Je félicite l’IRIS pour avoir consacré ces 11èmes conférences stratégiques annuelles à la place de la France dans le monde. A cet égard, je souhaite vous parler des défis ou menaces, évidents ou insidieux, permanents ou nouveaux auxquels est confrontée la diplomatie française et de la façon d’y faire face. Je n’évoquerai pas les grandes questions internationales pendantes, ni cette période particulière d’attente avant les échéances françaises de 2007. Au-delà de l’actualité immédiate, nous sommes conscients que la France est confrontée à des dilemmes sérieux en politique étrangère. J’en mentionne quelques uns:
– Est-ce ou non une priorité de relancer l’Europe institutionnelle et l’intégration politique? Sur la base du traité constitutionnel ou d’un petit traité? Et le pouvons nous? Faut-il au contraire admettre que le point optimum de l’intégration a à peu près été atteint, et multiplier dans ce cadre stabilisé politiques communes nouvelles et projets concrets?
– Faut-il, pouvons nous, fixer une limite raisonnable à l’élargissement de l’Europe, et où?
– Comment coopérer avec des Etats Unis prédominants sans être obligés de nous aligner sur eux? Comment leur résister quand il le faut, sans que cela devienne un drame ingérable? Peut-on les influencer?
– Comment faire naître entre européens un esprit de puissance et de responsabilité partagé, indispensable à terme à la survie de notre mode de vie dans un monde ouvert et à l’établissement de relations solides et claires avec la Chine, la Russie, l’Inde, les Arabes et les autres?
– Comment pouvons nous soutenir les Arabes, et plus généralement les musulmans modernisateurs contre les extrémistes et les fanatiques sans que cela se retourne contre eux? Comment enrayer l’engrenage de l’affrontement Islam-Occident?
– Devons nous prendre des initiatives au Proche Orient plus vigoureuses? Ou nous en remettre à la lassitude des Israéliens et des Palestiniens?
– Devons nous poursuivre une politique africaine, modernisée, ou y renoncer et nous défausser sur l’Union Européenne?
Aucune de ces interrogations n’est négligeable. De plus cette liste n’est pas exhaustive.
Mais aujourd’hui je voudrais plutôt mettre l’accent devant vous sur un certain nombre de phénomènes qui handicapent toutes les diplomaties contemporaines, en particulier celles des pays très médiatisés.
Du fait de l’évolution générale des sociétés dont elles émanent, ces diplomaties, dont la nôtre, ont de plus en plus de mal à travailler méthodiquement et efficacement, dans la durée, au service d’objectifs clairement définis. Plus que jamais elles sont soumises aux soubresauts de politique intérieure, amplifiés par l’âge médiatique, par la tyrannie de l’émotion et du court terme. Même entre les échéances électorales elles ont fini par être gagnées, elles aussi, par les lois du spectacle, de la communication, du marketing et de l’audimat. Rappelons que nos concitoyens passent en moyenne 4 heures par jour devant leur télévision! D’où la recherche par de nombreux hommes et femmes politiques de postures, d’effets immédiats et visibles, en phase avec les émotions intenses générées et entretenues par le «tout – image» dans un bouillonnement permanent d’inquiétude, d’indignation, d’impatience. Aucun pays très médiatisé n’échappe complètement aux lois de ce système.
Les politiques y réagissent diversement. Certains résistent, ou essaient. D’autres cherchent à maîtriser les règles de ce jeu pour réussir à agir quand même. D’autres encore, et ce n’est pas récent, s’y soumettent au point d’abdiquer leur rôle et de faire de la communication l’essence même de leur action. Ceux là sont alors vantés, vampirisés, puis rejetés. Cela donne des diplomaties d’annonces et de bons sentiments, versatiles et discontinues qui s’épuisent à conserver la faveur du monde médiatique et de l’opinion, qui ne pèsent pas sur les évènements mais les accompagnent. Il y a des exceptions, et en politique étrangère, beaucoup de professionnels qui continuent jour après jour à travailler. Mais ils ne sont plus entourés de prestige et de considération; plutôt de curiosité ironique, de désintérêt, ou d’incompréhension.
