Pour quiconque s’intéresse à la marche du monde, et donc, bien sûr, à la façon dont se prennent – ou ne se prennent pas – les décisions à la Maison Blanche (mis à part l’épisode ubuesque de Trump), les 842 pages du premier tome des Mémoires de Barack Obama[1] sont captivantes. Certes, on a déjà pu lire des Mémoires d’autres présidents, en particulier celles de Georges H. Bush, en collaboration avec le Général Scowcroft, ou d’anciens Secrétaires d’État, comme Hillary Clinton ou Madeleine Albright. Mais les Mémoires de l’ancien président Obama nous permettent de pénétrer encore plus à l’intérieur de l’enfer washingtonien. Peut-être est-ce grâce à son intelligence, à sa clarté, à son talent pédagogique (il reconnaît lui-même qu’il a souvent un ton professoral) ? Toujours est-il qu’on y mesure encore mieux à quel point « l’homme le plus puissant de la planète » est confronté à des blocages permanents, du Congrès – par exemple de Mitch McConnell avec qui Joe Biden va devoir cohabiter – et des bureaucraties, à des intimidations et des actions de toutes sortes de lobbies très puissants, à la puissance harcelante des médias qui le condamnent à d’harassantes négociations. Il s’y ajoute dans son cas la guérilla abjecte menée contre lui par certains Républicains, et très tôt par Donald Trump, qui a aggravé les obsessions du Tea Party. Déjà, le parti Républicain de Nixon, Kissinger, Reagan, Georges Bush père, n’était plus qu’un souvenir, et ne se survivait qu’à travers John McCain. Barack Obama explique longuement, bien, chaleureusement, à l’américaine, les raisons pour lesquelles il a choisi tel ou tel, de leurs rapports dans le travail, et du processus par lequel, à la fin des fins, le président donne son accord à tel ou tel projet, ou engage tel ou tel processus. Il est clair pour lui que le « noble combat » – construire aux Etats-Unis un système de santé décent, l’Obamacare – contre toutes les obstructions – l’emporte sur toute autre considération. Pour donner un coup d’arrêt à la fuite en avant dans les opérations extérieures, les croisades modernes, il avait d’ailleurs déclaré : « Le nation-building commence chez nous ». La quasi impossibilité de parvenir à des accords bipartisans est pour lui un crève-cœur.
« Étais-je prêt à devenir un grand dirigeant international ? », se demande-t-il. Son approche du monde commence par la gestion des conséquences de la gigantesque crise financière déclenchée par l’irresponsabilité du système américain dans les subprimes. S’agissant des crises géopolitiques au sens classique, il a un point de vue souvent compréhensif en ce qui concerne les motivations et le ressenti de ses adversaires. Il expose ainsi longuement les griefs de Poutine, alors Premier ministre, selon lequel l’Occident a menti aux Russes et les a trompés, alors qu’il ne cache pas son aversion pour le personnage. On comprend l’échec programmé du reset.
Il était très attendu sur le Proche Orient. Il s’en explique. Il manifeste à l’égard du monde juif et d’Israël des affinités et une compréhension aux antipodes de ce qu’ont décrit ses adversaires. Il peut avoir la dent dure sur l’AIPAC (American Israel Public Affairs Comity), « un puissant lobby transpartisan qui veillait à ce que les Etats-Unis continuent de soutenir inconditionnellement Israël », et qui « pouvait exercer son influence sur presque tous les districts du pays, et pratiquement tous les politiciens de Washington » (y compris lui, souligne-t-il). Il peut reconnaître que « les parlementaires qui critiquaient Israël un peu trop fort risquaient de se voir qualifier d’anti-Israël, et éventuellement d’antisémites, et de découvrir en face d’eux à l’élection suivante un adversaire pourvu d’un budget confortable. » Et, en même temps, écrire « qu’il existait un lien fondamental entre le vécu des Noirs et celui des Juifs », « qu’Arafat avait souvent déployé des