Quelle évolution voyez-vous pour le conflit en Ukraine ?
Parmi les scénarios que nous pouvons imaginer à ce stade, il y a d’abord la grande offensive russe annoncée depuis des semaines. La question est de savoir si elle atteindra ses objectifs mieux que celles menées depuis un an. Cette menace a justifié les récents appels à l’aide de l’Ukraine pour obtenir plus d’armes.
Deuxième hypothèse, l’offensive russe piétine et les Ukrainiens en profitent pour attaquer alors dans le Donbass, voire au-delà. Pour autant, plusieurs déclarations de militaires américains donnent l’impression que les États-Unis ne soutiendraient pas une offensive ukrainienne en Crimée.
La troisième hypothèse est donc à terme celle de l’enlisement, si l’attaque russe échoue et la contre-offensive ukrainienne est limitée. Et quand je dis enlisement, ce n’est pas un cessez-le-feu organisé, encore moins une négociation. C’est un pourrissement.
Le temps joue plutôt en faveur de la Russie ?
La Russie peut espérer une érosion du soutien occidental à Kiev. C’est déjà un peu visible aux États-Unis, chez les Républicains, où le thème du soutien à l’Ukraine fait apparaître dans le début de la pré-campagne pour la présidentielle de 2024 des divergences. A l’inverse, ces anticipations peuvent conduire Zelenski à chercher à obtenir des victoires très vite avant qu’un républicain ne gagne, peut-être en 2024.
On assiste à un rapprochement de la Russie et de la Chine…
C’est une confirmation spectaculaire qui était déjà proclamé. Cela a été entamé depuis des années. Xi Jinping et Poutine se sont vus ou contactés 40 fois. La décision d’invasion de Poutine et les sanctions occidentales ont renforcé la dépendance de la Russie envers la Chine. Mais la Chine n’est pas complètement alignée sur la Russie. Si c’était le cas, ils n’auraient pas présenté un plan de paix, il y aurait un soutien de la Chine à la Russie, point. Lors de différentes rencontres internationales, on a vu la Chine rappeler qu’elle ne pensait pas la guerre comme étant une solution et qu’il fallait respecter la souveraineté des Etats. Ces deux pays ont un objectif commun, travailler à un monde « post-occidental », mais c’est la Chine qui dispose des atouts principaux, pas la Russie.
Les Occidentaux, et l’Europe en particulier, n’ont pas donné assez d’importance à ce plan de paix Chinois ?
Ils devront le prendre en compte et ne pas balayer d’un revers de main ce plan de paix chinois uniquement parce qu’ils veulent rester maîtres du jeu. Comme s’il était impensable que la Chine joue un rôle et comme si l’Occident devait rester le seul maître ! Ça fait très longtemps que les Occidentaux n’ont plus le monopole, je le dis depuis 25 ans, ce n’est pas nouveau. Cette mutation ne commence pas aujourd’hui, même si les États-Unis restent encore la première puissance. Intégrer cela est très choquant pour les Américains, et inquiétant d’un point de vue européen car ça heurte les croyances naïves établies ces dernières années. En réalité il y a d’autres puissances, Chine en tête, mais pas que, et 40 pays (qui représentent les deux tiers de l’humanité !) qui n’ont pas voulu choisir entre les deux camps – y compris l’Inde, une démocratie. Cela peut nous heurter, mais on est obligés d’intégrer dans nos réflexions et notre action à long terme cet élément. Il faut nous remettre dans le temps long.
Les Américains alertent sur un possible soutien militaire de Pékin vers Moscou…
À mon avis, les Américains veulent dissuader les Chinois.
L’Europe est-elle la grande perdante de ce conflit ?
Pour le moment, c’est elle qui en pâtit le plus. La décision de Poutine, en dehors du fait qu’elle est humainement atroce pour l’Ukraine, est aberrante pour la Russie parce qu’il était sur le point d’obtenir, grâce à Biden et un peu grâce à Macron et Sholz, une grande négociation sur la sécurité en Europe, celle qui n’a pas eu lieu depuis 1992. C’est une décision très dommageable pour la Russie qui se met elle-même hors circuit pour une génération.
Sur l’Europe, il y a d’abord une confirmation : la défense de l’Europe est assurée par les Etats-Unis depuis 1949 et le traité créant l’Alliance Atlantique. Les Européens n’ont jamais vraiment voulu suivre la France et son idée de défense européenne, en clair la défense de l’Europe par les Européens. L’attaque de Poutine a « ré-otanisé » tout le système européen ! La victime, pour le moment, c’est la vision européenne de la France. Mais c’est pour l’Allemagne que c’est le plus compliqué économiquement : impossible de se passer de l’énergie russe (mais ils sont en train de le faire plus vite que prévu) et du marché chinois ! Je ne dirais pas que l’Europe est « perdante », elle a des atouts et du ressort, mais les répercussions actuelles sont mauvaises pour elle. Il est évident que ce conflit a remis les États-Unis en première ligne. On s’est beaucoup trompés sur Biden au début. En fait, il est très bon, très professionnel, il tient sa ligne qui est : empêcher Poutine de gagner en Ukraine, sans aller à une confrontation directe avec la Russie. Et les lignes Biden, Scholz et Macron sont convergentes. En revanche, les Polonais, les Baltes, les Slovaques, les Tchèques, la CPI et d’autres voudraient aller au-delà, en profiter pour battre la Russie, obtenir le départ de Poutine, voire entraîner le changement de régime. Ces différences risquent d’apparaître si cela dure.
