L’Europe doit-elle aller vers plus de fédéralisme pour faire face à la crise de la zone euro?
Tout dépend de ce que l’on entend par ce mot qui est ce que les linguistes appellent un «mot valise» porteur de sens très différents, surtout depuis qu’il est présenté comme la panacée contre la crise de l’euro. S’il signifie harmonisation, coordination, intégration accrue des politiques économiques, je suis pleinement d’accord. J’avais d’ailleurs proposé un équivalent de ce qui a été décidé ensuite sous le nom de «semestre européen», c’est à dire une synchronisation des politiques budgétaires pour favoriser l’harmonisation. C’est dans la logique même du traité de Maastricht et de l’instauration de la monnaie unique. A l’époque, les Allemands ne voulaient pas d’un «gouvernement économique» et en plus cela semblait superflu car la croissance était là. Ce fédéralisme-là, que l’on pourrait appeler fédéralisme économique, ne nécessite pas d’abandon supplémentaire de souveraineté mais il exige un exercice de la souveraineté réellement en commun.
Mais on entend des appels au fédéralisme qui vont beaucoup plus loin. Ceux qui les lancent considèrent la crise de l’euro comme une raison (ou une occasion?) de transférer plus de souveraineté avec, par exemple, l’instauration d’un ministre des Finances ou de l’Économie de la zone euro, voire même, pour après demain, un exécutif de la zone euro. Cela implique de vraies délégations/abandons de souveraineté, et il ne s’agirait plus seulement, alors, de gestion en commun des politiques économiques. Ce serait la naissance d’un système que l’on ne sait d’ailleurs précisément comment définir. Supranational? Technocratique? Fédéral?
Dans la première hypothèse, donc, le fédéralisme est une harmonisation souhaitable. Dans l’autre, il pose un grave problème institutionnel, politique et même démocratique. On ne peut se servir du même mot pour définir ces deux options.
Les résultats du sommet du 26 octobre et le droit de contrôle accru de la Commission sur les budgets des 17 pays de l’eurogroupe entrent dans laquelle des deux catégories?
Je pense que nous atteignons dans le deuxième cas l’extrême limite au delà de laquelle le lien entre le citoyen, la démocratie dans les différents États-membre, et la prise de décision européenne risque d’être rompu. Les engagements pris en commun sont déjà forts, ambitieux et contraignants: il y avait déjà les critères de Maastricht exigés par l’Allemagne en contrepartie de la monnaie unique; il y avait le pacte de stabilité; il y a eu en septembre un «paquet législatif» européen donnant à la Commission des pouvoirs d’alerte précoces sur les budgets nationaux mais aussi de sanction contre un pays, sauf si une majorité d’États les suspend; il y a maintenant le «semestre européen». Tout cela est encore compatible avec la légitimité et la responsabilité démocratique etc…
Aller au-delà risquerait de nous faire entrer dans une Europe «post-démocratique», avec tous les risques qui en découlent. Cela impliquerait aussi de rouvrir une négociation sur les traités, aventure périlleuse, surtout si c’est pour rendre encore plus disciplinaire la zone euro alors même que pour de nombreux Européens, et pas qu’en Grèce, elle devient peu à peu devenue synonyme de rigueur, de surveillance, et de sanction. Cette révision pourrait en outre ne pas être ratifiée dans les pays où un référendum est obligatoire. A cette fuite en avant «fédéraliste», il me semble bien plus sage de préférer l’application sérieuse, loyale, et complète de ce qui a déjà été décidé jusqu’ici en associant, sous une forme à trouver, les parlements des États-membres de la zone euro, quitte à voir ce qu’il en est dans quelques années.
Cela sera t il suffisant vu la gravité de la crise de l’euro?
Nous sommes d’abord confrontés à une crise occidentale du contenu de la croissance, laquelle était trop fondée sur l’endettement, la spéculation, l’’économie casino. Ce système fou s’est effondré. Les gouvernements européens, déjà fragilisés par leur endettement excessif antérieur, se sont encore surendettés… Pour sauver le système financier. Mais je ne crois pas pour autant que l’euro était réellement menacé en temps que monnaie unique. L’Allemagne ne peut revenir à un euro-mark qui augmenterait de 50 à 60% par rapport à sa valeur actuelle, ce qui entrainerait de sérieux contrecoups pour le système mercantiliste allemand dont 2/3 des excédents se font avec l’Europe. Si l’on était polémique, on dirait que la panique est utile pour quelques personnes pour qui l’idée européenne sert avant tout à déconstruire les États-nation qu’ils considèrent comme une forme néfaste et dépassée, pour qui l’intérêt national est seulement synonyme d’égoïsme national, et qui veulent retirer aux États-Nations en Europe – ailleurs la question n’est même pas posée- ce qu’ils ont gardé de souveraineté.
