Hubert Védrine intervient à une table ronde animée par François Lenglet à l’occasion des Rencontres Economiques d’Aix-en-Provence à l’été 2019
FRANÇOIS LENGLET — Un Allemand qui veut s’endetter, c’est presque aussi étonnant qu’un Français qui veut rétablir les comptes publics. Hubert Védrine, vous êtes ancien ministre des Affaires étrangères. Vous alertez depuis longtemps sur les dangers du monde, où les puissances se confrontent et s’affrontent, alors que l’Europe se rêve comme une grande Suisse. Aujourd’hui, quel est votre diagnostic ? Quelles sont les chances, selon vous, de voir l’Europe se relever et se faire entendre dans ce monde désarticulé qui a été décrit précédemment ?
HUBERT VÉDRINE — Je pense qu’il est très difficile pour nous d’atterrir dans le monde réel, puisque nous avons cru, nous spécialement les Européens, à la mondialisation, qui était une américano-globalisation. La mondialisation récente est celle qu’ont organisée les États-Unis, d’ailleurs très bien, à partir de l’après-guerre. L’Europe est le fruit de cela ; elle n’en est pas la mère. Nous étions tellement habitués à cela, y compris au discours rétroactif sur le multilatéralisme qui est largement enjolivé, à mon avis, puisque les États-Unis ne l’ont jamais pratiqué complètement. Trump, c’est comme si pour les catholiques, il y avait un nouveau pape qui dirait dans un tweet: « l’Évangile, ce sont des âneries, ça n’existe pas. » Donc, l’Occident est désemparé. Cela permet de redécouvrir que la puissance n’est pas dans l’ADN de l’Europe. À aucun moment, les pères fondateurs n’ont imaginé une « puissance ». C’étaient des atlantistes à 200 %, donc pour eux, c’était une organisation avec un marché commun, plus tard, un grand marché, sous la protection américaine, les Européens étant débarrassés une fois pour toutes des préoccupations atroces de l’Histoire, l’identité, les rapports de force, les relations internationales, la sécurité et la défense, etc. Donc, les Européens vivent dans une bulle depuis maintenant trois générations. Ils ont développé un mode de vie merveilleux, charmant, individualiste, hédoniste, etc., et ils sont déstabilisés par le monde tel qu’il apparaît. On se concentre sur Trump qui n’est qu’une caricature de cela. Le problème de Trump, ce n’est pas tellement qu’il soit très différent sur le fond dans sa politique – d’ailleurs après Trump ça ne sera pas comme avant – c’est simplement que Trump ne prend même pas la précaution de faire comme si. Il y a tout un discours sur la communauté internationale etc. qu’il a complètement balayé. Ce n’est pas du tout un isolationniste, c’est un unilatéraliste brutal. Les Européens sont donc renvoyés à eux-mêmes, or ils n’ont jamais eu l’idée de se constituer en puissance. C’est une idée qui épouvante la majorité des Européens, sauf les Français, qui se fatiguent à faire des colloques sur l’Europe puissance, qui n’ont jamais d’effet, parce que la plupart des autres Européens pensent que c’est une ruse française pour retrouver un rôle exagéré, et d’ailleurs, ils ont vraiment cru dans la communauté internationale, la valeur universelle de nos concepts, etc. Je suis complètement d’accord avec ce qui a été dit par nos deux PDG sur les possibilités et le potentiel que nous avons bien sûr, mais il y a un blocage mental. Et les Européens, dans leur majorité, n’arrivent pas à intégrer le fait que si l’Europe ne devient pas une puissance, elle sera impuissante, comme aurait dit La Palice, et donc dépendante des décisions des Américains et des Chinois. Les lois extraterritoriales insupportables, c’est bien avant Trump. Les lois, les sanctions, les manœuvres de Poutine, les ambitions de la Chine, les prétentions de la Turquie, d’Israël, de l’Arabie, des trafiquants d’immigration illégale dans toute l’Afrique, des GAFA des États-Unis, des GAFA chinoises. L’Europe en tant que telle n’est pas respectée par les autres. Il y a donc un problème grave et nous ne butons pas sur l’absence de moyens, nous le voyons bien dans les domaines industriels. Nous ne butons pas sur l’absence de procédure, il y a tout ce qu’il faut. Ce n’est pas un problème de traités, c’est un problème de mental, comme on dit chez les sportifs. Et il manque des dirigeants qui soient aussi des leaders. Cela devient difficile d’être des « leaders » dans les démocraties modernes où les dirigeants deviennent des followers plutôt que des leaders ! Mais il faut des leaders. Par rapport à cela, il faut faire réfléchir, réveiller les gens, les alarmer un peu, pas trop, ne pas paniquer et dire : « Voilà ce qu’on va faire ». Mais cela suppose d’être prêt à affronter toutes les puissances dans le monde qui profitent de la situation actuelle d’une Europe qui fait des discours sur les valeurs générales, mais qui ne fait peur à presque personne. Il faut donc être prêt à s’organiser, il faut quelques dirigeants qui changent de ton et qui parlent aux peuples européens qui, je crois, sont disponibles, qui sont demandeurs. Ils sont d’abord demandeurs d’une maîtrise des flux migratoires et ça, il faut le faire et je pense qu’il y aura un accord entre les uns et les autres, entre pays de départ et de transit pour la maîtrise des flux, ce qui permettra de préserver le droit d’asile.