L’Otan n’est plus « en état de mort cérébrale » ?
Cette formule d’Emmanuel Macron, mal comprise, signifiait que l’Otan ne savait plus quelle était sa mission. Ce qui était vrai. Ces 15 dernières années, on voyait lors des sommets de l’Otan qu’elle voulait s’occuper de sujets qui n’avaient rien à voir avec la sécurité de l’Alliance de l’Atlantique nord. D’où la formule. Depuis, Poutine a réveillé l’Otan.
La France, qui a toujours eu une voix qui compte à l’international, a-t-elle joué son rôle ?
Oui. Cela dit, il y a une tendance, dans la longue durée à une sorte d’affaiblissement du poids relatif de la France et de sa capacité d’entraînement, fondamentalement pour des raisons économiques. Nous avons décroché par rapport à l’Allemagne, nous n’avons pas su utiliser l’euro pour nous renforcer. Mais ce n’est ni la faute de l’euro ni des Allemands si la part de l’industrie française a diminué de moitié dans notre PIB. Ce sont des décisions françaises erronées. Dans la gestion de la crise Russie-Ukraine, Macron a dit un certain nombre de choses, qui ont été mal comprises ou peut-être prématurées, mais qui sont justes sur le fond, pas très différentes de ce que pense Biden et que l’on comprendra mieux le moment venu.
Vous faites allusion à la volonté du président Français de ne pas « humilier la Russie » ?
Entre autres. Comme la préservation des intérêts de sécurité de la Russie, ce que les Américains ont en tête aussi. Mais on verra. Ces considérations reviendront à un moment donné quand ce conflit horrible se sera enkysté, que les États-Unis essayeront de penser la suite, et que d’autres pays pourront avancer leurs idées (et pas seulement la Chine). Je ne pense pas qu’il y ait matière à critiquer la gestion par Macron de l’affaire Ukraine-Russie.
Emmanuel Macron va se rendre en Chine, l’occasion de discuter de ce plan de paix avec son homologue chinois ?
Oui, sans doute. La France doit certes se coordonner autant que possible avec ses partenaires européens. Mais nous sommes encore un pays qui compte. Il y a deux cents pays dans le monde, dont une quinzaine de puissances seulement. Il est normal que la France parle à tout le monde, les Chinois y compris. Emmanuel Macron a cent fois raison d’aller à Pékin. Il est regrettable que Scholz n’ait pas accepté l’idée d’un voyage commun avec Macron comme Paris l’avait proposé, mais il est vrai que l’Allemagne a des problèmes spécifiques. La président verra s’il y a matière à travailler avec la Chine sur l’Ukraine.
Ce voyage sera aussi l’occasion pour la France de se positionner par rapport au bras de fer Chine/États-Unis. À ce niveau-là, Paris et Berlin sont un peu sur la même ligne : être plus vigilants avec la Chine, mais faire en sorte de ne pas se laisser embringuer dans un affrontement direct. D’autres pays d’Asie, liés aux États-Unis, seront aussi sur cette ligne.
Les services secrets français sont-ils eux aussi sur le déclin ?
D’abord, le déclin est relatif et concerne les Occidentaux en général. Ensuite, dans le cas des services, je crois savoir qu’ils sont meilleurs qu’il y a 20 ans. Le niveau moyen des agents s’est élevé, ils se sont professionnalisés et ont plus de moyens. Sur les printemps arabes, personne n’a rien vu, pas même les services secrets arabes eux-mêmes. Les Français n’ont pas vu plus que tous les autres, ça relativise la critique. C’était trop impensable.
Concernant l’attaque Russe de février 2022, les Américains avaient beaucoup d’informations sur les concentrations de troupes, mais au début la Maison Blanche n’y croyait pas, les Européens et les Ukrainiens non plus, car les services avaient tellement l’habitude des manœuvres militaires et de concentration russes à la frontière, que les dirigeants se sont dit que c’était de la gesticulation et qu’une décision d’attaque serait tellement aberrante pour la Russie qu’elle ne le ferait pas. C’est le chef d’Etat-major américain qui, à un moment donné à l’automne, a dû dire à la Maison Blanche « je crois qu’il y a vraiment maintenant un risque d’attaque ». Là encore, on ne peut pas dire que les services français ont été moins bons que les autres.
Que vous inspire le rapprochement récent entre Iran et l’Arabie Saoudite ?
