A l’occasion de la publication de l’ouvrage collectif Grands diplomates – Les Maîtres des relations internationales, qu’il a dirigé, introduit et conclu, Hubert Védrine a accordé un entretien au Figaro Magazine.
LE FIGARO. – Comment vous est venue l’idée de ce livre sur les grands diplomates ?
Hubert VEDRINE. – C’est Benoît Yvert qui a eu l’idée d’un ouvrage collectif sur les grands diplomates et négociateurs du XVIIe siècle à aujourd’hui, et qui m’a proposé de « diriger » cet ensemble, de l’introduire et de le conclure. Nous avons établi une liste de grandes personnalités qui ont marqué l’histoire des relations internationales des quatre derniers siècles et l’avons étendue à quelques grands diplomates contemporains.
J’ai accepté ce projet par passion pour l’Histoire, celle qui nous nourrit et dont on peut débattre, alors que le « devoir de mémoire » est le reflet des émotions d’un moment. En revenant sur les vingt grandes figures passionnantes portraiturées dans l’ouvrage, on mesure ce qu’a été l’instable « équilibre européen » et combien le métier de diplomate a changé. Aujourd’hui, il y a en permanence des négociations, dans tous les domaines et dans toutes les configurations, et pourtant, la figure des « grands négociateurs » va sans doute disparaître, car les conditions d’exercice de la politique en général, de la diplomatie en particulier ont été radicalement bouleversées. Manque de temps, de maturation, de sang-froid, pression fébrile.
Cependant, la diplomatie reste un métier à part entière : il ne suffit pas d’être un spécialiste de l’Intelligence Artificielle par exemple pour être un bon négociateur sur le sujet. Nous avons d’ailleurs hésité entre « grands diplomates » et « grands négociateurs », et parmi nos personnages, tous n’ont pas été ministre des affaires étrangères.
Quelles sont les caractéristiques de ce que vous appelez l’ère classique de la diplomatie, c’est-à-dire la période qui va de Mazarin jusqu’à Lavrov ?
Plutôt jusqu’au XXe siècle. Boutros Boutros-Ghali, Kofi Annan et Serguei Lavrov viennent après. L’époque classique, aussi appelée l’âge « westphalien », se caractérise par des relations d’État à État, en Europe, un nombre très restreint de décideurs dans chaque pays, une opinion publique encore embryonnaire, même s’il existe par exemple, à la cour du roi de France, un parti de l’Autriche et un parti de l’Espagne. La transparence immédiate n’est pas encore exigée, ce qui laisse le temps aux diplomates de travailler. Enfin, le système westphalien vise à maintenir un équilibre entre 5 à 10 puissances, comprenant ou non la Russie (et ou non l’empire ottoman), selon les époques. Au Congrès de Vienne – l’apogée, en 1815 – il y a seulement quatre puis cinq puissances.
L’ère classique correspond à l’affirmation de l’État-nation. Pour Kissinger, Richelieu est le premier à comprendre qu’il va succéder à la communauté internationale de l’époque, celle du pape ou de l’empereur. Ces dernières décennies, les mondialisateurs et les européistes ont combattu toute survivance de ce système, car ils considèrent que l’Europe doit supplanter les États-nations, responsables selon eux de tous les drames du XXe siècle. Ce qui se discute, car ce système a longtemps maintenu l’équilibre.
Si vous deviez prendre pour modèle une ou deux figures de votre livre, qui choisiriez-vous ?
Aucun en particulier. Toutes sont intéressantes. Ce livre n’est pas un tableau d’honneur, plutôt un essai de pédagogie historique. On y trouve des Français, des Autrichiens, des Prussiens, des Anglais, puis des Américains, des Soviétiques et des Chinois. Tel ou tel personnage a pu être particulièrement brillant, par exemple Mazarin, par les des traités de Westphalie.
Bismarck est mal connu en France. En fait, les choses tournent mal quand Guillaume II le congédie et veut obtenir la suprématie navale sur la Grande-Bretagne. Quand Montebourg avait dit que Merkel se comportait comme Bismarck, j’avais répondu qu’elle ne méritait pas un tel hommage. En fait, c’est l’ensemble de ces personnages qu’il faut réétudier en incluant bien sûr les souverains, rois, chanceliers, Premiers ministres, pour lesquels ils travaillent.
Il y a aussi une légende noire autour de Talleyrand, qui est démonté dans votre livre…
Elle est bien connue. Elle remonte à ses incarnations successives – au départ, évêque -, au combat qui l’a opposé à Napoléon – auteur de la fameuse formule « une merde dans un bas de soie » – ce qui a provoqué au XIXe siècle une condamnation moraliste du personnage. Les époques moralistes et anachroniques ne comprennent rien à leur passé. D’autres ont reproché à Talleyrand pour avoir laissé, au Congrès de Vienne, la Prusse s’installer sur les bords du Rhin. C’est une interprétation a posteriori et contestable au regard de son coup de maître incontestable, celui d’avoir réussi à faire de la France vaincue et toujours inquiétante un pays partenaire des quatre puissances, qui voulaient la mettre sous tutelle. C’est à comparer à de Gaulle qui, en 1940, anticipe génialement l’entrée en guerre future des États-Unis. En fait, Talleyrand voulait pour la France une monarchie constitutionnelle, développer le commerce et établir une bonne entente avec la Grande-Bretagne. Jusqu’à 1830, il a été contraint à faire tout le contraire.
