Le Nouvel Observateur : Oliver Stone, votre série télévisée, « The Untold History of the United States «, est une relecture critique de la politique étrangère américaine au XXe siècle et au tout début du XXIe. Quelle est votre analyse de la « guerre contre le terrorisme «, qui commence avec le 11-Septembre?
Oliver Stone Au fil des siècles, nous avons pratiquement toujours été hantés par une forme de terreur. Comme si les Etats-Unis étaient l’otage de la peur, de la menace venue d’ailleurs. Peur de l’empire espagnol, au moment de la guerre du Mexique, peur de l’immigré, qui a culminé dans les années 1920 et se manifeste encore aujourd’hui à travers la crainte de l’immigration latino. Et puis il y a eu la rhétorique antisoviétique. Face au communisme, qui était considéré comme la menace la plus dangereuse pour le pays, nous avons bâti le plus puissant complexe militaro-industriel qui ait jamais existé sur terre. Or lorsque Gorbatchev a desserré l’étau militaire sur l’Europe de l’Est et a tendu une main pacifique aux Etats-Unis, quelle a été la réaction de l’administration Bush? Celle d’envahir le Panamá. Le mois qui a suivi la chute du mur de Berlin! Il nous fallait trouver un nouvel ennemi. Ce fut Noriega. Et un peu plus d’un an plus tard, on envahissait le Koweït. Ce qui était une manière de dire aux Soviétiques : attention, l’Amérique ne changera pas! Depuis trente ans, de la montée des néoconservateurs sous Reagan jusqu’à nos jours, et même sous Obama, cette droite a pris l’Amérique en otage. L’objectif, c’est la suprématie militaire sans partage, la domination de tous les espaces, y compris le cyberespace, jusqu’au fin fond de l’univers. Demain, nous attaquerons l’Iran – ou je ne sais quel autre pays désigné comme menaçant. En nous présentant, bien sûr, comme la victime. Mais la vérité, c’est que ce n’est pas nous la victime, nous sommes plutôt le bourreau. La menace, c’est nous.
Hubert Védrine Je me sens un peu en porte-à-faux. Moi qui ai parlé dans les années 1990 d’» hyperpuissance américaine « et qui ai beaucoup bataillé sur ce sujet, y compris contre mon amie Madeleine Albright, je n’ai pas le même regard que vous. Bien sûr, les Etats-Unis, comme tout empire historique, ont atteint un niveau d’arrogance insupportable. Un certain nombre d’actions américaines – je pense notamment au Chili, au Panamá… – étaient absolument injustifiables. Mais si on raisonne en historien ou en géopoliticien, il faut aussi se demander : que ce serait-il passé si l’Amérique n’était pas intervenue dans les affaires du monde? Staline n’était pas une invention! Et ce ne sont pas les Américains qui ont demandé la création d’une organisation militaire permanente pour faire face à la menace soviétique : ce sont les Européens de l’Ouest. Sur le Koweït non plus, je ne peux pas vous suivre : il faut rappeler qu’avant que les Etats-Unis n’entrent au Koweït – à la tête d’une coalition de 23 pays! – celui-ci avait été envahi et annexé par l’Irak. Le déclencheur, c’était Saddam Hussein, pas Bush père! Ne mettons pas tout dans le même sac.
O. Stone Le problème, c’est que les Américains ne voient pas le monde de la même façon que les Français. Vous êtes à une ou deux heures d’avion du Moyen-Orient ou de l’Europe de l’Est. Nous, nous avons deux océans qui nous séparent du reste du monde, et la plupart des Américains n’ont jamais quitté le sol national. On ne s’intéresse pas à l’étranger, on s’intéresse à nous-mêmes. D’où l’» exceptionnalisme « américain; l’idée, chère à votre amie Madeleine Albright, que l’Amérique est la « nation indispensable «, qui voit plus loin, plus juste que toutes les autres nations. C’est ainsi qu’elle a justifié toutes les morts provoquées par les sanctions en Irak. C’est cette pensée étroite, mesquine, qui a trouvé son point culminant chez George W. Bush. Mais il n’était qu’un maillon d’une longue chaîne. La notion de suprématie américaine a un fondement presque religieux : elle repose sur l’idée que Dieu nous a bénis.