En obtenant cela, la Chine s’affirme comme étant au centre du jeu au Moyen-Orient. C’est spectaculaire. Du côté de l’Iran, c’est facile à comprendre : ils sont tellement asphyxiés par les sanctions occidentales que s’il y a une offre chinoise, ils se précipitent. Mais du côté de l’Arabie Saoudite, c’est plus surprenant. Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, elle avait un lien quasi exclusif avec les Etats-Unis. Ce lien s’est affaibli depuis quelques années, à mesure que les Américains ont eu un peu moins besoin du pétrole saoudien, ce qui a entamé la prise de distance progressive des Etats-Unis vis-à-vis du Moyen Orient. Je crois qu’il y a en plus une dimension personnelle. Après l’assassinat de Jamal Khashoggi, Mohammed ben Salmane a été désigné et dénoncé par les États-Unis. C’est une façon pour lui de se venger. Xi Jinping s’est rendu à Ryad pour mesurer le degré d’animosité vis-à-vis des Américains, avec sans doute déjà comme objectif de préparer le rapprochement Iran/Arabie Saoudite. La Chine s’est glissée dans cette faille, ils ont été très bons. Que les services américains n’aient rien vu venir, c’est ça le plus frappant.
C’est un séisme à l’échelle régionale, ça peut être une mauvaise nouvelle pour Israël ?
Oui ça peut mettre en péril la stratégie de Netanyahou qui, depuis toujours, dit qu’il n’y a pas de problème palestinien et que tous ceux qui en parlent sont des anti-israéliens, des antisémites (ce qui a fini par intimider les Européens) et que seul compte la menace iranienne. Ce rapprochement fragilise donc les accords d’Abraham qui fédèrent Israël et les gouvernements arabes grâce à cette menace iranienne, Arabie Saoudite en tête. D’autant que, ces dernières semaines, Israël commençait à dire « on ne va pas laisser faire si les Iraniens atteignent le niveau d’enrichissement d’uranium nécessaire à la fabrication d’une bombe atomique ». La question que se posaient les spécialistes c’est « est-ce que les Américains vont laisser faire, ou même intervenir avec eux, ou à leur place, ou les empêcher ? ». Affaire à suivre !
Intervenir ?
Oui, en bombardant les centrales et sites nucléaires iraniens, en déclenchant une vraie guerre contre l’Iran, qui pourrait répliquer sur l’Arabie et les Émirats. C’est en tout cas ce que laissent entendre les Israéliens. Le fait d’introduire dans ce schéma le nouveau lien Chine-Iran peut changer la donne. Il se peut que Pékin s’interpose en refusant le recours à la force. À ce moment-là, qu’est-ce qu’on fait ? Et si l’Arabie Saoudite émettait à son tour des réserves, avançant qu’ils sont en train de nouer des relations nouvelles avec l’Iran… Ça peut faire éclater l’alliance d’Abraham. Voyons comment les protagonistes vont maintenant se positionner.
Et pour le Liban, ça change la donne ?
Tout est déjà compliqué pour le Liban ! Sera-ce pire ou mieux qu’avant ? Difficile à dire, dans l’océan de problèmes auquel est confronté ce pays et qu’il ne parvient pas à surmonter…
Vous êtes l’un des rares personnages à être reconnu et à droite et à gauche, c’est quoi le secret ?
Je vous remercie de ce que vous dites, mais c’est exagéré et on peut relativiser.
Je n’ai pas été « dans la politique », mais « au pouvoir », c’est différent. Cela impose de la retenue, de la hauteur, le sens des responsabilités, et la perception du public n’est donc pas la même. Je n’ai pas connu ces batailles politiques parlementaires ou électorales, dans lesquelles on s’insulte, on se menace, on s’écharpe. C’est par les heureux hasards de la vie que je me suis retrouvé conseiller diplomatique de Mitterrand à 34 ans, puis porte-parole, puis Secrétaire général. Autre élément qui explique cette image sympathique que certains peuvent avoir de moi : j’ai connu les trois cohabitations de la cinquième république : Mitterrand-Chirac, Mitterrand-Balladur, Chirac-Jospin (c’est ce dernier qui m’a choisi), et, donc, au pouvoir, j’ai dû autant travailler avec les grands dirigeants de droite qu’avec ceux de gauche. Après cela j’ai décidé de prendre une autre voie – celle de la liberté – et de ne pas aller sur le terrain politique stricto sensu, tout en restant dans le débat public par des conférences, des livres, des enseignements notamment. Je ne crois pas être partisan, ni idéologique, ni dogmatique. Du point de vue des gens, je n’ai donc pas les caractéristiques de ce qu’ils ne supportent plus chez les hommes et femmes politiques. Mais n’allez pas penser que je ne suis jamais critiqué sur mes prises de position. Par exemple au Proche-Orient, sur la ligne médiane « pour défendre la sécurité d’Israël il faut un état palestinien », j’ai été attaqué par les radicaux des deux côtés. Sur les questions africaines, ça a été assez chaud aussi, j’ai toujours dit que la France n’avait rien à se reprocher au Rwanda et j’ai dû même attaquer en diffamation[1]. Même chose sur le débat Europe/européisme ; ou gaullo-mitterrandisme contre « néo-con », etc. Sur tout cela, il y a de vives controverses.
Pourquoi ne pas être resté aux manettes du pouvoir ?
Après avoir été à des postes de pouvoir pendant 19 ans, je me suis interrogé. En 2002 (Ndlr : Jospin venait de se retirer de la vie politique après sa défaite au premier tour de la présidentielle) j’ai eu beaucoup d’appels du pied, de beaucoup de gens [dont il n’a pas souhaité préciser les noms]. Mais je ne suis pas quelqu’un qui ne vit que par, et pour la politique, comme d’autres.