tactiques abjectes (…) et que les dirigeants palestiniens avaient laissé passer trop d’occasions de faire la paix », et décrire Netanyahu comme « intelligent, habile, coriace ». D’où ce constat sans fard : « Une divergence normale avec un Premier ministre israélien, même à la tête d’un fragile gouvernement de coalition, avait un coût politique sans équivalent dans les relations avec les Etats-Unis, l’Allemagne, la France, le Japon, le Canada, ou n’importe quel autre allié proche. » Georges H. Bush et James Baker l’avaient déjà éprouvé. On comprend mieux en lisant ces lignes honnêtes que finalement le fameux discours du Caire, en 2009, n’a pas eu de suites concrète, pourquoi, quand John Kerry, choisi par le président comme Secrétaire d’Etat après Hillary Clinton, lui demandera ses instructions avant de partir au Proche-Orient, il se bornera à lui répondre : « God bless you ! ». Sur l’Iran, il apparaît plus déterminé, moins écartelé, plus réaliste, et donc plus efficace, pour obtenir le fameux accord sur le nucléaire iranien que Trump s’est employé par la suite à démanteler d’une façon qu’il espère définitive, et que Biden va – peut-être – relancer. Une remarque tirée du récit du processus d’élimination d’Oussama Ben Laden : c’est le nom de code donné à ce dernier pour les besoins de l’opération : « Geronimo « . Cette assimilation entre le chef des tribus apaches, qui avait finalement, avant de décéder en 1909, reconnu la défaite de ses peuples à condition que le président Cleveland protège celui-ci – il n’en sera rien -, et l’ennemi mortel des Etats-Unis, concepteur du pire attentat contre ceux-ci, le 11 septembre, en dit long sur la psychè américaine profonde, sur ceux qui les défient, sans avoir le pouvoir, comme l’URSS pendant longtemps, ou la Chine aujourd’hui, de les intimider.
Ce qui frappe dans cet ouvrage, c’est que tous les maux qui rongent les démocraties contemporaines sont déjà là, parfaitement décrits. J’ai déjà mentionné les lobbies et leur pouvoir énorme. Leur jeu est encore plus visible qu’ailleurs. Il est partie intégrante du système américain. Le coût et le financement des campagnes. Ce qu’on désigne par le terme fourre-tout de populisme depuis que les classes populaires, suivies des classes moyennes, ont commencé à décrocher de la mondialisation, et dont la radicalisation du parti Républicain jusqu’à sa mutation trumpiste est une expression, y est déjà très visible. Les dilemmes criants des dirigeants progressistes. Sur les printemps arabes, par exemple. Sur l’immigration, où les embarras du président Obama sont très comparables (moins l’islamisme) à ceux qu’éprouvent les dirigeants européens membres de Schengen. Obama ne cache pas la contradiction souvent insurmontable entre idéalisme et réalisme. C’est parfois poignant dans ses échanges avec Samantha Power, qu’il a appelée auprès de lui pour lui rappeler la voix de l’idéalisme de ses débuts, celle, en fait, du prosélytisme missionnaire et de la propagation de « nos valeurs universelles ». Comme un remord ?
Concernant l’écologie – il vaudrait mieux dire la nécessité de l’écologisation de toutes les activités humaines – on découvre un Barack Obama beaucoup plus convaincu qu’on aurait pu le penser en se souvenant de l’échec de la Conférence de Copenhague en 2009. Il est déjà convaincu à l’époque que la question du climat est cruciale, ainsi que celle de la biodiversité, et pas uniquement parce que sa fille Malia lui a demandé ce qu’il allait faire pour sauver les tigres. Il décrit les méandres de la préparation de la Conférence de Copenhague, les chausses trappes, les manœuvres auxquelles il est contraint, le double-jeu des Chinois. Belle démonstration de l’impuissance du multilatéralisme, méthode qui peut se révéler paralysant, quand elle n’est pas mise au service d’une volonté très claire et très déterminée, comme ce fut le cas à Paris en 2016.