H. Védrine Je ne veux pas glorifier l’empire américain, mais le fait est que, dans le monde d’aujourd’hui, il y a une demande d’Amérique, à condition qu’elle soit capable de maîtriser ses démons de puissance. En Asie, personne n’a envie de se retrouver en tête à tête avec la puissance chinoise montante. Beaucoup de pays préfèrent la tutelle lointaine des Etats-Unis à la domination voisine d’un géant régional en formation. Comme vous, je souhaite un monde plus équilibré, plus « multipolaire «. Longtemps, l’Amérique a rejeté ce concept. Je pense qu’elle va être obligée d’y venir. Obama l’a compris. Sans doute, il a du mal à traduire dans sa politique étrangère la finesse de sa compréhension du monde. Une bonne moitié des Américains sont sur une tout autre ligne : il faut que John Wayne arrive à la fin pour mettre de l’ordre dans le chaos du monde. Mais, dans la réalité des choses, je pense que les Etats-Unis vont devoir négocier avec les autres et qu’on va voir se déployer une diplomatie américaine assez radicalement différente de ce qu’elle était jusqu’ici, pour le meilleur et pour le pire.
OLIVER STONE, le réalisateur américain, vétéran du Vietnam, a produit une oeuvre considérable (« Salvador «, « Platoon «, « Né un 4 juillet «, « JFK «, « Nixon «, « W. l’improbable président «, « Wall Street «, et dernièrement « Savages «). Il vient de réaliser une grande série historique : « The Untold History of the United States «.
HUBERT VEDRINE, ancien ministre des Affaires étrangères (1997-2002), est l’auteur de nombreux ouvrages, dont « Face à l’hyperpuissance « et « le Temps des chimères «, chez Fayard. Il a publié chez le même éditeur « Dans la mêlée mondiale. 2009-2012 «.
Le Nouvel Observateur : Oliver Stone, votre série télévisée, « The Untold History of the United States «, est une relecture critique de la politique étrangère américaine au XXe siècle et au tout début du XXIe. Quelle est votre analyse de la « guerre contre le terrorisme «, qui commence avec le 11-Septembre?
Oliver Stone Au fil des siècles, nous avons pratiquement toujours été hantés par une forme de terreur. Comme si les Etats-Unis étaient l’otage de la peur, de la menace venue d’ailleurs. Peur de l’empire espagnol, au moment de la guerre du Mexique, peur de l’immigré, qui a culminé dans les années 1920 et se manifeste encore aujourd’hui à travers la crainte de l’immigration latino. Et puis il y a eu la rhétorique antisoviétique. Face au communisme, qui était considéré comme la menace la plus dangereuse pour le pays, nous avons bâti le plus puissant complexe militaro-industriel qui ait jamais existé sur terre. Or lorsque Gorbatchev a desserré l’étau militaire sur l’Europe de l’Est et a tendu une main pacifique aux Etats-Unis, quelle a été la réaction de l’administration Bush? Celle d’envahir le Panamá. Le mois qui a suivi la chute du mur de Berlin! Il nous fallait trouver un nouvel ennemi. Ce fut Noriega. Et un peu plus d’un an plus tard, on envahissait le Koweït. Ce qui était une manière de dire aux Soviétiques : attention, l’Amérique ne changera pas! Depuis trente ans, de la montée des néoconservateurs sous Reagan jusqu’à nos jours, et même sous Obama, cette droite a pris l’Amérique en otage. L’objectif, c’est la suprématie militaire sans partage, la domination de tous les espaces, y compris le cyberespace, jusqu’au fin fond de l’univers. Demain, nous attaquerons l’Iran – ou je ne sais quel autre pays désigné comme menaçant. En nous présentant, bien sûr, comme la victime. Mais la vérité, c’est que ce n’est pas nous la victime, nous sommes plutôt le bourreau. La menace, c’est nous.
