loin, que déjà on n’avait pas assez tenu compte des 49 % de non à Maastricht, et qu’après Maastricht se sont enclenchées deux fuites en avant qui se sont combinées et paradoxalement additionnées. La première est venue de la majorité des Européens pour qui l’élargissement s’est imposé comme une fin en soi – il a été, de fait, leur seul projet depuis plus de dix ans. La seconde est venue des Français qui attendent toujours de la miraculeuse Union Politique, de l’Europe puissance, du traité suivant, de la constitution, du préambule de la charte, que sais-je encore, la solution aux problèmes que la France rencontre. J’ai voté oui, mais je n’ai pas été étonné que tout cet échafaudage se soit cassé la figure.
Les Français et les Néerlandais ont rejeté non pas «l’Europe», mais la façon forcée, intrusive, excessive dont on prétendait la leur imposer. Je ne crois absolument pas qu’ils soient devenus anti-européens, encore moins xénophobes – ces accusations moralisatrices/réflexes nous détournent d’une analyse vraie. Ce vote laisse intactes, en réalité, les chances du projet européen, pour peu qu’on sache le reformuler, de façon raisonnable.
Le Débat. – Mais saura-t-on le reformuler?
H. V. – Si on considère qu’il s’est seulement produit un malheureux accident de parcours lié à un accès de populisme, certainement pas. Si on est lucide, alors oui. Si on croit à la première explication, alors on fait le gros dos, on se rallie à la thèse de Giscard selon laquelle il faut arrêter les ratifications pour ne pas compromettre plus le traité constitutionnel, on attend des jours meilleurs pour, le moment venu, le sortir du frigidaire et obtenir enfin un vote positif unanime. Certains l’ont réespéré après le vote luxembourgeois. Personnellement, je n’arrive pas y croire. Je ne vois pas le contexte qui permettrait de faire revoter les Français et les Néerlandais sur le même texte avec un résultat différent. Mais c’est une nostalgie tenace pour certains. Beaucoup de gens dans les institutions européennes ou dans les partis européistes – j’emploie ce terme pour distinguer le maximalisme européen du sentiment pro-européen normal –continuent de penser qu’il n’y a pas d’autre solution que d’aller au bout de la logique de l’harmonisation. Certains continuent à croire qu’on fera un peuple unique avec les 25, 30, demain 40 peuples européens, les «États-Unis d’Europe», comparaison censée être prestigieuse, et qui nous a abusé. Contraints et forcés ceux là se résignent à faire une pause, mais veulent ruser avec l’histoire et les peuples, sans changer d’objectif. Si c’est la seule leçon tirée du non, on verra renaître des illusions qui ne pourront que se recasser la figure dans cinq ou dix ans, car les peuples se cabreront à nouveau.
Si au contraire on croit que dans sa forme maximaliste ce dessein a été une utopie de plus dans un siècle qui en a vu bien d’autres – d’ailleurs, ce n’est pas un hasard si tellement d’utopistes déçus par leurs chimères idéologiques antérieures se sont reportés sur celle-là, en donnant une dimension un peu folle au projet européen – on en conclut qu’il faut repenser le projet. Cette utopie a peut être été stimulante au lendemain de la deuxième guerre mondiale, mais elle a atteint ses limites. Il faut en revenir à la formule raisonnable d’une «fédération d’États-nations», proposée par Jacques Delors il y a quelques années, et bonne définition, par les deux termes qu’elle associe, de ce qui est à la fois souhaitable et possible en Europe. (Encore que Jacques Delors l’ait parfois définie comme un noyau dur vraiment fédéraliste. Dans ce cas, ce que je propose est plutôt une confédération d’Etats-Nations avec en son centre une zone euro qui dispose de certaines institutions fédérales). Il faut admettre que les États-nations européens ne vont pas disparaître. Dans la demande d’identité comme dans la demande de souveraineté, il y a des risques et des dérives possibles mais il y a aussi quelque chose de légitime qu’on n’a pas voulu, depuis plusieurs années, prendre en compte. Si on continue à récuser cette part acceptable de ces attentes, les peuples finiront par tout casser, comme ils ont commencé à le faire. Selon moi, il est urgent de revenir à une définition du projet européen acceptable par les peuples.