Or ce phénomène s’intensifie au moment où les diplomates auraient besoin au contraire de plus de clairvoyance, de sérieux et de continuité que jamais pour agir efficacement au milieu de relations internationales qui ont cru et se sont complexifiés de façon exponentielle: échanges et négociations non stop entre 191 états à l’ONU, 149 à l’OMC, 25 bientôt 27, un jour peut être 35, dans l’Union européenne, et dans des dizaines d’autres institutions multilatérales. Le multilatéralisme, par certains côtés, c’est une réunion de copropriétaires qui n’aurait jamais de fin. Il faut y ajouter les interventions, pressions ou ingérences constantes d’organisations et de lobbys innombrables, de grandes entreprises, d’ONG, des médias. La «régulation» de la mondialisation – qui est elle-même une dérégulation – y donne lieu à des plaintes, l’émission de vœux pieux, et de temps en temps à la présentation de quelques propositions sérieuses. Tout cela relevant autant de la foire d’empoigne que de la toujours espérée «communauté internationale». Et pourtant, il faudrait une vraie capacité collective pour traiter les questions dites «globales» d’énergie, de migrations, de climat, etc… Gardez les idées claires en négociant en permanence, dans ces conditions, est plus ardu que jamais.
S’ajoutent à ces travers de l’époque des caractéristiques propres aux diplomaties occidentales depuis la fin du monde bipolaire, reflet des croyances actuelles des américains ou des européens. Après ce qu’ils ont ressenti comme une victoire, les occidentaux ont cru à la «fin de l’Histoire» c’est-à-dire au triomphe planétaire de leurs conceptions et de leurs valeurs. Pour les américains cela allait se traduire par un bénéfique «nouvel ordre international» sous leadership américain. Pour les européens par le respect de la charte de l’ONU, l’affirmation du multilatéralisme, et, croyaient-ils, le rayonnement du «soft»pouvoir européen, de ses normes et de son droit.
Mais l’Histoire réelle a continué. Pas exactement comme l’espéraient les occidentaux qui représentent, rappelons le, 1 milliard seulement sur les 6 milliards et demi d’habitants de la planète.
Pourquoi ce décalage? Parmi les obstacles à la compréhension lucide par les occidentaux des changements mondiaux en cours, je mentionnerai d’abord l’orgueil de la puissance, l’ubris des américains. Georges W. Bush en a présenté une forme caricaturale. Mais l’Amérique après lui restera souverainiste et unilatéraliste même si elle l’est plus aimablement et réapprend à utiliser les institutions multilatérales. Pourtant, toute hyperpuissante qu’elle soit, l’Amérique rencontre ses limites, surtout quand elle s’aveugle elle-même.
Ensuite l’ingénuité européenne. Les européens voient leur Union comme un exemple magnifique, un modèle qui préfigurerait le dépassement des états et des nations. Sans même avoir à devenir une puissance, au sens classique et inquiétant du terme, celle-ci allait constituer un des pôles majeurs du nouveau monde multipolaire ordonné et équilibré. En réalité des pôles concurrentiels s’affirment dans le monde, plus vite et plus forts que l’Europe, en Asie et ailleurs pas pour s’inscrire dans nos schémas, pour s’affirmer tout simplement. Au sein de l’Europe elle-même, les nations et les états résistent.
A cela s’ajoute la tendance de la France à caresser des chimères. La France «patrie des droits de l’homme», la France exprimant l’universel, douces musiques que nous jouons à nous-mêmes ou pour un public d’amateurs que cela ne détourne pas pour autant du chemin de Washington ou de la défense de leurs intérêts. Si cela est redevenu vrai, notre fameuse capacité universaliste, inutile de le proclamer, l’univers s’en rendra compte. Si ça ne l’est pas, évitons le ridicule. Evitons de même la déprime qui nous saisit chaque fois que nous sommes forcés de mesurer le fossé entre nos proclamations et les réalités.
Autre handicap, il n’y a plus dans notre pays de réel consensus en politique étrangère. Pour une partie de l’opinion celle-ci est même devenue une discipline surannée, un art mineur, tout en posture et en images. De toute façon elle pense que nous n’avons plus prise sur grand-chose et seuls compteraient le social, l’interne, la démocratie participative, la proximité, la compassion, les projets individuels, et bien sûr l’économie, c’est à dire le marché, qui gouverne tout.