Hubert Védrine Je me sens un peu en porte-à-faux. Moi qui ai parlé dans les années 1990 d’» hyperpuissance américaine « et qui ai beaucoup bataillé sur ce sujet, y compris contre mon amie Madeleine Albright, je n’ai pas le même regard que vous. Bien sûr, les Etats-Unis, comme tout empire historique, ont atteint un niveau d’arrogance insupportable. Un certain nombre d’actions américaines – je pense notamment au Chili, au Panamá… – étaient absolument injustifiables. Mais si on raisonne en historien ou en géopoliticien, il faut aussi se demander : que ce serait-il passé si l’Amérique n’était pas intervenue dans les affaires du monde? Staline n’était pas une invention! Et ce ne sont pas les Américains qui ont demandé la création d’une organisation militaire permanente pour faire face à la menace soviétique : ce sont les Européens de l’Ouest. Sur le Koweït non plus, je ne peux pas vous suivre : il faut rappeler qu’avant que les Etats-Unis n’entrent au Koweït – à la tête d’une coalition de 23 pays! – celui-ci avait été envahi et annexé par l’Irak. Le déclencheur, c’était Saddam Hussein, pas Bush père! Ne mettons pas tout dans le même sac.
O. Stone Le problème, c’est que les Américains ne voient pas le monde de la même façon que les Français. Vous êtes à une ou deux heures d’avion du Moyen-Orient ou de l’Europe de l’Est. Nous, nous avons deux océans qui nous séparent du reste du monde, et la plupart des Américains n’ont jamais quitté le sol national. On ne s’intéresse pas à l’étranger, on s’intéresse à nous-mêmes. D’où l’» exceptionnalisme « américain; l’idée, chère à votre amie Madeleine Albright, que l’Amérique est la « nation indispensable «, qui voit plus loin, plus juste que toutes les autres nations. C’est ainsi qu’elle a justifié toutes les morts provoquées par les sanctions en Irak. C’est cette pensée étroite, mesquine, qui a trouvé son point culminant chez George W. Bush. Mais il n’était qu’un maillon d’une longue chaîne. La notion de suprématie américaine a un fondement presque religieux : elle repose sur l’idée que Dieu nous a bénis.
H. Védrine Je ne veux pas glorifier l’empire américain, mais le fait est que, dans le monde d’aujourd’hui, il y a une demande d’Amérique, à condition qu’elle soit capable de maîtriser ses démons de puissance. En Asie, personne n’a envie de se retrouver en tête à tête avec la puissance chinoise montante. Beaucoup de pays préfèrent la tutelle lointaine des Etats-Unis à la domination voisine d’un géant régional en formation. Comme vous, je souhaite un monde plus équilibré, plus « multipolaire «. Longtemps, l’Amérique a rejeté ce concept. Je pense qu’elle va être obligée d’y venir. Obama l’a compris. Sans doute, il a du mal à traduire dans sa politique étrangère la finesse de sa compréhension du monde. Une bonne moitié des Américains sont sur une tout autre ligne : il faut que John Wayne arrive à la fin pour mettre de l’ordre dans le chaos du monde. Mais, dans la réalité des choses, je pense que les Etats-Unis vont devoir négocier avec les autres et qu’on va voir se déployer une diplomatie américaine assez radicalement différente de ce qu’elle était jusqu’ici, pour le meilleur et pour le pire.
OLIVER STONE, le réalisateur américain, vétéran du Vietnam, a produit une oeuvre considérable (« Salvador «, « Platoon «, « Né un 4 juillet «, « JFK «, « Nixon «, « W. l’improbable président «, « Wall Street «, et dernièrement « Savages «). Il vient de réaliser une grande série historique : « The Untold History of the United States «.
HUBERT VEDRINE, ancien ministre des Affaires étrangères (1997-2002), est l’auteur de nombreux ouvrages, dont « Face à l’hyperpuissance « et « le Temps des chimères «, chez Fayard. Il a publié chez le même éditeur « Dans la mêlée mondiale. 2009-2012 «.