Marianne: La plupart des commentateurs ont insisté, à juste titre, sur le caractère imprévisible des soulèvements qui secouent le monde arabe. Quel bilan provisoire peut-on pour l’heure en tirer?
Hubert Védrine: C’est trop tôt pour un bilan, mais il est possible de réfléchir sur ces événements. D’abord, oui l’imprévisible n’a été prévu par personne. Ensuite, nous ne sommes qu’au début d’un processus considérable qui va se développer et rebondir dans la durée, sans doute sur des années, dans le monde arabeet au delà. Il y aura des moments exaltants – il y en a déjà eu- d’autres tragiques – Voyez ce qui se passe en Libye où nous devons, d’urgence, être plus fermes. Suggérer a postériori, comme le font certains maintenant que cela aurait été à nous, occidentaux, de renverser avant les régimes despotiques arabes est absurde, et par ailleurs néocolonial. Comme si nous nommions encore les dirigeants dans ces pays, indépendants depuis plus de cinquante ans, et comme si c’était à nous de les déposer! Ces polémiques franco-françaises en disent long sur notre décalage persistant, qui est un handicap de plus pour la suite.
Ces réactions témoignent-elles du fait que de nombreux Européens – et plus particulièrement des Français – ont du mal à comprendre que le processus de démocratisation n’a rien à voir avec ce que vous appelez du café instantané?
Oui c’est une formule d’Octavio Paz que je rappelais à Madeleine Albright … La démocratisation est un processus – pas une conversion instantanée à la démocratie – qui ne peut que nous réjouir, qui s’imposera peu à peu partout pas de notre fait, du fait du mouvement des peuples, mais qui n’est pas immédiat et indolore, et passera par des phases difficiles. Il ne suffit pas de renverser un despote pour que la démocratie soit installée! Surtout quand il ne s’agit pas de restaurer la démocratie mais de l’instaurer.
Pourquoi de nombreux détracteurs de la politique de Bush ont-ils montré un enthousiasme inconditionnel face aux révolutions arabes?
Ils étaient contre le recours à la force par Bush et contre la guerre, mais en même temps pour l’ingérence et la démocratisation, y compris par la force extérieure. C’est contradictoire, mais Bush avait agrégé des courants qui venaient autant de la gauche que de la droite d’où le «wilsonisme botté» de Pierre Hassner… Quand les néoconservateurs pourfendaient la résignation «réaliste» au statu quo et affirmaient qu’il ne fallait pas se contenter de traiter avec le monde mais le changer, cela relevait autant de la gauche que de la droite. Il n’est donc pas surprenant que, face aux révoltes arabes, une partie des opinions européennes de gauche, acquises depuis toujours à ce messianisme, retrouvent la vulgate du régime change. Ils félicitent les jeunes arabes qui se sont révoltés et reprochent maintenant aux diplomaties occidentales de ne pas l’avoir fait à leur place avant! Quel contre sens! Justement ce qui est important est que c’est eux qui l’ont fait, et pas nous, à leur place. Vous voyez à quoi peut mener l’actuelle confusion des idées
Justement. Pour compléter l’analyse de ces confusions idéologiques, il apparaît aussi que les commentateurs qui invoquent la «démocratie» arabe ne lui donnent pas tous le même contenu…
Vous avez raison: à l’instantanéisme fébrile s’ajoute un manque de vision historique, les occidentaux ne veulent pas se rappeler que, chez eux, l’installation de la démocratie a été longue. Prétendre déjà que l’on a trouvé la solution pour sortir de la dictature sans tomber dans l’islamisme est prématuré. C’est ce que nous espérons. C’est sans doute possible, en tout cas en Tunisie. On veut y croire! Il faut tout faire pour que cela se passe ainsi. Mais cela dépend de la capacité de forces démocratiques nouvelles à s’organiser en temps utile, avant les élections, en Tunisie et ailleurs. On confond en occident le souhaitable et le probable, ce qui en dit plus long sur la fébrilité occidentale que sur la situation des pays arabes. C’est une chose de souhaiter que les Tunisiens, les Egyptiens, et les autres, arrivent à se mettre d’accord entre eux, à bâtir des partis politiques démocratiques et à intégrer des islamistes dans le jeu en les obligeant à respecter les règles, et d’espérer que les islamistes ont changé, sous l’influence de l’exemple turc, du contre-exemple iranien et du rajeunissement. C’en est une autre de conclure que tout cela est déjà acquis. Pour l’heure, la seule preuve qui ait été apportée, c’est que certains régimes autoritaires et policiers, sans soupapes sociales ni politiques, peuvent s’effondrer d’un coup, sous la pression de vastes mouvements improvisés par des réseaux sociaux comme Facebook. Mais dans d’autres pays, Libye, et hélas aussi ailleurs, cela se passera de façon sanguinaire! Les démocrates arabes ont devant eux un chemin semé d’embuches! Nous voulons les aider? Très bien. Mais ne soyons ni paternalistes, ni balourds. Nous avons chez nous beaucoup de zélotes de la démocratie, et peu d’experts de la démocratisation, processus chimique complexe.Ce n’est pas la même chose.
