Les suites de l’affaire des caricatures du prophète Mohammed

Comment estimez-vous la réaction du monde musulman à ces caricatures?

En dépit de l’invocation dans les discours de la «communauté internationale», nous vivons dans un monde où les réactions, les jugements de valeur – sur ce qui est autorisé ou ne l’est pas, ce qui est tolérable ou ne l’est pas – ne sont pas encore homogènes. Cet épisode en rappelle d’autres, notamment l’affaire Rushdie, avec, de part et d’autre, un mélange de maladresse, de provocation et d’instrumentalisation. Choc d’ignorances! Après la chute du communisme, l’opinion occidentale avait cru entrer dans un monde global aux valeurs homogènes et universelles. Or, plusieurs parties du globe, notamment le monde musulman, n’acceptent pas entièrement ces valeurs. Les érudits peuvent contester comme trop simplificatrices les notions d’occident ou de monde musulman, mais on voit très bien de quoi il s’agit. Dans l’affaire des caricatures, le monde musulman réagit sur la base de ses valeurs, pas des nôtres, même s’il est évident qu’il y a eu instrumentalisation délibérée par la Syrie et l’Iran.

Cet épisode est-il révélateur d’un affrontement entre deux mondes?

En tout cas d’une incompréhension mutuelle. Dans les années 1990, le monde occidental ne parlait plus que de «gouvernance mondiale», comme si les problèmes philosophiques et politiques étaient réglés! Il n’y avait plus que des questions économiques ou d’organisation. Je constate que cela s’est révélé faux. L’Occident n’a aucune idée de la manière de transformer plus d’un milliard de musulmans en libres penseurs. D’un autre côté, les islamistes ne parviendront pas à islamiser l’Occident! Cette situation entre l’Occident et le monde musulman va donc durer. Nous devrions pouvoir mieux coexister. Mais l’Occident est issu du monde chrétien, qui estimait avoir pour mission d’évangéliser toutes les nations, et continue avec les droits de l’homme. Et l’islam se sent aussi investi d’une mission de prosélytisme. Cela donne une intensité accrue à la confrontation entre ces deux mondes, en tout cas du fait de petits groupes militants, ou de responsables maladroits, alors qu’il faudrait gérer tout cela avec retenue et finesse.

Le monde musulman est-il réfractaire à la modernité occidentale?

Une partie de ce monde, sans doute. Ce à quoi on assiste est un bras de fer historique au sein de l’islam entre les musulmans paisibles ouverts à une certaine modernisation et une minorité fondamentalisme qui se crispe devant l’agression de la modernité et veut revenir à la foi des origines. L’histoire de la chrétienté a connu pendant longtemps cette obsession du retour à la pureté initiale. La modernité dans le monde occidental s’est construite contre l’église catholique, qui a essayé de conserver le monopole de la pensée contre Machiavel ou Galilée, et évidemment contre Luther. Aujourd’hui, beaucoup de pays musulmans ne sont pas encore prêts à accepter le pluralisme de la pensée et à garantir les droits des minorités politiques ou autres. Or, c’est bien là l’essence même de la culture démocratique. Aujourd’hui, le monde musulman réagit devant la caricature de leur prophète, comme le monde catholique réagissait autrefois devant un blasphème. Le monde chrétien a combattu les «hérésies», et tout simplement la pensée libre scientifique ou philosophique et a fait peser une chape de plomb sur les mœurs. En se gardant de tout simplisme, cette comparaison historique amène à espérer que l’islam pourrait, à terme, évoluer aussi mais surtout de l’intérieur. Nous pouvons encourager, favoriser, pas imposer.

En Occident, que faire devant l’islam?

Là, c’est différent. Toute personne qui vient vivre dans nos pays doit en accepter les règles. Il y a eu parfois laxisme de notre part par une sorte de compassion mal inspirée. On ne peut pas admettre, par exemple, la polygamie ou l’excision comme d’inoffensives particularités culturelles! On ne peut pas transiger sur ces points et d’autres. Les modernistes dans les pays arabes nous demandent de tenir bon. Comme cela a été fait avec la loi sur le voile. Ceci dit, il ne faut pas faire n’importe quoi au nom de notre sacro-sainte liberté d’expression, en réalité bornée par des lois. Les caricatures récentes font partie de cette liberté; il n’empêche qu’elles seront contre productrices. Au sein du monde musulman, les extrémistes y puiseront un prétexte pour refuser la liberté d’expression assimilée à blasphème. Ce n’est pas malin, même si les manifestations, plusieurs mois après, ont été, bien sûr, télécommandées. Il faut être rigoureux et clair chez nous, mais dans un esprit de dialogue et de fraternité, ne pas pousser les musulmans à se replier sur eux-mêmes, convaincre la majorité d’entre eux de la possibilité de coexister avec les croyances des autres.

