La genèse de cette extraordinaire épopée débute en 1327 quand Ivan Kalita, Prince de Moscou ose proposer son appui à ses maîtres mongols contre d’autres villes russes, pour bénéficier de leur faveur contre ses rivaux. Ces princes moscovites font preuve ensuite d’un mélange d’obstination capétienne et déjà de ruse machiavélienne qui leur assurera à la longue la prédominance sur Novgonod, concurrente sérieuse pour le rôle de rassembleuse des terres russes, et les libérera du joug mongol. Et quand, en 1552 Ivan IV, dit le Terrible, prit Kazan et contrôla enfin la Volga, de l’est de laquelle venaient tous les dangers pour les Russes, «une longue période de l’histoire russe prenait fin. Longtemps terrifiée par les Mongols, soumise à eux, puis menacée par leurs successeurs tartares, la Russie venait de renverser une domination séculaire et devenait à son tour dominatrice». Longue domination impériale en effet de quatre siècles et demi, de 1552 à 1991 qui va prendre la forme d’une gigantesque revanche contre le séculaire et terrorisant empire des steppes et qui conduira les Russes jusqu’aux rives de pacifique. Hélène Carrère d’Encausse nous la conte avec le lumineux talent qu’on lui connaît en insistant sur le caractère constamment eurasiatique de cet empire, de ses débuts jusqu’à nos jours, et en analysant attentivement la politique des tsars puis des soviétiques à l’égard des nationalités conquises, tour à tour désinvolte, assimilatrice, autoritaire ou persécutrice.
A part cette singularité, c’est fascinant de retrouver dans l’expansion coloniale russe le même mélange de commerce (les fourrures) et de sécurité, de circonstances et d’intentions, de rouerie cynique et de brutalité, la même énergie débordante habillée en «mission civilisatrice» à l’œuvre au même moment dans les empires ouest-européens en extension. Et de voir se perpétuer l’empire après la révolution soviétique, en dépit de brèves velléités inverses, confirmant ainsi la loi tocquevillienne énoncée dans l’Ancien Régime et la Révolution. Mais l’Empire soviétique s’épuise et se disloque à son tour, rejoignant dans l’histoire tant de flux et de reflux immenses de conquérants, maîtres du monde un moment ou quelques siècles, et dont il ne reste rien.
Si pourtant, il demeure la Russie, redevenue un Etat-nation(s). Une Russie multiethnique de cent quarante millions d’habitants, dont vingt millions de musulmans, vingt cinq millions d’autres russes se trouvant désormais dans des pays de «l’étranger proche» devenus indépendants. Une Russie à nouveau orthodoxe, inquiète et embarrassée, comme depuis toujours par le problème musulman, interne et externe. Qui n’a pas réussi après 1991 à donner une consistance à la théorique «Communauté des Etats Indépendants», et qui cherche ses marques nouvelles entre Etats-Unis, Europe, Iran, Inde. Chine et Japon. On sent bien que pour les Russes, sauf ceux qui se sont enrichis très vite, les dernières années ont été humiliantes et traumatisantes, et qu’ils aspirent non seulement à vivre mieux – «normalement» – et en sécurité mais aussi à être à nouveau respectés. Ils n’ont pas oublié leur histoire. La Russie actuelle ne trouvera pleinement la place à laquelle elle aspire qu’en devenant un pays politiquement, économiquement et socialement moderne. L’immensité, les missiles, le pétrole, le gaz ne suffiront pas. Sinon, les ambitions que lui prête aujourd’hui Hélène Carrère d’Encausse – médiatrice naturelle entre Europe et Asie, occident et Orient, garante d’un espace d’influence privilégiée fondée sur une sorte de «doctrine de Monroe à la russe», voire République impériale à l’américaine – seront cruellement déçues.