Le Débat. – Mais ce diagnostic est-il partagé?
H. V. – Sur les propositions, pas forcément, mais le constat, lui, s’impose peu à peu. L’espoir de revoter sur le même texte sera déçu. L’astuce consistant à prendre des petits morceaux du traité rejeté pour les greffer sur celui de Nice est problématique, et ne pourra pas fournir une solution générale. L’espérance d’une renégociation de l’ensemble se heurtera au fait que les 25 pays redouteront ce nouveau parcours du combattant. De toute façon une telle renégociation, si elle devait survenir, n’irait pas dans le sens des demandes «sociales» françaises.
Donc il faut bien constater qu’il y a coup d’arrêt. Mais à quoi? Un coup d’arrêt à la chimère des États-Unis d’Europe. Parler d’une fédération d’État-nations veut précisément dire qu’on ne fait pas les États-Unis d’Europe mais autre chose. Dans le schéma ancien, la commission serait devenue un jour le gouvernement de l’Europe, les gouvernements nationaux étaient des corps d’extinction comme on dit dans la fonction publique, et les États-nations des survivances. Dans cette optique Bruxelles était Richelieu et les nations et leurs états des féodalités archaïques. Cette orientation a été très prégnante, pas dans toutes les décisions européennes, mais dans le bruit de fond médiatique, (Il y aurait une étude à faire sur les formules automatiques du type «égoïsmes nationaux». Car bien sûr, il n’y aurait d’égoïsmes que nationaux!). C’est elle qui a fait long feu au printemps.
Si on doit renoncer à cette idée, c’est d’abord parce qu’elle a été démocratiquement désavouée, ensuite parce qu’elle est chimérique, enfin parce qu’il ne paraît pas souhaitable de fondre l’identité des peuples européens dans un magma général, au moment où la globalisation crée le besoin inverse. Alors arrêtons de parler des États-Unis d’Europe, et de présenter la construction européenne comme constamment à une «étape», où chaque traité est déclaré mauvais ou insuffisant à peine signé, de telle sorte qu’on en négocie un nouveau tous les trois ans! Il faut stopper ce processus vertigineux, stabiliser les règles du jeu, dire aux européens: nous constituons, et nous resterons, une fédération d’États-nations. Chaque mot compte. Il y a beaucoup de choses que nous ferons en commun au niveau européen, parce que c’est plus efficace et plus intelligent. On va le préciser. Il pourra y avoir des évoluions mais cela ne va pas changer tous les matins. Dans les autres domaines, vous les États-nations, ou les régions, vous n’êtes pas menacés d’être dépossédés de vos compétences par le prochain traité ou la prochaine directive. Vous pouvez travailler et vous organiser.
Depuis une dizaine d’années, comme la règle du jeu changeait tout le temps ou était à la veille de changer, sous prétexte et qu’il y allait avoir toujours «plus d’Europe», on s’est laissé déresponsabiliser, les uns disant, chaque fois qu’il y avait une réforme pénible: c’est la faute de l’Europe, les autres, les béni-ouiouistes, si je puis dire, (que je ne confonds pas avec les pro-européens raisonnables) répondant: il n’y a que l’Europe qui peut apporter une solution. La complainte anti-européenne et l’attente passive des bienfaits de l’Europe se sont combinées pour produire le même effet. Alors que si on stabilise, en admettant que l’intégration a atteint en gros son point d’équilibre, nous réendossons notre responsabilité. Il y a des compétences européennes à gérer le mieux possible, les actuelles avec quelques ajouts (plus d’environnement) et quelques réductions (certains aspects de la PAC en moins). Mais elles ne doivent pas faire oublier le reste, et c’est sur ce reste que nous avons à exercer, sans défausse, au niveau national une responsabilité politique et civique. Préciser l’échelle des compétences est un bon moyen de lutter contre le sentiment de dépossession démocratique qui a envahi les populations des pays démocratiques mondialisés et globalisés, Europe ou pas, et se traduisait par une abstention croissante jusqu’au moment où on leur a mis entre les mains un gourdin dont ils se sont empressés de se servir pour taper sur leurs dirigeants. C’est évident en matière de politique sociale, mais c’est vrai dans beaucoup d’autres domaines.