Vous lancer à quel niveau ?
Me faire élire, et, peut-être, un jour, me disait-on, être candidat à la présidence de la République ! J’ai réfléchi plusieurs mois et j’ai conclu que non. Je me suis dit que si je me lançais en politique, je passerai mon temps à être en compétition avec mes propres amis car, en politique, vos amis sont vos concurrents. Il faut surveiller les manœuvres des uns et des autres. Imaginons qu’après tout cela je sois arrivé au pouvoir … Et la vie vous file entre les doigts. En plus, j’avais vécu aux côtés de Mitterrand, un immense personnage, et même là j’avais constaté, au fur et à mesure, le rétrécissement du pouvoir réel à l’époque moderne, à cause du numérique, de la contestation de la démocratie représentative, de l’agressivité permanente de telle ou telle partie de l’opinion, du poids des marchés, etc. Je me suis dit que le jeu n’en valait pas la chandelle. J’ai donc fait un choix de liberté. Lire, écrire, voyager, vivre …
Pas de regret ?
Non. Mais comme le réflexe du pouvoir ne se perd pas, il m’arrive parfois de me dire « là je pense qu’il ne faut pas faire comme ça, il faudrait faire autrement … ». Et puis immédiatement après, je pense à tous les empoisonnements qui vont avec. L’exercice du pouvoir dans les démocraties modernes, c’est devenu effarant. Je l’avais déjà dit au Débat, en 1997 : « imaginez une salle d’opération dans laquelle il y a le chirurgien qui va opérer un patient ; mais aussi un chirurgien concurrent qui le critique ; des caméras pour un éventuel contentieux ; un infirmier qui s’en va parce qu’il a fini sa journée de travail ; et la famille du malade. » Comment voulez-vous gouverner comme cela ? D’où mon indulgence confraternelle pour les dirigeants. Donc, non, pas de regret. J’ai besoin de liberté.
Vous vous considériez comme socialiste ?
De tendance mitterrandienne … (sourire). En 1981, j’ai trouvé bien qu’il y ait une alternance qui libère beaucoup de forces nouvelles pour le pays. Les socialistes avec qui j’ai travaillé étaient très bien, convaincants, engagés, soucieux de faire le mieux. J’étais d’accord sur certains points, moins sur d’autres (l’économie), surtout au début. Mais je me concentrais sur l’international, l’Europe, etc. Et c’était avant la dérive sociétale …
Vous considérez être un homme de gauche ?
Oui, car les injustices me choquent (même si ce n’est pas l’apanage de la gauche), car je trouve inacceptable que les gens soient prédéterminés par leur naissance et leur enfance dans tel ou tel milieu. Je suis pour l’égalité des chances pour tous et toutes, tout au long de la vie, à ne pas confondre avec l’égalitarisme d’inspiration marxiste qui nivelle tout par le bas. Je n’ai jamais été un utopiste de gauche, ni nostalgique des révolutions. En Mai 68, j’étais étudiant quand j’ai entendu clamer « CRS = SS ». Je me suis dit que je ne pouvais pas commencer ma vie par une telle imposture. J’ai toujours été réformiste.
Il vous arrive d’être consulté ?
Depuis que j’ai quitté le pouvoir, j’ai eu l’occasion de parler avec les présidents Sarkozy (qui d’ailleurs voulait que je rejoigne son gouvernement), Hollande et Macron, avec des ministres et des conseillers. Je ne suis pas pour autant « consulté ». L’expérience internationale que j’ai acquise les intéresse et on discute. J’ai écrit des rapports ou fait des missions pour ces trois présidents, mais ce n’est pas la même chose que d’être dans la machine, et cela me va très bien.
Que pensez-vous de la gauche actuelle ?
Ce n’est pas la mienne. Je reste attaché à la gauche de gouvernement qui a, pour le moment, disparu (la droite de gouvernement aussi). La gauche que j’ai connue n’existe plus. Ses électeurs sont dispersés. Je ne me reconnais pas du tout dans la Nupes – qui n’a rien à voir avec l’Union de la gauche – qui sera dévorée par la radicalisation de ses différentes composantes. La combinaison explosive d’extrémismes en parties contradictoires ne fait pas un programme utile pour notre pays qui a, au contraire, besoin de se redresser ! J’espère qu’une gauche réformiste moderne renaîtra dans ce pays, un jour, mais à mon avis elle retrouvera un électorat populaire que si elle a le courage d’adopter le point de vue de la gauche scandinave sur les questions migratoires (on ne peut pas avoir à la fois un Etat providence généreux et des frontières ouvertes, en tout cas régulées, par la négociation de quotas par métiers avec les pays de départ et de transit). Et si elle ne résiste pas au wokisme, névroses destructrices importées des États-Unis. Pour moi, ce sont des préalables.
Propos recueillis par Etienne Ouvrier pour Le Progrès, L’Est Républicain, Le Républicain Lorrain, Vosges Matin, Le Journal de Saône-et-Loire, Le Progrès, Bien Public, L’Alsace, Dernières Nouvelles d’Alsace
[1] Hubert Védrine a gagné, sur ce sujet, un procès en diffamation le 16 mai 2022
Quelle évolution voyez-vous pour le conflit en Ukraine ?