Quelles ont été les évolutions récentes du métier de diplomate ?
Plus que d’évolutions, un vrai bouleversement. Du fait de la mondialisation économique, de la communication, des sommets, des réseaux. Cela dit, il faut distinguer l’ambassadeur bilatéral, qui représente son pays, et le négociateur, qui est souvent, mais pas toujours, un diplomate de métier. Le négociateur doit avoir comme toujours une idée claire de ce qu’il veut obtenir, des concessions qu’il est prêt à faire – en fonction des directives reçues – de la réaction future de l’opinion. Savoir symétriquement ce que veut obtenir la partie adverse, et quelle est sa marge de manœuvre. Ce rôle de grand négociateur a longtemps été tenu par le ministre des Affaires étrangères ou quelques personnes seulement. Ce n’est plus aussi simple. J’en parle dans ma conclusion. Or, le rôle des Ministres des Affaires étrangères s’est amenuisé au fur et à mesure de l’injonction à la transparence et de la pression des opinions publiques. Le risque est que les leaders deviennent des followers. Lorsque j’étais à la tête du quai d’Orsay, j’avais l’ambition que celui-ci soit la « tour de contrôle » des relations internationales du pays et j’avais établi pour cela un lien régulier avec les autres ministères. Nous avons intérêt à avoir un Ministère des Affaires étrangères fort qui maintienne la cohérence entre les diverses négociations. Un organisme spécialisé à Matignon qui donne les instructions à la Représentation Permanente auprès de l’Union européenne pour qu’au moins à ce niveau-là, la politique française soit claire.
Le Quai d’Orsay a de plus subi des coupes budgétaires exagérées. Réduire de 0,1% son budget, cela signifie fermer des instituts français, arrêter des programmes de bourses, etc., avec des conséquences catastrophiques. Pour l’autorité et le rayonnement de la France à l’étranger, il faut se redonner les moyens matériels d’une politique d’influence, ce qui a été enfin décidé.
Lors de la mort de Kissinger le 29 novembre dernier, certains l’ont dépeint comme un impérialiste et un colonialiste…
Bien sûr, il est aisément attaquable au nom de « nos valeurs ». Mais il ne défendait pas un Occident missionnaire, il voulait poursuivre sa prédominance sur le monde, sous la conduite de « l’hyperpuissance américaine ». Naturellement de façon intelligente, c’est-à-dire réaliste. Mais n’était-il pas critiquable même sur ce terrain ?
Par exemple en étendant la guerre du Vietnam au Cambodge, ce qui a abouti à la prise de pouvoir par les Khmers rouges et au génocide ultérieur de centaines de milliers de Cambodgiens. N’était-ce pas évitable ? Plus proche de nous, pourquoi avait-il approuvé la guerre américaine en Irak en 2003, qui était une erreur monumentale ? Et sur la Chine, n’a-t-il pas trop privilégié le maintien de relations stratégiques avec une Chine de plus en plus hostile, à n’importe quel prix ? Mais si on a tout à fait le droit de critiquer son action et son bilan, ses analyses stratégiques – notamment livre Diplomatie, publié en 1994 – restent inégalées.
Dans cette ère westphalienne des États-nation, les années 1990 après la chute de l’URSS sont-elles une parenthèse ?
En ce qui concerne les acteurs, trop nombreux aujourd’hui, l’époque n’est plus westphalienne. Ce qui aura été une parenthèse, c’est la croyance des Européens depuis les années 1990, dans un monde post-tragique et post-historique. Les démocraties sont devenues des régimes d’opinion gouvernés par des dirigeants qui courent dans tous les sens pour essayer de suivre les mouvements dominants. C’est aussi ce qui explique la disparition des carrières et des figures de grands négociateurs, et de la narration, comme on dit aujourd’hui, qui les accompagnait.
Le monde réel est bien différent de la perception du monde qu’ont eu certaines élites européennes depuis la « Fin de l’Histoire » (!), mais la Réalité les rattrape. La pensée kissingerienne est loin d’être obsolète. Les autres portraits sont également très instructifs : Pitt, Kaunitz, Disraeli, Choiseul, Vergennes, sans oublier bien sûr ceux des XIXe et XXe siècles.
On a cependant l’impression d’être à un changement d’époque. L’ère globalisée semble s’être refermée depuis la guerre en Ukraine. Revient-on à une période similaire à la Guerre froide ?
