Je voudrais revenir plutôt aux réflexions globales, en évitant toute construction utopique, sans prendre nos désirs pour des réalités.
De toute façon je pense qu’il n’y a pas «d’architecture du monde», et cela date d’avant la crise actuelle. Je pense que l’on s’est fait des illusions sur cette architecture. Il n’y a pas encore de «communauté» internationale. C’est un terme sympathique mais prématuré. Le monde formera peut-être un jour une «communauté» mais ce n’est pas le cas aujourd’hui. Il y a dans ce monde des forces, des divisions et des tensions multiples.
Ce qui ressemblait avant à un ordre mondial, avait été imposé par des vainqueurs, par exemple les vainqueurs de 1815, après Napoléon, au congrès de Vienne, qui organisa l’équilibre en Europe. Un équilibre qui a fonctionné pendant un siècle ensuite. Il y a aussi eu les vainqueurs de la guerre de 14. Ils n’ont pas négocié avec les autres, ils ont négocié très durement entre eux. Ils ont imposé la «société» des Nations, et déjà le terme de société était optimiste. Les Nations forment une jungle beaucoup plus qu’une société. L’humanité était très optimiste pour croire à de pareilles choses. Mais je comprends pourquoi elle veut y croire. Après la 2e guerre mondiale, on a parlé de «Nations unies». Elles n’étaient pas unies, et d’ailleurs elles se sont immédiatement divisées dans la guerre froide, entre Est, Ouest et tiers monde. Cette division a duré pendant plusieurs dizaines d’années.
En 1991, à la fin de l’Union soviétique, donc à la réapparition de la Russie, il y a eu un état d’esprit complètement optimiste et en même temps un peu délirant à mon avis, en Occident: l’idée que «l’on» avait gagné et que tout était réglé, que nos conceptions de l’économie de marché dérégulé, la démocratie à notre façon, les droits de l’homme à notre façon, cela allait s’imposer partout. Tout cela ne fait pas une organisation, ni une architecture mondiale. Et les fameuses organisations internationales, avec lesquelles nous vivons encore, ont été fabriquées pour la plupart d’entre elles en 1945, très bien d’ailleurs, essentiellement par les américains et les britanniques déjà, pendant la guerre.
Quand on lit au début de Charte des Nations unies: «Nous, les peuples des Nations unies…», c’est magnifique mais «nous les peuples» ce sont 3 directeurs juridiques de 3 puissances principales. C’est bien écrit mais il ne faut pas se faire d’illusions sur ce que cela signifie.
Et à la fin de l’URSS, quand les occidentaux auraient pu se comporter autrement et dire que nous entrions dans un monde différent et que nous allions tout renégocier avec les autres puissances, l’Occident a fait preuve au contraire d’hybris. On a probablement laissé passer une occasion à ce moment là. On a répondu par l’élargissement de l’Otan, propagation de la démocratie d’abord, à coup de discours et puis après, à coup de bombe. Or la démocratie est un processus compliqué. A l’époque on aurait pu repenser l’ONU, le G7, le fonds monétaire, etc. On a dit «le marché a réponse à tout». On est au paroxysme de cette période de trente ans dont on voit l’achèvement sous nos yeux, marquée par une confiance aveugle et totale, non pas dans l’économie de marché, ce qui est normal car c’est le seul mécanisme économique qui fonctionne, mais dans l’absence totale de règles. On voit maintenant les crises à répétition qui en découlent, alimentaires, bancaires, financières et, dans les années qui viennent, une crise économique.
On voit le bout de ce système, le nôtre. Donc on ne peut pas idéaliser la situation des dernières années. D’autre part nous ne sommes pas dans la situation de 1945 ou 1918. C’est à dire qu’il n’y a pas de «vainqueur». Ceux qui se croyaient vainqueurs, c.-à-d. les occidentaux, ne sont pas vraiment vainqueurs parce qu’un train en a caché un autre: en fait, les autres puissances émergent, ou réémergent. Du coup les occidentaux se trouvent dans une situation qu’ils n’avaient jamais connue. Ils ne sont pas du tout préparés, ni intellectuellement ni politiquement à devoir négocier avec toutes ces puissances géantes. Les émergents, il n’y en a pas 3 ou 4 mais 30 ou 40. Comment va-t-on faire pour négocier avec un tel ensemble?
Les puissances en train d’émerger n’ont pas, elles, de système global à l’esprit. Il n’y a pas de proposition d’ensemble chinoise, indienne ou russe. En tout cas ces puissances ne veulent pas de nouvelle guerre froide, mais augmenter leurs poids dans le système, avec tous les atouts politico-économiques qu’elles peuvent avoir.