Les autres se divisent entre plusieurs courants.
Il y a encore des gens pour penser (mais combien sont-ils) que l’essence même de la politique étrangère d’un pays c’est de défendre sa sécurité, ses intérêts, ses idées et son influence, sa place.
Il y a aussi ceux qui ne croient qu’en une intégration politique européenne toujours plus poussée, hors de laquelle la France n’aurait plus d’avenir.
Ensuite ceux qui voient dans de la défense des droits de l’homme partout dans le monde et le prosélytisme démocratique la seule partie noble de la politique étrangère.
Enfin ceux qui placent tous leurs espoirs dans la régulation de la mondialisation.
Ces groupes peuvent s’allier mais aussi être relativement indifférent à la cause voisine et aucun n’a une vue générale, et c’est cela qui souvent fait défaut.
* * *
Les années qui sont devant nous vont être difficiles pour la France. Disons le, aucune des évolutions en cours dans le monde globalisé ne lui est automatiquement favorable, ni démographiquement, ni économiquement, ni stratégiquement, ni culturellement ni linguistiquement. La France a cependant des ressources humaines, des atouts multiples, des cartes exceptionnelles, une immense histoire, pour faire face à cette situation. A quelles conditions?
Elle ne peut se contenter de postures diplomatiques habilement conçues pour être en phase avec les émotions du jour mais qui ne pèsent pas, ni de l’invocation de grands principes vagues et généraux, ni celle d’une «autre» politique. L’idée d’une «autre politique étrangère», populaire aujourd’hui dans certains cercles, de droite comme de gauche, mérite qu’on s’y arrête un instant. Que recouvre-t-il?
De façon non contestable, la nécessité de se moderniser constamment. De mieux tenir compte de la dimension économique des relations internationales; de ne pas négliger les entreprises; d’écouter les ONG sans pour autant confondre leur rôle et celui des diplomates, mais aussi les médias, la société civile. D’être plus éthiques, transparents, de mieux gérer l’argent public, etc. Une sorte de cocktail à la mode.
Je ferai remarquer que tout cela est assez évident, et déjà largement mis en pratique dans la diplomatie conduite par Alain Juppé de 1993 à 1995 ainsi que par moi-même de 1997 à 2002, pour ne prendre que ces deux exemples.
L’expression «diplomatie d’influence» est mise en avant comme une découverte nouvelle et une exigence. Même remarque. Tout cela devrait aller de soi mais est plus facile à annoncer qu’à mettre en pratique! A quoi j’ajoute que ce lobbying global et multiforme à mener dans l’intérêt national requiert quelques changements d’organisation, de méthodes et de mentalités et pour porter ses fruits, de la persévérance. Nous aurons du mal à être plus influents sans changer quelque chose en nous et d’abord accroître notre capacité d’écoute…
Mais l’idée «d’autre politique» peut annoncer des réorientations plus profondes, plus ou moins cachés derrière cette aimable petite musique. Pour certains, qui manifestement connaissent mal les chapitres successifs de l’histoire de la politique étrangère de la Vème République, il s’agirait de sortir enfin d’un interminable statu quo gaullo-mitterrando-chiraquien. Sans discuter ce «bougisme» très dans l’esprit du temps présent, je demande seulement: en sortir pour changer quoi et aller où?
Je distinguerai trois tendances
1. L’alignement atlantiste. La formule pour désigner nos rapports avec les Etats Unis «ami, allié, pas aligné» serait caduque. Même au moment de l’Irak cette voie très minoritaire a été entendue Elle s’assume comme occidentaliste, se nourrit maintenant de la menace islamiste de la peur des armes de destruction massive, et de la concurrence stratégique chinoise.