Le Débat. – C’est ce que veut dire pour vous clarifier la notion de fédération d’États-nations?
H. V. – Oui. Il y a en fait deux conceptions possibles, très différentes, du fédéralisme. Ou bien un fédéralisme de fusion, dont je rappelais la logique à l’instant: la commission devient le gouvernement, les nations sont des survivances à dépasser. C’est la thèse fédéraliste des années cinquante, la thèse des anciens gauchistes devenus européistes, les Toni Negri, Joshska Fischer, Dany Cohn-Bendit et de celle de nombreux éditorialistes militants français. Pour ce courant de pensée l’Europe est un moyen de se débarrasser définitivement de l’État-nation. Ce courant a apporté dans le débat européen une fébrilité et une âpreté qui n’existaient pas auparavant chez les pro-européens «deloriens» par exemple. Il est très important pour moi de se contenir de ce maximalisme.
Je suis au contraire partisan d’un fédéralisme de subsidiarité reposant sur une distinction claire Union Européenne –Etats-nations. Il y a un niveau européen. D’autre part, les États-nations vont subsister, tout en coopérant étroitement et nous sommes toujours responsables de ce qui va se passer, en bien et en mal, dans nos politiques nationales.
Le coup d’arrêt n’a pas été donné à tout projet, mais à la construction utopique d’une Europe qui absorbait tout. L’Europe est toujours là les institutions sont là, gérées par les traités existants, bons ou mauvais, mais qui fonctionnent. En un mot, c’est le projet utopique qui a été frappé, pas l’Europe réelle. Certains vont s’en affliger au motif qu’on ne peut pas vivre sans utopie et que la politique doit faire rêver. D’autres vont soutenir au contraire, plus justement à mon sens, qu’en abandonnant cette utopie devenue handicapante, il va être possible de reformuler une vision de l’Europe acceptable par les peuples. Dans ce cadre, tout est possible: politiques à 25, coopérations renforcées, initiatives de petits groupes, initiatives hors institutions, ou politiques nationales plus intelligentes et coordonnées, non gérées par un système communautaire, mais s’inspirant les unes des autres, comme en matière sociale, où tout le monde cherche la bonne combinaison entre sécurité et flexibilité.
Le Débat. – Un élément important de la clarification et de la stabilisation que vous appelez de vos vœux est constitué par les suites qu’il convient de donner à la démarche d’élargissement: quid de la Roumanie et de la Bulgarie d’abord, puis de la Turquie, puis enfin des Balkans?
H. V. – La politique européenne d’élargissement a été tout à fait étonnante. Après Maastricht, les Français ont pensé surtout à l’euro, puis ont rêvé union politique pour contrebalancer les Etats-Unis. Comme les autres européens ne sont pas d’accord avec cette idée, on ne pouvait que tourner en rond. En fait ce que les autres avaient en tête, au même moment, c’était, je l’ai rappelé, l’élargissement. Les autres, c’est-à-dire les Anglais et les Allemands et leurs amis plus chaque pays qui parrainait un nouvel entrant. L’élargissement était devenu une obligation: on n’avait pas le droit d’en discuter. Les quelques tentatives françaises pour que ce processus soit mieux négocié et mieux maitrisé, lui ont valu de se faire insulter copieusement: ce n’était qu’un cri contre «l’égoïsme français». L’élargissement rapide devenait une réparation pour Munich, Yalta et la suite, donc quelque chose d’indiscutable. Toute tentative de soumettre la chose à un examen sérieux était proscrite. En pratique cela a été mené à marche forcée par le commissaire à l’élargissement Verheugen qui a pris ses fonctions au pied de la lettre – il a élargi. Il n’a pas appliqué le mandat qui lui avait été donné, – une négociation pays par pays – il a fixé à l’avance la liste des pays, leur date d’entrée, etc.