Et nous dans tout ça ? Notre prétention naturelle du-t-elle en souffrir, on doit bien constater que nous comptons très peu. Ses inspirateurs sont Gandhi, Mandela ou Havel. La politique étrangère française n’est quasiment pas évoquée. On a glosé sur les remarques acerbes d’Obama sur Nicolas Sarkozy, mais David Cameron est à peine mieux traité. D’ailleurs, manifestement, les initiatives des dirigeants français et britanniques dans la crise en Lybie ont énervé le président américain qui a cherché à reprendre la main sans trop s’engager. Quand il évoque sa venue en Normandie où il est invité par le président Sarkozy aux cérémonies du Débarquement, il expédie ce passage en une page où il évoque un cimetière militaire américain, après avoir relaté en plusieurs pages la visite effectuée auparavant en Allemagne et au camp de Buchenwald. Il saute aux yeux qu’en Europe il n’a confiance qu’en Angela Merkel, mais ça ne l’a pas amené à faire quoi que ce soit d’important avec elle. En réalité, dans le monde extérieur, the rest, ce sont nous, les alliés, qui comptons le moins. Evidemment, il y a des dizaines de pays, comme le dit plaisamment Obama, que les Américain sont bien incapables de situer sur une carte. Ce qui importe vraiment, c’est Israël, les partenaires irremplaçables mais compromettants comme l’Arabie, les pays sources de problèmes comme l’Iran, les pays menaçants avec des dirigeants antipathiques comme la Russie, des pays importants mais avec lesquels on ne sait pas trop quoi faire comme l’Inde, des alliées asiatiques à ne pas négliger comme le Japon ou la Corée du Sud (et Taïwan ?), et bien sûr la Chine à propos de laquelle Obama paraît pré-trumpien puisqu’il avait mis sur pied un grand accord commercial Asie-Pacifique sans la Chine, que Trump a ensuite balayé de façon stupide et que finalement la Chine et le Japon ont récupéré ! Donc en réalité Washington attend de ses alliés atlantiques qu’ils s’alignent gentiment. Et cela a l’air de leur convenir. C’est d’ailleurs sous Obama que le Secrétaire à la Défense Robert Gates a formulé explicitement l’exigence que les alliés au sein de l’OTAN augmentent leur effort de dépense jusqu’à 2% de leur budget. Il faut en être conscient en formulant nos initiatives pour l’Europe car cela exprime la réalité profonde de l’Amérique du XXIème siècle, défiée par la Chine, même quand elle ne prend pas la forme d’un unilatéralisme destructeur à la Trump. Les Américains et nous devenons des « cousins issus de germain ».
Ce livre passionnant, qui comporte bien d’autres développements, laisse une impression étrange. On est transporté comme dans un exercice de réalité augmentée, au cœur du bureau ovale. Et on y touche du doigt les limites de la puissance occidentale : les limites internes aux démocraties modernes rongées par toutes sortes de maux (mais, répétons-le, le populisme est un effet, un sous-produit, pas une cause), et les limites externes dans un monde que le Secrétaire Général des Nations Unies décrit comme chaotique, qui est plus une foire d’empoigne qu’une « communauté » internationale. On voit très bien les pouvoirs d’empêchement, mais finalement qui décide quoi ? On repense avec nostalgie au président Truman, à qui l’on demandait quel serait son programme et qui répondit : « Je serai celui qui décide ». Certains trouveront Obama trop professoral, trop paternaliste, légèrement snob intellectuellement parlant. Il n’empêche. Un jour où je disais à Henry Kissinger : « Quand même, Obama a compris le monde », il me répondit « Oui, mais il n’a pas compris l’Amérique ». Pour une fois, j’exprimerai un léger désaccord avec le célèbre Henry. Obama est, heureusement un des visages de l’Amérique. Son regard sur le monde, y compris sur nous, ses réussites comme ses échecs, sont typiquement américains. Ce qui fait que, en dépit de son charisme incomparable, des illusions qu’avaient fait naître le fait que les Américains avaient « élu un noir », ou celles qu’avait suscité en 2009 sur les jurés du Prix Nobel son discours sur un monde débarrassé des armes nucléaires, il n’a aucune réponse à nos problèmes, même quand il est magnifique, ou follement séduisant. Et l’intérêt que l’on peut éprouver pour lui, ne nous dispensent en rien des décisions difficiles que nous devons prendre nous Européens, si nous ne voulons pas sortir de l’Histoire.
J’aimerais terminer par un éloge non conventionnel d’Obama. D’abord son humour, qui a indigné certains de ses compatriotes, par exemple quand il a dit que les Américains se pensaient exceptionnels, mais les autres peuples aussi ! Et ensuite la lucidité et le courage dont il a fait preuve sur certains sujets ultrasensibles. Son discours à Philadelphie avant son élection sur une Amérique post-raciale (et donc non re-racialisée !). Son discours à Accra en 2009 où il avait dit aux Africains qu’ils ne pouvaient plus expliquer leurs problèmes et leurs échecs uniquement par l’esclavage et la colonisation. Et plus encore, sa mise en garde récente contre la cancel culture, cette forme totalitaire d’excommunication ou de totalitarisme qui renaît sur les campus et dans certains médias américains. Je ne sais pas quel peuple est exceptionnel, mais je sais que lui l’est, certainement.
