A vrai dire, indépendamment même de ces grands sujets, la vie et l’extraordinaire carrière de Briand, trente ans parlementaire (de 1902 à 1932), orateur éblouissant, onze fois Président du Conseil, vingt fois ministre, six ans d’affilée ministre des Affaires étrangères de 1925 à 1931, présente en soi un constant intérêt. Mais voilà, le souvenir de Briand est éclipsé par ceux de Combes, de Jaurès, de Clemenceau, de Poincaré. Et quand on le cite, c’est pour le mettre en cause, le plus souvent à tort. «Comme si, écrit Gérard Unger, les insultes de l’Action française et l’inimitié de certains ténors de gauche ou de droite brouillaient toujours son image; comme si il avait bien été l’inculte et paresseux politicien opportuniste, l’anticlérical à tous crins et, sur ces vieux jours, le pacifiste bêlant livrant la France à l’Allemagne que ses adversaires ont dépeint; Quelle injustice!». Oui, quelle injustice et quelle sottise que la persistance de ces clichés, nouvel exemple de la fausseté de la formation de l’opinion et de sa transmission. Mais le travail rigoureux, dense et éclairant de Gérard Unger ne laisse intacte aucune de ces idées reçues.
Bien qu’il ait été à ses débuts théoricien de la grève générale, Aristide Briand est plus républicain que socialiste. C’est très instructif de replonger avec lui dans les débats pas tous périmés des gauches française et européennes d’avant 1905, les arguments de Jaurès et de Guesde, de suivre les préparatifs de l’unification des socialistes – Briand regrettait d’ailleurs que Jaurès ait trop cédé doctrinalement aux arguments de Guesde -. C’est très instructif aussi de se remémorer l’action déterminée de Briand, quinze mois Président du Conseil pendant la première guerre mondiale, avant le Tigre qui recueillera seul le bénéfice de son action, auteur de la loi des trois ans, concepteur audacieux d’une expédition à Salonique conçue pour prendre à revers les empires centraux.
Mais c’est surtout impressionnant de voir comment Briand, rapporteur de la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat en 1905, se montre ferme ou conciliant selon les moments, pour reprendre un titre bien trouvé, et manœuvre pour imposer aux extrémistes des deux bords un texte de compromis intelligent, équilibré et clair. Celui-ci est toujours en vigueur un siècle plus tard, aucun gouvernement n’ayant jusqu’ici osé le remettre en cause. Même si le débat a repris récemment, non plus du fait de la question catholique mais de celle de l’Islam, mesurons bien ce que la France et la paix civile doivent à Briand et à ce texte.
Un tel talent ne pouvait qu’éclater à la tête de la diplomatie, et faire de Briand un de nos plus grands ministres des Affaires étrangères. On admire Briand à la manœuvre dans ces années 20 si incertaines, prometteuses et instables. Le Traité de Versailles? Il ne l’a pas négocié, mais il l’assume. Il cherche à en tirer parti tout en en mesurant les failles. La SDN? Il s’en sert pour s’assurer que l’Allemagne joue le jeu, alors que les Etats-Unis et la Grande Bretagne ont d’autres priorités. Il se trouve d’ailleurs que le Chancelier Stresemann, autre personnalité marquante de l’époque, veut réinsérer son pays en Europe et se libérer de Versailles. Il noue avec lui un dialogue franco-allemand alors absolument sans précédent. Celui-ci est fait d’exigences mais aussi, à la fureur de l’extrême droite, de concessions constructives.
A Locarno, Briand dit à Stresemann «vous êtes un Allemand et je suis un Français. Mais je puis être français et bon européen. Et vous pouvez être allemand et bon européen. Deux bons européens doivent pouvoir s’entendre».
Briand enclenche ainsi, de cette conférence (qui aurait pu marcher et permettre de sortir par étapes de Versailles) au pacte Briand-Kellogg – brocardée pour sa naïveté («interdire» la guerre!) mais qui a le mérite de réintégrer les Etats-Unis dans le jeu – une fascinante dynamique européenne.
C’est alors que naît l’Entente Internationale de l’Acier, préfiguration de la CECA de 1950, qu’ont lieu les premières rencontres bilatérales, si banales aujourd’hui, et que Briand parle d’Union ou de Conférence Européenne. On est saisi par la vision de ces précurseurs, glacé en pensant à la suite … On se prend alors à rêver à un passage direct de ces années vingt aux années cinquante, enjambant et abolissant les années noires et les horreurs intermédiaires. D’autant qu’aux élections de 1928, les nazis n’obtiennent que quatorze sièges au Reichstag, contre trente deux en 1924!
