Comment parler de Jean Daniel en 2011? Oui, comment le faire après les quatre-vingt-dix très beaux textes et dessins du recueil de 1990Pour Jean Daniel (1)? Après les dix neuf témoignages recueillis le 24 avril 2009 à la Bibliothèque Nationale de France, Observateur du Siècle (2) ? Après ce qu’ont dit avec tant de justesse le 28 septembre 2010 à Paris pour ses 90 ans Carlos Fuentes («le doyen mondial du journalisme»), Stéphane Hessel, Michel Rocard? Quelle glose ajouter à ses vingt-et-un livres? Aux émissions, comme Empreintes, qui lui ont été consacrées? Comment relater mieux que lui sa traversée du siècle, ses vingt-cinq premières années, blidéennes puis algéroises, ses soixante-cinq années parisiennes? Evoquer les étapes clefs de sa vie, le choc de la décomposition de 1940 vu d’Algérie, la guerre, le débarquement à Sidi-Ferruch, et le Paris de la Libération, puis Camus, «une passion», le Tabou, la revue Caliban, qu’il dirige à 27 ans, la IVème République, la Vème, la décolonisation? Et ce dialogue jamais interrompu durant des décennies – parfois un soliloque – avec les sommets de la politique et de la littérature d’hier et d’aujourd’hui?
Et pourquoi moi? Bien sur, nos chemins se croisent depuis maintenant trente ans, mais il y a entre nous tant de différences d’âge, de formation, d’itinéraire, d’expériences vécues… J’ai hésité. Et finalement, pressé par un complot amical – Jean Lacouture, Lakdar Brahimi, Béchir ben Yahmed, d’autres encore – j’ai accepté d’écrire quelques pages. Pour des raisons personnelles, d’abord. Par respect, estime, admiration pour un itinéraire extraordinaire, sentiments qui n’ont cessé de croitre, et ont, avec les années, mué en amitié pour Jean Daniel. Par affection pour l’homme qu’il est. Pour une raison encore plus personnelle: parce que Jean est, d’une certaine manière, mon intercesseur «chamanique» avec l’esprit d’Albert Camus, qui avait magnétisé mon adolescence, et que je le sens quand je lui parle, et je revis alors mon premier voyage à Tipaza, à vingt ans.
Mais plus encore parce que je pense que les idées de Jean Daniel, sa philosophie de la vie et de son métier, son sens de l’amitié choisie, sa façon d’être à la fois un intellectuel, un grand journaliste et un véritable écrivain, me paraissent d’autant plus précieux que la société dans laquelle nous vivons leur tourne le dos, cesse de les comprendre et de s’en inspirer, s’en détache. Il est arrivé à Jean Daniel d’écrire qu’il se sentait «lentement expulsé du Siècle, et donc de l’Histoire en train de se faire». C’est vrai et c’est faux. Vrai, s’il s’agit de la désagrégation de la transmission et du sens qui nous menace, et alors c’est triste pour le Siècle. Faux, parce que ses idées et les combats qu’il continue de mener aujourd’hui sont d’une brûlante actualité.
Mais revenons au début. «Nous étions un petit groupe, raconte-t-il, déjà distingué par nos instituteurs ou professeurs. Déjà marqués ou attirés par la culture littéraire (Hemingway, Steinbeck, Dos Passos), l’engagement politique, la volonté de s’exprimer (dans les journaux). J’ai toujours voulu rester fidèle à ces trois pôles; je me suis senti en insécurité si un des trois me manquait.» Ce petit groupe voulait, selon Malraux, «transformer en conscience l’expérience la plus longue possible». Formule qui allait aussi, plus tard, inspirer quelques uns de mes amis, et moi.
Dès le début, Jean Daniel a voulu tout embrasser. D’abord la littérature: le texte, les écrivains, se construire comme un écrivain, mais il lui aura fallu attendre 1978 et la publication d’Avec le temps (3), recueil de carnets, pour être pleinement reconnu comme tel. «Pour ma part», écrira-t-il en 2011, «en dépit des encouragements chaleureux de Camus et de Char, j’ai renoncé à l’écriture patiente pour vivre l’aventure anticolonialiste. Mais dès que j’ai écris mes trois nouvelles sur la guerre, François Nourissier et Michel Tournier m’ont invité à revenir à l’écriture.» Ensuite donc, l’engagement. Contre l’humiliation, pour lui un fil conducteur, et donc contre la colonisation. Le journalisme qui est plus qu’un métier, qui l’habite littéralement: écrire, s’exprimer, parler sans relâche à des lecteurs. Ne pas se laisser enfermer dans un seul milieu. Dialoguer en permanence avec de grands hommes politiques. «Ne jamais quitter les écrivains». Milan Kundera, Carlos Fuentes, Régis Debray, Juan Goytisolo pour citer quelques uns des vivants parmi les plus grands. Montaigne, Gide, Mauriac, Malraux, Sartre, Alejo Carpentier, Octavio Paz, parmi les autres. Rester toujours au contact des intellectuels : Vernant, Vidal-Naquet, Foucault, et tant d’autres, inséparable de la mouvance du Nouvel Observateur, Levi-Strauss occupant une place à part.
Son aventure journalistique, son épopée devrais-je écrire, est fameuse. Jean Daniel en a parlé merveilleusement, c’est sa passion. D’autres l’ont relaté, le Monde, L’Express, France Observateur, le Nouvel Obs. Toute une vie. Il en a tiré des croquis saisissants sur Jean Jacques Servan-Schreiber, Françoise Giroud, Viansson Ponté («le plus grand professionnel que j’aie connu»), des récits captivants. Beuve Mery y apparaît. Elle comporte aussi ses épisodes légendaires: Jean Daniel interviewe Kennedy; le lendemain il se rend à Cuba où, incroyable coïncidence, Castro lui apprend le meurtre de Dallas alors même qu’ils déjeunent ensemble à sa résidence maritime, à Varadero. On ne peut mieux retracer cette «certaine idée» que Jean Daniel se fait du journalisme que Jean Lacouture, autre grand passionné, «qui partage avec lui la même façon de refuser de vieillir», lequel lui consacre le dernier chapitre des Impatients de l’Histoire (4), son beau livre sur les grands journalistes français. Il y rappelle la définition de Jean Daniel par Régis Debray: «un Benjamin Constant revu par Albert Londres». Réaction de l’intéressé: «On ne peut pas faire un compliment plus élevé». Et d’ailleurs, la seule épitaphe qu’il accepte: «journaliste et écrivain français». La formule définit parfaitement cet homme à la curiosité intacte, toujours en éveil, comme son amour des mots.
