«J’ai pu vérifier que les idées françaises étaient isolées au sein de l’Alliance atlantique»

La question de l’autonomie stratégique de l’Europe est l’objet de vives discussions, notamment entre la France et l’Allemagne. Or, vous avez été membre du groupe d’experts internationaux chargé de réfléchir à l’avenir de l’Otan, qui a récemment rendu son rapport. Quelles impressions avez-vous retiré de ces travaux ?

Il faut créditer le président Macron des coups de pied donnés il y a un an dans la fourmilière avec ses propos, sur la «mort cérébrale» de l’Otan. Cette « agression » qui a braqué le système americano-otanien s’est avérée constructive. Si le président Macron ne l’avait pas fait, il ne serait rien passé, et l’alliance atlantique continuerait à s’auto congratuler sur le thème : « on n’a jamais vu une alliance aussi forte et aussi efficace, mais il faudrait quand même que les Européens payent plus que 30% ! » La tension provoquée par le Président a entraîné la création de ce groupe d’experts dont le Secrétaire Général n’était pas demandeur mais qui a permis de sortir du train-train et de se projeter dans l’avenir.

 

Les positions françaises ont-elles été entendues ?

Il y a, je crois, dans le rapport, des points d’appui importants : l’adaptation du concept stratégique, le code de conduite, une sorte de feu « orange » aux affirmation européennes, d’autres encore.  Mais la partie n’est pas finie, c’est le début d’une course de relais. La suite dépendra des Européens.

 

Justement, qu’en pensez-vous ?

Au cours des six mois de travaux et d’une centaine de « confcall » (!),j’ai pu vérifier que dans ce contexte otanien, en dépit de ce qui se dit dans certaines réunions européennes ou franco-allemandes, que nos idées étaient isolées au sein de l’Alliance. Le retour dans les organes intégrés nous a, dans cette enceinte, politiquement banalisés. Le rejet américain de toute notion d’autonomie stratégique « européenne » ou de pôle « européen » ne m’a pas surpris. Ils n’ont jamais voulu de « sous-groupe ». En revanche j’ai été frappé de constater  que les experts européens dans le Groupe ou les ministres européens consultés, mis à part Jean Yves le Drian et Heiko Maas, n’ont pas soutenu les idées françaises, qui sont également maintenant celles la Commission pour une affirmation stratégique de l’Europe. Il y a là une schizophrénie chez les Européens dont il va falloir sortir.  Le terme de souveraineté peut laisser certains sceptiques, mais il n’est pas provocant. Il ne se situe d’ailleurs pas en priorité sur le terrain militaire, mais sur celui de la technologie. Cela devra être notre priorité. C’est le combat très important que Thierry Breton a engagé.

 

 

 

Vous estimez pourtant que tout n’est pas perdu…

Bien sûr ! Puisque le groupe – qui a honnêtement recherché une dynamique sous l’impulsion des deux co-présidents, Thomas de Maizières et Wess Mitchell – a admis qu’il fallait un nouveau concept stratégique pour l’Otan – le monde a changé -, alors que ce n’était pas l’idée de départ, puisque nous pouvons investir dans ce processus, ce qu’ont déjà fait les ministres français et allemands des affaires étrangères. Il ne faut pas que la suite soit gérée seulement par le Secrétaire Général de l’OTAN mais que cela arrive jusqu’au sommet des chefs d’Etat et de gouvernement de l’Alliance, prévu pour le printemps 2021, où devrait être lancée l’élaboration de ce nouveau concept, dans lequel nous devrons faire valoir nos idées.

Le rapport évoque finalement les ambitions européennes sans attaque frontale ni dénonciation explicite sous réserve du respect de la cohésion de l’Alliance, ce que nous avons déjà admis maintes fois. Ce n’est évidemment pas un rapport sur l’avenir de l’OTAN qui va fixer la feuille de route pour la souveraineté européenne.  Mais compte tenu du contexte, c’est la formulation la moins fermée possible. Il n’y a plus non plus l’idée inacceptable suggérée par certains, selon laquelle il ne doit pas y avoir d’initiatives diplomatiques sans concertation préalable. Cela aurait voulu dire par exemple que les pays membres n’auraient plus pu mener leur propre politique par rapport à la Russie, la Chine, la Turquie ou l’Iran. Impensable pour la France. De toute façon jamais les Etats-Unis n’accepteraient de voir ligotée ainsi leur liberté d’action.

 

Qu’en est-il des relations avec la Turquie ?