Sont-ils nombreux?
Numériquement non, et si on votait sur de tels sujets ils recueilleraient peu de voix. Mais ils sont influents dans les médias comme dans la Commission et le parlement européen, et ils disposent d’un pouvoir d’intimidation. La dramatisation des dernières semaines, sous la pression des marchés, les incite à faire passer maintenant des mesures qui, autrement, seraient impossibles à faire accepter aux États-membres et à leurs populations mécontentes ainsi qu’à tenter une révision des traités, comme le demandent les Allemands. Mais s’il ne s’agit que de renforcer la surveillance et le système de sanction automatique dans la zone euro, de renforcer les pouvoirs de contrôle de la Cour de Justice Européenne et de judiciariser les politiques, de construire un exécutif européen qui fera qu’il n’y aura plus véritablement de ministre des Finances à Paris et à Berlin, nous risquons de rompre le fil de ce qui a fondé la démocratie en Europe : le consentement à l’impôt par le parlement. Rappelons que jusqu’à présent, l’Europe est une «fédération d’États nations».
Un débat sur le fédéralisme vous semble t il salutaire?
Oui! L’idée d’»États-Unis d’Europe» est une belle idée qu’avaient illustrée romantiquement Victor Hugo et Briand. Quoique leur conception, c’était surtout la France en navire amiral, environnée de frêles esquifs. Mais son prestige se fonde sur une idée très fausse de la façon dont les États-Unis d’Amérique se sont constitués. George Washington disait «notre force c’est d’être tous les mêmes, de parler la même langue». Il n’a jamais eu à fusionner des nations différentes et anciennes. Cette belle perspective utopique d’États-Unis d’Europe nous amène trop à négliger ce que nous pourrions faire plus concrètement en matière d’harmonisation et de convergence.
La gauche a de bonne chance de gagner les élections en France, ainsi qu’en Allemagne dans un an. Que pourrait faire un couple franco-allemand de gauche?
Justement, intensifier ce travail d’harmonisation des politiques et de synchronisation des calendriers budgétaires; lancer des coopérations renforcées avec d’autres États prêts, par exemple, à instaurer une taxe sur les transactions financières.
Avec le recul, quand vous voyez la crise actuelle en Europe, vous dites-vous parfois que vous avez fait des erreurs dans la construction européenne?
La vision de Mitterrand sur une monnaie unique, plutôt qu’une zone mark, était juste. Je ne pense pas qu’il aurait pu obtenir mieux de Kohl, ni que l’on pouvait empêcher les Allemands d’imposer ensuite leur vision de la question de la monnaie. En revanche, au moment de la mise en place de l’euro, on aurait sans doute du se fixer un programme de convergence France-Allemagne. Ceci dit, personne n’en voyait la nécessité, il y avait la croissance. Avec le recul, on voit mieux que sur la dette, gauche et droite confondues, on a sous-estimé le problème. Quant à la gestion de la crise récente, les dirigeants (Obama le premier) ont raté en 2008 l’occasion d’être beaucoup plus durs avec le système financier et de le re-réglementer. Il fallait casser le système casino, l’opinion y était favorable. Là, il y a une vraie occasion manquée.
Comment jugez-vous le rôle de plus en plus grand de la Chine?
C’est une évidence, même si certains ne s’en rendent compte que maintenant. Cela fait dix à quinze ans que les Occidentaux perdent le monopole de la conduite du monde. La Chine veut contribuer au fonds d’aide complémentaire. Pourquoi pas? Il ne faut pas qu’elle soit la seule à le faire; il faut que les règles sur le rôle de ce fonds soient claires; et que nous gardions la capacité de défendre nos intérêts face à la Chine, laquelle est beaucoup plus présente dans l’économie américaine qu’en Europe. Les émergents… émergent et derrière la Chine il y en a des dizaines d’autres… La Chine a tout à perdre avec l’effondrement du pouvoir d’achat dans la zone euro.
Est-ce que le référendum en Grèce n’oblige pas à repenser la gestion de la crise?
Les peuples restent souverains! C’est d’ailleurs ce que rappelle, pour l’Allemagne, la Cour de Karlsruhe. Après treize grèves générales, G Papandreou a du conclure qu’il n’avait plus aucune marge de manœuvre. Si le référendum a lieu (souhaitons: le plus tôt possible), il faut, si l’on veut que le «oui» l’emporte, que les responsables européens évitent les déclarations contreproductives et blessantes à l’égard du peuple grec et de ses dirigeants. L’exemple à ne pas suivre: la campagne pour le oui en France en 2005!