Est-ce le fait d’une «gravité montante, liée à l’âge», même si elle ne parvient pas à tarir complètement l’affectueuse et finalement indulgente ironie qu’il jette sur la vie, les autres, et parfois lui-même? Ou celui de vivre à l’époque du «mainstream», cette culture, si l’on peut dire, ce divertissement américano-global industrialisé et pré formaté, qui a déferlé sur le monde et qui «plaît à tout le monde»? En cet automne 2010, Jean Daniel me dit: «Nous avons été élevés dans le culte du miracle grec, du mystère juif, du merveilleux chrétien. Le rêve intellectuel selon Foucault était de marier le prophète juif, le législateur romain, le sage grec». Il ajoute: «Ce rêve n’est plus possible.»
Il y a désormais dans Jean Daniel quelque chose du prince Salina. Après le temps des guépards, voici venu celui des hyènes et des chacals. Le dialogue avec «quelques hommes politiques» – de Gaulle, Pierre Mendès France, Mitterrand – n’est plus une conversation politique mais une méditation historique sans fin avec des disparus où personne ne lui répond. Quand il écrit en mars 2011 sur Mendès: «quant à l’art de communiquer, Mendès France se comporte comme un homme acharné à convaincre, là où de Gaulle entend exalter, et là où Mitterrand ne pense qu’à séduire», on lit la nostalgie entre les lignes. Quand même, c’était une autre époque! Sur Mendès, il va jusqu’à écrire «cet homme me fascinait, je désirais le servir, écrire et même militer pour lui.» Et quel politique parmi les contemporains mérite encore d’être appelé «Prince», au sens métaphorique de ce prince selon Machiavel, comme Jean Daniel aimait les interpellerpour débattre sur l’Olympe?
Vie accomplie. Mais on aurait tort de ne concevoir pour Jean Daniel qu’une apothéose, au sens étymologique, couronnement d’un itinéraire fêté et reconnu. Ce serait passer à coté des combats qu’il continue de mener avec courage, et qui sont d’une brûlante actualité.
D’abord il y a cette élégance intellectuelle et humaine, cette façon de penser, et de réfléchir, aux antipodes des «intellectuels» prématurément artificialisés par leur propre image, cannibalisés par l’ogre médiatique. Cette manière d’être, dense comme une résistance opiniâtre à la fébrilité et au court termisme du monde connecté, à l’appauvrissement de l’infra-langue SMS. Tout ce qui fait de lui comme le centre et l’âme d’un réseau (5).
Son grand combat, c’est bien sûr la paix au Proche Orient. Dans sa préface à l’édition de celles de ses chroniques consacrées depuis 1956 à «Israël-Palestine», publiée en 2008 (6) , Jean Daniel rappelle que sa ligne est celle que Pierre Mendès France avait énoncée dès 1970, et dont «il a fait en sorte de ne jamais s’écarter»: «ce que je demande est très simple; je souhaite de toutes mes forces convaincre les Israéliens que les Palestiniens ont le droit de réclamer pour eux ce qu’Israël a obtenu pour lui».
Depuis, il n’a jamais cessé cet effort de conviction, malgré tous les obstacles. Mais pourquoi un engagement si profond, et si constant? Un soir de janvier 2011, devant le public du musée historique du judaïsme, venu l’entendre, il me répond : «c’est à cause de l’Algérie, et d’un voyage en Israël en 1986». Mais encore? N’avait-il été ébloui par les promesses de cet Israël des débuts? Tout comme il était enthousiasmé par celles de l’indépendance algérienne? Et jusqu’à ce que Ben Bella le détrompe, ne les voyait-il pas compatibles, presque de même nature?
Et bien, elles ne l’étaient pas. Il avait vu après avec de plus en plus d’inquiétude «l’autodéfense des Israéliens se transformer en victoire conquérante et occupation du territoire». Occupation, colonisation, et donc humiliation, ce qu’il a combattu toute sa vie.
Jean Daniel, inlassablement écrit éditoriaux et articles, et parle. Il se réfère à Vidal-Naquet, soutient Théo Klein, qui voit en lui un «juif sage», dialogue avec Joshua Leibowitz. Jour après jour, année après année, il déplore inlassablement l’inexorable dégradation qui, faute de compromis passé à temps au Proche Orient entre nationalistes concurrents, voit s’affronter «au lieu de Juifs et d’Arabes, d’Israéliens et de Palestiniens, finalement, un judéo-américanisme et un islamisme radical tentés par le fameux choc des civilisations». Au début des années 90, Jean Daniel a vibré à l’immense espoir né de la conférence de Madrid, de l’arrivée au pouvoir d’Yitzhak Rabin, du processus d’Oslo rendus possible par les courageuses pressions du président Bush père et de son secrétaire d’Etat James Baker. Mais en 1996, il a dû porter le deuil de l’assassinat par l’extrême droite d’Itzhak Rabin, le plus grand homme d’Etat israélien des trente dernières années, tragédie après laquelle il n’y a plus eu de réel «processus de paix», si ce n’est, de façon désordonnée, pendant les trois ou quatre derniers mois de la présidence Clinton. Il doit assister ensuite, consterné et indigné, à la «likoudisation» progressive des esprits non seulement en Israël, en dépit d’une disponibilité pour la création d’un Etat palestinien restée majoritaire dans l’opinion, mais aussi à l’extérieur ensuite et au sein des organes «représentatifs» du monde juif, et chez leurs amis.
Parce qu’il refuse malgré tout d’abandonner le camp de la paix et ses espérances, parce qu’il prend au sérieux et valorise chaque minuscule raison de ne pas désespérer, qu’il s’arc-boute quand tant d’autres en Occident se laissaient finalement entraîner et tromper par le manichéisme trompeur et confortable du Likoud et du néo conservatisme américain, parce qu’il dénonce mensonges, lâcheté et occasion manquées, il est haï plus encore. Les injures, les menaces, dit-il, ne le touchent pas. Il n’est blessé par les critiques que si elles mettent en cause sa fidélité à lui-même, à son père, sa source.
Et c’est alors sans nul doute qu’il mérite le plus notre admiration et notre soutien.