Parmi les scénarios que nous pouvons imaginer à ce stade, il y a d’abord la grande offensive russe annoncée depuis des semaines. La question est de savoir si elle atteindra ses objectifs mieux que celles menées depuis un an. Cette menace a justifié les récents appels à l’aide de l’Ukraine pour obtenir plus d’armes.
Deuxième hypothèse, l’offensive russe piétine et les Ukrainiens en profitent pour attaquer alors dans le Donbass, voire au-delà. Pour autant, plusieurs déclarations de militaires américains donnent l’impression que les États-Unis ne soutiendraient pas une offensive ukrainienne en Crimée.
La troisième hypothèse est donc à terme celle de l’enlisement, si l’attaque russe échoue et la contre-offensive ukrainienne est limitée. Et quand je dis enlisement, ce n’est pas un cessez-le-feu organisé, encore moins une négociation. C’est un pourrissement.
Le temps joue plutôt en faveur de la Russie ?
La Russie peut espérer une érosion du soutien occidental à Kiev. C’est déjà un peu visible aux États-Unis, chez les Républicains, où le thème du soutien à l’Ukraine fait apparaître dans le début de la pré-campagne pour la présidentielle de 2024 des divergences. A l’inverse, ces anticipations peuvent conduire Zelenski à chercher à obtenir des victoires très vite avant qu’un républicain ne gagne, peut-être en 2024.
On assiste à un rapprochement de la Russie et de la Chine…
C’est une confirmation spectaculaire qui était déjà proclamé. Cela a été entamé depuis des années. Xi Jinping et Poutine se sont vus ou contactés 40 fois. La décision d’invasion de Poutine et les sanctions occidentales ont renforcé la dépendance de la Russie envers la Chine. Mais la Chine n’est pas complètement alignée sur la Russie. Si c’était le cas, ils n’auraient pas présenté un plan de paix, il y aurait un soutien de la Chine à la Russie, point. Lors de différentes rencontres internationales, on a vu la Chine rappeler qu’elle ne pensait pas la guerre comme étant une solution et qu’il fallait respecter la souveraineté des Etats. Ces deux pays ont un objectif commun, travailler à un monde « post-occidental », mais c’est la Chine qui dispose des atouts principaux, pas la Russie.
Les Occidentaux, et l’Europe en particulier, n’ont pas donné assez d’importance à ce plan de paix Chinois ?
Ils devront le prendre en compte et ne pas balayer d’un revers de main ce plan de paix chinois uniquement parce qu’ils veulent rester maîtres du jeu. Comme s’il était impensable que la Chine joue un rôle et comme si l’Occident devait rester le seul maître ! Ça fait très longtemps que les Occidentaux n’ont plus le monopole, je le dis depuis 25 ans, ce n’est pas nouveau. Cette mutation ne commence pas aujourd’hui, même si les États-Unis restent encore la première puissance. Intégrer cela est très choquant pour les Américains, et inquiétant d’un point de vue européen car ça heurte les croyances naïves établies ces dernières années. En réalité il y a d’autres puissances, Chine en tête, mais pas que, et 40 pays (qui représentent les deux tiers de l’humanité !) qui n’ont pas voulu choisir entre les deux camps – y compris l’Inde, une démocratie. Cela peut nous heurter, mais on est obligés d’intégrer dans nos réflexions et notre action à long terme cet élément. Il faut nous remettre dans le temps long.
Les Américains alertent sur un possible soutien militaire de Pékin vers Moscou…
À mon avis, les Américains veulent dissuader les Chinois.
L’Europe est-elle la grande perdante de ce conflit ?
Pour le moment, c’est elle qui en pâtit le plus. La décision de Poutine, en dehors du fait qu’elle est humainement atroce pour l’Ukraine, est aberrante pour la Russie parce qu’il était sur le point d’obtenir, grâce à Biden et un peu grâce à Macron et Sholz, une grande négociation sur la sécurité en Europe, celle qui n’a pas eu lieu depuis 1992. C’est une décision très dommageable pour la Russie qui se met elle-même hors circuit pour une génération.
Sur l’Europe, il y a d’abord une confirmation : la défense de l’Europe est assurée par les Etats-Unis depuis 1949 et le traité créant l’Alliance Atlantique. Les Européens n’ont jamais vraiment voulu suivre la France et son idée de défense européenne, en clair la défense de l’Europe par les Européens. L’attaque de Poutine a « ré-otanisé » tout le système européen ! La victime, pour le moment, c’est la vision européenne de la France. Mais c’est pour l’Allemagne que c’est le plus compliqué économiquement : impossible de se passer de l’énergie russe (mais ils sont en train de le faire plus vite que prévu) et du marché chinois ! Je ne dirais pas que l’Europe est « perdante », elle a des atouts et du ressort, mais les répercussions actuelles sont mauvaises pour elle. Il est évident que ce conflit a remis les États-Unis en première ligne. On s’est beaucoup trompés sur Biden au début. En fait, il est très bon, très professionnel, il tient sa ligne qui est : empêcher Poutine de gagner en Ukraine, sans aller à une confrontation directe avec la Russie. Et les lignes Biden, Scholz et Macron sont convergentes. En revanche, les Polonais, les Baltes, les Slovaques, les Tchèques, la CPI et d’autres voudraient aller au-delà, en profiter pour battre la Russie, obtenir le départ de Poutine, voire entraîner le changement de régime. Ces différences risquent d’apparaître si cela dure.