Les occidentaux découvrent qu’ils sont en train de perdre, non pas leur pouvoir et leur richesse qui restent immenses, mais leur monopole. Et les puissances occidentales n’y sont pas prêtes. Elles peuvent réagir de façon brutale et simpliste comme l’a fait l’administration Bush. Mais ça ne marche pas. Elles peuvent réagir de façon ingénue comme les européens mais cela ne marche d’avantage. Donc elles ne sont pas prêtes, elles n’ont pas de projets communs par rapport à cette situation. On parle beaucoup d’architecture, de régulation, de réforme mais chacun a son architecture, chacun a sa réforme. Il n’y a pas de mécanisme de discussion, ni de mécanisme d’autorité.
Il n’y a pas de système global. Prenez l’exemple de la crise financière: tout le monde parle en ce moment d’un nouveau «Bretton woods». Mais ce n’est pas forcément transposable. A l’époque la question était d’organiser un système monétaire stable. Ce n’est pas la même chose de rétablir la confiance financière et bancaire globale. Et même si on fait une réunion de ce type, on ne peut pas la faire à 3 ou 4 donc il faudra une réunion très large. D’ailleurs le président Sarkozy relance l’idée d’un G 8 élargi – Jacques Delors parlait déjà de G 20 il y a quelques années – Sarkozy parle d’un G 13. C’est un minimum. Cette discussion est compliquée, c’est le multilatéralisme, méthode meilleure sur le plan démocratique et sur le plan politique, mais qui est une méthode nécessairement trop longue et qui dans la plupart des cas n’aboutit pas. C’est une sorte de réunion de copropriétaires, cauchemardesque, sans fin. On va mettre des années à décider de repeindre l’escalier… Je mets en garde contre un placage de solutions faciles et fausses: «il n’y a qu’à faire un nouveau Bretton Woods, il n’y a qu’à faire la conférence de San Francisco, etc».
Pourtant il faut bien agir. Je pense qu’il faut attaquer cette question, non pas à travers le concept d’architecture globale ou de «gouvernement mondial» (idée qui d’ailleurs devrait terroriser des gens: s’il y avait un gouvernement mondial et s’il était mauvais où irait-on? Ce n’est pas une bonne idée en fait), mais par celle des mécanismes, des règles, des processus. Il y a aussi les négociations par domaine spécialisé, comme Kyoto. La suite de Kyoto on sait bien que cela dépend largement de l’administration américaine. Si la prochaine administration dit qu’elle participe à la négociation parce qu’elle ne peut plus rester en dehors, la Chine et les autres ne pourront pas non plus rester en dehors. Il y a d’autres sujets. En ce qui concerne les effets des produits chimiques sur la santé, il y a en Europe une directive «Reach». Peut-être un jour il y aura une discussion sur une directive Reach mondiale. Il y a d’autres exemples. La question financière bien sûr …
Deuxièmement, je pense que les européens qui prétendent être les champions du multilatéralisme (après avoir fait exactement le contraire pendant des siècles, mais enfin les esprits changent), les européens modernes devraient être porteur d’un vrai plan d’ensemble qui apporterait une réponse homogène et globale à la question du Conseil de sécurité, à celle du FMI, de la banque mondiale, du G 8, etc. L’administration américaine serait obligée d’en tenir compte. Elle ne pourrait pas simplement ne pas répondre. Le problème des régulateurs et des rénovateurs, c’est que jusqu’à maintenant ils n’ont jamais été d’accord entre eux. Donc les partisans du statu quo l’emportent et ça ne donne rien, donc on tourne en rond.
Ceux qui ont une idée sur ce que pourraient être les nouveaux systèmes multilatéraux de demain, en sachant évidemment que les pays émergents y auront plus de place, devraient se grouper, et la concrétiser. Cela donnerait un plan qui serait l’objet de discussion, qui serait plus difficile à ignorer. Evidemment, parce que je suis français et européen, j’attends plus des européens. Et il faut que les européens sortent de leurs contradictions. Ils ne peuvent pas passer leur vie à gémir contre l’unilatéralisme, les méchants américains etc… et être incapables d’élaborer un vrai plan d’ensemble. Il ne faut pas le faire non plus dans la panique et dans l’improvisation. Cela doit être le travail de 3, 4 ou 5 présidences européennes successives. On devrait se dire voilà, en 2010 au plus tard, il y aura un vrai plan européen sur le multilatéralisme de demain. Après on discutera avec les Russes chez Igor Ivanov, et avec tous nos autres partenaires possibles. Et puis ce plan évoluera et il se transformera. Enfin il existera. Pour le moment il n’existe pas. C’est quand même un paradoxe après tant d’années de dysfonctionnements.
