Avec La Résistance des Etats, Samy Cohen nous livre une réflexion assez inattendue de sa part, et stimulante, sur un phénomène qu’il analyse fort bien tout en le déplorant. Depuis une trentaine d’années et au travers de ses multiples ouvrages sur la prise de décision en politique étrangère, le directeur de recherches au CERI et à Sciences-po n’a pas masqué son souhait de voir la souveraineté nationale être dépassée et supplantée, en tout cas complétée, par un nouveau mode de relations internationales. Or cette évolution, souhaitable selon lui, marque le pas. Samy Cohen s’en prend donc vigoureusement aux thèses, dominantes depuis les années 90 aussi bien chez les libéraux que dans une grande partie de la gauche, sur l’inexorable déclin des Etats. A la fois, si l’on suit bien sa pensée, parce qu’elles se sont révélées jusqu’ici fausses ou en tout cas prématurées, mais aussi parce qu’elles disculpent ou déresponsabilisent à tort les États.
Erronée donc, selon lui, l’annonce de la fin des souverainetés, «nouvelle version de la fin de l’histoire», fausses les théories «décliniste» ou «transrationaliste» et leur affirmation d’un dépassement inéluctable des États par les acteurs subnationaux ou transnationaux, illusoire ou trompeur le «mythe de la société civile internationale» et le cortège de croyances qui lui sont liées. Qu’on juge de sa sévérité à la lecture de quelques-uns de ses titres La Jungle des ONG, La Cour pénale internationale: une justice sans glaive, Le Sans-frontièrisme: le rêve brisé des humanitaires, Le Développement durable: des engagements a minima.
Les raisons de cette résistance des États sont multiples, de la persistance des réflexes nationaux à la demande persistante d’État et de leadership politique en passant par le renforcement de l’État en réaction au terrorisme (et j’ajouterai: lieu irremplaçable jusqu’ici de la légitimité et de la volonté politique). Il lui faut en tout cas se rendre à l’évidence: «Le cadavre de l’état bouge encore.» De ce fait, il ne reste pas grand-chose, aux yeux de l’auteur, des mythes qui ont prospéré dans les années 90 avant le retour au tragique, ou au réel, des années 2001-2003. Mais ce n’est qu’à regret que Samy Cohen trace ce bilan. Car il juge toujours les Etats trop «souverains», il dénonce pêle-mêle «les politiques», «l’absence de leadership visionnaire», la «complaisance des gouvernements occidentaux» envers les autres gouvernements, «la gestion malencontreuse des politiques publiques», la «désunion des nations». Il attend toujours une mue des relations internationales. Tous ces termes traduisent sa déception, mais, dans leur généralité, risquent de rester de vaines déplorations.
En ce qui concerne le constat que fait Samy Cohen sur l’état réel des relations internationales, je ne peux qu’y souscrire, même si je ne confonds pas sa démarche avec la mienne. J’ai souvent mis en garde contre les illusions dans ce domaine, toujours sources ultérieures de découragement, et les contradictions qu’elles recèlent. Par exemple: comment réclamer en permanence des solutions d’ensemble aux problèmes globaux, tout en contestant de plus en plus la légitimité et l’efficacité des États nations? Comment vouloir toujours moins d’Etat et plus de régulation? Les tenants de ce paradoxe je ne parle pas des vrais libéraux, cohérents, qui attendent les arbitrages du marché s’en sortaient en invoquant la communauté internationale, l’ONU mais qui est faite d’Etats membres , la société civile internationale, ses «nouveaux acteurs», la corporate governance, etc. Mais on a vu comment l’Administration Bush pouvait mettre à profit les limites et les impuissances de la première pour l’ignorer, la contourner avant de l’instrumentaliser; et ce qu’un Samy Cohen, parce qu’il est avant tout un analyste rigoureux, est conduit à penser aujourd’hui des faiblesses et des contradictions de la seconde.