L’Otan n’est plus « en état de mort cérébrale » ?
Cette formule d’Emmanuel Macron, mal comprise, signifiait que l’Otan ne savait plus quelle était sa mission. Ce qui était vrai. Ces 15 dernières années, on voyait lors des sommets de l’Otan qu’elle voulait s’occuper de sujets qui n’avaient rien à voir avec la sécurité de l’Alliance de l’Atlantique nord. D’où la formule. Depuis, Poutine a réveillé l’Otan.
La France, qui a toujours eu une voix qui compte à l’international, a-t-elle joué son rôle ?
Oui. Cela dit, il y a une tendance, dans la longue durée à une sorte d’affaiblissement du poids relatif de la France et de sa capacité d’entraînement, fondamentalement pour des raisons économiques. Nous avons décroché par rapport à l’Allemagne, nous n’avons pas su utiliser l’euro pour nous renforcer. Mais ce n’est ni la faute de l’euro ni des Allemands si la part de l’industrie française a diminué de moitié dans notre PIB. Ce sont des décisions françaises erronées. Dans la gestion de la crise Russie-Ukraine, Macron a dit un certain nombre de choses, qui ont été mal comprises ou peut-être prématurées, mais qui sont justes sur le fond, pas très différentes de ce que pense Biden et que l’on comprendra mieux le moment venu.
Vous faites allusion à la volonté du président Français de ne pas « humilier la Russie » ?
Entre autres. Comme la préservation des intérêts de sécurité de la Russie, ce que les Américains ont en tête aussi. Mais on verra. Ces considérations reviendront à un moment donné quand ce conflit horrible se sera enkysté, que les États-Unis essayeront de penser la suite, et que d’autres pays pourront avancer leurs idées (et pas seulement la Chine). Je ne pense pas qu’il y ait matière à critiquer la gestion par Macron de l’affaire Ukraine-Russie.
Emmanuel Macron va se rendre en Chine, l’occasion de discuter de ce plan de paix avec son homologue chinois ?
Oui, sans doute. La France doit certes se coordonner autant que possible avec ses partenaires européens. Mais nous sommes encore un pays qui compte. Il y a deux cents pays dans le monde, dont une quinzaine de puissances seulement. Il est normal que la France parle à tout le monde, les Chinois y compris. Emmanuel Macron a cent fois raison d’aller à Pékin. Il est regrettable que Scholz n’ait pas accepté l’idée d’un voyage commun avec Macron comme Paris l’avait proposé, mais il est vrai que l’Allemagne a des problèmes spécifiques. La président verra s’il y a matière à travailler avec la Chine sur l’Ukraine.
Ce voyage sera aussi l’occasion pour la France de se positionner par rapport au bras de fer Chine/États-Unis. À ce niveau-là, Paris et Berlin sont un peu sur la même ligne : être plus vigilants avec la Chine, mais faire en sorte de ne pas se laisser embringuer dans un affrontement direct. D’autres pays d’Asie, liés aux États-Unis, seront aussi sur cette ligne.
Les services secrets français sont-ils eux aussi sur le déclin ?
D’abord, le déclin est relatif et concerne les Occidentaux en général. Ensuite, dans le cas des services, je crois savoir qu’ils sont meilleurs qu’il y a 20 ans. Le niveau moyen des agents s’est élevé, ils se sont professionnalisés et ont plus de moyens. Sur les printemps arabes, personne n’a rien vu, pas même les services secrets arabes eux-mêmes. Les Français n’ont pas vu plus que tous les autres, ça relativise la critique. C’était trop impensable.
Concernant l’attaque Russe de février 2022, les Américains avaient beaucoup d’informations sur les concentrations de troupes, mais au début la Maison Blanche n’y croyait pas, les Européens et les Ukrainiens non plus, car les services avaient tellement l’habitude des manœuvres militaires et de concentration russes à la frontière, que les dirigeants se sont dit que c’était de la gesticulation et qu’une décision d’attaque serait tellement aberrante pour la Russie qu’elle ne le ferait pas. C’est le chef d’Etat-major américain qui, à un moment donné à l’automne, a dû dire à la Maison Blanche « je crois qu’il y a vraiment maintenant un risque d’attaque ». Là encore, on ne peut pas dire que les services français ont été moins bons que les autres.
Que vous inspire le rapprochement récent entre Iran et l’Arabie Saoudite ?
