La représentation et la coopération internationales des États : du concert européen westphalien

 

Vous avez toujours été attentif aux racines historiques de l’Europe. En quoi le concert westphalien a-t-il été un premier acte fondateur ?

Les racines, par définition, préexistent aux traités ultérieurs. Les « traités de Westphalie » ont d’abord mis fin, en 1648, aux atroces guerres de religion de la première moitié du XVIe siècle, entre catholiques et protestants. Le renoncement aux ingérences croisées acté par les traités, a ramené la paix et consolidé la souveraineté complète des États. L’expression du « système westphalien » est apparue a posteriori. Les relations entre États se sont ensuite développées, jusqu’au XXe siècle, sur cette base. Ceux qui se réjouissent des remises en cause de « l’ordre westphalien » par la mondialisation économique et aux vertus du commerce qu’ils confondent avec les nationalismes du XIXe siècle, ne devraient pas oublier cette origine qui a été un immense progrès. Qu’en reste-t-il ? Que faut-il en préserver à l’âge de l’interdépendance généralisée ? C’est la question.

 

Le XVIIIe siècle, le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle ont été dominés par le jeu des alliances entre États souverains. A-t-on su en tirer des leçons utiles pour l’avenir ?

On ne peut pas en déduire que toutes les alliances ont été néfastes. Voyez le XIXe, après le Congrès de Vienne. En revanche, le jeu des alliances hostiles et automatiques a été fatidique à l’été 1914. Après, à Versailles, le Président Wilson, par moralisme protestant, voulut surtout imposer la fin des alliances secrètes et promouvoir une « société des nations ». En fait – pour autant qu’on le sache – il n’y a plus d’alliances secrètes. Après 1945, il y a les deux alliances antagonistes qui se sont fait face pendant la Guerre Froide : l’Alliance atlantique et le Pacte de Varsovie. La seconde a été dissoute. Seule la première demeure à la demande expresse des Européens. À long terme, avec la distanciation inéluctable Europe/États-Unis, on verra peut-être apparaître des alliances improbables, voire impensables, dans des buts inédits et contre des menaces imprévisibles aujourd’hui. Mais pas forcément des alliances durables. Il pourra s’agir de jeux très changeants, des coalitions au cas
par cas. Grand défi pour l’Europe …

 

Vous avez été favorable au traité de Maastricht auprès du Président Mitterrand. Ses contempteurs affirment que toutes les conséquences ultérieures de l’intégration européenne en découlent. Est-ce votre analyse ?

Pas du tout. L’essentiel de ce qui est critiqué par certains était déjà dans le traité de Rome de 1957, par exemple sur le commerce et la concurrence. Sans traité de Maastricht en 1992, pas de monnaie unique et alors du fait de la force de l’économie allemande déjà avant la réunification, la France serait restée dépendante du mark allemand, sans aucune voix au chapitre. Sauf si elle avait fait des réformes extraordinaires, repris le contrôle de la dépense publique, rétabli sa compétitivité, équilibré ses budgets, etc. Ne rêvons pas. En revanche, rien n’obligeait après à se lancer dans l’aventure improbable d’un traité dit « constitutionnel ». Ni d’en faire passer ensuite au Parlement les dispositions essentielles dans un nouveau traité – celui de Lisbonne – après que cette « Constitution » eut été rejetée en 2005 par les Français et les Néerlandais. Et sans doute par beaucoup d’autres peuples s’ils avaient été consultés. En revanche, la question de savoir s’il ne faudrait pas un pilotage de la zone euro plus économique, plus contra cyclique, moins soumis aux seules exigences allemandes, se pose et doit pouvoir être traitée dans le cadre du Conseil européen et de la BCE.

 

En 1974, le Secrétaire d’État Henry Kissinger se gaussait de n’avoir pas d’interlocuteur de l’Europe au téléphone. A-t-il toujours raison ?