Je voudrais revenir plutôt aux réflexions globales, en évitant toute construction utopique, sans prendre nos désirs pour des réalités.
De toute façon je pense qu’il n’y a pas «d’architecture du monde», et cela date d’avant la crise actuelle. Je pense que l’on s’est fait des illusions sur cette architecture. Il n’y a pas encore de «communauté» internationale. C’est un terme sympathique mais prématuré. Le monde formera peut-être un jour une «communauté» mais ce n’est pas le cas aujourd’hui. Il y a dans ce monde des forces, des divisions et des tensions multiples.
Ce qui ressemblait avant à un ordre mondial, avait été imposé par des vainqueurs, par exemple les vainqueurs de 1815, après Napoléon, au congrès de Vienne, qui organisa l’équilibre en Europe. Un équilibre qui a fonctionné pendant un siècle ensuite. Il y a aussi eu les vainqueurs de la guerre de 14. Ils n’ont pas négocié avec les autres, ils ont négocié très durement entre eux. Ils ont imposé la «société» des Nations, et déjà le terme de société était optimiste. Les Nations forment une jungle beaucoup plus qu’une société. L’humanité était très optimiste pour croire à de pareilles choses. Mais je comprends pourquoi elle veut y croire. Après la 2e guerre mondiale, on a parlé de «Nations unies». Elles n’étaient pas unies, et d’ailleurs elles se sont immédiatement divisées dans la guerre froide, entre Est, Ouest et tiers monde. Cette division a duré pendant plusieurs dizaines d’années.
En 1991, à la fin de l’Union soviétique, donc à la réapparition de la Russie, il y a eu un état d’esprit complètement optimiste et en même temps un peu délirant à mon avis, en Occident: l’idée que «l’on» avait gagné et que tout était réglé, que nos conceptions de l’économie de marché dérégulé, la démocratie à notre façon, les droits de l’homme à notre façon, cela allait s’imposer partout. Tout cela ne fait pas une organisation, ni une architecture mondiale. Et les fameuses organisations internationales, avec lesquelles nous vivons encore, ont été fabriquées pour la plupart d’entre elles en 1945, très bien d’ailleurs, essentiellement par les américains et les britanniques déjà, pendant la guerre.
Quand on lit au début de Charte des Nations unies: «Nous, les peuples des Nations unies…», c’est magnifique mais «nous les peuples» ce sont 3 directeurs juridiques de 3 puissances principales. C’est bien écrit mais il ne faut pas se faire d’illusions sur ce que cela signifie.
Et à la fin de l’URSS, quand les occidentaux auraient pu se comporter autrement et dire que nous entrions dans un monde différent et que nous allions tout renégocier avec les autres puissances, l’Occident a fait preuve au contraire d’hybris. On a probablement laissé passer une occasion à ce moment là. On a répondu par l’élargissement de l’Otan, propagation de la démocratie d’abord, à coup de discours et puis après, à coup de bombe. Or la démocratie est un processus compliqué. A l’époque on aurait pu repenser l’ONU, le G7, le fonds monétaire, etc. On a dit «le marché a réponse à tout». On est au paroxysme de cette période de trente ans dont on voit l’achèvement sous nos yeux, marquée par une confiance aveugle et totale, non pas dans l’économie de marché, ce qui est normal car c’est le seul mécanisme économique qui fonctionne, mais dans l’absence totale de règles. On voit maintenant les crises à répétition qui en découlent, alimentaires, bancaires, financières et, dans les années qui viennent, une crise économique.
On voit le bout de ce système, le nôtre. Donc on ne peut pas idéaliser la situation des dernières années. D’autre part nous ne sommes pas dans la situation de 1945 ou 1918. C’est à dire qu’il n’y a pas de «vainqueur». Ceux qui se croyaient vainqueurs, c.-à-d. les occidentaux, ne sont pas vraiment vainqueurs parce qu’un train en a caché un autre: en fait, les autres puissances émergent, ou réémergent. Du coup les occidentaux se trouvent dans une situation qu’ils n’avaient jamais connue. Ils ne sont pas du tout préparés, ni intellectuellement ni politiquement à devoir négocier avec toutes ces puissances géantes. Les émergents, il n’y en a pas 3 ou 4 mais 30 ou 40. Comment va-t-on faire pour négocier avec un tel ensemble?
Les puissances en train d’émerger n’ont pas, elles, de système global à l’esprit. Il n’y a pas de proposition d’ensemble chinoise, indienne ou russe. En tout cas ces puissances ne veulent pas de nouvelle guerre froide, mais augmenter leurs poids dans le système, avec tous les atouts politico-économiques qu’elles peuvent avoir.