Le triomphalisme occidental provoqué par la chute de l’URSS – dénoncé comme dangereux par Kissinger et plusieurs autres vétérans américains de la Guerre froide – et la naïveté européenne aura duré une trentaine d’années. Il n’y a pas eu véritablement de césure avec la guerre en Ukraine qui, comme la crise de la Covid, a mis en lumière des transformations observables depuis une vingtaine d’années au moins, depuis le 11 septembre en passant par la crise des subprimes. C’est plutôt la vision aveuglement idéaliste des Européens qui a été bouleversée le 24 février 2022. Ils étaient restés des sortes de bisounours qui ne se rendaient pas compte qu’ils vivaient dans Jurassic Park ou, pour le dire avec les mots de l’ancien Ministre allemand des affaires étrangères Sigmar Gabriel, qu’ils étaient des herbivores dans un monde de carnivores géopolitiques.
Pendant la Guerre froide, chaque camp se menaçait d’anéantissement. Mais ils ont fini malgré tout par se parler. Après la crise de Cuba ont démarré les négociations : la question « peut-on parler à untel qui ne partage pas nos valeurs?» ne se posait pas. Aujourd’hui, il faut espérer que le duo États-Unis/Chine redécouvrira la coexistence pacifique, la détente, les accords, sans avoir besoin de passer par une crise qui nous mènerait au bord du gouffre. C’est là où la relecture du passé est utile. La guerre doit être maintenue froide, malgré les risques. Un vrai conflit à propos Taïwan semble par exemple bien trop dangereux de part et d’autre.
Quels sont les grands rapports de force aujourd’hui ?
Premier front : entre ceux qui vont freiner, et ceux qui vont accélérer l’écologisation. Les COP vont devenir les sommets internationaux les plus importants, plus que l’Assemblée générale de l’ONU ou les G20. En-deçà, le monde géopolitique est une foire d’empoigne, structuré durablement par le bras de fer États-Unis/Chine.
En ce qui concerne l’Ukraine, Poutine a pris une décision qui est horrible pour les Ukrainiens mais également aberrante pour la Russie : il a marginalisé et fait reculer son pays pour longtemps. Ce sera plus difficile pour l’Europe que pour les États-Unis de repenser les relations avec le voisin russe, qui sera toujours là.
Le concept de Sud global a-t-il un sens ?
Oui et non, mais cela ne sert à rien de contester cette rhétorique. Les Occidentaux et occidentalistes sont choqués par ce concept, car pour eux aucun hérétique ne devrait pouvoir de contester la supériorité occidentale. Pourtant, ils n’ont plus le monopole de la puissance et beaucoup de pays du Sud affirment travailler pour un monde « post-occidental » – voyez les déclarations finales des sommets des BRICS ou les prises de parole des Chinois. Et quarante pays, représentant les deux tiers du monde en termes démographiques, n’ont pas voulu prendre parti ou condamner l’attaque de Poutine en 2022. Autre exemple : ce qui s’est passé à Gaza est pour les Occidentaux une horreur totale, mais pour 1,5 milliard de musulmans, c’est « un acte de résistance » à l’occupation israélienne. Sans compter les nombreux pays asiatiques, indifférents. On le voit, nous n’avons plus la capacité d’imposer à tous les autres notre grille de lecture et nos « valeurs », même si les classes moyennes des pays du Sud veulent vivre « à l’occidental ».
Ces pays du Sud vont-ils réussir à mettre en place un monde « post-occidental » ? L’Occident ne veut pas le croire du fait des divisions entre l’Inde et la Chine, de la crainte de la Russie de trop dépendre de son voisin chinois, etc. Cependant, s’acharner à démontrer que le Sud global n’existe pas révèle une forme de panique. Du calme ! Soyons pragmatiques et flegmatiques : prenons en note l’existence de cette rhétorique, sans nous y enfermer.
Depuis que Xi Jinping a changé de ton par rapport à l’époque Deng et a proclamé que son système était le meilleur, l’Occident a ricané, puis s’est déchaîné. Les Occidentaux sont ambigus vis-à-vis de la Chine : d’un côté ils craignent un pays aux 1,4 milliards de personnes travaillant jour et nuit, dont l’économie et les progrès technologiques risquent de les dépasser ; de l’autre, dès qu’il y a un problème en Chine, l’Occident affirme que ce régime répressif va droit dans le mur. Gardons l’équilibre !
Les pays du Sud sont certes unis par une commune détestation de l’Occident, mais entre eux n’ont-ils pas des divergences majeures ?
Certes, mais c’est la même chose du côté occidental : jamais les États-Unis n’ont fait le moindre cadeau aux Européens sur le plan industriel, monétaire ou en matière de défense, et les Européens eux-mêmes servent d’abord leurs propres intérêts nationaux avant de penser à ceux de l’ensemble. Il n’empêche, s’ils sont très divisés et concurrents, les pays du Sud ont des récriminations et des aspirations communes.
L’axe Moscou-Pékin-Téhéran dont on a parlé au moment du 7 octobre est-il une réalité ?