C’est percutant mais un peu hypocrite. Ce n’est pas ce que Kissinger, immense talent et esprit supérieur (et ami personnel), a dit de plus pertinent. Quand les États-Unis ont-ils poussé, et aidé, les Européens à s’affirmer et à parler d’une seule voix ? Est-ce qu’ils ne les y ont pas plutôt découragé ? Tout en leur demandant de prendre une plus grande part du fardeau ? Oui, l’Europe est une confédération, et une fédération pour sa monnaie. Mais elle ne sera jamais un pays. Et alors ? Même aux États-Unis on ne sait souvent pas qui a le dernier mot, de la Maison Blanche ou du Congrès. Voyons dans la conduite de leurs guerres. De toute façon, notre problème n’est pas uniquement le manque d’unité dans la décision et l’exécution mais le blocage mental en amont sur l’idée même de puissance.

 

Dans la mondialisation, une Europe-puissance peut-elle émerger ?

Si les peuples européens arrivent, où se résignent, à se convaincre que si l’Europe ne devient pas une puissance, elle sera impuissante et de plus en plus dépendante des décisions des autres, de toutes les puissances, les dirigeants les suivront. Jusqu’ici ils ont nié ce défi et refusé cette idée. Quelques signes de prise de conscience apparaissent, encore insuffisants. Ce n’est pas une question de moyens, l’Europe n’en manque pas, ni de traités, ni de procédure, mais de mental.

 

Vous avez la réputation d’ « Européen réaliste. » Cela vous conduit-il à recommander une pause dans l’intégration européenne ou de nouvelles initiatives ?

Je continue à penser qu’une pause, de courte durée, serait salutaire pour clarifier et apaiser les inquiétudes et les récriminations des Européens face à une machine trop anxiogène (la construction
européenne perpétuelle) dans un esprit de subsidiarité. Les anti-européens ne veulent surtout pas voir relégitimer ce projet puisqu’ils veulent l’abandonner. Et à l’inverse les Européens les plus militants craignent de ne plus pouvoir redémarrer après une telle pause… Je continue à penser qu’une telle clarification sur qui doit faire quoi en Europe serait bien ressentie. La nouvelle Conférence sur l’Europe, 2020/2022, dont on nous parle sera très certainement dominée au contraire par des maximalistes et par le Parlement européen qui veut toujours accroître son pouvoir. Ce n’est pas du tout ce que je préconise.

La représentation et la coopération internationales des États : du concert européen westphalien

Hubert Vedrine

 

Vous avez toujours été attentif aux racines historiques de l’Europe. En quoi le concert westphalien a-t-il été un premier acte fondateur ?

Les racines, par définition, préexistent aux traités ultérieurs. Les « traités de Westphalie » ont d’abord mis fin, en 1648, aux atroces guerres de religion de la première moitié du XVIe siècle, entre catholiques et protestants. Le renoncement aux ingérences croisées acté par les traités, a ramené la paix et consolidé la souveraineté complète des États. L’expression du « système westphalien » est apparue a posteriori. Les relations entre États se sont ensuite développées, jusqu’au XXe siècle, sur cette base. Ceux qui se réjouissent des remises en cause de « l’ordre westphalien » par la mondialisation économique et aux vertus du commerce qu’ils confondent avec les nationalismes du XIXe siècle, ne devraient pas oublier cette origine qui a été un immense progrès. Qu’en reste-t-il ? Que faut-il en préserver à l’âge de l’interdépendance généralisée ? C’est la question.

 

Le XVIIIe siècle, le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle ont été dominés par le jeu des alliances entre États souverains. A-t-on su en tirer des leçons utiles pour l’avenir ?

On ne peut pas en déduire que toutes les alliances ont été néfastes. Voyez le XIXe, après le Congrès de Vienne. En revanche, le jeu des alliances hostiles et automatiques a été fatidique à l’été 1914. Après, à Versailles, le Président Wilson, par moralisme protestant, voulut surtout imposer la fin des alliances secrètes et promouvoir une « société des nations ». En fait – pour autant qu’on le sache – il n’y a plus d’alliances secrètes. Après 1945, il y a les deux alliances antagonistes qui se sont fait face pendant la Guerre Froide : l’Alliance atlantique et le Pacte de Varsovie. La seconde a été dissoute. Seule la première demeure à la demande expresse des Européens. À long terme, avec la distanciation inéluctable Europe/États-Unis, on verra peut-être apparaître des alliances improbables, voire impensables, dans des buts inédits et contre des menaces imprévisibles aujourd’hui. Mais pas forcément des alliances durables. Il pourra s’agir de jeux très changeants, des coalitions au cas
par cas. Grand défi pour l’Europe …

 

Vous avez été favorable au traité de Maastricht auprès du Président Mitterrand. Ses contempteurs affirment que toutes les conséquences ultérieures de l’intégration européenne en découlent. Est-ce votre analyse ?