En France, cela a été d’autant plus occulté que ce processus inquiétait les militants de l’Europe politique mais qu’ils ne savaient pas comment le prendre. L’embarras conduit à un escamotage pur et simple du sujet. Depuis 1992, où un vrai désaccord entre Mitterrand et Kohl sur la question de l’élargissement (à 16) avait éclaté, où Kohl avait piqué une colère contre Delors qui plaidait qu’on ne pouvait pas le faire sans réformer les institutions, et où Mitterrand et Delors avaient été mis en minorité, la question était supposée tranchée.
Aujourd’hui encore, les Anglais contestent l’idée même qu’il puisse y avoir une limite à l’élargissement! (Je précise au passage que je ne me définis pas comme anti-Blair et que je considérerais comme une calamité que le débat se résume à un combat de coqs Blair-Chirac). J’ai été aussi interpellé par des journalistes allemands sur le thème de «l’égoïsme français». Certains m’ont dit: quand le Kurdistan démocratique sera indépendant, il faudra évidemment l’accepter. On sait que Geremek avait proposé Israël et l’État palestinien. Que Berlusconi parle constamment de la Russie. Que certains disent: s’il y a la Turquie, pourquoi pas le Maroc? Cela montre bien que les Européens d’aujourd’hui pour des raisons historiques et idéologiques diverses sont incapables de se mettre d’accord entre eux sur des limites quelles qu’elles soient. S’il n’y a pas de limites géographiques, historiques, culturelles ou religieuses à l’Europe, si celle-ci n’est qu’une association des amis de la démocratie, une sorte de sous ONU, une entité gazeuse appelée à se dilater et personne ne pourra ressentir vis-à-vis d’elle un sentiment de citoyenneté ou d’appartenance. Tout cela a fait penser au Sapeur Camenbert: «Quand les bornes sont franchies, il n’y a plus de limites».
Beaucoup de gens sincèrement européens, en France même, ne se rendent pas compte qu’ils tuent le projet au nom de la «dynamique» qu’ils lui veulent lui imposer sous prétexte que c’est une «idée», sans parler des problèmes de fonctionnement inextricable que pose le nombre grandissant de membres. On voit bien le temps que prend un tour de table aujourd’hui. Ce n’est pas la même chose de se demander à qui l’Europe peut rendre service, et ce qui est bon pour l’Europe. Soigner et accueillir les peuples en difficulté ne peut pas devenir notre seule vocation! Ce n’est que depuis le vote du 29 mai qu’il est redevenu possible d’aborder ces questions auparavant refoulées. Je pense qu’il est fondamental, si on veut que les peuples se réapproprient le projet européen, d’oser annoncer qu’il y aura des limites quelque part, quitte à les préciser peu à peu. Cela n’a rien de choquant, ni de dangereux. Il ne s’agit pas d’exclure les autres. Le refus de l’exclusion ne doit se transformer en obligation d’inclusion! Les États-Unis ne proposent pas au Canada ni au Mexique d’entrer dans les Etats-Unis! Cela suppose de proposer d’autres modes de relation avec nos voisins que l’adhésion. Si l’Europe a vocation à englober la moitié du monde, ce ne sera plus rien. Il faut donc affirmer qu’il y aura des limites quelque part, et créer régionalement une ou deux structures associées d’attente. La Bulgarie et la Roumanie, oui, puisque nous avons déjà décidé. La Turquie, je ne vois pas comment les vingt-cinq échapperaient à l’ouverture annoncée des négociations, mais ils ne se sentent pas engagés au-delà de l’ouverture. Quant aux autres candidats, il faut leur proposer autre chose, qui ne soit ni paternaliste, ni limité à des accords d’association trop classiques. Nous devons imaginer pour eux, pour les dix ans qui viennent, un véritable partenariat d’accompagnement. Je regrette encore que l’idée de confédération européenne formulée par François Mitterrand, le 30 décembre 1989, n’ait pas marché. L’idée est venue trop tôt, elle a été lancée sans préparation, elle a été handicapée par l’idée d’y associer la Russie. Il n’empêche que Mitterrand avait vu à l’avance le problème dans lequel nous nous débattons.