Il faut débloquer tout cela, il faut rassurer en organisant, avancer ensuite. Il faut surmonter les peurs. Je vois quelques signes dans ce sens. Par exemple, ce qui a été fait par la Commission, en ce qui concerne la fiscalité des GAFA. Ce qu’avait dit Madame Merkel, il y a deux ans, sur le fait que « …nous ne pouvons plus vraiment compter sur les Américains, il faut s’organiser mieux entre nous », n’a pas eu de suite pour le moment, mais c’est un signe. La déclaration de Sigmar Gabriel est excellente, « On est des herbivores géopolitiques dans un monde de carnivores géopolitiques et on va finir par être des proies. » Moi, je dis depuis très longtemps que nous sommes des Bisounours dans Jurassic Park. Je trouve la formule allemande encore meilleure. Donc, je pense qu’il y a un potentiel gigantesque, à condition de prendre les choses à bras-le-corps, d’alarmer, et de présenter les feuilles de route. À ce moment-là, tous les moyens européens que nous avons se mettront en ordre de marche.
Hubert Védrine intervient à une table ronde animée par François Lenglet à l’occasion des Rencontres Economiques d’Aix-en-Provence à l’été 2019
FRANÇOIS LENGLET — Un Allemand qui veut s’endetter, c’est presque aussi étonnant qu’un Français qui veut rétablir les comptes publics. Hubert Védrine, vous êtes ancien ministre des Affaires étrangères. Vous alertez depuis longtemps sur les dangers du monde, où les puissances se confrontent et s’affrontent, alors que l’Europe se rêve comme une grande Suisse. Aujourd’hui, quel est votre diagnostic ? Quelles sont les chances, selon vous, de voir l’Europe se relever et se faire entendre dans ce monde désarticulé qui a été décrit précédemment ?
HUBERT VÉDRINE — Je pense qu’il est très difficile pour nous d’atterrir dans le monde réel, puisque nous avons cru, nous spécialement les Européens, à la mondialisation, qui était une américano-globalisation. La mondialisation récente est celle qu’ont organisée les États-Unis, d’ailleurs très bien, à partir de l’après-guerre. L’Europe est le fruit de cela ; elle n’en est pas la mère. Nous étions tellement habitués à cela, y compris au discours rétroactif sur le multilatéralisme qui est largement enjolivé, à mon avis, puisque les États-Unis ne l’ont jamais pratiqué complètement. Trump, c’est comme si pour les catholiques, il y avait un nouveau pape qui dirait dans un tweet: « l’Évangile, ce sont des âneries, ça n’existe pas. » Donc, l’Occident est désemparé. Cela permet de redécouvrir que la puissance n’est pas dans l’ADN de l’Europe. À aucun moment, les pères fondateurs n’ont imaginé une « puissance ». C’étaient des atlantistes à 200 %, donc pour eux, c’était une organisation avec un marché commun, plus tard, un grand marché, sous la protection américaine, les Européens étant débarrassés une fois pour toutes des préoccupations atroces de l’Histoire, l’identité, les rapports de force, les relations internationales, la sécurité et la défense, etc. Donc, les Européens vivent dans une bulle depuis maintenant trois générations. Ils ont développé un mode de vie merveilleux, charmant, individualiste, hédoniste, etc., et ils sont déstabilisés par le monde tel qu’il apparaît. On se concentre sur Trump qui n’est qu’une caricature de cela. Le problème de Trump, ce n’est pas tellement qu’il soit très différent sur le fond dans sa politique – d’ailleurs après Trump ça ne sera pas comme avant – c’est simplement que Trump ne prend même pas la précaution de faire comme si. Il y a tout un discours sur la communauté internationale etc. qu’il a complètement balayé. Ce n’est pas du tout un isolationniste, c’est un