Faut-il abandonner l’idée de changer le monde musulman?

Depuis des dizaines d’années, le monde occidental affirme le caractère universel de ses principes, pérore, menace, sanctionne, déclare. Cela a-t-il changé fondamentalement le monde musulman? Peut être avons-nous été trop prétentieux? Si on commençait par trouver une solution acceptable au problème palestinien, notre voix retrouverait du crédit. Admettons le fait que pendant longtemps l’Occident et le monde musulman resteront différents sur de nombreux sujets. Il ne s’agit pas de renoncer à nos convictions. Cela dit chaque pays arabe a un évident potentiel d’évolution démocratique qu’il faut encourager, sans oukases. Voyez la réforme du code de la famille de Bourguiba, la réforme de la famille entreprise par Mohammed VI au Maroc, le début de liberté d’expression au Qatar, en Algérie, en Jordanie, le rôle du parlement au Koweït. Certes, le fondamentalisme a gagné dans le monde arabe ces trente dernières années. Il a pu se nourrir d’un sentiment d’échec historique et de l’humiliation liée à la question palestinienne. Aujourd’hui, du côté musulman, il faut isoler les extrémismes de la grande masse des musulmans. Du côté occidental, il faut contenir les provocateurs qui pensent tout bouleverser par des croisades, comme l’avait entrepris la première administration Bush. La transformation démocratique du monde arabe est un objectif légitime, et en même temps un processus à haut risque. Elle ne peut résulter d’oukases américains, ou européens qui, en plus, échoueraient. Elle devrait faire l’objet d’un plan d’action à long terme entre Américains, européens, et responsables arabes modernisateurs.

Les suites de l’affaire des caricatures du prophète Mohammed

Hubert Vedrine

Les suites de l’affaire des caricatures du prophète Mohammed

Comment estimez-vous la réaction du monde musulman à ces caricatures?

En dépit de l’invocation dans les discours de la «communauté internationale», nous vivons dans un monde où les réactions, les jugements de valeur – sur ce qui est autorisé ou ne l’est pas, ce qui est tolérable ou ne l’est pas – ne sont pas encore homogènes. Cet épisode en rappelle d’autres, notamment l’affaire Rushdie, avec, de part et d’autre, un mélange de maladresse, de provocation et d’instrumentalisation. Choc d’ignorances! Après la chute du communisme, l’opinion occidentale avait cru entrer dans un monde global aux valeurs homogènes et universelles. Or, plusieurs parties du globe, notamment le monde musulman, n’acceptent pas entièrement ces valeurs. Les érudits peuvent contester comme trop simplificatrices les notions d’occident ou de monde musulman, mais on voit très bien de quoi il s’agit. Dans l’affaire des caricatures, le monde musulman réagit sur la base de ses valeurs, pas des nôtres, même s’il est évident qu’il y a eu instrumentalisation délibérée par la Syrie et l’Iran.

Cet épisode est-il révélateur d’un affrontement entre deux mondes?

En tout cas d’une incompréhension mutuelle. Dans les années 1990, le monde occidental ne parlait plus que de «gouvernance mondiale», comme si les problèmes philosophiques et politiques étaient réglés! Il n’y avait plus que des questions économiques ou d’organisation. Je constate que cela s’est révélé faux. L’Occident n’a aucune idée de la manière de transformer plus d’un milliard de musulmans en libres penseurs. D’un autre côté, les islamistes ne parviendront pas à islamiser l’Occident! Cette situation entre l’Occident et le monde musulman va donc durer. Nous devrions pouvoir mieux coexister. Mais l’Occident est issu du monde chrétien, qui estimait avoir pour mission d’évangéliser toutes les nations, et continue avec les droits de l’homme. Et l’islam se sent aussi investi d’une mission de prosélytisme. Cela donne une intensité accrue à la confrontation entre ces deux mondes, en tout cas du fait de petits groupes militants, ou de responsables maladroits, alors qu’il faudrait gérer tout cela avec retenue et finesse.