Le Débat. – Si l’élargissement fait figure d’horizon futur de l’Europe, la PAC, la politique agricole commune est devenue une sorte de symbole de la «vieille Europe», si ce n’est d’un âge archaïque de la construction européenne, dont il conviendrait de se débarrasser au plus vite. La position défensive de la France sur ce terrain est-elle tenable?
H. V. – Tony Blair va trop loin. La politique agricole commune n’est pas qu’une politique du passé. Maintenir une grande capacité productrice en Europe est justifié. Repensée, elle peut jouer un rôle extrêmement important, social et d’écologie territoriale. Ce serait imprudent que l’Europe achète toute sa nourriture à l’extérieur. Les Britanniques se vengent peut être d’avoir annihilé leur agriculture au XIXème siècle et d’avoir été privés de leurs arrangements préférentiels avec le Commonwealth au moment de leur entrée dans l’Europe. Une PAC modernisée est indispensable à l’Europe. Si Chirac et Blair acceptent de bouger chacun un peu, un compromis maintenant une PAC réformée est possible.
Le Débat. – Il y a derrière un problème plus général de l’attitude de la Grande-Bretagne.
H. V. – A moins que ce ne soit nous le problème? Il y a trois choses distinctes concernant la Grande Bretagne. Le traité, le budget et le débat général. Dans l’affaire du Traité, il n’y a rien à reprocher aux Britanniques. Ils étaient contre un traité, qu’ils le trouvaient inutile, a fortiori une «constitution». Ils se sont résignés pour rester dans le mouvement général. Dans leur scepticisme, ils se sont montrés plutôt arrangeants. Ils ont tracé des lignes rouges quand au passage au vote à la majorité qui ont été reprochées à Blair. Je me demande encore pourquoi les Français s’en sont plaints, puisque dans ces domaines, la France était à peu près assurée d’être tout le temps minoritaire. Tony Blair nous aurait plutôt protégé! Il s’est engagé à faire un référendum, parce qu’il était coincé par rapport à son opinion. On ne peut pas le lui reprocher: nous en avions décidé un. Cela n’a joué aucun rôle dans le non français et néerlandais. Il est absurde d’en faire a posteriori le bouc émissaire de nos soucis, sous le prétexte qu’il y a eu quinze jours après un conseil européen sur le budget qui de tout façon, se serait mal passé. On n’a presque jamais vu un budget européen être adopté aisément par le premier conseil qui en débat. Il en faut en général deux ou trois. Le mélange des problèmes permet de ne pas s’interroger sur l’état de l’Europe, sur les causes véritables du non, sur ce qui est réellement faisable maintenant. On nous ressort des clichés simplificateurs sur l’Europe politique contre le grand marché – Mais qu’est ce à dire? Les Britanniques sont aussi dans l’Europe politique, et nous ne pouvons pas être nous-mêmes contre le grand marché, ni pour un «petit marché»! Méfions-nous de la tentation de ramener les problèmes européens à un échange de slogans, ou à un combat de coqs Blair-Chirac. Sur l’avenir de l’Europe en général, je suis partisan de discuter sérieusement les arguments de Blair. Quand je dis «Blair», c’est un résumé, parce que ce qui marche en Grande-Bretagne aujourd’hui est du à Thatcher- et oui!-, Blair et Brown. Mais je suis pour le débat, pour l’évaluation comparée, pas pour la caricature.
Le Débat – On ne prend pas le chemin de ce dialogue. On a plutôt l’impression que la polémique va enfler et constituer un abcès de fixation durable.
H. V. – C’est possible, bien qu’à l’heure où nous parlons, je n’exclus pas totalement un compromis sur le budget en 2005, encore qu’on puisse le trouver plus tard, en 2006, ce serait encore suffisant. Mais il est vrai qu’il est tentant pour Chirac comme pour la gauche française de diaboliser le modèle britannique. Je pense que il y a des leçons de sécurité, de flexibilité et de dynamisme à prendre dans tous les pays européens. On devrait procéder par émulation et progresser sans arrêt en s’inspirant de ce qui est plus intelligent et de ce qui marche le mieux dans les autres systèmes. Aucun pays européen n’est à lui seul un modèle complet.
Le Débat. – Quelles sont les chances, de manière générale, du scénario positif que vous avez esquissé? Le plus probable n’est-il pas l’immobilisme et la sclérose?