Beaucoup de commentateurs avaient raillé l’hypothèse d’une «fin de l’histoire», chère à Francis Fukuyama, qui avait prédit le triomphe inéluctable et progressif de la démocratie libérale. Face à la «révolution arabe», de nombreux Occidentaux ne sont-ils pas (re)devenus fukuyamiens?
Beaucoup d’Européens étaient «fukuyamiens» avant Fukuyama: depuis les lendemains de la deuxième guerre mondiale, l’Europe n’a cessé de s’enivrer du songe d’une époque post-historique et post-tragique parce que post-nationale et post-identitaire, vision censée être renforcée par l’homogénéisation du monde par internet (Tom Friedman, La terre est plate). Mais c’est une bulle! Voyez la bagarre multipolaire.
A l’encontre de ces visions, vous dites que les révolutions en cours dans le monde arabe vont ressusciter le nationalisme arabe…
Oui, c’est bien possible. Depuis la Révolution de 1979 en Iran, il était admis par tout le monde que des régimes autoritaires dans le monde arabe étaient à tout prendre moins pires que des Iran en série, même si les tares des régimes répressifs étaient de plus en plus criantes! Les révoltes arabes actuelles créent des perspectives nouvelles qui enthousiasment et inquiètent: les islamistes, mieux organisés, ne vont-ils pas, à terme, tirer les marrons du feu? La démocratisation va certainement permettre aux islamistes de se renforcer. Mais pas forcément de l’emporter. Je ne serai pas étonné que réapparaisse sous une forme moderne un nationalisme arabe, longtemps neutralisé et humilié, et qui remanifesterait sa fierté, sous une forme nouvelle, plus moderne, pays par pays.
Affronter le «réel» de cette révolution, qu’est-ce que cela implique, avant tout?
S’attendre à des rebondissements nombreux, à des conflits inévitables dans le processus de démocratisation –qui seront tranchés par les responsables arabes, pas par nous– mais que nous pouvons au moins ne pas handicaper! –et à terme à un nouveau nationalisme, normal, légitime, moins commode pour nous, comme pour les israéliens –qui devront bouger– et avec lequel nous devrons nous préparer à traiter. Pour le reste, éviter le paternalisme, partir de ce que demandent les nouveaux responsables.
En l’occurrence, qu’est-ce qu’ils demandent?
Demandons-leur! En Tunisie, il semble –mais c’est à vérifier– que leurs priorités soient: l’aide économiqued’urgence; le maintien des flux touristiques; des investissements étrangers; la conclusion de la négociation sur le statut avancé. Ailleurs ce sera peut être différent. La Libye, c’est encore autre chose! Les Européens doivent se doter d’une vision stratégique pertinente dans la durée comparable à celle d’Obama dans son discours du Caire, mais aussi d’un pilotage fin, en temps réel (là aussi Obama a pas mal mené sa barque). Accueillir avec espoir mais sans naïveté ce qui a commencé au Sud de la Méditerranée. Être disponible pour de nouveaux partenariats avec le monde arabe démocratique.Ne pas être cyniques, et donc maintenir certaines des coopérations traditionnelles, mais donner la priorité à l’accompagnement intelligent du processus de démocratisation.