Le Groupe préconise un « code de bonne conduite » dans les rapports entre alliés. Dans sa dénonciation des comportements turcs, envers la Grèce, à Chypre ou en Libye, la France avait raison mais elle n’a été soutenue au début que par sept ou huit pays sur trente, l’OTAN restant dominée par l’idée qu’on ne peut pas se passer de la Turquie, Erdogan ou pas. C’est utile d’avoir obtenu cela mais l’utilisation de ce code dépendra de la suite, parce que la Turquie n’a sans doute pas dit son dernier mot.

Il y a eu un élément nouveau depuis le rapport : le secrétaire d’Etat sortant Mike Pompeo a attaqué sévèrement la Turquie, se différenciant de la protection d’Erdogan par Trump. Pompeo doit se voir un avenir politique aux Etats-Unis et revient à son identité politique personnelle – il est évangéliste. Cela nous aide pour la suite. BQuant à Biden, il ne sera pas antiturc, mais il sera moins complaisant que Trump avec Erdogan.

 

Et la Russie ?

Quand il y a eu des vrais désaccords, les deux coprésidents ont demandé aux « sages » les plus opposés d’essayer de s’entendre. J’ai donc eu à travailler avec la Polonaise, Anna Fotyga… Nous sommes arrivés à un compromis acceptable sur la Russie et la maitrise des armements. Il dénonce les comportements, les menaces et les provocations russes, mais cela figure déjà dans tous les textes que la France a déjà accepté. C’est d’ailleurs la raison d’être de l’OTAN. Cependant la Russie n’est pas décrite non plus comme un pays qui veut envahir l’Europe et l’on rappelle la nécessité pour les Européens de retrouver un processus de discussion avec la Russie. Dissuasion nucléaire et conventionnelle et dialogue. Mais il y aussi un petit signe de disponibilité : notre rapport estime que l’Alliance ne devra pas rester figée sur une posture uniquement méfiante et dissuasive, s’il y a des évolutions positives du côté russe. C’était impossible d’aller plus loin dans ce Groupe, tant que la Russie attendait l’élection américaine.

Parmi les acquis, il y a un également le passage dans lequel nous avons conclu que les attaques «hybrides», c’est-à-dire cyber, peuvent relever de l’article 5 – ce qui n’avait jamais été dit aussi nettement.

 

L’Otan s’intéresse-t-il à la Chine ?

Notre conclusion a été que l’alliance devrait se préoccuper des menaces de toutes natures et d’où qu’elles viennent dès lors qu’elles concernent la zone euroatlantique, mais qu’elle n’a pas à se transformer en machine opérationnelle anti-chinoise. Même l’Union européenne a reconnu dans la Chine un rival stratégique. Mais le Groupe n’a pas considéré la Chine comme représentant aujourd’hui une menace militaire pour la zone euro-atlantique de la même nature que la Russie.

 

Joe Biden envisage un grand sommet des démocraties, pour réaffirmer le leadership des Etats -Unis. Cela ne ferait pas double emploi avec l’Alliance atlantique ?

Au cours de nos travaux, j’ai vu réapparaître cette idée ancienne des Démocrates ou de certains Républicains de faire de l’Alliance une sorte de hub où l’ensemble des démocraties et des Occidentaux, au sens le plus large et donc le plus flou du terme, se concerteraient sur tous les sujets. On l’avait déjà noté à l’époque de Reagan ou de Clinton, avec Madeleine Albright. C’est aujourd’hui dans la tête de plusieurs responsables de l’administration Biden.

Même si on ne peut être contre, il faut être conscient que cela viserait à contourner le Conseil de Sécurité de l’ONU et que cela pourrait faire éclater le G20. Il faudra donc regarder soigneusement ce que serait le programme et quels seraient les participants. Mais cela va au-delà du rôle de ce Groupe. Finalement, après moult discussions, notre rapport ne parle pas de l’Occident « The West » ou des « démocraties » contre « The rest », mais des «alliés» en revenant précisément au traité de 1949, avec les obligations qui nous engagent à commencer par l’article 5. Il y avait également une tendance forte à rapprocher le statut de la quarantaine de pays partenaires de l’Otan de celui d’alliés. Finalement, ce n’est pas le cas. Il est rappelé que ce sont des statuts très distincts.

 

Quel effet le Brexit pourrait-il avoir sur ce dossier, surtout en cas de No Deal ?

Il faudra essayer d’obtenir dans l’OTAN que la Grande Bretagne ne s’oppose pas à une certaine affirmation européenne. La réactivation de Lancaster House y contribuerait. Finalement, nous en revenons à la même question : les Européens vont-ils se décider à donner un contenu réel à la notion de souveraineté européenne et à s’affirmer, comme la France les y invite, et en saisissant les occasions. Personne ne le fera à leur place mais personne ne pourra les en empêcher si ils le veulent vraiment.