2. L’adoption d’une diplomatie que d’aucuns appellent dans le jargon récent «transformationnelle». La France serait responsable du statu quo ou du manque de démocratie en Afrique ou dans le monde arabe. Là et ailleurs elle devrait faire vigoureusement pression pour des changements démocratiques. C’est à la fois l’officialisation du devoir d’ingérence, le retour au «devoir de civilisation» de Jules Ferry et la version française de la politique des néo- conservateurs américains, bombardements en moins, en tous cas pour le moment. Cette conception occidentale militante existe à droite et à gauche. Elle est très majoritaire, de façon presque pavlovienne, dans les médias. Ces deux premières tendances sont en grande partie liées.
3. La troisième prône, malgré le coup d’arrêt au processus constitutionnel, l’intégration européenne en politique étrangère y compris le passage au vote à la majorité. Cette option était forte chez les partisans du oui. Beaucoup d’entre eux n’étaient pas gênés par le fait que les positions françaises (de gauche comme de droite) sont très souvent minoritaires, en politique étrangère, l’Europe valant bien une messe. Et même pour certains l’européanisation est un bon moyen de se débarrasser de cette politique française supposée «archaïque», par exemple en Afrique. Désemparé après le non ce courant de pensée espère, sans trop y croire, en un sauvetage miraculeux du traité constitutionnel qui créerait un ministre des affaires étrangères de l’Europe et harmoniserait les positions des Européens.
Bien sûr les partisans de ces changements dénoncent comme frileux ceux qui ne les approuvent pas d’emblée.
Il y a des arguments recevables dans chacun de ces argumentaires, qui méritent d’être sérieusement discutés et d’autres que le sont moins. Ce qui n’est pas acceptable en revanche ce sont des remises en causes radicales mais masquées. Sous une benoîte mise à jour. Ce qui n’est pas viable, c’est une politique étrangère unidimensionnelle tendue vers un seul objectif, comme la lutte contre le terrorisme, pour les Etats-Unis pendant un temps. Une association peut être créée au service d’un objectif unique. Pas un ministère des affaires étrangères qui doit analyser, arbitrer et agir globalement.
Au moment où il est clair que le désir de «communauté internationale» n’a pas mis fin aux rapports de force, comme l’illustre la politique américaine; que le monde multipolaire avec la Chine, l’Inde et d’autres peut prendre forme sans nous; que le multilatéralisme est indispensable mais laborieux et difficile à améliorer; que «réguler» la dérégulation mondiale est une tache de Sisyphe; que poursuivre la construction européenne contre les peuples, ou en postulant l’effacement des états nations conduira à de nouveaux refus; que la valeur universelle d’une idée ne se décrète pas; que la démocratisation est un processus long et non une conversion, presque impossible de surcroît à imposer de l’extérieur; que l’antagonisme Islam-Occident est un vrai risque même si on le nie, et bien, c’est à ce moment là qu’il nous est demandé au nom de l’économe globale de marché ou de la solidarité occidentale, atlantique ou européenne, ou au prétexte de la lutte contre le terrorisme d’abandonner toute spécificité. Mais nous n’apporterons rien d’utile à ces entités ou à ces politique si nous ne sommes pas, d’abord, nous-mêmes!
La France a besoin d’une politique étrangère réaliste et efficace, appuyée sur une analyse lucide de l’état du monde global issu de la fin du monde bipolaire, assez bien expliquée pour être partagée et soutenue. Qui ne postule pas, même implicitement, que la France est vouée à se fondre dans la mondialisation, ni dans l’Occident, ni même dans l’Europe unie. Qui comprend que l’Europe sera forte si ses composants, les états membres, sont eux-mêmes forts et pas l’inverse. Qui agit donc pour que soient clarifiées l’identité, les limites, les répartitions des pouvoirs et le projet de l’Europe. Qui contribue à définir une politique claire et stable dans les rapports avec les Etats Unis, avec la Russie, avec la Chine, avec les Arabes. Qui propose une approche responsable et concertée du soutien au processus mondial de démocratisation. Qui ne se défausse pas de sa politique africaine sous des prétextes moralistes ou égoïstes mais la conçoit et la négocie autrement. Je n’allonge pas la liste!
La France va avoir besoin d’une politique étrangère forte, intelligible, efficace, habile à contracter des alliances solides et multiples ayant retrouvé son fil conducteur, en mot crédible, sinon elle sera de plus de plus le jouet des forces anciennes et nouvelles à l’oeuvre dans le monde réel.