Dans sa longue histoire rien n’a préparé la Russie à une mutation aussi profonde. Il était naïf de penser qu’une démocratie russe à l’occidentale surgirait dès les années quatre vingt dix des décombres de l’URSS. Seule la Russie peut mener à son terme cette nouvelle «révolution» que certains espèrent déjà engagée. Des politiques européennes et américaines avisées et coordonnées, créant les conditions d’un partenariat dynamique, transformateur et durable avec la Russie, pourraient y contribuer mieux, mais cela est une autre histoire …
Hubert Védrine
La genèse de cette extraordinaire épopée débute en 1327 quand Ivan Kalita, Prince de Moscou ose proposer son appui à ses maîtres mongols contre d’autres villes russes, pour bénéficier de leur faveur contre ses rivaux. Ces princes moscovites font preuve ensuite d’un mélange d’obstination capétienne et déjà de ruse machiavélienne qui leur assurera à la longue la prédominance sur Novgonod, concurrente sérieuse pour le rôle de rassembleuse des terres russes, et les libérera du joug mongol. Et quand, en 1552 Ivan IV, dit le Terrible, prit Kazan et contrôla enfin la Volga, de l’est de laquelle venaient tous les dangers pour les Russes, «une longue période de l’histoire russe prenait fin. Longtemps terrifiée par les Mongols, soumise à eux, puis menacée par leurs successeurs tartares, la Russie venait de renverser une domination séculaire et devenait à son tour dominatrice». Longue domination impériale en effet de quatre siècles et demi, de 1552 à 1991 qui va prendre la forme d’une gigantesque revanche contre le séculaire et terrorisant empire des steppes et qui conduira les Russes jusqu’aux rives de pacifique. Hélène Carrère d’Encausse nous la conte avec le lumineux talent qu’on lui connaît en insistant sur le caractère constamment eurasiatique de cet empire, de ses débuts jusqu’à nos jours, et en analysant attentivement la politique des tsars puis des soviétiques à l’égard des nationalités conquises, tour à tour désinvolte, assimilatrice, autoritaire ou persécutrice.
A part cette singularité, c’est fascinant de retrouver dans l’expansion coloniale russe le même mélange de commerce (les fourrures) et de sécurité, de circonstances et d’intentions, de rouerie cynique et de brutalité, la même énergie débordante habillée en «mission civilisatrice» à l’œuvre au même moment dans les empires ouest-européens en extension. Et de voir se perpétuer l’empire après la révolution soviétique, en dépit de brèves velléités inverses, confirmant ainsi la loi tocquevillienne énoncée dans l’Ancien Régime et la Révolution. Mais l’Empire soviétique s’épuise et se disloque à son tour, rejoignant dans l’histoire tant de flux et de reflux immenses de conquérants, maîtres du monde un moment ou quelques siècles, et dont il ne reste rien.
Si pourtant, il demeure la Russie, redevenue un Etat-nation(s). Une Russie multiethnique de cent quarante millions d’habitants, dont vingt millions de musulmans, vingt cinq millions d’autres russes se trouvant désormais dans des pays de «l’étranger proche» devenus indépendants. Une Russie à nouveau orthodoxe, inquiète et embarrassée, comme depuis toujours par le problème musulman, interne et externe. Qui n’a pas réussi après 1991 à donner une consistance à la théorique «Communauté des Etats Indépendants», et qui cherche ses marques nouvelles entre Etats-Unis, Europe, Iran, Inde. Chine et Japon. On sent bien que pour les Russes, sauf ceux qui se sont enrichis très vite, les dernières années ont été humiliantes et traumatisantes, et qu’ils aspirent non seulement à vivre mieux – «normalement» – et en sécurité mais aussi à être à nouveau respectés. Ils n’ont pas oublié leur histoire. La Russie actuelle ne trouvera pleinement la place à laquelle elle aspire qu’en devenant un pays politiquement, économiquement et socialement moderne. L’immensité, les missiles, le pétrole, le gaz ne suffiront pas. Sinon, les ambitions que lui prête aujourd’hui Hélène Carrère d’Encausse – médiatrice naturelle entre Europe et Asie, occident et Orient, garante d’un espace d’influence privilégiée fondée sur une sorte de «doctrine de Monroe à la russe», voire République impériale à l’américaine – seront cruellement déçues.
Dans sa longue histoire rien n’a préparé la Russie à une mutation aussi profonde. Il était naïf de penser qu’une démocratie russe à l’occidentale surgirait dès les années quatre vingt dix des décombres de l’URSS. Seule la Russie peut mener à son terme cette nouvelle «révolution» que certains espèrent déjà engagée. Des politiques européennes et américaines avisées et coordonnées, créant les conditions d’un partenariat dynamique, transformateur et durable avec la Russie, pourraient y contribuer mieux, mais cela est une autre histoire …
Hubert Védrine