Le monde musulman est-il réfractaire à la modernité occidentale?

Une partie de ce monde, sans doute. Ce à quoi on assiste est un bras de fer historique au sein de l’islam entre les musulmans paisibles ouverts à une certaine modernisation et une minorité fondamentalisme qui se crispe devant l’agression de la modernité et veut revenir à la foi des origines. L’histoire de la chrétienté a connu pendant longtemps cette obsession du retour à la pureté initiale. La modernité dans le monde occidental s’est construite contre l’église catholique, qui a essayé de conserver le monopole de la pensée contre Machiavel ou Galilée, et évidemment contre Luther. Aujourd’hui, beaucoup de pays musulmans ne sont pas encore prêts à accepter le pluralisme de la pensée et à garantir les droits des minorités politiques ou autres. Or, c’est bien là l’essence même de la culture démocratique. Aujourd’hui, le monde musulman réagit devant la caricature de leur prophète, comme le monde catholique réagissait autrefois devant un blasphème. Le monde chrétien a combattu les «hérésies», et tout simplement la pensée libre scientifique ou philosophique et a fait peser une chape de plomb sur les mœurs. En se gardant de tout simplisme, cette comparaison historique amène à espérer que l’islam pourrait, à terme, évoluer aussi mais surtout de l’intérieur. Nous pouvons encourager, favoriser, pas imposer.

En Occident, que faire devant l’islam?

Là, c’est différent. Toute personne qui vient vivre dans nos pays doit en accepter les règles. Il y a eu parfois laxisme de notre part par une sorte de compassion mal inspirée. On ne peut pas admettre, par exemple, la polygamie ou l’excision comme d’inoffensives particularités culturelles! On ne peut pas transiger sur ces points et d’autres. Les modernistes dans les pays arabes nous demandent de tenir bon. Comme cela a été fait avec la loi sur le voile. Ceci dit, il ne faut pas faire n’importe quoi au nom de notre sacro-sainte liberté d’expression, en réalité bornée par des lois. Les caricatures récentes font partie de cette liberté; il n’empêche qu’elles seront contre productrices. Au sein du monde musulman, les extrémistes y puiseront un prétexte pour refuser la liberté d’expression assimilée à blasphème. Ce n’est pas malin, même si les manifestations, plusieurs mois après, ont été, bien sûr, télécommandées. Il faut être rigoureux et clair chez nous, mais dans un esprit de dialogue et de fraternité, ne pas pousser les musulmans à se replier sur eux-mêmes, convaincre la majorité d’entre eux de la possibilité de coexister avec les croyances des autres.

Faut-il abandonner l’idée de changer le monde musulman?

Depuis des dizaines d’années, le monde occidental affirme le caractère universel de ses principes, pérore, menace, sanctionne, déclare. Cela a-t-il changé fondamentalement le monde musulman? Peut être avons-nous été trop prétentieux? Si on commençait par trouver une solution acceptable au problème palestinien, notre voix retrouverait du crédit. Admettons le fait que pendant longtemps l’Occident et le monde musulman resteront différents sur de nombreux sujets. Il ne s’agit pas de renoncer à nos convictions. Cela dit chaque pays arabe a un évident potentiel d’évolution démocratique qu’il faut encourager, sans oukases. Voyez la réforme du code de la famille de Bourguiba, la réforme de la famille entreprise par Mohammed VI au Maroc, le début de liberté d’expression au Qatar, en Algérie, en Jordanie, le rôle du parlement au Koweït. Certes, le fondamentalisme a gagné dans le monde arabe ces trente dernières années. Il a pu se nourrir d’un sentiment d’échec historique et de l’humiliation liée à la question palestinienne. Aujourd’hui, du côté musulman, il faut isoler les extrémismes de la grande masse des musulmans. Du côté occidental, il faut contenir les provocateurs qui pensent tout bouleverser par des croisades, comme l’avait entrepris la première administration Bush. La transformation démocratique du monde arabe est un objectif légitime, et en même temps un processus à haut risque. Elle ne peut résulter d’oukases américains, ou européens qui, en plus, échoueraient. Elle devrait faire l’objet d’un plan d’action à long terme entre Américains, européens, et responsables arabes modernisateurs.

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17/02/2006