En fait les Occidentaux, ou plutôt, dans le cas d’espèce, les Européens de l’Ouest, ont cru que les abandons de souveraineté conduisaient nécessairement à un progrès. Mais ce n’est pas automatique, et, mis à part le cas original mais jusqu’ici isolé de l’Union européenne, ce n’est pas le multilatéralisme idéalisé qui récupère en la rationalisant la souveraineté abandonnée, mais bien plutôt les multiples forces de dérégulation économiques et politiques, les très grandes entreprises que l’on compare leur chiffre d’affaires avec les PNB des pays! , les fonds de pension, l’économie illégale ou, encore plus classiquement, les puissances dominantes, les Etats-Unis pouvant tirer parti de toutes les situations. Dans bien des pays d’Afrique, ou d’ailleurs, raisonnant selon leur propre logique, les Occidentaux se sont plus employés cette dernière décennie à faire naître des sociétés civiles que des Etats. Si l’on pense au contraire que le traitement des grandes menaces qui pèsent sur l’humanité (à commencer par le risque climatique) suppose une action mondiale coordonnée, convergente et efficace, on accueillera l’action des médias, de la justice internationale et des ONG comme des compléments utiles, mais pas comme des substituts à la responsabilité des autorités publiques, encore moins comme des panacées. Mais cela ne justifie pas que l’on se satisfasse du statu quo multilatéral.
Pour que les États soient les éléments efficaces de régulation, il faut, chez nous, moderniser et réformer nos institutions démocratiques vieillissantes; renforcer, tout en les démocratisant, les États faibles et déstructurés, et aussi cesser de les délégitimer par l’action de substitution menée par les ONG du Nord et de les déresponsabiliser par la charité internationale; exercer simultanément des pressions continues sur les États tyranniques pour les acculer au changement. La coopération internationale, l’exercice en commun (et non l’abandon) de la souveraineté au sein d’un système multilatéral rénové, restera défectueuse si elle ne repose pas d’abord sur des acteurs publics capables, des Etats modernes. Contradiction avec les principes démocratiques? Non. N’oublions pas que dans «Etat de droit» il y a «État».
Au moment où les États-Unis s’affirment durablement souverainistes, faut-il faire nôtre la nouvelle doctrine américaine? Non. Mais nous ne pouvons y réagir efficacement, ni relever les défis du monde, sans remettre en question quelques-unes de nos croyances les plus récentes. L’analyse courageuse de Samy Cohen est une contribution salutaire à une remise à plat de la récente «irrealpolitik» européenne. Je ne voudrais pas le gêner pour cette remarque. Mais je suis certain qu’une pensée politique européenne plus lucide, débarrassée des illusions ou des obsessions anti-État, porteuse d’un projet d’État moderne, serait mieux capable d’affronter les problèmes du monde. Elle favoriserait également l’élaboration d’un projet européen de réforme de l’ONU et la définition d’un pôle européen de puissance.
Avec La Résistance des Etats, Samy Cohen nous livre une réflexion assez inattendue de sa part, et stimulante, sur un phénomène qu’il analyse fort bien tout en le déplorant. Depuis une trentaine d’années et au travers de ses multiples ouvrages sur la prise de décision en politique étrangère, le directeur de recherches au CERI et à Sciences-po n’a pas masqué son souhait de voir la souveraineté nationale être dépassée et supplantée, en tout cas complétée, par un nouveau mode de relations internationales. Or cette évolution, souhaitable selon lui, marque le pas. Samy Cohen s’en prend donc vigoureusement aux thèses, dominantes depuis les années 90 aussi bien chez les libéraux que dans une grande partie de la gauche, sur l’inexorable déclin des Etats. A la fois, si l’on suit bien sa pensée, parce qu’elles se sont révélées jusqu’ici fausses ou en tout cas prématurées, mais aussi parce qu’elles disculpent ou déresponsabilisent à tort les États.
Erronée donc, selon lui, l’annonce de la fin des souverainetés, «nouvelle version de la fin de l’histoire», fausses les théories «décliniste» ou «transrationaliste» et leur affirmation d’un dépassement inéluctable des États par les acteurs subnationaux ou transnationaux, illusoire ou trompeur le «mythe de la société civile internationale» et le cortège de croyances qui lui sont liées. Qu’on juge de sa sévérité à la lecture de quelques-uns de ses titres La Jungle des ONG, La Cour pénale internationale: une justice sans glaive, Le Sans-frontièrisme: le rêve brisé des humanitaires, Le Développement durable: des engagements a minima.
Les raisons de cette résistance des États sont multiples, de la persistance des réflexes nationaux à la demande persistante d’État et de leadership politique en passant par le renforcement de l’État en réaction au terrorisme (et j’ajouterai: lieu irremplaçable jusqu’ici de la légitimité et de la volonté politique). Il lui faut en tout cas se rendre à l’évidence: «Le cadavre de l’état bouge encore.» De ce fait, il ne reste pas grand-chose, aux yeux de l’auteur, des mythes qui ont prospéré dans les années 90 avant le retour au tragique, ou au réel, des années 2001-2003. Mais ce n’est qu’à regret que Samy Cohen trace ce bilan. Car il juge toujours les Etats trop «souverains», il dénonce pêle-mêle «les politiques», «l’absence de leadership visionnaire», la «complaisance des gouvernements occidentaux» envers les autres gouvernements, «la gestion malencontreuse des politiques publiques», la «désunion des nations». Il attend toujours une mue des relations internationales. Tous ces termes traduisent sa déception, mais, dans leur généralité, risquent de rester de vaines déplorations.