Je félicite l’IRIS pour avoir consacré ces 11èmes conférences stratégiques annuelles à la place de la France dans le monde. A cet égard, je souhaite vous parler des défis ou menaces, évidents ou insidieux, permanents ou nouveaux auxquels est confrontée la diplomatie française et de la façon d’y faire face. Je n’évoquerai pas les grandes questions internationales pendantes, ni cette période particulière d’attente avant les échéances françaises de 2007. Au-delà de l’actualité immédiate, nous sommes conscients que la France est confrontée à des dilemmes sérieux en politique étrangère. J’en mentionne quelques uns:
– Est-ce ou non une priorité de relancer l’Europe institutionnelle et l’intégration politique? Sur la base du traité constitutionnel ou d’un petit traité? Et le pouvons nous? Faut-il au contraire admettre que le point optimum de l’intégration a à peu près été atteint, et multiplier dans ce cadre stabilisé politiques communes nouvelles et projets concrets?
– Faut-il, pouvons nous, fixer une limite raisonnable à l’élargissement de l’Europe, et où?
– Comment coopérer avec des Etats Unis prédominants sans être obligés de nous aligner sur eux? Comment leur résister quand il le faut, sans que cela devienne un drame ingérable? Peut-on les influencer?
– Comment faire naître entre européens un esprit de puissance et de responsabilité partagé, indispensable à terme à la survie de notre mode de vie dans un monde ouvert et à l’établissement de relations solides et claires avec la Chine, la Russie, l’Inde, les Arabes et les autres?
– Comment pouvons nous soutenir les Arabes, et plus généralement les musulmans modernisateurs contre les extrémistes et les fanatiques sans que cela se retourne contre eux? Comment enrayer l’engrenage de l’affrontement Islam-Occident?
– Devons nous prendre des initiatives au Proche Orient plus vigoureuses? Ou nous en remettre à la lassitude des Israéliens et des Palestiniens?
– Devons nous poursuivre une politique africaine, modernisée, ou y renoncer et nous défausser sur l’Union Européenne?
Aucune de ces interrogations n’est négligeable. De plus cette liste n’est pas exhaustive.
Mais aujourd’hui je voudrais plutôt mettre l’accent devant vous sur un certain nombre de phénomènes qui handicapent toutes les diplomaties contemporaines, en particulier celles des pays très médiatisés.
Du fait de l’évolution générale des sociétés dont elles émanent, ces diplomaties, dont la nôtre, ont de plus en plus de mal à travailler méthodiquement et efficacement, dans la durée, au service d’objectifs clairement définis. Plus que jamais elles sont soumises aux soubresauts de politique intérieure, amplifiés par l’âge médiatique, par la tyrannie de l’émotion et du court terme. Même entre les échéances électorales elles ont fini par être gagnées, elles aussi, par les lois du spectacle, de la communication, du marketing et de l’audimat. Rappelons que nos concitoyens passent en moyenne 4 heures par jour devant leur télévision! D’où la recherche par de nombreux hommes et femmes politiques de postures, d’effets immédiats et visibles, en phase avec les émotions intenses générées et entretenues par le «tout – image» dans un bouillonnement permanent d’inquiétude, d’indignation, d’impatience. Aucun pays très médiatisé n’échappe complètement aux lois de ce système.
Les politiques y réagissent diversement. Certains résistent, ou essaient. D’autres cherchent à maîtriser les règles de ce jeu pour réussir à agir quand même. D’autres encore, et ce n’est pas récent, s’y soumettent au point d’abdiquer leur rôle et de faire de la communication l’essence même de leur action. Ceux là sont alors vantés, vampirisés, puis rejetés. Cela donne des diplomaties d’annonces et de bons sentiments, versatiles et discontinues qui s’épuisent à conserver la faveur du monde médiatique et de l’opinion, qui ne pèsent pas sur les évènements mais les accompagnent. Il y a des exceptions, et en politique étrangère, beaucoup de professionnels qui continuent jour après jour à travailler. Mais ils ne sont plus entourés de prestige et de considération; plutôt de curiosité ironique, de désintérêt, ou d’incompréhension.