En obtenant cela, la Chine s’affirme comme étant au centre du jeu au Moyen-Orient. C’est spectaculaire. Du côté de l’Iran, c’est facile à comprendre : ils sont tellement asphyxiés par les sanctions occidentales que s’il y a une offre chinoise, ils se précipitent. Mais du côté de l’Arabie Saoudite, c’est plus surprenant. Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, elle avait un lien quasi exclusif avec les Etats-Unis. Ce lien s’est affaibli depuis quelques années, à mesure que les Américains ont eu un peu moins besoin du pétrole saoudien, ce qui a entamé la prise de distance progressive des Etats-Unis vis-à-vis du Moyen Orient. Je crois qu’il y a en plus une dimension personnelle. Après l’assassinat de Jamal Khashoggi, Mohammed ben Salmane a été désigné et dénoncé par les États-Unis. C’est une façon pour lui de se venger. Xi Jinping s’est rendu à Ryad pour mesurer le degré d’animosité vis-à-vis des Américains, avec sans doute déjà comme objectif de préparer le rapprochement Iran/Arabie Saoudite. La Chine s’est glissée dans cette faille, ils ont été très bons. Que les services américains n’aient rien vu venir, c’est ça le plus frappant.
C’est un séisme à l’échelle régionale, ça peut être une mauvaise nouvelle pour Israël ?
Oui ça peut mettre en péril la stratégie de Netanyahou qui, depuis toujours, dit qu’il n’y a pas de problème palestinien et que tous ceux qui en parlent sont des anti-israéliens, des antisémites (ce qui a fini par intimider les Européens) et que seul compte la menace iranienne. Ce rapprochement fragilise donc les accords d’Abraham qui fédèrent Israël et les gouvernements arabes grâce à cette menace iranienne, Arabie Saoudite en tête. D’autant que, ces dernières semaines, Israël commençait à dire « on ne va pas laisser faire si les Iraniens atteignent le niveau d’enrichissement d’uranium nécessaire à la fabrication d’une bombe atomique ». La question que se posaient les spécialistes c’est « est-ce que les Américains vont laisser faire, ou même intervenir avec eux, ou à leur place, ou les empêcher ? ». Affaire à suivre !
Intervenir ?
Oui, en bombardant les centrales et sites nucléaires iraniens, en déclenchant une vraie guerre contre l’Iran, qui pourrait répliquer sur l’Arabie et les Émirats. C’est en tout cas ce que laissent entendre les Israéliens. Le fait d’introduire dans ce schéma le nouveau lien Chine-Iran peut changer la donne. Il se peut que Pékin s’interpose en refusant le recours à la force. À ce moment-là, qu’est-ce qu’on fait ? Et si l’Arabie Saoudite émettait à son tour des réserves, avançant qu’ils sont en train de nouer des relations nouvelles avec l’Iran… Ça peut faire éclater l’alliance d’Abraham. Voyons comment les protagonistes vont maintenant se positionner.
Et pour le Liban, ça change la donne ?
Tout est déjà compliqué pour le Liban ! Sera-ce pire ou mieux qu’avant ? Difficile à dire, dans l’océan de problèmes auquel est confronté ce pays et qu’il ne parvient pas à surmonter…
Vous êtes l’un des rares personnages à être reconnu et à droite et à gauche, c’est quoi le secret ?
Je vous remercie de ce que vous dites, mais c’est exagéré et on peut relativiser.
Je n’ai pas été « dans la politique », mais « au pouvoir », c’est différent. Cela impose de la retenue, de la hauteur, le sens des responsabilités, et la perception du public n’est donc pas la même. Je n’ai pas connu ces batailles politiques parlementaires ou électorales, dans lesquelles on s’insulte, on se menace, on s’écharpe. C’est par les heureux hasards de la vie que je me suis retrouvé conseiller diplomatique de Mitterrand à 34 ans, puis porte-parole, puis Secrétaire général. Autre élément qui explique cette image sympathique que certains peuvent avoir de moi : j’ai connu les trois cohabitations de la cinquième république : Mitterrand-Chirac, Mitterrand-Balladur, Chirac-Jospin (c’est ce dernier qui m’a choisi), et, donc, au pouvoir, j’ai dû autant travailler avec les grands dirigeants de droite qu’avec ceux de gauche. Après cela j’ai décidé de prendre une autre voie – celle de la liberté – et de ne pas aller sur le terrain politique stricto sensu, tout en restant dans le débat public par des conférences, des livres, des enseignements notamment. Je ne crois pas être partisan, ni idéologique, ni dogmatique. Du point de vue des gens, je n’ai donc pas les caractéristiques de ce qu’ils ne supportent plus chez les hommes et femmes politiques. Mais n’allez pas penser que je ne suis jamais critiqué sur mes prises de position. Par exemple au Proche-Orient, sur la ligne médiane « pour défendre la sécurité d’Israël il faut un état palestinien », j’ai été attaqué par les radicaux des deux côtés. Sur les questions africaines, ça a été assez chaud aussi, j’ai toujours dit que la France n’avait rien à se reprocher au Rwanda et j’ai dû même attaquer en diffamation[1]. Même chose sur le débat Europe/européisme ; ou gaullo-mitterrandisme contre « néo-con », etc. Sur tout cela, il y a de vives controverses.
Pourquoi ne pas être resté aux manettes du pouvoir ?
Après avoir été à des postes de pouvoir pendant 19 ans, je me suis interrogé. En 2002 (Ndlr : Jospin venait de se retirer de la vie politique après sa défaite au premier tour de la présidentielle) j’ai eu beaucoup d’appels du pied, de beaucoup de gens [dont il n’a pas souhaité préciser les noms]. Mais je ne suis pas quelqu’un qui ne vit que par, et pour la politique, comme d’autres.