En fait, sans la crise économique de 1929, elle même tragiquement amplifiée par les réactions absurdes des gouvernements, le nombre de chômeurs (non indemnisés) ne serait pas passé en un an en Allemagne de un à trois millions, et Hitler n’aurait pas gagné en 1933, les politiques raisonnables des années 20 n’auraient pas été balayées. Malgré la mort de Stresemann qui le laisse abattu («C’est fini, tout», dit-il alors), Briand aurait pu triompher peu à peu des obstacles préexistants: les nationalismes français et allemands, la politique soviétique. L’Europe aurait pu échapper à la fatalité…
Et c’est là que réside le cœur de l’injustice: Briand a été accusé, insulté comme s’il avait mené cette politique face à Hitler! Il est peut être trop resté, les deux ou trois dernières années de sa vie, sur sa lancée de «pèlerin de la paix». Mais c’était avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir et il est possible de croire, avec Gérard Unger, compte tenu de sa détermination pendant la grande guerre et des valeurs de toute sa vie, que Briand ne se serait pas trompé face au nazisme. C’est une accusation anachronique de faire comme si il avait mené dans les années trente sa politique des années vingt! Des pacifistes ont pu s’inspirer de lui et s’égarer; mais lui ne l’était pas. Il a contribué à créer une «mystique de la SDN» qui a, par la suite, endormi les vigilances. Mais en ce qui le concerne, il a mené une politique réaliste et visionnaire visant à rendre la paix irréversible en Europe: ce n’est pas la même chose. La politique de Briand a vraiment été la plus intelligente qui se puisse concevoir pour la France et pour l’Europe des années 20, ce que même Poincaré avait fini par admettre.
Aristide Briand: un de nos grands hommes d’Etat. De la race des constructeurs, dont l’action doit être redécouverte et méditée, sans a priori, et peut être, grâce à ce livre.
Hubert Védrine
A vrai dire, indépendamment même de ces grands sujets, la vie et l’extraordinaire carrière de Briand, trente ans parlementaire (de 1902 à 1932), orateur éblouissant, onze fois Président du Conseil, vingt fois ministre, six ans d’affilée ministre des Affaires étrangères de 1925 à 1931, présente en soi un constant intérêt. Mais voilà, le souvenir de Briand est éclipsé par ceux de Combes, de Jaurès, de Clemenceau, de Poincaré. Et quand on le cite, c’est pour le mettre en cause, le plus souvent à tort. «Comme si, écrit Gérard Unger, les insultes de l’Action française et l’inimitié de certains ténors de gauche ou de droite brouillaient toujours son image; comme si il avait bien été l’inculte et paresseux politicien opportuniste, l’anticlérical à tous crins et, sur ces vieux jours, le pacifiste bêlant livrant la France à l’Allemagne que ses adversaires ont dépeint; Quelle injustice!». Oui, quelle injustice et quelle sottise que la persistance de ces clichés, nouvel exemple de la fausseté de la formation de l’opinion et de sa transmission. Mais le travail rigoureux, dense et éclairant de Gérard Unger ne laisse intacte aucune de ces idées reçues.
Bien qu’il ait été à ses débuts théoricien de la grève générale, Aristide Briand est plus républicain que socialiste. C’est très instructif de replonger avec lui dans les débats pas tous périmés des gauches française et européennes d’avant 1905, les arguments de Jaurès et de Guesde, de suivre les préparatifs de l’unification des socialistes – Briand regrettait d’ailleurs que Jaurès ait trop cédé doctrinalement aux arguments de Guesde -. C’est très instructif aussi de se remémorer l’action déterminée de Briand, quinze mois Président du Conseil pendant la première guerre mondiale, avant le Tigre qui recueillera seul le bénéfice de son action, auteur de la loi des trois ans, concepteur audacieux d’une expédition à Salonique conçue pour prendre à revers les empires centraux.