Or ce phénomène s’intensifie au moment où les diplomates auraient besoin au contraire de plus de clairvoyance, de sérieux et de continuité que jamais pour agir efficacement au milieu de relations internationales qui ont cru et se sont complexifiés de façon exponentielle: échanges et négociations non stop entre 191 états à l’ONU, 149 à l’OMC, 25 bientôt 27, un jour peut être 35, dans l’Union européenne, et dans des dizaines d’autres institutions multilatérales. Le multilatéralisme, par certains côtés, c’est une réunion de copropriétaires qui n’aurait jamais de fin. Il faut y ajouter les interventions, pressions ou ingérences constantes d’organisations et de lobbys innombrables, de grandes entreprises, d’ONG, des médias. La «régulation» de la mondialisation – qui est elle-même une dérégulation – y donne lieu à des plaintes, l’émission de vœux pieux, et de temps en temps à la présentation de quelques propositions sérieuses. Tout cela relevant autant de la foire d’empoigne que de la toujours espérée «communauté internationale». Et pourtant, il faudrait une vraie capacité collective pour traiter les questions dites «globales» d’énergie, de migrations, de climat, etc… Gardez les idées claires en négociant en permanence, dans ces conditions, est plus ardu que jamais.
S’ajoutent à ces travers de l’époque des caractéristiques propres aux diplomaties occidentales depuis la fin du monde bipolaire, reflet des croyances actuelles des américains ou des européens. Après ce qu’ils ont ressenti comme une victoire, les occidentaux ont cru à la «fin de l’Histoire» c’est-à-dire au triomphe planétaire de leurs conceptions et de leurs valeurs. Pour les américains cela allait se traduire par un bénéfique «nouvel ordre international» sous leadership américain. Pour les européens par le respect de la charte de l’ONU, l’affirmation du multilatéralisme, et, croyaient-ils, le rayonnement du «soft»pouvoir européen, de ses normes et de son droit.
Mais l’Histoire réelle a continué. Pas exactement comme l’espéraient les occidentaux qui représentent, rappelons le, 1 milliard seulement sur les 6 milliards et demi d’habitants de la planète.
Pourquoi ce décalage? Parmi les obstacles à la compréhension lucide par les occidentaux des changements mondiaux en cours, je mentionnerai d’abord l’orgueil de la puissance, l’ubris des américains. Georges W. Bush en a présenté une forme caricaturale. Mais l’Amérique après lui restera souverainiste et unilatéraliste même si elle l’est plus aimablement et réapprend à utiliser les institutions multilatérales. Pourtant, toute hyperpuissante qu’elle soit, l’Amérique rencontre ses limites, surtout quand elle s’aveugle elle-même.
Ensuite l’ingénuité européenne. Les européens voient leur Union comme un exemple magnifique, un modèle qui préfigurerait le dépassement des états et des nations. Sans même avoir à devenir une puissance, au sens classique et inquiétant du terme, celle-ci allait constituer un des pôles majeurs du nouveau monde multipolaire ordonné et équilibré. En réalité des pôles concurrentiels s’affirment dans le monde, plus vite et plus forts que l’Europe, en Asie et ailleurs pas pour s’inscrire dans nos schémas, pour s’affirmer tout simplement. Au sein de l’Europe elle-même, les nations et les états résistent.
A cela s’ajoute la tendance de la France à caresser des chimères. La France «patrie des droits de l’homme», la France exprimant l’universel, douces musiques que nous jouons à nous-mêmes ou pour un public d’amateurs que cela ne détourne pas pour autant du chemin de Washington ou de la défense de leurs intérêts. Si cela est redevenu vrai, notre fameuse capacité universaliste, inutile de le proclamer, l’univers s’en rendra compte. Si ça ne l’est pas, évitons le ridicule. Evitons de même la déprime qui nous saisit chaque fois que nous sommes forcés de mesurer le fossé entre nos proclamations et les réalités.
Autre handicap, il n’y a plus dans notre pays de réel consensus en politique étrangère. Pour une partie de l’opinion celle-ci est même devenue une discipline surannée, un art mineur, tout en posture et en images. De toute façon elle pense que nous n’avons plus prise sur grand-chose et seuls compteraient le social, l’interne, la démocratie participative, la proximité, la compassion, les projets individuels, et bien sûr l’économie, c’est à dire le marché, qui gouverne tout.