Marianne: La plupart des commentateurs ont insisté, à juste titre, sur le caractère imprévisible des soulèvements qui secouent le monde arabe. Quel bilan provisoire peut-on pour l’heure en tirer?
Hubert Védrine: C’est trop tôt pour un bilan, mais il est possible de réfléchir sur ces événements. D’abord, oui l’imprévisible n’a été prévu par personne. Ensuite, nous ne sommes qu’au début d’un processus considérable qui va se développer et rebondir dans la durée, sans doute sur des années, dans le monde arabeet au delà. Il y aura des moments exaltants – il y en a déjà eu- d’autres tragiques – Voyez ce qui se passe en Libye où nous devons, d’urgence, être plus fermes. Suggérer a postériori, comme le font certains maintenant que cela aurait été à nous, occidentaux, de renverser avant les régimes despotiques arabes est absurde, et par ailleurs néocolonial. Comme si nous nommions encore les dirigeants dans ces pays, indépendants depuis plus de cinquante ans, et comme si c’était à nous de les déposer! Ces polémiques franco-françaises en disent long sur notre décalage persistant, qui est un handicap de plus pour la suite.
Ces réactions témoignent-elles du fait que de nombreux Européens – et plus particulièrement des Français – ont du mal à comprendre que le processus de démocratisation n’a rien à voir avec ce que vous appelez du café instantané?
Oui c’est une formule d’Octavio Paz que je rappelais à Madeleine Albright … La démocratisation est un processus – pas une conversion instantanée à la démocratie – qui ne peut que nous réjouir, qui s’imposera peu à peu partout pas de notre fait, du fait du mouvement des peuples, mais qui n’est pas immédiat et indolore, et passera par des phases difficiles. Il ne suffit pas de renverser un despote pour que la démocratie soit installée! Surtout quand il ne s’agit pas de restaurer la démocratie mais de l’instaurer.
Pourquoi de nombreux détracteurs de la politique de Bush ont-ils montré un enthousiasme inconditionnel face aux révolutions arabes?
Ils étaient contre le recours à la force par Bush et contre la guerre, mais en même temps pour l’ingérence et la démocratisation, y compris par la force extérieure. C’est contradictoire, mais Bush avait agrégé des courants qui venaient autant de la gauche que de la droite d’où le «wilsonisme botté» de Pierre Hassner… Quand les néoconservateurs pourfendaient la résignation «réaliste» au statu quo et affirmaient qu’il ne fallait pas se contenter de traiter avec le monde mais le changer, cela relevait autant de la gauche que de la droite. Il n’est donc pas surprenant que, face aux révoltes arabes, une partie des opinions européennes de gauche, acquises depuis toujours à ce messianisme, retrouvent la vulgate du régime change. Ils félicitent les jeunes arabes qui se sont révoltés et reprochent maintenant aux diplomaties occidentales de ne pas l’avoir fait à leur place avant! Quel contre sens! Justement ce qui est important est que c’est eux qui l’ont fait, et pas nous, à leur place. Vous voyez à quoi peut mener l’actuelle confusion des idées
Justement. Pour compléter l’analyse de ces confusions idéologiques, il apparaît aussi que les commentateurs qui invoquent la «démocratie» arabe ne lui donnent pas tous le même contenu…
Vous avez raison: à l’instantanéisme fébrile s’ajoute un manque de vision historique, les occidentaux ne veulent pas se rappeler que, chez eux, l’installation de la démocratie a été longue. Prétendre déjà que l’on a trouvé la solution pour sortir de la dictature sans tomber dans l’islamisme est prématuré. C’est ce que nous espérons. C’est sans doute possible, en tout cas en Tunisie. On veut y croire! Il faut tout faire pour que cela se passe ainsi. Mais cela dépend de la capacité de forces démocratiques nouvelles à s’organiser en temps utile, avant les élections, en Tunisie et ailleurs. On confond en occident le souhaitable et le probable, ce qui en dit plus long sur la fébrilité occidentale que sur la situation des pays arabes. C’est une chose de souhaiter que les Tunisiens, les Egyptiens, et les autres, arrivent à se mettre d’accord entre eux, à bâtir des partis politiques démocratiques et à intégrer des islamistes dans le jeu en les obligeant à respecter les règles, et d’espérer que les islamistes ont changé, sous l’influence de l’exemple turc, du contre-exemple iranien et du rajeunissement. C’en est une autre de conclure que tout cela est déjà acquis. Pour l’heure, la seule preuve qui ait été apportée, c’est que certains régimes autoritaires et policiers, sans soupapes sociales ni politiques, peuvent s’effondrer d’un coup, sous la pression de vastes mouvements improvisés par des réseaux sociaux comme Facebook. Mais dans d’autres pays, Libye, et hélas aussi ailleurs, cela se passera de façon sanguinaire! Les démocrates arabes ont devant eux un chemin semé d’embuches! Nous voulons les aider? Très bien. Mais ne soyons ni paternalistes, ni balourds. Nous avons chez nous beaucoup de zélotes de la démocratie, et peu d’experts de la démocratisation, processus chimique complexe.Ce n’est pas la même chose.