 

Propos recueillis par Jean-Dominique MERCHET

 

«J’ai pu vérifier que les idées françaises étaient isolées au sein de l’Alliance atlantique»

Hubert Vedrine

La Fabrique de l'Opinion

La question de l’autonomie stratégique de l’Europe est l’objet de vives discussions, notamment entre la France et l’Allemagne. Or, vous avez été membre du groupe d’experts internationaux chargé de réfléchir à l’avenir de l’Otan, qui a récemment rendu son rapport. Quelles impressions avez-vous retiré de ces travaux ?

Il faut créditer le président Macron des coups de pied donnés il y a un an dans la fourmilière avec ses propos, sur la «mort cérébrale» de l’Otan. Cette « agression » qui a braqué le système americano-otanien s’est avérée constructive. Si le président Macron ne l’avait pas fait, il ne serait rien passé, et l’alliance atlantique continuerait à s’auto congratuler sur le thème : « on n’a jamais vu une alliance aussi forte et aussi efficace, mais il faudrait quand même que les Européens payent plus que 30% ! » La tension provoquée par le Président a entraîné la création de ce groupe d’experts dont le Secrétaire Général n’était pas demandeur mais qui a permis de sortir du train-train et de se projeter dans l’avenir.

 

Les positions françaises ont-elles été entendues ?

Il y a, je crois, dans le rapport, des points d’appui importants : l’adaptation du concept stratégique, le code de conduite, une sorte de feu « orange » aux affirmation européennes, d’autres encore.  Mais la partie n’est pas finie, c’est le début d’une course de relais. La suite dépendra des Européens.

 

Justement, qu’en pensez-vous ?

Au cours des six mois de travaux et d’une centaine de « confcall » (!),j’ai pu vérifier que dans ce contexte otanien, en dépit de ce qui se dit dans certaines réunions européennes ou franco-allemandes, que nos idées étaient isolées au sein de l’Alliance. Le retour dans les organes intégrés nous a, dans cette enceinte, politiquement banalisés. Le rejet américain de toute notion d’autonomie stratégique « européenne » ou de pôle « européen » ne m’a pas surpris. Ils n’ont jamais voulu de « sous-groupe ». En revanche j’ai été frappé de constater  que les experts européens dans le Groupe ou les ministres européens consultés, mis à part Jean Yves le Drian et Heiko Maas, n’ont pas soutenu les idées françaises, qui sont également maintenant celles la Commission pour une affirmation stratégique de l’Europe. Il y a là une schizophrénie chez les Européens dont il va falloir sortir.  Le terme de souveraineté peut laisser certains sceptiques, mais il n’est pas provocant. Il ne se situe d’ailleurs pas en priorité sur le terrain militaire, mais sur celui de la technologie. Cela devra être notre priorité. C’est le combat très important que Thierry Breton a engagé.

 

 

 

Vous estimez pourtant que tout n’est pas perdu…

Bien sûr ! Puisque le groupe – qui a honnêtement recherché une dynamique sous l’impulsion des deux co-présidents, Thomas de Maizières et Wess Mitchell – a admis qu’il fallait un nouveau concept stratégique pour l’Otan – le monde a changé -, alors que ce n’était pas l’idée de départ, puisque nous pouvons investir dans ce processus, ce qu’ont déjà fait les ministres français et allemands des affaires étrangères. Il ne faut pas que la suite soit gérée seulement par le Secrétaire Général de l’OTAN mais que cela arrive jusqu’au sommet des chefs d’Etat et de gouvernement de l’Alliance, prévu pour le printemps 2021, où devrait être lancée l’élaboration de ce nouveau concept, dans lequel nous devrons faire valoir nos idées.

Le rapport évoque finalement les ambitions européennes sans attaque frontale ni dénonciation explicite sous réserve du respect de la cohésion de l’Alliance, ce que nous avons déjà admis maintes fois. Ce n’est évidemment pas un rapport sur l’avenir de l’OTAN qui va fixer la feuille de route pour la souveraineté européenne.  Mais compte tenu du contexte, c’est la formulation la moins fermée possible. Il n’y a plus non plus l’idée inacceptable suggérée par certains, selon laquelle il ne doit pas y avoir d’initiatives diplomatiques sans concertation préalable. Cela aurait voulu dire par exemple que les pays membres n’auraient plus pu mener leur propre politique par rapport à la Russie, la Chine, la Turquie ou l’Iran. Impensable pour la France. De toute façon jamais les Etats-Unis n’accepteraient de voir ligotée ainsi leur liberté d’action.

 

Qu’en est-il des relations avec la Turquie ?