En 2010, après avoir beaucoup espéré d’Obama, mais avoir été déçu de son faux départ sur le Proche Orient, il signe l’appel de la raison de «J. Call», groupe nouvellement créé, moins audacieux que lui certes, mais qui reconnaît quand même que la solidarité nécessaire avec Israël n’oblige pas à soutenir automatiquement n’importe quelle politique de n’importe quel gouvernement israélien. C’est un pas dans la bonne direction. En décembre 2010 encore, Jean Daniel n’hésite pas à écrire «que «Netanyahou est sans doute l’homme de l’année, mais il est celui de son malheur» parce qu’il a torpillé avec méthode les tentatives d’Obama, et refusé de geler la colonisation. Jean Daniel ne sera pas en paix tant que ce scandale, l’absence d’un état palestinien viable, qui est aussi un abcès de fixation dans la relation Islam-Occident, et, pour les Occidentaux, une absurdité stratégique. Le problème du Proche Orient est en ce moment insoluble? Il ne faut pas pour autant abandonner le camp de la paix en Israël.
Il ne faut pas abandonner non plus, demande-t-il, les partisans courageux et menacés de «l’Islam français». Sa réflexion à ce sujet, qui mériterait d’être méditée par les politiques, il la puise à la fois dans sa position sur la persistance de la nation et sa défense légitime de son identité, autorisée par celle, immense, de Levi-Strauss; et dans celle, plus récente, sur le risque de fanatisme inhérent aux religions révélées. En 2003, il avait eu le courage insigne de publier La Prison juive (7). Pour cela, a-t’il écrit, il lui avait fallu «revenir au juif qu’il a été, avant de condamner tout judéo-centrisme». «Je suis juif, a-t’il dit ailleurs, mais pas que juif et peut être pas même d’abord juif.» «La judéité est une composante chez moi, une composante pleine, mais une composante seulement». Et en 1996 dans Dieu est-il fanatique? (8) il s’était autorisé d’Averroès, de Maïmonide et d’Aristote, pour avancer que «la croyance en une révélation ne pouvait permettre une pensée totalement libre». Il a été détesté pour cela, d’abord par les juifs extrémistes ou fondamentalistes, puis menacés par d’autres fondamentalistes puisque cette réflexion s’appliquait à toutes les religions «du livre». Il s’était livré dans les termes suivants: «Quand mon père est mort, il a en même temps emmené Dieu avec lui. J’ai été ensuite condamné à l’incroyance.»
C’est tout cela qui lui permet d’écrire en janvier 2010 «on ne voit pas pourquoi il serait interdit de se poser en France sur l’islam, les questions que se posent des milliers de musulmans dans le monde (…). Les Français non-musulmans qui craignent ce débat au nom de la lutte contre l’islamophobie se trompent». Déjà il y a des années, trois grands écrivains francophones et musulmans, amis proches de Jean Daniel : Kateb Yacine, Mohamed Dib et Rachid Minouni, se souciaient «d’endiguer la vague de régression islamiste qui pourrait un jour atteindre l’islam européen» (soit 38 millions environ de musulmans). Plus récemment des responsables de ce même Islam en Europe se sont dits impuissants à faire barrage à la salafisation qui ronge l’Islam. Jean Daniel en conclut qu’il faut que les «musulmans en France s’engagent davantage» et que les grands arabisants et islamologues français favorisent l’émergence d’une «réforme quasi luthérienne» de l’Islam, désespérément attendue. Il salue Mohamed Harkoun, qui a eu le courage de dire avant sa mort, alors que cela n’est pas évident – il le souligne – «qu’en France c’est aux fidèles de vérifier que la pratique de leur religion n’est pas contraire aux valeurs de la République». Seule celle-ci nous protège de l’émiettement culturaliste.
Au fond dans «tous les camps le combat est entre laïcs et modérés d’un côté, extrémistes de l’autre», et il est aujourd’hui intense tant les mondes occidental et musulman sont travaillés par les apprentis sorciers du clash.
Un autre sujet, où il ne prend pas moins de risque mais où ses positions sont moins remarquées, alors qu’elles devraient l’être, c’est la nation, sujet tabou et terrain miné pour les élites, la gauche, le Nouvel Obs. Depuis 1995, date à laquelle il a publié Voyage au bout de la nation (9) et où il a revisité l’histoire d’Israël, des Arabes, de la France et de l’Allemagne, et donc de l’Europe, à travers le concept de nation, mais sans aller au terme de ses interrogations, il ne cesse de revenir à la nation, et donc à la France, à son identité, et de ce fait à l’Europe. Cet «impensé» de la gauche, ne lui fait pas peur.
Que dit-il, régulièrement? Qu’il faut tenir à la nation, qui n’est pas dépassée. Qu’il a œuvré toute sa vie pour une décolonisation progressiste, et qu’ensuite il s’est concentré sur la question de la nation. Qu’il a eu là dessus avec Camus un désaccord important : Camus ne voyait pas de nation algérienne, Jean Daniel comprenait le désir algérien de devenir une nation. Un peu comme les Palestiniens, en miroir. Nation, identité et même identité nationale, ce sont pour lui de vrais problèmes qu’il ne faut pas éluder même s’ils sont posés – à l’été 2010 – par «des gens antipathiques» avec «de mauvaises arrières pensées», et que le débat officiel à ce sujet est un «gâchis» alors même qu’il avait jugé «sain» depuis longtemps le principe d’un tel débat. Il faut être «compréhensif» avec les vraies questions, estime-t-il, même mal posées. Irait-il jusqu’à dire avec Jean-Pierre Chevènement que l’identité est ce qui reste quand on a abandonné la souveraineté?
Bien avant la mort et la consécration de Levi-Strauss, lorsqu’il lui consacre un long et magnifique article, le 12 novembre 2009, il l’évoque souvent. Pas seulement son pessimisme radical à fondement démographique (plus rien n’est soluble sur une Terre surpeuplée) mais le droit qu’a une nation, communauté originale, solide et homogène, de se sentir bousculée dans sa langue ou sa façon d’être, par la mondialisation, les migrations, etc. «Levi-Strauss qui, contrairement à Levy-Bruhl, redoutait l’impérialisme de l’universel», rappelle Jean Daniel. Il faisait une distinction très nette entre l’agression coloniale, qui détruit une structure, et la «mobilisation d’une société qui estime avoir à se défendre contre les perturbations que pourraient causer chez elle l’entrée d’une communauté homogène étrangère». Dans les deux cas il s’agit de défendre le droit d’une société de demeurer elle-même. Plusieurs fois il écrit que Levi-Strauss lui avait dit que François Mitterrand avait eu tort de regretter d’avoir évoqué «le seuil de tolérance». Ajoutant: ce seuil existe, même s’il n’est pas intangible.