Il n’y a pas « d’axe » mais une conjonction d’intérêts pas forcément durable. Depuis longtemps, le Sud, et pas seulement les musulmans, affirmaient qu’il y avait deux poids deux mesures dans l’affaire palestinienne. Israël a été condamné quinze fois par des cours internationales, mais rien ne s’est passé. Les dirigeants arabes et européens avaient cru pouvoir oublier la question palestinienne. Il y a 1,5 milliard de musulmans dans le monde qui condamnent véhémentement la colonisation. Ils se taisaient tant qu’était menée la courageuse politique de Rabin, alors qu’Israël était divisée entre ceux qui se résignaient à un État palestinien et ceux qui se sont résignés à ce qu’il n’y en ait jamais. Depuis une quinzaine d’années, ce sont les maximalistes du Grand Israël, Netanyahou et les colons de Cisjordanie, qui imposaient leur politique.
Le conflit a aussi entraîné des répercussions en Europe… Peut-on séparer la politique intérieure de la politique extérieure ?
Dans les démocraties d’opinion, de moins en moins. Dans le monde israélien comme dans le monde palestinien, ceux qui se résignent au compromis sont minoritaires, et sont combattus par une masse fanatique et majoritaire. Il y a certes, à la longue, en plus une dimension civilisationnelle et religieuse, mais le point du départ du conflit est bien comme en Ukraine un différend territorial. L’Occident a fermé les yeux sur la politique de Netanyahou depuis une quinzaine d’années, notamment de peur d’être traité d’antisémites par ce dernier qui a fait de cette accusation une arme contre toute critique. Le fameux camp de la paix israélien n’est pas constitué d’idéalistes abstraits mais de personnes pragmatiques qui, faute de solution à la question palestinienne, craignent le pire pour Israël.
Dans ce monde de rapport de force, comment la France peut-elle encore peser ? Comment affronter la crise écologique et la crise migratoire ?
La France garde plus de poids que ne le pensent les Français. Le compte à rebours écologique prime sur tout, car ce qui est en jeu est l’habitabilité de la planète – et non la planète en elle-même, comme le laisse suggérer le slogan naïf « sauver la planète ». Il faut une écologisation scientifique permanente et soutenable pour les populations.
La question migratoire se pose dans le monde entier. Elle ne relève pas de la morale mais de la gestion des nombres : s’il y avait 20 millions d’Africains, leur accueil ne poserait pas de problèmes ; mais il s’agit en fait d’1 ou 2 milliards de personnes… Après des batailles homériques, les Européens finiront par adopter la politique des sociaux-démocrates scandinaves. Le complet retournement de leur politique a devancé l’Allemagne, l’Angleterre, et ce qui va se passer ailleurs. L’Europe est un niveau de décision important, mais cela ne dispense pas les États de leurs responsabilités. L’adoption du pacte asile et immigration, qui était en négociation depuis longtemps, constitue une étape importante vers une rigueur normale dans la gestion de flux migratoires, et de l’asile. L’asile devra être resserré aux gens en danger.
Mais peut-il y avoir une puissance des pays européens ?
Les deux mots ne se combinent pas bien. On voudrait croire que l’Europe est la réponse à tout, mais en l’occurrence il n’est pas écrit dans les traités que l’on doive décider de la politique étrangère au niveau européen. Madame Von der Leyen a affirmé que la Commission devait être « géopolitique » ; qu’est-ce à dire ? L’Europe n’a pas été créée pour devenir une entité géopolitique mais un marché et, après la guerre, c’est les Européens eux-mêmes qui avaient demandé à être protégés par les États-Unis. Cela n’a pas beaucoup changé depuis. En matière de défense, il n’y a jamais de volonté de puissance « européenne », excepté en France, dont les propositions n’ont jamais été très soutenues. Mais en dehors de la défense, cela a commencé à changer.
Il faut aussi rappeler que les pays occidentaux sont tous en déclin relatif de puissance économique et démographique. Mais ne soyons pas catastrophistes. Restons réalistes et mesurons bien ce que représente encore la puissance et l’influence françaises. Les restaurer passe d’abord par une politique de redressement économique – ce qui est compliqué parce qu’elle nécessite des mesures impopulaires, comme travailler plus.
Que pensez-vous de l’entrée de l’Ukraine dans l’UE ?
Impossible de ne pas leur promettre ; impossible à concrétiser avant longtemps, car il y aussi plusieurs autres pays à la porte ! L’élargissement, presque inéluctable, va conduire à une Europe à 35, moins cohérente, moins capable de prendre des décisions. La vieille idée du noyau dur est impraticable : aucun pays ne voudra être dans l’écorce molle du noyau dur. Comme on ne peut pas ne pas élargir, les européistes plaideront pour élargir le vote à la majorité (l’Allemagne, qui ne peut pas être mise en minorité, y est favorable). Les Français devraient se rappeler que les politiques auxquelles ils tiennent sont minoritaires. Faire une pause dans le processus serait nécessaire mais je doute que ce soit possible. L’idée à creuser (avancé par Jean-Louis Bourlanges) est celle d’une adhésion progressive, programme après programme. On ferait mieux de tirer le meilleur parti d’institutions, cadres et procédés européens existants, base possible d’un compromis élites/populations.
Méditer sur les mondes d’avant n’est pas inutile pour préparer le monde de demain.