L’Europe doit-elle aller vers plus de fédéralisme pour faire face à la crise de la zone euro?
Tout dépend de ce que l’on entend par ce mot qui est ce que les linguistes appellent un «mot valise» porteur de sens très différents, surtout depuis qu’il est présenté comme la panacée contre la crise de l’euro. S’il signifie harmonisation, coordination, intégration accrue des politiques économiques, je suis pleinement d’accord. J’avais d’ailleurs proposé un équivalent de ce qui a été décidé ensuite sous le nom de «semestre européen», c’est à dire une synchronisation des politiques budgétaires pour favoriser l’harmonisation. C’est dans la logique même du traité de Maastricht et de l’instauration de la monnaie unique. A l’époque, les Allemands ne voulaient pas d’un «gouvernement économique» et en plus cela semblait superflu car la croissance était là. Ce fédéralisme-là, que l’on pourrait appeler fédéralisme économique, ne nécessite pas d’abandon supplémentaire de souveraineté mais il exige un exercice de la souveraineté réellement en commun.
Mais on entend des appels au fédéralisme qui vont beaucoup plus loin. Ceux qui les lancent considèrent la crise de l’euro comme une raison (ou une occasion?) de transférer plus de souveraineté avec, par exemple, l’instauration d’un ministre des Finances ou de l’Économie de la zone euro, voire même, pour après demain, un exécutif de la zone euro. Cela implique de vraies délégations/abandons de souveraineté, et il ne s’agirait plus seulement, alors, de gestion en commun des politiques économiques. Ce serait la naissance d’un système que l’on ne sait d’ailleurs précisément comment définir. Supranational? Technocratique? Fédéral?
Dans la première hypothèse, donc, le fédéralisme est une harmonisation souhaitable. Dans l’autre, il pose un grave problème institutionnel, politique et même démocratique. On ne peut se servir du même mot pour définir ces deux options.
Les résultats du sommet du 26 octobre et le droit de contrôle accru de la Commission sur les budgets des 17 pays de l’eurogroupe entrent dans laquelle des deux catégories?
Je pense que nous atteignons dans le deuxième cas l’extrême limite au delà de laquelle le lien entre le citoyen, la démocratie dans les différents États-membre, et la prise de décision européenne risque d’être rompu. Les engagements pris en commun sont déjà forts, ambitieux et contraignants: il y avait déjà les critères de Maastricht exigés par l’Allemagne en contrepartie de la monnaie unique; il y avait le pacte de stabilité; il y a eu en septembre un «paquet législatif» européen donnant à la Commission des pouvoirs d’alerte précoces sur les budgets nationaux mais aussi de sanction contre un pays, sauf si une majorité d’États les suspend; il y a maintenant le «semestre européen». Tout cela est encore compatible avec la légitimité et la responsabilité démocratique etc…
Aller au-delà risquerait de nous faire entrer dans une Europe «post-démocratique», avec tous les risques qui en découlent. Cela impliquerait aussi de rouvrir une négociation sur les traités, aventure périlleuse, surtout si c’est pour rendre encore plus disciplinaire la zone euro alors même que pour de nombreux Européens, et pas qu’en Grèce, elle devient peu à peu devenue synonyme de rigueur, de surveillance, et de sanction. Cette révision pourrait en outre ne pas être ratifiée dans les pays où un référendum est obligatoire. A cette fuite en avant «fédéraliste», il me semble bien plus sage de préférer l’application sérieuse, loyale, et complète de ce qui a déjà été décidé jusqu’ici en associant, sous une forme à trouver, les parlements des États-membres de la zone euro, quitte à voir ce qu’il en est dans quelques années.
Cela sera t il suffisant vu la gravité de la crise de l’euro?
Nous sommes d’abord confrontés à une crise occidentale du contenu de la croissance, laquelle était trop fondée sur l’endettement, la spéculation, l’’économie casino. Ce système fou s’est effondré. Les gouvernements européens, déjà fragilisés par leur endettement excessif antérieur, se sont encore surendettés… Pour sauver le système financier. Mais je ne crois pas pour autant que l’euro était réellement menacé en temps que monnaie unique. L’Allemagne ne peut revenir à un euro-mark qui augmenterait de 50 à 60% par rapport à sa valeur actuelle, ce qui entrainerait de sérieux contrecoups pour le système mercantiliste allemand dont 2/3 des excédents se font avec l’Europe. Si l’on était polémique, on dirait que la panique est utile pour quelques personnes pour qui l’idée européenne sert avant tout à déconstruire les États-nation qu’ils considèrent comme une forme néfaste et dépassée, pour qui l’intérêt national est seulement synonyme d’égoïsme national, et qui veulent retirer aux États-Nations en Europe – ailleurs la question n’est même pas posée- ce qu’ils ont gardé de souveraineté.