Je demande à Jean Daniel: «Quelles réactions quand vous citez cette réflexion de Levi-Strauss?» Réponse: «Aucune».
C’est sans doute qu’on n’ose pas le comprendre. La gauche, en tout cas, ne sait pas quoi faire de cet échange sur une question sensible qui l’embarrasse parce qu’elle a confondu inter-nationalisme, et refus du nationalisme, et dépassement ou négation de la nation.
En juillet 2009, il écrit : «Le procès fait au jacobisme centralisateur, niveleur et réducteur de la diversité – qui serait issu de la Révolution française – a conduit, par étapes successives, et sans qu’on y prenne garde, à un culte effarant de la différence, c’est-à-dire aux identités et aux idéologies meurtrières pour citer à la fois Amin Maalouf et Elie Barnavi.»
Jean Daniel revient toujours à «la question de savoir pourquoi on est français ou pourquoi on vient en France et l’on décide d’y rester. Avant les vagues d’immigration massives, ces questions ne se posaient même pas. On ne venait pas dans notre pays avec l’intention d’y former une communauté fondée sur la religion, ni avec celle d’en faire prévaloir les valeurs». Sa position est donc en opposition complète avec les réflexes premiers de la gauche compassionnelle, humanitaire et abstraitement universaliste, pour qui l’immigration n’est toujours qu’une «chance et une opportunité». Il est en revanche beaucoup plus proche des élus régionaux et municipaux de gauche, mais ceux-ci parlent et se dévoilent peu. Il se peut que Jean Daniel soit précurseur non pas du monde nivelé et post identitaire annoncé mais d’une «diversité identitaire universaliste». Il cite encore Kundera, «le modèle»: «Je ne suis pas venu ici pour qu’on m’apprenne le tchèque, mais pour devenir français».
Jean Daniel comprend la tradition française, la chrétienté, l’histoire, Charles Trenet, l’église de l’affiche de Mitterrand. De Gaulle aussi, bien sûr, auquel Servan Schreiber ne comprenait rien. La langue, bien sur. D’une certaine façon il est resté cet adolescent «en attente de France». Simultanément, Jean Daniel comprend, en octobre 2010 que «Angela Merkel juge opportun de rappeler que l’Allemagne doit rester allemande».
Où cette réflexion osée sur l’identité nationale le conduit-elle sur l’Europe?
Après guerre, se souvient-il, il a «failli», à la suite de Denis de Rougemont, devenir fédéraliste. Ensuite il a simplement soutenu la construction européenne. En 2010, il juge encore que le «non» à 54,69% au référendum du 29 mai 2005 sur «le traité Constitutionnel» a été «funeste». Là, il ne s’écarte pas de la lamentation dominante. Néanmoins il juge que c’est le nationalisme qui est condamnable, pas la nation, alors que pour les fédéralistes convaincus, c’est la même chose. Il va encore plus loin en renversant l’explication communément donnée à la désaffection des peuples pour l’Europe: «C’est cette utopie brandie des Etats-Unis d’Europe qui maintient les souverainistes dans leurs réflexes les plus tribaux, les plus chauvins et les moins responsables.» Et puis il y a le facteur temps. Jean Daniel rappelle que, selon Péguy, les peuples ne peuvent pas digérer trop vite les changements. «Plus en trente ans qu’en trois cents ans!», se plaignait l’écrivain. C’était en 1910 …
Ce sur quoi je le rejoins complètement: le principal ennemi de la construction européenne, celui qui creuse le gouffre entre les élites fédéralistes et la grande opinion, ce n’est pas l’euroscepticisme, terme dans lequel on confond à tort de vrais anti-européens et des pro-européens désabusés, devenus sceptiques, mais pas hostiles; c’est le dogme européiste, l’insistance à faire honte à chaque peuple européen de son attachement normal à son identité propre, la fuite en avant des élites dans un discours sermonneur qui avive la crainte des peuples du dessaisissement démocratique. On l’a bien vu lors des campagnes référendaires.
Est-ce une façon de s’éloigner de l’universel, de l’Europe de l’ouverture? En aucun cas. Pour Jean Daniel, comme pour Pierre Nora, Marcel Gauchet et d’autres intellectuels, sans oublier des millions de citoyens, «l’universel s’incarne dans la nation» et celle-ci, en contrepartie, doit «intégrer la diversité». On ne peut le vivre bien, comme l’Europe, que sur la base d’une identité claire et assumée. Les tenants de cette pensée seraient rassérénés s’il était admis que l’»Europe», est une confédération pour l’Europe à 27, et la zone euro à 17, une «fédération d’Etats-nations», et non pas une entité magique supérieure vouée à absorber les identités des peuples. A aucun moment Jean Daniel n’écrit contre l’idée européenne, mais au contraire pour la sortir de l’impasse et du conflit élites/peuples où elle est enferrée.
Merveilleux Jean Daniel! Toujours sur la brèche. Le 20 janvier 2011, il écrit: «Je suis un homme âgé mais dans ces dernières années deux événements m’auront rajeuni: le premier aura été l’arrivée d’Obama à la maison Blanche, le second de voir mes amis fraternels de Tunisie accomplir la première révolution d’un pays arabe après la décolonisation.»
Plus libre que jamais, jamais las d’espérer.