Les occidentaux découvrent qu’ils sont en train de perdre, non pas leur pouvoir et leur richesse qui restent immenses, mais leur monopole. Et les puissances occidentales n’y sont pas prêtes. Elles peuvent réagir de façon brutale et simpliste comme l’a fait l’administration Bush. Mais ça ne marche pas. Elles peuvent réagir de façon ingénue comme les européens mais cela ne marche d’avantage. Donc elles ne sont pas prêtes, elles n’ont pas de projets communs par rapport à cette situation. On parle beaucoup d’architecture, de régulation, de réforme mais chacun a son architecture, chacun a sa réforme. Il n’y a pas de mécanisme de discussion, ni de mécanisme d’autorité.
Il n’y a pas de système global. Prenez l’exemple de la crise financière: tout le monde parle en ce moment d’un nouveau «Bretton woods». Mais ce n’est pas forcément transposable. A l’époque la question était d’organiser un système monétaire stable. Ce n’est pas la même chose de rétablir la confiance financière et bancaire globale. Et même si on fait une réunion de ce type, on ne peut pas la faire à 3 ou 4 donc il faudra une réunion très large. D’ailleurs le président Sarkozy relance l’idée d’un G 8 élargi – Jacques Delors parlait déjà de G 20 il y a quelques années – Sarkozy parle d’un G 13. C’est un minimum. Cette discussion est compliquée, c’est le multilatéralisme, méthode meilleure sur le plan démocratique et sur le plan politique, mais qui est une méthode nécessairement trop longue et qui dans la plupart des cas n’aboutit pas. C’est une sorte de réunion de copropriétaires, cauchemardesque, sans fin. On va mettre des années à décider de repeindre l’escalier… Je mets en garde contre un placage de solutions faciles et fausses: «il n’y a qu’à faire un nouveau Bretton Woods, il n’y a qu’à faire la conférence de San Francisco, etc».
Pourtant il faut bien agir. Je pense qu’il faut attaquer cette question, non pas à travers le concept d’architecture globale ou de «gouvernement mondial» (idée qui d’ailleurs devrait terroriser des gens: s’il y avait un gouvernement mondial et s’il était mauvais où irait-on? Ce n’est pas une bonne idée en fait), mais par celle des mécanismes, des règles, des processus. Il y a aussi les négociations par domaine spécialisé, comme Kyoto. La suite de Kyoto on sait bien que cela dépend largement de l’administration américaine. Si la prochaine administration dit qu’elle participe à la négociation parce qu’elle ne peut plus rester en dehors, la Chine et les autres ne pourront pas non plus rester en dehors. Il y a d’autres sujets. En ce qui concerne les effets des produits chimiques sur la santé, il y a en Europe une directive «Reach». Peut-être un jour il y aura une discussion sur une directive Reach mondiale. Il y a d’autres exemples. La question financière bien sûr …
Deuxièmement, je pense que les européens qui prétendent être les champions du multilatéralisme (après avoir fait exactement le contraire pendant des siècles, mais enfin les esprits changent), les européens modernes devraient être porteur d’un vrai plan d’ensemble qui apporterait une réponse homogène et globale à la question du Conseil de sécurité, à celle du FMI, de la banque mondiale, du G 8, etc. L’administration américaine serait obligée d’en tenir compte. Elle ne pourrait pas simplement ne pas répondre. Le problème des régulateurs et des rénovateurs, c’est que jusqu’à maintenant ils n’ont jamais été d’accord entre eux. Donc les partisans du statu quo l’emportent et ça ne donne rien, donc on tourne en rond.
Ceux qui ont une idée sur ce que pourraient être les nouveaux systèmes multilatéraux de demain, en sachant évidemment que les pays émergents y auront plus de place, devraient se grouper, et la concrétiser. Cela donnerait un plan qui serait l’objet de discussion, qui serait plus difficile à ignorer. Evidemment, parce que je suis français et européen, j’attends plus des européens. Et il faut que les européens sortent de leurs contradictions. Ils ne peuvent pas passer leur vie à gémir contre l’unilatéralisme, les méchants américains etc… et être incapables d’élaborer un vrai plan d’ensemble. Il ne faut pas le faire non plus dans la panique et dans l’improvisation. Cela doit être le travail de 3, 4 ou 5 présidences européennes successives. On devrait se dire voilà, en 2010 au plus tard, il y aura un vrai plan européen sur le multilatéralisme de demain. Après on discutera avec les Russes chez Igor Ivanov, et avec tous nos autres partenaires possibles. Et puis ce plan évoluera et il se transformera. Enfin il existera. Pour le moment il n’existe pas. C’est quand même un paradoxe après tant d’années de dysfonctionnements.