Les autres se divisent entre plusieurs courants.
Il y a encore des gens pour penser (mais combien sont-ils) que l’essence même de la politique étrangère d’un pays c’est de défendre sa sécurité, ses intérêts, ses idées et son influence, sa place.
Il y a aussi ceux qui ne croient qu’en une intégration politique européenne toujours plus poussée, hors de laquelle la France n’aurait plus d’avenir.
Ensuite ceux qui voient dans de la défense des droits de l’homme partout dans le monde et le prosélytisme démocratique la seule partie noble de la politique étrangère.
Enfin ceux qui placent tous leurs espoirs dans la régulation de la mondialisation.
Ces groupes peuvent s’allier mais aussi être relativement indifférent à la cause voisine et aucun n’a une vue générale, et c’est cela qui souvent fait défaut.
* * *
Les années qui sont devant nous vont être difficiles pour la France. Disons le, aucune des évolutions en cours dans le monde globalisé ne lui est automatiquement favorable, ni démographiquement, ni économiquement, ni stratégiquement, ni culturellement ni linguistiquement. La France a cependant des ressources humaines, des atouts multiples, des cartes exceptionnelles, une immense histoire, pour faire face à cette situation. A quelles conditions?
Elle ne peut se contenter de postures diplomatiques habilement conçues pour être en phase avec les émotions du jour mais qui ne pèsent pas, ni de l’invocation de grands principes vagues et généraux, ni celle d’une «autre» politique. L’idée d’une «autre politique étrangère», populaire aujourd’hui dans certains cercles, de droite comme de gauche, mérite qu’on s’y arrête un instant. Que recouvre-t-il?
De façon non contestable, la nécessité de se moderniser constamment. De mieux tenir compte de la dimension économique des relations internationales; de ne pas négliger les entreprises; d’écouter les ONG sans pour autant confondre leur rôle et celui des diplomates, mais aussi les médias, la société civile. D’être plus éthiques, transparents, de mieux gérer l’argent public, etc. Une sorte de cocktail à la mode.
Je ferai remarquer que tout cela est assez évident, et déjà largement mis en pratique dans la diplomatie conduite par Alain Juppé de 1993 à 1995 ainsi que par moi-même de 1997 à 2002, pour ne prendre que ces deux exemples.
L’expression «diplomatie d’influence» est mise en avant comme une découverte nouvelle et une exigence. Même remarque. Tout cela devrait aller de soi mais est plus facile à annoncer qu’à mettre en pratique! A quoi j’ajoute que ce lobbying global et multiforme à mener dans l’intérêt national requiert quelques changements d’organisation, de méthodes et de mentalités et pour porter ses fruits, de la persévérance. Nous aurons du mal à être plus influents sans changer quelque chose en nous et d’abord accroître notre capacité d’écoute…
Mais l’idée «d’autre politique» peut annoncer des réorientations plus profondes, plus ou moins cachés derrière cette aimable petite musique. Pour certains, qui manifestement connaissent mal les chapitres successifs de l’histoire de la politique étrangère de la Vème République, il s’agirait de sortir enfin d’un interminable statu quo gaullo-mitterrando-chiraquien. Sans discuter ce «bougisme» très dans l’esprit du temps présent, je demande seulement: en sortir pour changer quoi et aller où?
Je distinguerai trois tendances
1. L’alignement atlantiste. La formule pour désigner nos rapports avec les Etats Unis «ami, allié, pas aligné» serait caduque. Même au moment de l’Irak cette voie très minoritaire a été entendue Elle s’assume comme occidentaliste, se nourrit maintenant de la menace islamiste de la peur des armes de destruction massive, et de la concurrence stratégique chinoise.