Notes :
1 Collectif, Pour Jean Daniel, Dreux, 1990
2 Jean Daniel, Observateur du siècle, Saint-Simon, 2003
3 Jean Daniel, Avec le temps, Grasset, 1998
4 Jean Lacouture, Les Impatients de l’Histoire. Grands journalistes français de Théophraste Renaudot à Jean Daniel, Grasset, 2009
5 Jean Daniel, Les Miens, Grasset, 2009
6 Jean Daniel, Israël, les Arabes, la Palestine, Galaade, 2008
7 Jean Daniel, La prison juive, Odile Jacob, 2003
8 Jean Daniel, Dieu est-il fanatique?, Arlea, 1997
9 Jean Daniel, Voyage au bout de la nation, Seuil, 1997
Comment parler de Jean Daniel en 2011? Oui, comment le faire après les quatre-vingt-dix très beaux textes et dessins du recueil de 1990Pour Jean Daniel (1)? Après les dix neuf témoignages recueillis le 24 avril 2009 à la Bibliothèque Nationale de France, Observateur du Siècle (2) ? Après ce qu’ont dit avec tant de justesse le 28 septembre 2010 à Paris pour ses 90 ans Carlos Fuentes («le doyen mondial du journalisme»), Stéphane Hessel, Michel Rocard? Quelle glose ajouter à ses vingt-et-un livres? Aux émissions, comme Empreintes, qui lui ont été consacrées? Comment relater mieux que lui sa traversée du siècle, ses vingt-cinq premières années, blidéennes puis algéroises, ses soixante-cinq années parisiennes? Evoquer les étapes clefs de sa vie, le choc de la décomposition de 1940 vu d’Algérie, la guerre, le débarquement à Sidi-Ferruch, et le Paris de la Libération, puis Camus, «une passion», le Tabou, la revue Caliban, qu’il dirige à 27 ans, la IVème République, la Vème, la décolonisation? Et ce dialogue jamais interrompu durant des décennies – parfois un soliloque – avec les sommets de la politique et de la littérature d’hier et d’aujourd’hui?
Et pourquoi moi? Bien sur, nos chemins se croisent depuis maintenant trente ans, mais il y a entre nous tant de différences d’âge, de formation, d’itinéraire, d’expériences vécues… J’ai hésité. Et finalement, pressé par un complot amical – Jean Lacouture, Lakdar Brahimi, Béchir ben Yahmed, d’autres encore – j’ai accepté d’écrire quelques pages. Pour des raisons personnelles, d’abord. Par respect, estime, admiration pour un itinéraire extraordinaire, sentiments qui n’ont cessé de croitre, et ont, avec les années, mué en amitié pour Jean Daniel. Par affection pour l’homme qu’il est. Pour une raison encore plus personnelle: parce que Jean est, d’une certaine manière, mon intercesseur «chamanique» avec l’esprit d’Albert Camus, qui avait magnétisé mon adolescence, et que je le sens quand je lui parle, et je revis alors mon premier voyage à Tipaza, à vingt ans.
Mais plus encore parce que je pense que les idées de Jean Daniel, sa philosophie de la vie et de son métier, son sens de l’amitié choisie, sa façon d’être à la fois un intellectuel, un grand journaliste et un véritable écrivain, me paraissent d’autant plus précieux que la société dans laquelle nous vivons leur tourne le dos, cesse de les comprendre et de s’en inspirer, s’en détache. Il est arrivé à Jean Daniel d’écrire qu’il se sentait «lentement expulsé du Siècle, et donc de l’Histoire en train de se faire». C’est vrai et c’est faux. Vrai, s’il s’agit de la désagrégation de la transmission et du sens qui nous menace, et alors c’est triste pour le Siècle. Faux, parce que ses idées et les combats qu’il continue de mener aujourd’hui sont d’une brûlante actualité.
Mais revenons au début. «Nous étions un petit groupe, raconte-t-il, déjà distingué par nos instituteurs ou professeurs. Déjà marqués ou attirés par la culture littéraire (Hemingway, Steinbeck, Dos Passos), l’engagement politique, la volonté de s’exprimer (dans les journaux). J’ai toujours voulu rester fidèle à ces trois pôles; je me suis senti en insécurité si un des trois me manquait.» Ce petit groupe voulait, selon Malraux, «transformer en conscience l’expérience la plus longue possible». Formule qui allait aussi, plus tard, inspirer quelques uns de mes amis, et moi.
Dès le début, Jean Daniel a voulu tout embrasser. D’abord la littérature: le texte, les écrivains, se construire comme un écrivain, mais il lui aura fallu attendre 1978 et la publication d’Avec le temps (3), recueil de carnets, pour être pleinement reconnu comme tel. «Pour ma part», écrira-t-il en 2011, «en dépit des encouragements chaleureux de Camus et de Char, j’ai renoncé à l’écriture patiente pour vivre l’aventure anticolonialiste. Mais dès que j’ai écris mes trois nouvelles sur la guerre, François Nourissier et Michel Tournier m’ont invité à revenir à l’écriture.» Ensuite donc, l’engagement. Contre l’humiliation, pour lui un fil conducteur, et donc contre la colonisation. Le journalisme qui est plus qu’un métier, qui l’habite littéralement: écrire, s’exprimer, parler sans relâche à des lecteurs. Ne pas se laisser enfermer dans un seul milieu. Dialoguer en permanence avec de grands hommes politiques. «Ne jamais quitter les écrivains». Milan Kundera, Carlos Fuentes, Régis Debray, Juan Goytisolo pour citer quelques uns des vivants parmi les plus grands. Montaigne, Gide, Mauriac, Malraux, Sartre, Alejo Carpentier, Octavio Paz, parmi les autres. Rester toujours au contact des intellectuels : Vernant, Vidal-Naquet, Foucault, et tant d’autres, inséparable de la mouvance du Nouvel Observateur, Levi-Strauss occupant une place à part.
Son aventure journalistique, son épopée devrais-je écrire, est fameuse. Jean Daniel en a parlé merveilleusement, c’est sa passion. D’autres l’ont relaté, le Monde, L’Express, France Observateur, le Nouvel Obs. Toute une vie. Il en a tiré des croquis saisissants sur Jean Jacques Servan-Schreiber, Françoise Giroud, Viansson Ponté («le plus grand professionnel que j’aie connu»), des récits captivants. Beuve Mery y apparaît. Elle comporte aussi ses épisodes légendaires: Jean Daniel interviewe Kennedy; le lendemain il se rend à Cuba où, incroyable coïncidence, Castro lui apprend le meurtre de Dallas alors même qu’ils déjeunent ensemble à sa résidence maritime, à Varadero. On ne peut mieux retracer cette «certaine idée» que Jean Daniel se fait du journalisme que Jean Lacouture, autre grand passionné, «qui partage avec lui la même façon de refuser de vieillir», lequel lui consacre le dernier chapitre des Impatients de l’Histoire (4), son beau livre sur les grands journalistes français. Il y rappelle la définition de Jean Daniel par Régis Debray: «un Benjamin Constant revu par Albert Londres». Réaction de l’intéressé: «On ne peut pas faire un compliment plus élevé». Et d’ailleurs, la seule épitaphe qu’il accepte: «journaliste et écrivain français». La formule définit parfaitement cet homme à la curiosité intacte, toujours en éveil, comme son amour des mots.