H. V. – Je ne suis pas aussi pessimiste. Je pense qu’il va se passer des choses sur le plan des projets.
Le Débat. – D’où viendraient-ils?
H. V. – D’un peu partout. Puisque la réalité institutionnelle, c’est que nous allons continuer à fonctionner jusqu’à vingt-sept états membres avec le Traité de Nice, que les autres hypothèses vont se dégonfler et qu’en ce qui concerne le budget, on finira par trouver un accord, on va revenir aux projets. La période qui va de Maastricht à maintenant a été très particulière. On a fait comme si le problème de l’Europe n’était pas celui des réponses concrètes à donner aux attentes des citoyens, mais celui de l’architecture institutionnelle ou du moins que celles-la dépendaient toutes de celle-ci. Cette surenchère est stoppée. Le champ du raisonnement qui avait conduit à faire Airbus, Ariane, Erasmus ou plus récemment Galileo se rouvre. On va pouvoir réfléchir à des politiques et des idées innovantes. Vous verrez que d’ici quelques mois, nous serons devant des dizaines de propositions. Voyez ce qui a été fait dans le domaine de l’Europe de la défense, depuis le sommet franco-britannique de Saint-Malo en 1998. Récemment, cinq pays dotés de gendarmeries se sont groupés pour rendre possible l’intervention d’une gendarmerie européenne dans des pays en post crise ou en reconstruction. Il y aura beaucoup de propositions de ce genre. Il ne tient qu’à nous d’en accroître la liste. Projets globaux ou ponctuels, communautaires ou à géométrie variable, projets à 25, projets par petits groupes, projets relevant des institutions communautaires proprement dites et exigeant l’accord de la commission et du parlement, ceux qui relèveront de l’intergouvernemental, et qui étaient mal vus par l’européisme d’avant, etc. Personne ne sera contre cette Europe des projets. Il y a toujours des gens contre une constitution ou contre telle ou telle directive. Mais personne n’est contre des Erasmus, ou des Galileo. Jacques Delors avait dressé en 1994 une liste de grandes infrastructures de communication, après avoir recensé les grandes liaisons qui manquaient en Europe, les tunnels ferroviaires pour régler le problème des poids lourds dans les Alpes et les Pyrénées, les ponts entre les Iles scandinaves ou autres, etc. L’idée n’a pas eu de suite pour des raisons de purisme budgétaire mais elle peut être reprise. La combinaison croissance-emploi-écologie offre une multitude de pistes à explorer. L’Europe sera-t-elle le premier continent à en réaliser la synthèse, ou faudra-t-il attendre le résultat des recherches chinoises, puisque les Chinois sont en train de créer des instituts sur des sujets comme les voitures propres avec des budgets considérables? Quand on se remettra à parler projets, le champ sera infini. Après, il faudra trier. Si on retrouve pragmatisme et souplesse, je ne suis pas pessimiste.
Le Débat. – L’Europe telle que vous la dessinez peut-elle faire l’économie d’une réforme de ses institutions? Peut-on passer d’un ensemble politique à six à un ensemble à quinze, puis à vingt-cinq, demain à trente ou plus, sans changer son mode de décision autrement qu’à la marge? Est-ce tenable?