2. L’adoption d’une diplomatie que d’aucuns appellent dans le jargon récent «transformationnelle». La France serait responsable du statu quo ou du manque de démocratie en Afrique ou dans le monde arabe. Là et ailleurs elle devrait faire vigoureusement pression pour des changements démocratiques. C’est à la fois l’officialisation du devoir d’ingérence, le retour au «devoir de civilisation» de Jules Ferry et la version française de la politique des néo- conservateurs américains, bombardements en moins, en tous cas pour le moment. Cette conception occidentale militante existe à droite et à gauche. Elle est très majoritaire, de façon presque pavlovienne, dans les médias. Ces deux premières tendances sont en grande partie liées.
3. La troisième prône, malgré le coup d’arrêt au processus constitutionnel, l’intégration européenne en politique étrangère y compris le passage au vote à la majorité. Cette option était forte chez les partisans du oui. Beaucoup d’entre eux n’étaient pas gênés par le fait que les positions françaises (de gauche comme de droite) sont très souvent minoritaires, en politique étrangère, l’Europe valant bien une messe. Et même pour certains l’européanisation est un bon moyen de se débarrasser de cette politique française supposée «archaïque», par exemple en Afrique. Désemparé après le non ce courant de pensée espère, sans trop y croire, en un sauvetage miraculeux du traité constitutionnel qui créerait un ministre des affaires étrangères de l’Europe et harmoniserait les positions des Européens.
Bien sûr les partisans de ces changements dénoncent comme frileux ceux qui ne les approuvent pas d’emblée.
Il y a des arguments recevables dans chacun de ces argumentaires, qui méritent d’être sérieusement discutés et d’autres que le sont moins. Ce qui n’est pas acceptable en revanche ce sont des remises en causes radicales mais masquées. Sous une benoîte mise à jour. Ce qui n’est pas viable, c’est une politique étrangère unidimensionnelle tendue vers un seul objectif, comme la lutte contre le terrorisme, pour les Etats-Unis pendant un temps. Une association peut être créée au service d’un objectif unique. Pas un ministère des affaires étrangères qui doit analyser, arbitrer et agir globalement.
Au moment où il est clair que le désir de «communauté internationale» n’a pas mis fin aux rapports de force, comme l’illustre la politique américaine; que le monde multipolaire avec la Chine, l’Inde et d’autres peut prendre forme sans nous; que le multilatéralisme est indispensable mais laborieux et difficile à améliorer; que «réguler» la dérégulation mondiale est une tache de Sisyphe; que poursuivre la construction européenne contre les peuples, ou en postulant l’effacement des états nations conduira à de nouveaux refus; que la valeur universelle d’une idée ne se décrète pas; que la démocratisation est un processus long et non une conversion, presque impossible de surcroît à imposer de l’extérieur; que l’antagonisme Islam-Occident est un vrai risque même si on le nie, et bien, c’est à ce moment là qu’il nous est demandé au nom de l’économe globale de marché ou de la solidarité occidentale, atlantique ou européenne, ou au prétexte de la lutte contre le terrorisme d’abandonner toute spécificité. Mais nous n’apporterons rien d’utile à ces entités ou à ces politique si nous ne sommes pas, d’abord, nous-mêmes!
La France a besoin d’une politique étrangère réaliste et efficace, appuyée sur une analyse lucide de l’état du monde global issu de la fin du monde bipolaire, assez bien expliquée pour être partagée et soutenue. Qui ne postule pas, même implicitement, que la France est vouée à se fondre dans la mondialisation, ni dans l’Occident, ni même dans l’Europe unie. Qui comprend que l’Europe sera forte si ses composants, les états membres, sont eux-mêmes forts et pas l’inverse. Qui agit donc pour que soient clarifiées l’identité, les limites, les répartitions des pouvoirs et le projet de l’Europe. Qui contribue à définir une politique claire et stable dans les rapports avec les Etats Unis, avec la Russie, avec la Chine, avec les Arabes. Qui propose une approche responsable et concertée du soutien au processus mondial de démocratisation. Qui ne se défausse pas de sa politique africaine sous des prétextes moralistes ou égoïstes mais la conçoit et la négocie autrement. Je n’allonge pas la liste!
La France va avoir besoin d’une politique étrangère forte, intelligible, efficace, habile à contracter des alliances solides et multiples ayant retrouvé son fil conducteur, en mot crédible, sinon elle sera de plus de plus le jouet des forces anciennes et nouvelles à l’oeuvre dans le monde réel.