Est-ce le fait d’une «gravité montante, liée à l’âge», même si elle ne parvient pas à tarir complètement l’affectueuse et finalement indulgente ironie qu’il jette sur la vie, les autres, et parfois lui-même? Ou celui de vivre à l’époque du «mainstream», cette culture, si l’on peut dire, ce divertissement américano-global industrialisé et pré formaté, qui a déferlé sur le monde et qui «plaît à tout le monde»? En cet automne 2010, Jean Daniel me dit: «Nous avons été élevés dans le culte du miracle grec, du mystère juif, du merveilleux chrétien. Le rêve intellectuel selon Foucault était de marier le prophète juif, le législateur romain, le sage grec». Il ajoute: «Ce rêve n’est plus possible.»
Il y a désormais dans Jean Daniel quelque chose du prince Salina. Après le temps des guépards, voici venu celui des hyènes et des chacals. Le dialogue avec «quelques hommes politiques» – de Gaulle, Pierre Mendès France, Mitterrand – n’est plus une conversation politique mais une méditation historique sans fin avec des disparus où personne ne lui répond. Quand il écrit en mars 2011 sur Mendès: «quant à l’art de communiquer, Mendès France se comporte comme un homme acharné à convaincre, là où de Gaulle entend exalter, et là où Mitterrand ne pense qu’à séduire», on lit la nostalgie entre les lignes. Quand même, c’était une autre époque! Sur Mendès, il va jusqu’à écrire «cet homme me fascinait, je désirais le servir, écrire et même militer pour lui.» Et quel politique parmi les contemporains mérite encore d’être appelé «Prince», au sens métaphorique de ce prince selon Machiavel, comme Jean Daniel aimait les interpellerpour débattre sur l’Olympe?
Vie accomplie. Mais on aurait tort de ne concevoir pour Jean Daniel qu’une apothéose, au sens étymologique, couronnement d’un itinéraire fêté et reconnu. Ce serait passer à coté des combats qu’il continue de mener avec courage, et qui sont d’une brûlante actualité.
D’abord il y a cette élégance intellectuelle et humaine, cette façon de penser, et de réfléchir, aux antipodes des «intellectuels» prématurément artificialisés par leur propre image, cannibalisés par l’ogre médiatique. Cette manière d’être, dense comme une résistance opiniâtre à la fébrilité et au court termisme du monde connecté, à l’appauvrissement de l’infra-langue SMS. Tout ce qui fait de lui comme le centre et l’âme d’un réseau (5).
Son grand combat, c’est bien sûr la paix au Proche Orient. Dans sa préface à l’édition de celles de ses chroniques consacrées depuis 1956 à «Israël-Palestine», publiée en 2008 (6) , Jean Daniel rappelle que sa ligne est celle que Pierre Mendès France avait énoncée dès 1970, et dont «il a fait en sorte de ne jamais s’écarter»: «ce que je demande est très simple; je souhaite de toutes mes forces convaincre les Israéliens que les Palestiniens ont le droit de réclamer pour eux ce qu’Israël a obtenu pour lui».
Depuis, il n’a jamais cessé cet effort de conviction, malgré tous les obstacles. Mais pourquoi un engagement si profond, et si constant? Un soir de janvier 2011, devant le public du musée historique du judaïsme, venu l’entendre, il me répond : «c’est à cause de l’Algérie, et d’un voyage en Israël en 1986». Mais encore? N’avait-il été ébloui par les promesses de cet Israël des débuts? Tout comme il était enthousiasmé par celles de l’indépendance algérienne? Et jusqu’à ce que Ben Bella le détrompe, ne les voyait-il pas compatibles, presque de même nature?
Et bien, elles ne l’étaient pas. Il avait vu après avec de plus en plus d’inquiétude «l’autodéfense des Israéliens se transformer en victoire conquérante et occupation du territoire». Occupation, colonisation, et donc humiliation, ce qu’il a combattu toute sa vie.
Jean Daniel, inlassablement écrit éditoriaux et articles, et parle. Il se réfère à Vidal-Naquet, soutient Théo Klein, qui voit en lui un «juif sage», dialogue avec Joshua Leibowitz. Jour après jour, année après année, il déplore inlassablement l’inexorable dégradation qui, faute de compromis passé à temps au Proche Orient entre nationalistes concurrents, voit s’affronter «au lieu de Juifs et d’Arabes, d’Israéliens et de Palestiniens, finalement, un judéo-américanisme et un islamisme radical tentés par le fameux choc des civilisations». Au début des années 90, Jean Daniel a vibré à l’immense espoir né de la conférence de Madrid, de l’arrivée au pouvoir d’Yitzhak Rabin, du processus d’Oslo rendus possible par les courageuses pressions du président Bush père et de son secrétaire d’Etat James Baker. Mais en 1996, il a dû porter le deuil de l’assassinat par l’extrême droite d’Itzhak Rabin, le plus grand homme d’Etat israélien des trente dernières années, tragédie après laquelle il n’y a plus eu de réel «processus de paix», si ce n’est, de façon désordonnée, pendant les trois ou quatre derniers mois de la présidence Clinton. Il doit assister ensuite, consterné et indigné, à la «likoudisation» progressive des esprits non seulement en Israël, en dépit d’une disponibilité pour la création d’un Etat palestinien restée majoritaire dans l’opinion, mais aussi à l’extérieur ensuite et au sein des organes «représentatifs» du monde juif, et chez leurs amis.
Parce qu’il refuse malgré tout d’abandonner le camp de la paix et ses espérances, parce qu’il prend au sérieux et valorise chaque minuscule raison de ne pas désespérer, qu’il s’arc-boute quand tant d’autres en Occident se laissaient finalement entraîner et tromper par le manichéisme trompeur et confortable du Likoud et du néo conservatisme américain, parce qu’il dénonce mensonges, lâcheté et occasion manquées, il est haï plus encore. Les injures, les menaces, dit-il, ne le touchent pas. Il n’est blessé par les critiques que si elles mettent en cause sa fidélité à lui-même, à son père, sa source.
Et c’est alors sans nul doute qu’il mérite le plus notre admiration et notre soutien.