Propos recueillis par Alexandre Devecchio
A l’occasion de la publication de l’ouvrage collectif Grands diplomates – Les Maîtres des relations internationales, qu’il a dirigé, introduit et conclu, Hubert Védrine a accordé un entretien au Figaro Magazine.
LE FIGARO. – Comment vous est venue l’idée de ce livre sur les grands diplomates ?
Hubert VEDRINE. – C’est Benoît Yvert qui a eu l’idée d’un ouvrage collectif sur les grands diplomates et négociateurs du XVIIe siècle à aujourd’hui, et qui m’a proposé de « diriger » cet ensemble, de l’introduire et de le conclure. Nous avons établi une liste de grandes personnalités qui ont marqué l’histoire des relations internationales des quatre derniers siècles et l’avons étendue à quelques grands diplomates contemporains.
J’ai accepté ce projet par passion pour l’Histoire, celle qui nous nourrit et dont on peut débattre, alors que le « devoir de mémoire » est le reflet des émotions d’un moment. En revenant sur les vingt grandes figures passionnantes portraiturées dans l’ouvrage, on mesure ce qu’a été l’instable « équilibre européen » et combien le métier de diplomate a changé. Aujourd’hui, il y a en permanence des négociations, dans tous les domaines et dans toutes les configurations, et pourtant, la figure des « grands négociateurs » va sans doute disparaître, car les conditions d’exercice de la politique en général, de la diplomatie en particulier ont été radicalement bouleversées. Manque de temps, de maturation, de sang-froid, pression fébrile.
Cependant, la diplomatie reste un métier à part entière : il ne suffit pas d’être un spécialiste de l’Intelligence Artificielle par exemple pour être un bon négociateur sur le sujet. Nous avons d’ailleurs hésité entre « grands diplomates » et « grands négociateurs », et parmi nos personnages, tous n’ont pas été ministre des affaires étrangères.
Quelles sont les caractéristiques de ce que vous appelez l’ère classique de la diplomatie, c’est-à-dire la période qui va de Mazarin jusqu’à Lavrov ?
Plutôt jusqu’au XXe siècle. Boutros Boutros-Ghali, Kofi Annan et Serguei Lavrov viennent après. L’époque classique, aussi appelée l’âge « westphalien », se caractérise par des relations d’État à État, en Europe, un nombre très restreint de décideurs dans chaque pays, une opinion publique encore embryonnaire, même s’il existe par exemple, à la cour du roi de France, un parti de l’Autriche et un parti de l’Espagne. La transparence immédiate n’est pas encore exigée, ce qui laisse le temps aux diplomates de travailler. Enfin, le système westphalien vise à maintenir un équilibre entre 5 à 10 puissances, comprenant ou non la Russie (et ou non l’empire ottoman), selon les époques. Au Congrès de Vienne – l’apogée, en 1815 – il y a seulement quatre puis cinq puissances.
L’ère classique correspond à l’affirmation de l’État-nation. Pour Kissinger, Richelieu est le premier à comprendre qu’il va succéder à la communauté internationale de l’époque, celle du pape ou de l’empereur. Ces dernières décennies, les mondialisateurs et les européistes ont combattu toute survivance de ce système, car ils considèrent que l’Europe doit supplanter les États-nations, responsables selon eux de tous les drames du XXe siècle. Ce qui se discute, car ce système a longtemps maintenu l’équilibre.
Si vous deviez prendre pour modèle une ou deux figures de votre livre, qui choisiriez-vous ?
Aucun en particulier. Toutes sont intéressantes. Ce livre n’est pas un tableau d’honneur, plutôt un essai de pédagogie historique. On y trouve des Français, des Autrichiens, des Prussiens, des Anglais, puis des Américains, des Soviétiques et des Chinois. Tel ou tel personnage a pu être particulièrement brillant, par exemple Mazarin, par les des traités de Westphalie.
Bismarck est mal connu en France. En fait, les choses tournent mal quand Guillaume II le congédie et veut obtenir la suprématie navale sur la Grande-Bretagne. Quand Montebourg avait dit que Merkel se comportait comme Bismarck, j’avais répondu qu’elle ne méritait pas un tel hommage. En fait, c’est l’ensemble de ces personnages qu’il faut réétudier en incluant bien sûr les souverains, rois, chanceliers, Premiers ministres, pour lesquels ils travaillent.
Il y a aussi une légende noire autour de Talleyrand, qui est démonté dans votre livre…
Elle est bien connue. Elle remonte à ses incarnations successives – au départ, évêque -, au combat qui l’a opposé à Napoléon – auteur de la fameuse formule « une merde dans un bas de soie » – ce qui a provoqué au XIXe siècle une condamnation moraliste du personnage. Les époques moralistes et anachroniques ne comprennent rien à leur passé. D’autres ont reproché à Talleyrand pour avoir laissé, au Congrès de Vienne, la Prusse s’installer sur les bords du Rhin. C’est une interprétation a posteriori et contestable au regard de son coup de maître incontestable, celui d’avoir réussi à faire de la France vaincue et toujours inquiétante un pays partenaire des quatre puissances, qui voulaient la mettre sous tutelle. C’est à comparer à de Gaulle qui, en 1940, anticipe génialement l’entrée en guerre future des États-Unis. En fait, Talleyrand voulait pour la France une monarchie constitutionnelle, développer le commerce et établir une bonne entente avec la Grande-Bretagne. Jusqu’à 1830, il a été contraint à faire tout le contraire.