Le Groupe préconise un « code de bonne conduite » dans les rapports entre alliés. Dans sa dénonciation des comportements turcs, envers la Grèce, à Chypre ou en Libye, la France avait raison mais elle n’a été soutenue au début que par sept ou huit pays sur trente, l’OTAN restant dominée par l’idée qu’on ne peut pas se passer de la Turquie, Erdogan ou pas. C’est utile d’avoir obtenu cela mais l’utilisation de ce code dépendra de la suite, parce que la Turquie n’a sans doute pas dit son dernier mot.

Il y a eu un élément nouveau depuis le rapport : le secrétaire d’Etat sortant Mike Pompeo a attaqué sévèrement la Turquie, se différenciant de la protection d’Erdogan par Trump. Pompeo doit se voir un avenir politique aux Etats-Unis et revient à son identité politique personnelle – il est évangéliste. Cela nous aide pour la suite. BQuant à Biden, il ne sera pas antiturc, mais il sera moins complaisant que Trump avec Erdogan.

 

Et la Russie ?

Quand il y a eu des vrais désaccords, les deux coprésidents ont demandé aux « sages » les plus opposés d’essayer de s’entendre. J’ai donc eu à travailler avec la Polonaise, Anna Fotyga… Nous sommes arrivés à un compromis acceptable sur la Russie et la maitrise des armements. Il dénonce les comportements, les menaces et les provocations russes, mais cela figure déjà dans tous les textes que la France a déjà accepté. C’est d’ailleurs la raison d’être de l’OTAN. Cependant la Russie n’est pas décrite non plus comme un pays qui veut envahir l’Europe et l’on rappelle la nécessité pour les Européens de retrouver un processus de discussion avec la Russie. Dissuasion nucléaire et conventionnelle et dialogue. Mais il y aussi un petit signe de disponibilité : notre rapport estime que l’Alliance ne devra pas rester figée sur une posture uniquement méfiante et dissuasive, s’il y a des évolutions positives du côté russe. C’était impossible d’aller plus loin dans ce Groupe, tant que la Russie attendait l’élection américaine.

Parmi les acquis, il y a un également le passage dans lequel nous avons conclu que les attaques «hybrides», c’est-à-dire cyber, peuvent relever de l’article 5 – ce qui n’avait jamais été dit aussi nettement.

 

L’Otan s’intéresse-t-il à la Chine ?

Notre conclusion a été que l’alliance devrait se préoccuper des menaces de toutes natures et d’où qu’elles viennent dès lors qu’elles concernent la zone euroatlantique, mais qu’elle n’a pas à se transformer en machine opérationnelle anti-chinoise. Même l’Union européenne a reconnu dans la Chine un rival stratégique. Mais le Groupe n’a pas considéré la Chine comme représentant aujourd’hui une menace militaire pour la zone euro-atlantique de la même nature que la Russie.

 

Joe Biden envisage un grand sommet des démocraties, pour réaffirmer le leadership des Etats -Unis. Cela ne ferait pas double emploi avec l’Alliance atlantique ?

Au cours de nos travaux, j’ai vu réapparaître cette idée ancienne des Démocrates ou de certains Républicains de faire de l’Alliance une sorte de hub où l’ensemble des démocraties et des Occidentaux, au sens le plus large et donc le plus flou du terme, se concerteraient sur tous les sujets. On l’avait déjà noté à l’époque de Reagan ou de Clinton, avec Madeleine Albright. C’est aujourd’hui dans la tête de plusieurs responsables de l’administration Biden.

Même si on ne peut être contre, il faut être conscient que cela viserait à contourner le Conseil de Sécurité de l’ONU et que cela pourrait faire éclater le G20. Il faudra donc regarder soigneusement ce que serait le programme et quels seraient les participants. Mais cela va au-delà du rôle de ce Groupe. Finalement, après moult discussions, notre rapport ne parle pas de l’Occident « The West » ou des « démocraties » contre « The rest », mais des «alliés» en revenant précisément au traité de 1949, avec les obligations qui nous engagent à commencer par l’article 5. Il y avait également une tendance forte à rapprocher le statut de la quarantaine de pays partenaires de l’Otan de celui d’alliés. Finalement, ce n’est pas le cas. Il est rappelé que ce sont des statuts très distincts.

 

Quel effet le Brexit pourrait-il avoir sur ce dossier, surtout en cas de No Deal ?

Il faudra essayer d’obtenir dans l’OTAN que la Grande Bretagne ne s’oppose pas à une certaine affirmation européenne. La réactivation de Lancaster House y contribuerait. Finalement, nous en revenons à la même question : les Européens vont-ils se décider à donner un contenu réel à la notion de souveraineté européenne et à s’affirmer, comme la France les y invite, et en saisissant les occasions. Personne ne le fera à leur place mais personne ne pourra les en empêcher si ils le veulent vraiment.

 

Propos recueillis par Jean-Dominique MERCHET

 

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12/01/2021