En 2010, après avoir beaucoup espéré d’Obama, mais avoir été déçu de son faux départ sur le Proche Orient, il signe l’appel de la raison de «J. Call», groupe nouvellement créé, moins audacieux que lui certes, mais qui reconnaît quand même que la solidarité nécessaire avec Israël n’oblige pas à soutenir automatiquement n’importe quelle politique de n’importe quel gouvernement israélien. C’est un pas dans la bonne direction. En décembre 2010 encore, Jean Daniel n’hésite pas à écrire «que «Netanyahou est sans doute l’homme de l’année, mais il est celui de son malheur» parce qu’il a torpillé avec méthode les tentatives d’Obama, et refusé de geler la colonisation. Jean Daniel ne sera pas en paix tant que ce scandale, l’absence d’un état palestinien viable, qui est aussi un abcès de fixation dans la relation Islam-Occident, et, pour les Occidentaux, une absurdité stratégique. Le problème du Proche Orient est en ce moment insoluble? Il ne faut pas pour autant abandonner le camp de la paix en Israël.
Il ne faut pas abandonner non plus, demande-t-il, les partisans courageux et menacés de «l’Islam français». Sa réflexion à ce sujet, qui mériterait d’être méditée par les politiques, il la puise à la fois dans sa position sur la persistance de la nation et sa défense légitime de son identité, autorisée par celle, immense, de Levi-Strauss; et dans celle, plus récente, sur le risque de fanatisme inhérent aux religions révélées. En 2003, il avait eu le courage insigne de publier La Prison juive (7). Pour cela, a-t’il écrit, il lui avait fallu «revenir au juif qu’il a été, avant de condamner tout judéo-centrisme». «Je suis juif, a-t’il dit ailleurs, mais pas que juif et peut être pas même d’abord juif.» «La judéité est une composante chez moi, une composante pleine, mais une composante seulement». Et en 1996 dans Dieu est-il fanatique? (8) il s’était autorisé d’Averroès, de Maïmonide et d’Aristote, pour avancer que «la croyance en une révélation ne pouvait permettre une pensée totalement libre». Il a été détesté pour cela, d’abord par les juifs extrémistes ou fondamentalistes, puis menacés par d’autres fondamentalistes puisque cette réflexion s’appliquait à toutes les religions «du livre». Il s’était livré dans les termes suivants: «Quand mon père est mort, il a en même temps emmené Dieu avec lui. J’ai été ensuite condamné à l’incroyance.»
C’est tout cela qui lui permet d’écrire en janvier 2010 «on ne voit pas pourquoi il serait interdit de se poser en France sur l’islam, les questions que se posent des milliers de musulmans dans le monde (…). Les Français non-musulmans qui craignent ce débat au nom de la lutte contre l’islamophobie se trompent». Déjà il y a des années, trois grands écrivains francophones et musulmans, amis proches de Jean Daniel : Kateb Yacine, Mohamed Dib et Rachid Minouni, se souciaient «d’endiguer la vague de régression islamiste qui pourrait un jour atteindre l’islam européen» (soit 38 millions environ de musulmans). Plus récemment des responsables de ce même Islam en Europe se sont dits impuissants à faire barrage à la salafisation qui ronge l’Islam. Jean Daniel en conclut qu’il faut que les «musulmans en France s’engagent davantage» et que les grands arabisants et islamologues français favorisent l’émergence d’une «réforme quasi luthérienne» de l’Islam, désespérément attendue. Il salue Mohamed Harkoun, qui a eu le courage de dire avant sa mort, alors que cela n’est pas évident – il le souligne – «qu’en France c’est aux fidèles de vérifier que la pratique de leur religion n’est pas contraire aux valeurs de la République». Seule celle-ci nous protège de l’émiettement culturaliste.
Au fond dans «tous les camps le combat est entre laïcs et modérés d’un côté, extrémistes de l’autre», et il est aujourd’hui intense tant les mondes occidental et musulman sont travaillés par les apprentis sorciers du clash.
Un autre sujet, où il ne prend pas moins de risque mais où ses positions sont moins remarquées, alors qu’elles devraient l’être, c’est la nation, sujet tabou et terrain miné pour les élites, la gauche, le Nouvel Obs. Depuis 1995, date à laquelle il a publié Voyage au bout de la nation (9) et où il a revisité l’histoire d’Israël, des Arabes, de la France et de l’Allemagne, et donc de l’Europe, à travers le concept de nation, mais sans aller au terme de ses interrogations, il ne cesse de revenir à la nation, et donc à la France, à son identité, et de ce fait à l’Europe. Cet «impensé» de la gauche, ne lui fait pas peur.
Que dit-il, régulièrement? Qu’il faut tenir à la nation, qui n’est pas dépassée. Qu’il a œuvré toute sa vie pour une décolonisation progressiste, et qu’ensuite il s’est concentré sur la question de la nation. Qu’il a eu là dessus avec Camus un désaccord important : Camus ne voyait pas de nation algérienne, Jean Daniel comprenait le désir algérien de devenir une nation. Un peu comme les Palestiniens, en miroir. Nation, identité et même identité nationale, ce sont pour lui de vrais problèmes qu’il ne faut pas éluder même s’ils sont posés – à l’été 2010 – par «des gens antipathiques» avec «de mauvaises arrières pensées», et que le débat officiel à ce sujet est un «gâchis» alors même qu’il avait jugé «sain» depuis longtemps le principe d’un tel débat. Il faut être «compréhensif» avec les vraies questions, estime-t-il, même mal posées. Irait-il jusqu’à dire avec Jean-Pierre Chevènement que l’identité est ce qui reste quand on a abandonné la souveraineté?
Bien avant la mort et la consécration de Levi-Strauss, lorsqu’il lui consacre un long et magnifique article, le 12 novembre 2009, il l’évoque souvent. Pas seulement son pessimisme radical à fondement démographique (plus rien n’est soluble sur une Terre surpeuplée) mais le droit qu’a une nation, communauté originale, solide et homogène, de se sentir bousculée dans sa langue ou sa façon d’être, par la mondialisation, les migrations, etc. «Levi-Strauss qui, contrairement à Levy-Bruhl, redoutait l’impérialisme de l’universel», rappelle Jean Daniel. Il faisait une distinction très nette entre l’agression coloniale, qui détruit une structure, et la «mobilisation d’une société qui estime avoir à se défendre contre les perturbations que pourraient causer chez elle l’entrée d’une communauté homogène étrangère». Dans les deux cas il s’agit de défendre le droit d’une société de demeurer elle-même. Plusieurs fois il écrit que Levi-Strauss lui avait dit que François Mitterrand avait eu tort de regretter d’avoir évoqué «le seuil de tolérance». Ajoutant: ce seuil existe, même s’il n’est pas intangible.