Mais c’est surtout impressionnant de voir comment Briand, rapporteur de la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat en 1905, se montre ferme ou conciliant selon les moments, pour reprendre un titre bien trouvé, et manœuvre pour imposer aux extrémistes des deux bords un texte de compromis intelligent, équilibré et clair. Celui-ci est toujours en vigueur un siècle plus tard, aucun gouvernement n’ayant jusqu’ici osé le remettre en cause. Même si le débat a repris récemment, non plus du fait de la question catholique mais de celle de l’Islam, mesurons bien ce que la France et la paix civile doivent à Briand et à ce texte.
Un tel talent ne pouvait qu’éclater à la tête de la diplomatie, et faire de Briand un de nos plus grands ministres des Affaires étrangères. On admire Briand à la manœuvre dans ces années 20 si incertaines, prometteuses et instables. Le Traité de Versailles? Il ne l’a pas négocié, mais il l’assume. Il cherche à en tirer parti tout en en mesurant les failles. La SDN? Il s’en sert pour s’assurer que l’Allemagne joue le jeu, alors que les Etats-Unis et la Grande Bretagne ont d’autres priorités. Il se trouve d’ailleurs que le Chancelier Stresemann, autre personnalité marquante de l’époque, veut réinsérer son pays en Europe et se libérer de Versailles. Il noue avec lui un dialogue franco-allemand alors absolument sans précédent. Celui-ci est fait d’exigences mais aussi, à la fureur de l’extrême droite, de concessions constructives.
A Locarno, Briand dit à Stresemann «vous êtes un Allemand et je suis un Français. Mais je puis être français et bon européen. Et vous pouvez être allemand et bon européen. Deux bons européens doivent pouvoir s’entendre».
Briand enclenche ainsi, de cette conférence (qui aurait pu marcher et permettre de sortir par étapes de Versailles) au pacte Briand-Kellogg – brocardée pour sa naïveté («interdire» la guerre!) mais qui a le mérite de réintégrer les Etats-Unis dans le jeu – une fascinante dynamique européenne.
C’est alors que naît l’Entente Internationale de l’Acier, préfiguration de la CECA de 1950, qu’ont lieu les premières rencontres bilatérales, si banales aujourd’hui, et que Briand parle d’Union ou de Conférence Européenne. On est saisi par la vision de ces précurseurs, glacé en pensant à la suite … On se prend alors à rêver à un passage direct de ces années vingt aux années cinquante, enjambant et abolissant les années noires et les horreurs intermédiaires. D’autant qu’aux élections de 1928, les nazis n’obtiennent que quatorze sièges au Reichstag, contre trente deux en 1924!
En fait, sans la crise économique de 1929, elle même tragiquement amplifiée par les réactions absurdes des gouvernements, le nombre de chômeurs (non indemnisés) ne serait pas passé en un an en Allemagne de un à trois millions, et Hitler n’aurait pas gagné en 1933, les politiques raisonnables des années 20 n’auraient pas été balayées. Malgré la mort de Stresemann qui le laisse abattu («C’est fini, tout», dit-il alors), Briand aurait pu triompher peu à peu des obstacles préexistants: les nationalismes français et allemands, la politique soviétique. L’Europe aurait pu échapper à la fatalité…
Et c’est là que réside le cœur de l’injustice: Briand a été accusé, insulté comme s’il avait mené cette politique face à Hitler! Il est peut être trop resté, les deux ou trois dernières années de sa vie, sur sa lancée de «pèlerin de la paix». Mais c’était avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir et il est possible de croire, avec Gérard Unger, compte tenu de sa détermination pendant la grande guerre et des valeurs de toute sa vie, que Briand ne se serait pas trompé face au nazisme. C’est une accusation anachronique de faire comme si il avait mené dans les années trente sa politique des années vingt! Des pacifistes ont pu s’inspirer de lui et s’égarer; mais lui ne l’était pas. Il a contribué à créer une «mystique de la SDN» qui a, par la suite, endormi les vigilances. Mais en ce qui le concerne, il a mené une politique réaliste et visionnaire visant à rendre la paix irréversible en Europe: ce n’est pas la même chose. La politique de Briand a vraiment été la plus intelligente qui se puisse concevoir pour la France et pour l’Europe des années 20, ce que même Poincaré avait fini par admettre.
Aristide Briand: un de nos grands hommes d’Etat. De la race des constructeurs, dont l’action doit être redécouverte et méditée, sans a priori, et peut être, grâce à ce livre.
Hubert Védrine