Hubert Védrine
[1] Une terre promise, Fayard, 2020
Pour quiconque s’intéresse à la marche du monde, et donc, bien sûr, à la façon dont se prennent – ou ne se prennent pas – les décisions à la Maison Blanche (mis à part l’épisode ubuesque de Trump), les 842 pages du premier tome des Mémoires de Barack Obama[1] sont captivantes. Certes, on a déjà pu lire des Mémoires d’autres présidents, en particulier celles de Georges H. Bush, en collaboration avec le Général Scowcroft, ou d’anciens Secrétaires d’État, comme Hillary Clinton ou Madeleine Albright. Mais les Mémoires de l’ancien président Obama nous permettent de pénétrer encore plus à l’intérieur de l’enfer washingtonien. Peut-être est-ce grâce à son intelligence, à sa clarté, à son talent pédagogique (il reconnaît lui-même qu’il a souvent un ton professoral) ? Toujours est-il qu’on y mesure encore mieux à quel point « l’homme le plus puissant de la planète » est confronté à des blocages permanents, du Congrès – par exemple de Mitch McConnell avec qui Joe Biden va devoir cohabiter – et des bureaucraties, à des intimidations et des actions de toutes sortes de lobbies très puissants, à la puissance harcelante des médias qui le condamnent à d’harassantes négociations. Il s’y ajoute dans son cas la guérilla abjecte menée contre lui par certains Républicains, et très tôt par Donald Trump, qui a aggravé les obsessions du Tea Party. Déjà, le parti Républicain de Nixon, Kissinger, Reagan, Georges Bush père, n’était plus qu’un souvenir, et ne se survivait qu’à travers John McCain. Barack Obama explique longuement, bien, chaleureusement, à l’américaine, les raisons pour lesquelles il a choisi tel ou tel, de leurs rapports dans le travail, et du processus par lequel, à la fin des fins, le président donne son accord à tel ou tel projet, ou engage tel ou tel processus. Il est clair pour lui que le « noble combat » – construire aux Etats-Unis un système de santé décent, l’Obamacare – contre toutes les obstructions – l’emporte sur toute autre considération. Pour donner un coup d’arrêt à la fuite en avant dans les opérations extérieures, les croisades modernes, il avait d’ailleurs déclaré : « Le nation-building commence chez nous ». La quasi impossibilité de parvenir à des accords bipartisans est pour lui un crève-cœur.
« Étais-je prêt à devenir un grand dirigeant international ? », se demande-t-il. Son approche du monde commence par la gestion des conséquences de la gigantesque crise financière déclenchée par l’irresponsabilité du système américain dans les subprimes. S’agissant des crises géopolitiques au sens classique, il a un point de vue souvent compréhensif en ce qui concerne les motivations et le ressenti de ses adversaires. Il expose ainsi longuement les griefs de Poutine, alors Premier ministre, selon lequel l’Occident a menti aux Russes et les a trompés, alors qu’il ne cache pas son aversion pour le personnage. On comprend l’échec programmé du reset.
Il était très attendu sur le Proche Orient. Il s’en explique. Il manifeste à l’égard du monde juif et d’Israël des affinités et une compréhension aux antipodes de ce qu’ont décrit ses adversaires. Il peut avoir la dent dure sur l’AIPAC (American Israel Public Affairs Comity), « un puissant lobby transpartisan qui veillait à ce que les Etats-Unis continuent de soutenir inconditionnellement Israël », et qui « pouvait exercer son influence sur presque tous les districts du pays, et pratiquement tous les politiciens de Washington » (y compris lui, souligne-t-il). Il peut reconnaître que « les parlementaires qui critiquaient Israël un peu trop fort risquaient de se voir qualifier d’anti-Israël, et éventuellement d’antisémites, et de découvrir en face d’eux à l’élection suivante un adversaire pourvu d’un budget confortable. » Et, en même temps, écrire « qu’il existait un lien fondamental entre le vécu des Noirs et celui des Juifs », « qu’Arafat avait