Je demande à Jean Daniel: «Quelles réactions quand vous citez cette réflexion de Levi-Strauss?» Réponse: «Aucune».
C’est sans doute qu’on n’ose pas le comprendre. La gauche, en tout cas, ne sait pas quoi faire de cet échange sur une question sensible qui l’embarrasse parce qu’elle a confondu inter-nationalisme, et refus du nationalisme, et dépassement ou négation de la nation.
En juillet 2009, il écrit : «Le procès fait au jacobisme centralisateur, niveleur et réducteur de la diversité – qui serait issu de la Révolution française – a conduit, par étapes successives, et sans qu’on y prenne garde, à un culte effarant de la différence, c’est-à-dire aux identités et aux idéologies meurtrières pour citer à la fois Amin Maalouf et Elie Barnavi.»
Jean Daniel revient toujours à «la question de savoir pourquoi on est français ou pourquoi on vient en France et l’on décide d’y rester. Avant les vagues d’immigration massives, ces questions ne se posaient même pas. On ne venait pas dans notre pays avec l’intention d’y former une communauté fondée sur la religion, ni avec celle d’en faire prévaloir les valeurs». Sa position est donc en opposition complète avec les réflexes premiers de la gauche compassionnelle, humanitaire et abstraitement universaliste, pour qui l’immigration n’est toujours qu’une «chance et une opportunité». Il est en revanche beaucoup plus proche des élus régionaux et municipaux de gauche, mais ceux-ci parlent et se dévoilent peu. Il se peut que Jean Daniel soit précurseur non pas du monde nivelé et post identitaire annoncé mais d’une «diversité identitaire universaliste». Il cite encore Kundera, «le modèle»: «Je ne suis pas venu ici pour qu’on m’apprenne le tchèque, mais pour devenir français».
Jean Daniel comprend la tradition française, la chrétienté, l’histoire, Charles Trenet, l’église de l’affiche de Mitterrand. De Gaulle aussi, bien sûr, auquel Servan Schreiber ne comprenait rien. La langue, bien sur. D’une certaine façon il est resté cet adolescent «en attente de France». Simultanément, Jean Daniel comprend, en octobre 2010 que «Angela Merkel juge opportun de rappeler que l’Allemagne doit rester allemande».
Où cette réflexion osée sur l’identité nationale le conduit-elle sur l’Europe?
Après guerre, se souvient-il, il a «failli», à la suite de Denis de Rougemont, devenir fédéraliste. Ensuite il a simplement soutenu la construction européenne. En 2010, il juge encore que le «non» à 54,69% au référendum du 29 mai 2005 sur «le traité Constitutionnel» a été «funeste». Là, il ne s’écarte pas de la lamentation dominante. Néanmoins il juge que c’est le nationalisme qui est condamnable, pas la nation, alors que pour les fédéralistes convaincus, c’est la même chose. Il va encore plus loin en renversant l’explication communément donnée à la désaffection des peuples pour l’Europe: «C’est cette utopie brandie des Etats-Unis d’Europe qui maintient les souverainistes dans leurs réflexes les plus tribaux, les plus chauvins et les moins responsables.» Et puis il y a le facteur temps. Jean Daniel rappelle que, selon Péguy, les peuples ne peuvent pas digérer trop vite les changements. «Plus en trente ans qu’en trois cents ans!», se plaignait l’écrivain. C’était en 1910 …
Ce sur quoi je le rejoins complètement: le principal ennemi de la construction européenne, celui qui creuse le gouffre entre les élites fédéralistes et la grande opinion, ce n’est pas l’euroscepticisme, terme dans lequel on confond à tort de vrais anti-européens et des pro-européens désabusés, devenus sceptiques, mais pas hostiles; c’est le dogme européiste, l’insistance à faire honte à chaque peuple européen de son attachement normal à son identité propre, la fuite en avant des élites dans un discours sermonneur qui avive la crainte des peuples du dessaisissement démocratique. On l’a bien vu lors des campagnes référendaires.
Est-ce une façon de s’éloigner de l’universel, de l’Europe de l’ouverture? En aucun cas. Pour Jean Daniel, comme pour Pierre Nora, Marcel Gauchet et d’autres intellectuels, sans oublier des millions de citoyens, «l’universel s’incarne dans la nation» et celle-ci, en contrepartie, doit «intégrer la diversité». On ne peut le vivre bien, comme l’Europe, que sur la base d’une identité claire et assumée. Les tenants de cette pensée seraient rassérénés s’il était admis que l’»Europe», est une confédération pour l’Europe à 27, et la zone euro à 17, une «fédération d’Etats-nations», et non pas une entité magique supérieure vouée à absorber les identités des peuples. A aucun moment Jean Daniel n’écrit contre l’idée européenne, mais au contraire pour la sortir de l’impasse et du conflit élites/peuples où elle est enferrée.
Merveilleux Jean Daniel! Toujours sur la brèche. Le 20 janvier 2011, il écrit: «Je suis un homme âgé mais dans ces dernières années deux événements m’auront rajeuni: le premier aura été l’arrivée d’Obama à la maison Blanche, le second de voir mes amis fraternels de Tunisie accomplir la première révolution d’un pays arabe après la décolonisation.»
Plus libre que jamais, jamais las d’espérer.
Notes :
1 Collectif, Pour Jean Daniel, Dreux, 1990
2 Jean Daniel, Observateur du siècle, Saint-Simon, 2003
3 Jean Daniel, Avec le temps, Grasset, 1998
4 Jean Lacouture, Les Impatients de l’Histoire. Grands journalistes français de Théophraste Renaudot à Jean Daniel, Grasset, 2009
5 Jean Daniel, Les Miens, Grasset, 2009
6 Jean Daniel, Israël, les Arabes, la Palestine, Galaade, 2008
7 Jean Daniel, La prison juive, Odile Jacob, 2003
8 Jean Daniel, Dieu est-il fanatique?, Arlea, 1997
9 Jean Daniel, Voyage au bout de la nation, Seuil, 1997