Beaucoup de commentateurs avaient raillé l’hypothèse d’une «fin de l’histoire», chère à Francis Fukuyama, qui avait prédit le triomphe inéluctable et progressif de la démocratie libérale. Face à la «révolution arabe», de nombreux Occidentaux ne sont-ils pas (re)devenus fukuyamiens?
Beaucoup d’Européens étaient «fukuyamiens» avant Fukuyama: depuis les lendemains de la deuxième guerre mondiale, l’Europe n’a cessé de s’enivrer du songe d’une époque post-historique et post-tragique parce que post-nationale et post-identitaire, vision censée être renforcée par l’homogénéisation du monde par internet (Tom Friedman, La terre est plate). Mais c’est une bulle! Voyez la bagarre multipolaire.
A l’encontre de ces visions, vous dites que les révolutions en cours dans le monde arabe vont ressusciter le nationalisme arabe…
Oui, c’est bien possible. Depuis la Révolution de 1979 en Iran, il était admis par tout le monde que des régimes autoritaires dans le monde arabe étaient à tout prendre moins pires que des Iran en série, même si les tares des régimes répressifs étaient de plus en plus criantes! Les révoltes arabes actuelles créent des perspectives nouvelles qui enthousiasment et inquiètent: les islamistes, mieux organisés, ne vont-ils pas, à terme, tirer les marrons du feu? La démocratisation va certainement permettre aux islamistes de se renforcer. Mais pas forcément de l’emporter. Je ne serai pas étonné que réapparaisse sous une forme moderne un nationalisme arabe, longtemps neutralisé et humilié, et qui remanifesterait sa fierté, sous une forme nouvelle, plus moderne, pays par pays.
Affronter le «réel» de cette révolution, qu’est-ce que cela implique, avant tout?
S’attendre à des rebondissements nombreux, à des conflits inévitables dans le processus de démocratisation –qui seront tranchés par les responsables arabes, pas par nous– mais que nous pouvons au moins ne pas handicaper! –et à terme à un nouveau nationalisme, normal, légitime, moins commode pour nous, comme pour les israéliens –qui devront bouger– et avec lequel nous devrons nous préparer à traiter. Pour le reste, éviter le paternalisme, partir de ce que demandent les nouveaux responsables.
En l’occurrence, qu’est-ce qu’ils demandent?
Demandons-leur! En Tunisie, il semble –mais c’est à vérifier– que leurs priorités soient: l’aide économiqued’urgence; le maintien des flux touristiques; des investissements étrangers; la conclusion de la négociation sur le statut avancé. Ailleurs ce sera peut être différent. La Libye, c’est encore autre chose! Les Européens doivent se doter d’une vision stratégique pertinente dans la durée comparable à celle d’Obama dans son discours du Caire, mais aussi d’un pilotage fin, en temps réel (là aussi Obama a pas mal mené sa barque). Accueillir avec espoir mais sans naïveté ce qui a commencé au Sud de la Méditerranée. Être disponible pour de nouveaux partenariats avec le monde arabe démocratique.Ne pas être cyniques, et donc maintenir certaines des coopérations traditionnelles, mais donner la priorité à l’accompagnement intelligent du processus de démocratisation.