souvent déployé des tactiques abjectes (…) et que les dirigeants palestiniens avaient laissé passer trop d’occasions de faire la paix », et décrire Netanyahu comme « intelligent, habile, coriace ». D’où ce constat sans fard : « Une divergence normale avec un Premier ministre israélien, même à la tête d’un fragile gouvernement de coalition, avait un coût politique sans équivalent dans les relations avec les Etats-Unis, l’Allemagne, la France, le Japon, le Canada, ou n’importe quel autre allié proche. » Georges H. Bush et James Baker l’avaient déjà éprouvé. On comprend mieux en lisant ces lignes honnêtes que finalement le fameux discours du Caire, en 2009, n’a pas eu de suites concrète, pourquoi, quand John Kerry, choisi par le président comme Secrétaire d’Etat après Hillary Clinton, lui demandera ses instructions avant de partir au Proche-Orient, il se bornera à lui répondre : « God bless you ! ». Sur l’Iran, il apparaît plus déterminé, moins écartelé, plus réaliste, et donc plus efficace, pour obtenir le fameux accord sur le nucléaire iranien que Trump s’est employé par la suite à démanteler d’une façon qu’il espère définitive, et que Biden va – peut-être – relancer. Une remarque tirée du récit du processus d’élimination d’Oussama Ben Laden : c’est le nom de code donné à ce dernier pour les besoins de l’opération : « Geronimo « . Cette assimilation entre le chef des tribus apaches, qui avait finalement, avant de décéder en 1909, reconnu la défaite de ses peuples à condition que le président Cleveland protège celui-ci – il n’en sera rien -, et l’ennemi mortel des Etats-Unis, concepteur du pire attentat contre ceux-ci, le 11 septembre, en dit long sur la psychè américaine profonde, sur ceux qui les défient, sans avoir le pouvoir, comme l’URSS pendant longtemps, ou la Chine aujourd’hui, de les intimider.
Ce qui frappe dans cet ouvrage, c’est que tous les maux qui rongent les démocraties contemporaines sont déjà là, parfaitement décrits. J’ai déjà mentionné les lobbies et leur pouvoir énorme. Leur jeu est encore plus visible qu’ailleurs. Il est partie intégrante du système américain. Le coût et le financement des campagnes. Ce qu’on désigne par le terme fourre-tout de populisme depuis que les classes populaires, suivies des classes moyennes, ont commencé à décrocher de la mondialisation, et dont la radicalisation du parti Républicain jusqu’à sa mutation trumpiste est une expression, y est déjà très visible. Les dilemmes criants des dirigeants progressistes. Sur les printemps arabes, par exemple. Sur l’immigration, où les embarras du président Obama sont très comparables (moins l’islamisme) à ceux qu’éprouvent les dirigeants européens membres de Schengen. Obama ne cache pas la contradiction souvent insurmontable entre idéalisme et réalisme. C’est parfois poignant dans ses échanges avec Samantha Power, qu’il a appelée auprès de lui pour lui rappeler la voix de l’idéalisme de ses débuts, celle, en fait, du prosélytisme missionnaire et de la propagation de « nos valeurs universelles ». Comme un remord ?
Concernant l’écologie – il vaudrait mieux dire la nécessité de l’écologisation de toutes les activités humaines – on découvre un Barack Obama beaucoup plus convaincu qu’on aurait pu le penser en se souvenant de l’échec de la Conférence de Copenhague en 2009. Il est déjà convaincu à l’époque que la question du climat est cruciale, ainsi que celle de la biodiversité, et pas uniquement parce que sa fille Malia lui a demandé ce qu’il allait faire pour sauver les tigres. Il décrit les méandres de la préparation de la Conférence de Copenhague, les chausses trappes, les manœuvres auxquelles il est contraint, le double-jeu des Chinois. Belle démonstration de l’impuissance du multilatéralisme, méthode qui peut se révéler paralysant, quand elle n’est pas mise au service d’une volonté très claire et très déterminée, comme ce fut le cas à Paris en 2016.