Sont-ils nombreux?
Numériquement non, et si on votait sur de tels sujets ils recueilleraient peu de voix. Mais ils sont influents dans les médias comme dans la Commission et le parlement européen, et ils disposent d’un pouvoir d’intimidation. La dramatisation des dernières semaines, sous la pression des marchés, les incite à faire passer maintenant des mesures qui, autrement, seraient impossibles à faire accepter aux États-membres et à leurs populations mécontentes ainsi qu’à tenter une révision des traités, comme le demandent les Allemands. Mais s’il ne s’agit que de renforcer la surveillance et le système de sanction automatique dans la zone euro, de renforcer les pouvoirs de contrôle de la Cour de Justice Européenne et de judiciariser les politiques, de construire un exécutif européen qui fera qu’il n’y aura plus véritablement de ministre des Finances à Paris et à Berlin, nous risquons de rompre le fil de ce qui a fondé la démocratie en Europe : le consentement à l’impôt par le parlement. Rappelons que jusqu’à présent, l’Europe est une «fédération d’États nations».
Un débat sur le fédéralisme vous semble t il salutaire?
Oui! L’idée d’»États-Unis d’Europe» est une belle idée qu’avaient illustrée romantiquement Victor Hugo et Briand. Quoique leur conception, c’était surtout la France en navire amiral, environnée de frêles esquifs. Mais son prestige se fonde sur une idée très fausse de la façon dont les États-Unis d’Amérique se sont constitués. George Washington disait «notre force c’est d’être tous les mêmes, de parler la même langue». Il n’a jamais eu à fusionner des nations différentes et anciennes. Cette belle perspective utopique d’États-Unis d’Europe nous amène trop à négliger ce que nous pourrions faire plus concrètement en matière d’harmonisation et de convergence.
La gauche a de bonne chance de gagner les élections en France, ainsi qu’en Allemagne dans un an. Que pourrait faire un couple franco-allemand de gauche?
Justement, intensifier ce travail d’harmonisation des politiques et de synchronisation des calendriers budgétaires; lancer des coopérations renforcées avec d’autres États prêts, par exemple, à instaurer une taxe sur les transactions financières.
Avec le recul, quand vous voyez la crise actuelle en Europe, vous dites-vous parfois que vous avez fait des erreurs dans la construction européenne?
La vision de Mitterrand sur une monnaie unique, plutôt qu’une zone mark, était juste. Je ne pense pas qu’il aurait pu obtenir mieux de Kohl, ni que l’on pouvait empêcher les Allemands d’imposer ensuite leur vision de la question de la monnaie. En revanche, au moment de la mise en place de l’euro, on aurait sans doute du se fixer un programme de convergence France-Allemagne. Ceci dit, personne n’en voyait la nécessité, il y avait la croissance. Avec le recul, on voit mieux que sur la dette, gauche et droite confondues, on a sous-estimé le problème. Quant à la gestion de la crise récente, les dirigeants (Obama le premier) ont raté en 2008 l’occasion d’être beaucoup plus durs avec le système financier et de le re-réglementer. Il fallait casser le système casino, l’opinion y était favorable. Là, il y a une vraie occasion manquée.
Comment jugez-vous le rôle de plus en plus grand de la Chine?
C’est une évidence, même si certains ne s’en rendent compte que maintenant. Cela fait dix à quinze ans que les Occidentaux perdent le monopole de la conduite du monde. La Chine veut contribuer au fonds d’aide complémentaire. Pourquoi pas? Il ne faut pas qu’elle soit la seule à le faire; il faut que les règles sur le rôle de ce fonds soient claires; et que nous gardions la capacité de défendre nos intérêts face à la Chine, laquelle est beaucoup plus présente dans l’économie américaine qu’en Europe. Les émergents… émergent et derrière la Chine il y en a des dizaines d’autres… La Chine a tout à perdre avec l’effondrement du pouvoir d’achat dans la zone euro.
Est-ce que le référendum en Grèce n’oblige pas à repenser la gestion de la crise?
Les peuples restent souverains! C’est d’ailleurs ce que rappelle, pour l’Allemagne, la Cour de Karlsruhe. Après treize grèves générales, G Papandreou a du conclure qu’il n’avait plus aucune marge de manœuvre. Si le référendum a lieu (souhaitons: le plus tôt possible), il faut, si l’on veut que le «oui» l’emporte, que les responsables européens évitent les déclarations contreproductives et blessantes à l’égard du peuple grec et de ses dirigeants. L’exemple à ne pas suivre: la campagne pour le oui en France en 2005!