Quelles ont été les évolutions récentes du métier de diplomate ?
Plus que d’évolutions, un vrai bouleversement. Du fait de la mondialisation économique, de la communication, des sommets, des réseaux. Cela dit, il faut distinguer l’ambassadeur bilatéral, qui représente son pays, et le négociateur, qui est souvent, mais pas toujours, un diplomate de métier. Le négociateur doit avoir comme toujours une idée claire de ce qu’il veut obtenir, des concessions qu’il est prêt à faire – en fonction des directives reçues – de la réaction future de l’opinion. Savoir symétriquement ce que veut obtenir la partie adverse, et quelle est sa marge de manœuvre. Ce rôle de grand négociateur a longtemps été tenu par le ministre des Affaires étrangères ou quelques personnes seulement. Ce n’est plus aussi simple. J’en parle dans ma conclusion. Or, le rôle des Ministres des Affaires étrangères s’est amenuisé au fur et à mesure de l’injonction à la transparence et de la pression des opinions publiques. Le risque est que les leaders deviennent des followers. Lorsque j’étais à la tête du quai d’Orsay, j’avais l’ambition que celui-ci soit la « tour de contrôle » des relations internationales du pays et j’avais établi pour cela un lien régulier avec les autres ministères. Nous avons intérêt à avoir un Ministère des Affaires étrangères fort qui maintienne la cohérence entre les diverses négociations. Un organisme spécialisé à Matignon qui donne les instructions à la Représentation Permanente auprès de l’Union européenne pour qu’au moins à ce niveau-là, la politique française soit claire.
Le Quai d’Orsay a de plus subi des coupes budgétaires exagérées. Réduire de 0,1% son budget, cela signifie fermer des instituts français, arrêter des programmes de bourses, etc., avec des conséquences catastrophiques. Pour l’autorité et le rayonnement de la France à l’étranger, il faut se redonner les moyens matériels d’une politique d’influence, ce qui a été enfin décidé.
Lors de la mort de Kissinger le 29 novembre dernier, certains l’ont dépeint comme un impérialiste et un colonialiste…
Bien sûr, il est aisément attaquable au nom de « nos valeurs ». Mais il ne défendait pas un Occident missionnaire, il voulait poursuivre sa prédominance sur le monde, sous la conduite de « l’hyperpuissance américaine ». Naturellement de façon intelligente, c’est-à-dire réaliste. Mais n’était-il pas critiquable même sur ce terrain ?
Par exemple en étendant la guerre du Vietnam au Cambodge, ce qui a abouti à la prise de pouvoir par les Khmers rouges et au génocide ultérieur de centaines de milliers de Cambodgiens. N’était-ce pas évitable ? Plus proche de nous, pourquoi avait-il approuvé la guerre américaine en Irak en 2003, qui était une erreur monumentale ? Et sur la Chine, n’a-t-il pas trop privilégié le maintien de relations stratégiques avec une Chine de plus en plus hostile, à n’importe quel prix ? Mais si on a tout à fait le droit de critiquer son action et son bilan, ses analyses stratégiques – notamment livre Diplomatie, publié en 1994 – restent inégalées.
Dans cette ère westphalienne des États-nation, les années 1990 après la chute de l’URSS sont-elles une parenthèse ?
En ce qui concerne les acteurs, trop nombreux aujourd’hui, l’époque n’est plus westphalienne. Ce qui aura été une parenthèse, c’est la croyance des Européens depuis les années 1990, dans un monde post-tragique et post-historique. Les démocraties sont devenues des régimes d’opinion gouvernés par des dirigeants qui courent dans tous les sens pour essayer de suivre les mouvements dominants. C’est aussi ce qui explique la disparition des carrières et des figures de grands négociateurs, et de la narration, comme on dit aujourd’hui, qui les accompagnait.
Le monde réel est bien différent de la perception du monde qu’ont eu certaines élites européennes depuis la « Fin de l’Histoire » (!), mais la Réalité les rattrape. La pensée kissingerienne est loin d’être obsolète. Les autres portraits sont également très instructifs : Pitt, Kaunitz, Disraeli, Choiseul, Vergennes, sans oublier bien sûr ceux des XIXe et XXe siècles.
On a cependant l’impression d’être à un changement d’époque. L’ère globalisée semble s’être refermée depuis la guerre en Ukraine. Revient-on à une période similaire à la Guerre froide ?