Et nous dans tout ça ? Notre prétention naturelle du-t-elle en souffrir, on doit bien constater que nous comptons très peu. Ses inspirateurs sont Gandhi, Mandela ou Havel. La politique étrangère française n’est quasiment pas évoquée. On a glosé sur les remarques acerbes d’Obama sur Nicolas Sarkozy, mais David Cameron est à peine mieux traité. D’ailleurs, manifestement, les initiatives des dirigeants français et britanniques dans la crise en Lybie ont énervé le président américain qui a cherché à reprendre la main sans trop s’engager. Quand il évoque sa venue en Normandie où il est invité par le président Sarkozy aux cérémonies du Débarquement, il expédie ce passage en une page où il évoque un cimetière militaire américain, après avoir relaté en plusieurs pages la visite effectuée auparavant en Allemagne et au camp de Buchenwald. Il saute aux yeux qu’en Europe il n’a confiance qu’en Angela Merkel, mais ça ne l’a pas amené à faire quoi que ce soit d’important avec elle. En réalité, dans le monde extérieur, the rest, ce sont nous, les alliés, qui comptons le moins. Evidemment, il y a des dizaines de pays, comme le dit plaisamment Obama, que les Américain sont bien incapables de situer sur une carte. Ce qui importe vraiment, c’est Israël, les partenaires irremplaçables mais compromettants comme l’Arabie, les pays sources de problèmes comme l’Iran, les pays menaçants avec des dirigeants antipathiques comme la Russie, des pays importants mais avec lesquels on ne sait pas trop quoi faire comme l’Inde, des alliées asiatiques à ne pas négliger comme le Japon ou la Corée du Sud (et Taïwan ?), et bien sûr la Chine à propos de laquelle Obama paraît pré-trumpien puisqu’il avait mis sur pied un grand accord commercial Asie-Pacifique sans la Chine, que Trump a ensuite balayé de façon stupide et que finalement la Chine et le Japon ont récupéré ! Donc en réalité Washington attend de ses alliés atlantiques qu’ils s’alignent gentiment. Et cela a l’air de leur convenir. C’est d’ailleurs sous Obama que le Secrétaire à la Défense Robert Gates a formulé explicitement l’exigence que les alliés au sein de l’OTAN augmentent leur effort de dépense jusqu’à 2% de leur budget. Il faut en être conscient en formulant nos initiatives pour l’Europe car cela exprime la réalité profonde de l’Amérique du XXIème siècle, défiée par la Chine, même quand elle ne prend pas la forme d’un unilatéralisme destructeur à la Trump. Les Américains et nous devenons des « cousins issus de germain ».
Ce livre passionnant, qui comporte bien d’autres développements, laisse une impression étrange. On est transporté comme dans un exercice de réalité augmentée, au cœur du bureau ovale. Et on y touche du doigt les limites de la puissance occidentale : les limites internes aux démocraties modernes rongées par toutes sortes de maux (mais, répétons-le, le populisme est un effet, un sous-produit, pas une cause), et les limites externes dans un monde que le Secrétaire Général des Nations Unies décrit comme chaotique, qui est plus une foire d’empoigne qu’une « communauté » internationale. On voit très bien les pouvoirs d’empêchement, mais finalement qui décide quoi ? On repense avec nostalgie au président Truman, à qui l’on demandait quel serait son programme et qui répondit : « Je serai celui qui décide ». Certains trouveront Obama trop professoral, trop paternaliste, légèrement snob intellectuellement parlant. Il n’empêche. Un jour où je disais à Henry Kissinger : « Quand même, Obama a compris le monde », il me répondit « Oui, mais il n’a pas compris l’Amérique ». Pour une fois, j’exprimerai un léger désaccord avec le célèbre Henry. Obama est, heureusement un des visages de l’Amérique. Son regard sur le monde, y compris sur nous, ses réussites comme ses échecs, sont typiquement américains. Ce qui fait que, en dépit de son charisme incomparable, des illusions qu’avaient fait naître le fait que les Américains avaient « élu un noir », ou celles qu’avait suscité en 2009 sur les jurés du Prix Nobel son discours sur un monde débarrassé des armes nucléaires, il n’a aucune réponse à nos problèmes, même quand il est magnifique, ou follement séduisant. Et l’intérêt que l’on peut éprouver pour lui, ne nous dispensent en rien des décisions difficiles que nous devons prendre nous Européens, si nous ne voulons pas sortir de l’Histoire.
J’aimerais terminer par un éloge non conventionnel d’Obama. D’abord son humour, qui a indigné certains de ses compatriotes, par exemple quand il a dit que les Américains se pensaient exceptionnels, mais les autres peuples aussi ! Et ensuite la lucidité et le courage dont il a fait preuve sur certains sujets ultrasensibles. Son discours à Philadelphie avant son élection sur une Amérique post-raciale (et donc non re-racialisée !). Son discours à Accra en 2009 où il avait dit aux Africains qu’ils ne pouvaient plus expliquer leurs problèmes et leurs échecs uniquement par l’esclavage et la colonisation. Et plus encore, sa mise en garde récente contre la cancel culture, cette forme totalitaire d’excommunication ou de totalitarisme qui renaît sur les campus et dans certains médias américains. Je ne sais pas quel peuple est exceptionnel, mais je sais que lui l’est, certainement.
Hubert Védrine
[1] Une terre promise, Fayard, 2020