unilatéraliste brutal. Les Européens sont donc renvoyés à eux-mêmes, or ils n’ont jamais eu l’idée de se constituer en puissance. C’est une idée qui épouvante la majorité des Européens, sauf les Français, qui se fatiguent à faire des colloques sur l’Europe puissance, qui n’ont jamais d’effet, parce que la plupart des autres Européens pensent que c’est une ruse française pour retrouver un rôle exagéré, et d’ailleurs, ils ont vraiment cru dans la communauté internationale, la valeur universelle de nos concepts, etc. Je suis complètement d’accord avec ce qui a été dit par nos deux PDG sur les possibilités et le potentiel que nous avons bien sûr, mais il y a un blocage mental. Et les Européens, dans leur majorité, n’arrivent pas à intégrer le fait que si l’Europe ne devient pas une puissance, elle sera impuissante, comme aurait dit La Palice, et donc dépendante des décisions des Américains et des Chinois. Les lois extraterritoriales insupportables, c’est bien avant Trump. Les lois, les sanctions, les manœuvres de Poutine, les ambitions de la Chine, les prétentions de la Turquie, d’Israël, de l’Arabie, des trafiquants d’immigration illégale dans toute l’Afrique, des GAFA des États-Unis, des GAFA chinoises. L’Europe en tant que telle n’est pas respectée par les autres. Il y a donc un problème grave et nous ne butons pas sur l’absence de moyens, nous le voyons bien dans les domaines industriels. Nous ne butons pas sur l’absence de procédure, il y a tout ce qu’il faut. Ce n’est pas un problème de traités, c’est un problème de mental, comme on dit chez les sportifs. Et il manque des dirigeants qui soient aussi des leaders. Cela devient difficile d’être des « leaders » dans les démocraties modernes où les dirigeants deviennent des followers plutôt que des leaders ! Mais il faut des leaders. Par rapport à cela, il faut faire réfléchir, réveiller les gens, les alarmer un peu, pas trop, ne pas paniquer et dire : « Voilà ce qu’on va faire ». Mais cela suppose d’être prêt à affronter toutes les puissances dans le monde qui profitent de la situation actuelle d’une Europe qui fait des discours sur les valeurs générales, mais qui ne fait peur à presque personne. Il faut donc être prêt à s’organiser, il faut quelques dirigeants qui changent de ton et qui parlent aux peuples européens qui, je crois, sont disponibles, qui sont demandeurs. Ils sont d’abord demandeurs d’une maîtrise des flux migratoires et ça, il faut le faire et je pense qu’il y aura un accord entre les uns et les autres, entre pays de départ et de transit pour la maîtrise des flux, ce qui permettra de préserver le droit d’asile.
Il faut débloquer tout cela, il faut rassurer en organisant, avancer ensuite. Il faut surmonter les peurs. Je vois quelques signes dans ce sens. Par exemple, ce qui a été fait par la Commission, en ce qui concerne la fiscalité des GAFA. Ce qu’avait dit Madame Merkel, il y a deux ans, sur le fait que « …nous ne pouvons plus vraiment compter sur les Américains, il faut s’organiser mieux entre nous », n’a pas eu de suite pour le moment, mais c’est un signe. La déclaration de Sigmar Gabriel est excellente, « On est des herbivores géopolitiques dans un monde de carnivores géopolitiques et on va finir par être des proies. » Moi, je dis depuis très longtemps que nous sommes des Bisounours dans Jurassic Park. Je trouve la formule allemande encore meilleure. Donc, je pense qu’il y a un potentiel gigantesque, à condition de prendre les choses à bras-le-corps, d’alarmer, et de présenter les feuilles de route. À ce moment-là, tous les moyens européens que nous avons se mettront en ordre de marche.