Le triomphalisme occidental provoqué par la chute de l’URSS – dénoncé comme dangereux par Kissinger et plusieurs autres vétérans américains de la Guerre froide – et la naïveté européenne aura duré une trentaine d’années. Il n’y a pas eu véritablement de césure avec la guerre en Ukraine qui, comme la crise de la Covid, a mis en lumière des transformations observables depuis une vingtaine d’années au moins, depuis le 11 septembre en passant par la crise des subprimes. C’est plutôt la vision aveuglement idéaliste des Européens qui a été bouleversée le 24 février 2022. Ils étaient restés des sortes de bisounours qui ne se rendaient pas compte qu’ils vivaient dans Jurassic Park ou, pour le dire avec les mots de l’ancien Ministre allemand des affaires étrangères Sigmar Gabriel, qu’ils étaient des herbivores dans un monde de carnivores géopolitiques.
Pendant la Guerre froide, chaque camp se menaçait d’anéantissement. Mais ils ont fini malgré tout par se parler. Après la crise de Cuba ont démarré les négociations : la question « peut-on parler à untel qui ne partage pas nos valeurs?» ne se posait pas. Aujourd’hui, il faut espérer que le duo États-Unis/Chine redécouvrira la coexistence pacifique, la détente, les accords, sans avoir besoin de passer par une crise qui nous mènerait au bord du gouffre. C’est là où la relecture du passé est utile. La guerre doit être maintenue froide, malgré les risques. Un vrai conflit à propos Taïwan semble par exemple bien trop dangereux de part et d’autre.
Quels sont les grands rapports de force aujourd’hui ?
Premier front : entre ceux qui vont freiner, et ceux qui vont accélérer l’écologisation. Les COP vont devenir les sommets internationaux les plus importants, plus que l’Assemblée générale de l’ONU ou les G20. En-deçà, le monde géopolitique est une foire d’empoigne, structuré durablement par le bras de fer États-Unis/Chine.
En ce qui concerne l’Ukraine, Poutine a pris une décision qui est horrible pour les Ukrainiens mais également aberrante pour la Russie : il a marginalisé et fait reculer son pays pour longtemps. Ce sera plus difficile pour l’Europe que pour les États-Unis de repenser les relations avec le voisin russe, qui sera toujours là.
Le concept de Sud global a-t-il un sens ?
Oui et non, mais cela ne sert à rien de contester cette rhétorique. Les Occidentaux et occidentalistes sont choqués par ce concept, car pour eux aucun hérétique ne devrait pouvoir de contester la supériorité occidentale. Pourtant, ils n’ont plus le monopole de la puissance et beaucoup de pays du Sud affirment travailler pour un monde « post-occidental » – voyez les déclarations finales des sommets des BRICS ou les prises de parole des Chinois. Et quarante pays, représentant les deux tiers du monde en termes démographiques, n’ont pas voulu prendre parti ou condamner l’attaque de Poutine en 2022. Autre exemple : ce qui s’est passé à Gaza est pour les Occidentaux une horreur totale, mais pour 1,5 milliard de musulmans, c’est « un acte de résistance » à l’occupation israélienne. Sans compter les nombreux pays asiatiques, indifférents. On le voit, nous n’avons plus la capacité d’imposer à tous les autres notre grille de lecture et nos « valeurs », même si les classes moyennes des pays du Sud veulent vivre « à l’occidental ».
Ces pays du Sud vont-ils réussir à mettre en place un monde « post-occidental » ? L’Occident ne veut pas le croire du fait des divisions entre l’Inde et la Chine, de la crainte de la Russie de trop dépendre de son voisin chinois, etc. Cependant, s’acharner à démontrer que le Sud global n’existe pas révèle une forme de panique. Du calme ! Soyons pragmatiques et flegmatiques : prenons en note l’existence de cette rhétorique, sans nous y enfermer.
Depuis que Xi Jinping a changé de ton par rapport à l’époque Deng et a proclamé que son système était le meilleur, l’Occident a ricané, puis s’est déchaîné. Les Occidentaux sont ambigus vis-à-vis de la Chine : d’un côté ils craignent un pays aux 1,4 milliards de personnes travaillant jour et nuit, dont l’économie et les progrès technologiques risquent de les dépasser ; de l’autre, dès qu’il y a un problème en Chine, l’Occident affirme que ce régime répressif va droit dans le mur. Gardons l’équilibre !
Les pays du Sud sont certes unis par une commune détestation de l’Occident, mais entre eux n’ont-ils pas des divergences majeures ?
Certes, mais c’est la même chose du côté occidental : jamais les États-Unis n’ont fait le moindre cadeau aux Européens sur le plan industriel, monétaire ou en matière de défense, et les Européens eux-mêmes servent d’abord leurs propres intérêts nationaux avant de penser à ceux de l’ensemble. Il n’empêche, s’ils sont très divisés et concurrents, les pays du Sud ont des récriminations et des aspirations communes.
L’axe Moscou-Pékin-Téhéran dont on a parlé au moment du 7 octobre est-il une réalité ?