Pas du tout. L’essentiel de ce qui est critiqué par certains était déjà dans le traité de Rome de 1957, par exemple sur le commerce et la concurrence. Sans traité de Maastricht en 1992, pas de monnaie unique et alors du fait de la force de l’économie allemande déjà avant la réunification, la France serait restée dépendante du mark allemand, sans aucune voix au chapitre. Sauf si elle avait fait des réformes extraordinaires, repris le contrôle de la dépense publique, rétabli sa compétitivité, équilibré ses budgets, etc. Ne rêvons pas. En revanche, rien n’obligeait après à se lancer dans l’aventure improbable d’un traité dit « constitutionnel ». Ni d’en faire passer ensuite au Parlement les dispositions essentielles dans un nouveau traité – celui de Lisbonne – après que cette « Constitution » eut été rejetée en 2005 par les Français et les Néerlandais. Et sans doute par beaucoup d’autres peuples s’ils avaient été consultés. En revanche, la question de savoir s’il ne faudrait pas un pilotage de la zone euro plus économique, plus contra cyclique, moins soumis aux seules exigences allemandes, se pose et doit pouvoir être traitée dans le cadre du Conseil européen et de la BCE.

 

En 1974, le Secrétaire d’État Henry Kissinger se gaussait de n’avoir pas d’interlocuteur de l’Europe au téléphone. A-t-il toujours raison ?

C’est percutant mais un peu hypocrite. Ce n’est pas ce que Kissinger, immense talent et esprit supérieur (et ami personnel), a dit de plus pertinent. Quand les États-Unis ont-ils poussé, et aidé, les Européens à s’affirmer et à parler d’une seule voix ? Est-ce qu’ils ne les y ont pas plutôt découragé ? Tout en leur demandant de prendre une plus grande part du fardeau ? Oui, l’Europe est une confédération, et une fédération pour sa monnaie. Mais elle ne sera jamais un pays. Et alors ? Même aux États-Unis on ne sait souvent pas qui a le dernier mot, de la Maison Blanche ou du Congrès. Voyons dans la conduite de leurs guerres. De toute façon, notre problème n’est pas uniquement le manque d’unité dans la décision et l’exécution mais le blocage mental en amont sur l’idée même de puissance.

 

Dans la mondialisation, une Europe-puissance peut-elle émerger ?

Si les peuples européens arrivent, où se résignent, à se convaincre que si l’Europe ne devient pas une puissance, elle sera impuissante et de plus en plus dépendante des décisions des autres, de toutes les puissances, les dirigeants les suivront. Jusqu’ici ils ont nié ce défi et refusé cette idée. Quelques signes de prise de conscience apparaissent, encore insuffisants. Ce n’est pas une question de moyens, l’Europe n’en manque pas, ni de traités, ni de procédure, mais de mental.

 

Vous avez la réputation d’ « Européen réaliste. » Cela vous conduit-il à recommander une pause dans l’intégration européenne ou de nouvelles initiatives ?

Je continue à penser qu’une pause, de courte durée, serait salutaire pour clarifier et apaiser les inquiétudes et les récriminations des Européens face à une machine trop anxiogène (la construction
européenne perpétuelle) dans un esprit de subsidiarité. Les anti-européens ne veulent surtout pas voir relégitimer ce projet puisqu’ils veulent l’abandonner. Et à l’inverse les Européens les plus militants craignent de ne plus pouvoir redémarrer après une telle pause… Je continue à penser qu’une telle clarification sur qui doit faire quoi en Europe serait bien ressentie. La nouvelle Conférence sur l’Europe, 2020/2022, dont on nous parle sera très certainement dominée au contraire par des maximalistes et par le Parlement européen qui veut toujours accroître son pouvoir. Ce n’est pas du tout ce que je préconise.

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01/07/2020