Vous lancer à quel niveau ?
Me faire élire, et, peut-être, un jour, me disait-on, être candidat à la présidence de la République ! J’ai réfléchi plusieurs mois et j’ai conclu que non. Je me suis dit que si je me lançais en politique, je passerai mon temps à être en compétition avec mes propres amis car, en politique, vos amis sont vos concurrents. Il faut surveiller les manœuvres des uns et des autres. Imaginons qu’après tout cela je sois arrivé au pouvoir … Et la vie vous file entre les doigts. En plus, j’avais vécu aux côtés de Mitterrand, un immense personnage, et même là j’avais constaté, au fur et à mesure, le rétrécissement du pouvoir réel à l’époque moderne, à cause du numérique, de la contestation de la démocratie représentative, de l’agressivité permanente de telle ou telle partie de l’opinion, du poids des marchés, etc. Je me suis dit que le jeu n’en valait pas la chandelle. J’ai donc fait un choix de liberté. Lire, écrire, voyager, vivre …
Pas de regret ?
Non. Mais comme le réflexe du pouvoir ne se perd pas, il m’arrive parfois de me dire « là je pense qu’il ne faut pas faire comme ça, il faudrait faire autrement … ». Et puis immédiatement après, je pense à tous les empoisonnements qui vont avec. L’exercice du pouvoir dans les démocraties modernes, c’est devenu effarant. Je l’avais déjà dit au Débat, en 1997 : « imaginez une salle d’opération dans laquelle il y a le chirurgien qui va opérer un patient ; mais aussi un chirurgien concurrent qui le critique ; des caméras pour un éventuel contentieux ; un infirmier qui s’en va parce qu’il a fini sa journée de travail ; et la famille du malade. » Comment voulez-vous gouverner comme cela ? D’où mon indulgence confraternelle pour les dirigeants. Donc, non, pas de regret. J’ai besoin de liberté.
Vous vous considériez comme socialiste ?
De tendance mitterrandienne … (sourire). En 1981, j’ai trouvé bien qu’il y ait une alternance qui libère beaucoup de forces nouvelles pour le pays. Les socialistes avec qui j’ai travaillé étaient très bien, convaincants, engagés, soucieux de faire le mieux. J’étais d’accord sur certains points, moins sur d’autres (l’économie), surtout au début. Mais je me concentrais sur l’international, l’Europe, etc. Et c’était avant la dérive sociétale …
Vous considérez être un homme de gauche ?
Oui, car les injustices me choquent (même si ce n’est pas l’apanage de la gauche), car je trouve inacceptable que les gens soient prédéterminés par leur naissance et leur enfance dans tel ou tel milieu. Je suis pour l’égalité des chances pour tous et toutes, tout au long de la vie, à ne pas confondre avec l’égalitarisme d’inspiration marxiste qui nivelle tout par le bas. Je n’ai jamais été un utopiste de gauche, ni nostalgique des révolutions. En Mai 68, j’étais étudiant quand j’ai entendu clamer « CRS = SS ». Je me suis dit que je ne pouvais pas commencer ma vie par une telle imposture. J’ai toujours été réformiste.
Il vous arrive d’être consulté ?
Depuis que j’ai quitté le pouvoir, j’ai eu l’occasion de parler avec les présidents Sarkozy (qui d’ailleurs voulait que je rejoigne son gouvernement), Hollande et Macron, avec des ministres et des conseillers. Je ne suis pas pour autant « consulté ». L’expérience internationale que j’ai acquise les intéresse et on discute. J’ai écrit des rapports ou fait des missions pour ces trois présidents, mais ce n’est pas la même chose que d’être dans la machine, et cela me va très bien.
Que pensez-vous de la gauche actuelle ?
Ce n’est pas la mienne. Je reste attaché à la gauche de gouvernement qui a, pour le moment, disparu (la droite de gouvernement aussi). La gauche que j’ai connue n’existe plus. Ses électeurs sont dispersés. Je ne me reconnais pas du tout dans la Nupes – qui n’a rien à voir avec l’Union de la gauche – qui sera dévorée par la radicalisation de ses différentes composantes. La combinaison explosive d’extrémismes en parties contradictoires ne fait pas un programme utile pour notre pays qui a, au contraire, besoin de se redresser ! J’espère qu’une gauche réformiste moderne renaîtra dans ce pays, un jour, mais à mon avis elle retrouvera un électorat populaire que si elle a le courage d’adopter le point de vue de la gauche scandinave sur les questions migratoires (on ne peut pas avoir à la fois un Etat providence généreux et des frontières ouvertes, en tout cas régulées, par la négociation de quotas par métiers avec les pays de départ et de transit). Et si elle ne résiste pas au wokisme, névroses destructrices importées des États-Unis. Pour moi, ce sont des préalables.
Propos recueillis par Etienne Ouvrier pour Le Progrès, L’Est Républicain, Le Républicain Lorrain, Vosges Matin, Le Journal de Saône-et-Loire, Le Progrès, Bien Public, L’Alsace, Dernières Nouvelles d’Alsace
[1] Hubert Védrine a gagné, sur ce sujet, un procès en diffamation le 16 mai 2022