H. V. – Mais c’est l’impasse sur les institutions qui nous oblige à penser d’une façon neuve. Ce problème se pose depuis des décennies! Avec le mot d’ordre illusoire au parallélisme faussement rassurant: élargissement/approfondissement. Du Traité de Rome au Traité de Maastricht, l’Europe a fonctionné à peu près avec le même système d’institutions, à six, neuf, dix, puis douze partenaires. Ensuite, il y a eu une obligation d’adaptation, dictée par la perspective d’un élargissement prochain massif. Cela a donné les négociations du Traité d’Amsterdam, qui ont échoué. C’est pour cette raison qu’il a fallu négocier un Traité de Nice sur lequel l’accord s’est fait mais qui a été contesté. D’où de nouvelles négociations, la Convention, le Traité constitutionnel, et l’échec de la ratification. Cela fait quinze ans maintenant que l’on tourne et retourne toutes les solutions dans tous les sens. Compte tenu du fait que l’Europe est composée d’États indépendants, démocratiques, avec des citoyens, des parlements et des opinions, et que personne n’a les moyens ni l’intention d’imposer une solution autoritaire la situation actuelle va durer. On n’arrivera de toute façon jamais à un système qui donnerait tous les pouvoirs à la commission, ou au parlement, ni à un système qui redonnerait tous les pouvoirs aux gouvernements nationaux. Et même quand ceux-ci ont des nostalgies souverainistes, ils savent très bien qu’ils doivent travailler ensemble. De Nice au traité constitutionnel il y avait pas mal d’améliorations mais pas de changement fondamental quant à l’équilibre entre le niveau européen et le niveau des États-nations, ni entre le parlement, le conseil et la commission. Dans le cadre institutionnel qui reste le notre, on peut ou ne rien faire, ou se tromper, ou faire des choses très bien. Il n’y a pas de miracle institutionnel. S’en rendre compte, c’est recouvrer notre responsabilité, par exemple en matière sociale.
Le Débat. – Comment?
H. V. – L’opération de magie de Mitterrand avait consisté, dans les années 1983/1984, à dire au peuple de gauche qu’on ne pouvait pas aller plus loin dans le cadre de la France, mais qu’il y avait l’horizon européen. Une grande partie des gens de gauche se sont convertis alors à l’idéal européen, parce que l’intégration européenne leur apparaissait comme le moyen de garantir le schéma social à la française et de l’étendre à l’Europe. Quand ils ont commencé à s’apercevoir que cela marchait dans l’autre sens, que l’Europe n’était pas une protection contre la marche générale du monde, qui va en sens inverse, ils se sont sentis floués. C’est ce qui est derrière le non d’une partie des socialistes. Leurs leaders ont expliqué qu’il fallait voter non pour provoquer la crise et obtenir une renégociation. Mais cela ne peut pas marcher ainsi. Si d’ailleurs une renégociation avait lieu, elle irait dans l’autre sens, les Français se seraient retrouvés sur le social, encore plus isolés. De même qu’il y a eu une frénésie propre aux partisans du oui, il y a eu une illusion spécifique des partisans du non.
Pour sortir de ce pseudo-dilemme, il faut cesser d’attendre des institutions qu’elles fabriquent la société parfaite. Il faut admettre que ce n’est pas à «l’Europe» de faire ce travail d’amélioration sociale, mais à nous. Je rappelle que Jacques Delors n’a jamais cessé de dire cela, mezzo voce, il est vrai, pour ne pas gêner les socialistes. Il l’a redit en 2004 quand le parti socialiste a fait campagne sur le thème: «Et maintenant, l’Europe sociale». L’État-nation, a-t-il rappelé, reste le cadre naturel de la solidarité et de la politique sociale. Les socialistes suédois sont plus cohérents sur ce point. Ils disent: «s’il vous plaît, pas d’Europe sociale. Nous préférons garder notre système». Entendons nous bien: tous les Européens souhaitent que le type de société, et le mode de vie européens soient préservés et améliorés, quitte pour cela à les réformer, malgré le défi de la mondialisation. Mais cela n’implique pas que ce soit à «l’Europe», aux institutions européennes, de gérer le social, notamment parce que cette politique suppose un degré de proximité maximum. Les partisans du non vont devoir admettre, à un moment ou à un autre, que la politique sociale idéale qu’ils appellent de leurs vœux, et qui ambitionne de résister à l’évolution générale du monde, ne sera jamais imposée par l’Europe des vingt cinq. Le plus tôt sera le mieux, à mon avis.
Si en revanche on renonce à cette attente magique vis-à-vis de l’Europe, beaucoup de choses redeviennent possibles, à l’intérieur comme avec nos partenaires.
Le Débat. – Pour vous, c’est là que se situe la possible issue de la crise?
H. V. – Oui, dans l’esprit de responsabilité de réalisme et de bon sens, tout simplement. Aux États-nations de faire ce qu’ils ont à faire, et à l’Europe de renouer avec des projets concrets. Vous allez voir, ils vont fleurir.