Il n’y a pas « d’axe » mais une conjonction d’intérêts pas forcément durable. Depuis longtemps, le Sud, et pas seulement les musulmans, affirmaient qu’il y avait deux poids deux mesures dans l’affaire palestinienne. Israël a été condamné quinze fois par des cours internationales, mais rien ne s’est passé. Les dirigeants arabes et européens avaient cru pouvoir oublier la question palestinienne. Il y a 1,5 milliard de musulmans dans le monde qui condamnent véhémentement la colonisation. Ils se taisaient tant qu’était menée la courageuse politique de Rabin, alors qu’Israël était divisée entre ceux qui se résignaient à un État palestinien et ceux qui se sont résignés à ce qu’il n’y en ait jamais. Depuis une quinzaine d’années, ce sont les maximalistes du Grand Israël, Netanyahou et les colons de Cisjordanie, qui imposaient leur politique.
Le conflit a aussi entraîné des répercussions en Europe… Peut-on séparer la politique intérieure de la politique extérieure ?
Dans les démocraties d’opinion, de moins en moins. Dans le monde israélien comme dans le monde palestinien, ceux qui se résignent au compromis sont minoritaires, et sont combattus par une masse fanatique et majoritaire. Il y a certes, à la longue, en plus une dimension civilisationnelle et religieuse, mais le point du départ du conflit est bien comme en Ukraine un différend territorial. L’Occident a fermé les yeux sur la politique de Netanyahou depuis une quinzaine d’années, notamment de peur d’être traité d’antisémites par ce dernier qui a fait de cette accusation une arme contre toute critique. Le fameux camp de la paix israélien n’est pas constitué d’idéalistes abstraits mais de personnes pragmatiques qui, faute de solution à la question palestinienne, craignent le pire pour Israël.
Dans ce monde de rapport de force, comment la France peut-elle encore peser ? Comment affronter la crise écologique et la crise migratoire ?
La France garde plus de poids que ne le pensent les Français. Le compte à rebours écologique prime sur tout, car ce qui est en jeu est l’habitabilité de la planète – et non la planète en elle-même, comme le laisse suggérer le slogan naïf « sauver la planète ». Il faut une écologisation scientifique permanente et soutenable pour les populations.
La question migratoire se pose dans le monde entier. Elle ne relève pas de la morale mais de la gestion des nombres : s’il y avait 20 millions d’Africains, leur accueil ne poserait pas de problèmes ; mais il s’agit en fait d’1 ou 2 milliards de personnes… Après des batailles homériques, les Européens finiront par adopter la politique des sociaux-démocrates scandinaves. Le complet retournement de leur politique a devancé l’Allemagne, l’Angleterre, et ce qui va se passer ailleurs. L’Europe est un niveau de décision important, mais cela ne dispense pas les États de leurs responsabilités. L’adoption du pacte asile et immigration, qui était en négociation depuis longtemps, constitue une étape importante vers une rigueur normale dans la gestion de flux migratoires, et de l’asile. L’asile devra être resserré aux gens en danger.
Mais peut-il y avoir une puissance des pays européens ?
Les deux mots ne se combinent pas bien. On voudrait croire que l’Europe est la réponse à tout, mais en l’occurrence il n’est pas écrit dans les traités que l’on doive décider de la politique étrangère au niveau européen. Madame Von der Leyen a affirmé que la Commission devait être « géopolitique » ; qu’est-ce à dire ? L’Europe n’a pas été créée pour devenir une entité géopolitique mais un marché et, après la guerre, c’est les Européens eux-mêmes qui avaient demandé à être protégés par les États-Unis. Cela n’a pas beaucoup changé depuis. En matière de défense, il n’y a jamais de volonté de puissance « européenne », excepté en France, dont les propositions n’ont jamais été très soutenues. Mais en dehors de la défense, cela a commencé à changer.
Il faut aussi rappeler que les pays occidentaux sont tous en déclin relatif de puissance économique et démographique. Mais ne soyons pas catastrophistes. Restons réalistes et mesurons bien ce que représente encore la puissance et l’influence françaises. Les restaurer passe d’abord par une politique de redressement économique – ce qui est compliqué parce qu’elle nécessite des mesures impopulaires, comme travailler plus.
Que pensez-vous de l’entrée de l’Ukraine dans l’UE ?
Impossible de ne pas leur promettre ; impossible à concrétiser avant longtemps, car il y aussi plusieurs autres pays à la porte ! L’élargissement, presque inéluctable, va conduire à une Europe à 35, moins cohérente, moins capable de prendre des décisions. La vieille idée du noyau dur est impraticable : aucun pays ne voudra être dans l’écorce molle du noyau dur. Comme on ne peut pas ne pas élargir, les européistes plaideront pour élargir le vote à la majorité (l’Allemagne, qui ne peut pas être mise en minorité, y est favorable). Les Français devraient se rappeler que les politiques auxquelles ils tiennent sont minoritaires. Faire une pause dans le processus serait nécessaire mais je doute que ce soit possible. L’idée à creuser (avancé par Jean-Louis Bourlanges) est celle d’une adhésion progressive, programme après programme. On ferait mieux de tirer le meilleur parti d’institutions, cadres et procédés européens existants, base possible d’un compromis élites/populations.
Méditer sur les mondes d’avant n’est pas inutile pour préparer le monde de demain.
Propos recueillis par Alexandre Devecchio