En ce qui concerne le constat que fait Samy Cohen sur l’état réel des relations internationales, je ne peux qu’y souscrire, même si je ne confonds pas sa démarche avec la mienne. J’ai souvent mis en garde contre les illusions dans ce domaine, toujours sources ultérieures de découragement, et les contradictions qu’elles recèlent. Par exemple: comment réclamer en permanence des solutions d’ensemble aux problèmes globaux, tout en contestant de plus en plus la légitimité et l’efficacité des États nations? Comment vouloir toujours moins d’Etat et plus de régulation? Les tenants de ce paradoxe je ne parle pas des vrais libéraux, cohérents, qui attendent les arbitrages du marché s’en sortaient en invoquant la communauté internationale, l’ONU mais qui est faite d’Etats membres , la société civile internationale, ses «nouveaux acteurs», la corporate governance, etc. Mais on a vu comment l’Administration Bush pouvait mettre à profit les limites et les impuissances de la première pour l’ignorer, la contourner avant de l’instrumentaliser; et ce qu’un Samy Cohen, parce qu’il est avant tout un analyste rigoureux, est conduit à penser aujourd’hui des faiblesses et des contradictions de la seconde.
En fait les Occidentaux, ou plutôt, dans le cas d’espèce, les Européens de l’Ouest, ont cru que les abandons de souveraineté conduisaient nécessairement à un progrès. Mais ce n’est pas automatique, et, mis à part le cas original mais jusqu’ici isolé de l’Union européenne, ce n’est pas le multilatéralisme idéalisé qui récupère en la rationalisant la souveraineté abandonnée, mais bien plutôt les multiples forces de dérégulation économiques et politiques, les très grandes entreprises que l’on compare leur chiffre d’affaires avec les PNB des pays! , les fonds de pension, l’économie illégale ou, encore plus classiquement, les puissances dominantes, les Etats-Unis pouvant tirer parti de toutes les situations. Dans bien des pays d’Afrique, ou d’ailleurs, raisonnant selon leur propre logique, les Occidentaux se sont plus employés cette dernière décennie à faire naître des sociétés civiles que des Etats. Si l’on pense au contraire que le traitement des grandes menaces qui pèsent sur l’humanité (à commencer par le risque climatique) suppose une action mondiale coordonnée, convergente et efficace, on accueillera l’action des médias, de la justice internationale et des ONG comme des compléments utiles, mais pas comme des substituts à la responsabilité des autorités publiques, encore moins comme des panacées. Mais cela ne justifie pas que l’on se satisfasse du statu quo multilatéral.
Pour que les États soient les éléments efficaces de régulation, il faut, chez nous, moderniser et réformer nos institutions démocratiques vieillissantes; renforcer, tout en les démocratisant, les États faibles et déstructurés, et aussi cesser de les délégitimer par l’action de substitution menée par les ONG du Nord et de les déresponsabiliser par la charité internationale; exercer simultanément des pressions continues sur les États tyranniques pour les acculer au changement. La coopération internationale, l’exercice en commun (et non l’abandon) de la souveraineté au sein d’un système multilatéral rénové, restera défectueuse si elle ne repose pas d’abord sur des acteurs publics capables, des Etats modernes. Contradiction avec les principes démocratiques? Non. N’oublions pas que dans «Etat de droit» il y a «État».
Au moment où les États-Unis s’affirment durablement souverainistes, faut-il faire nôtre la nouvelle doctrine américaine? Non. Mais nous ne pouvons y réagir efficacement, ni relever les défis du monde, sans remettre en question quelques-unes de nos croyances les plus récentes. L’analyse courageuse de Samy Cohen est une contribution salutaire à une remise à plat de la récente «irrealpolitik» européenne. Je ne voudrais pas le gêner pour cette remarque. Mais je suis certain qu’une pensée politique européenne plus lucide, débarrassée des illusions ou des obsessions anti-État, porteuse d’un projet d’État moderne, serait mieux capable d’affronter les problèmes du monde. Elle favoriserait également l’élaboration d’un projet européen de réforme de l’ONU et la définition d’un pôle européen de puissance.