Je vais développer quelques remarques très proches de celles de Thierry de Montbrial, en y ajoutant de la politique, de la géopolitique et un peu d’histoire.
Ne revenons pas sur cette période d’après guerre où une sorte de régulation mixte avait été inventée avec les systèmes de l’ONU, de Bretton Woods, du GATT, qui donnera l’OMC plus tard. Nous sommes au terme d’une trentaine d’années de dérégulation méthodique, poursuivie à la fois pour des raisons politiques, économiques, financières, etc. qui ont tout à fait atteint leur but en générant une phénoménale croissance qui à son tour entraîne un certain nombres de conséquences que l’on connaît. Trente ans de dérégulation systématique; quinze, vingt années d’illusions post-soviétiques. Je suis d’accord sur le fait que beaucoup ont cru à un monde fini, à la «fin de l’Histoire». Il y avait la vision idéaliste, la vision universaliste, la vision technique d’un monde nivelé par Internet. Aujourd’hui, nous sommes au bout de ces illusions-là et nous sommes confrontés, dans ce monde dérégulé, à de nombreuses crises. Au-delà des illusions, ce sont des crises différentes; tout le monde a en tête la crise des subprimes, crise financière et économique, avec en toile de fond, ne l’oublions pas la grande crise des ressources rares dont a traité le Cercle des économistes avec beaucoup de prémonition – d’autres comme le Club de Rome y avaient déjà pensé, plus tôt mais de façon plus simpliste – tout ce qui concerne l’énergie, bien sûr, mais aussi l’eau potable, l’air pur, les aliments comestibles, les sols non pollués, un climat supportable, l’espace tout court… tout cela formant le «paquet» écologique.
Des interrogations historiques reviennent: la compétition historique entre les États, les peuples ou les nations est-elle terminée? Nous croyions être dans un monde post-tragique, parce que post-identitaire. L’histoire est-elle finie ou non? Le clash des civilisations n’est-il qu’une théorie dangereuse ou un vrai risque à prendre en compte? Des guerres politiques, géopolitiques, énergétiques ou autres sont-elles encore possibles? Ces interrogations reviennent en toile de fond alors qu’elles auraient été balayées dans des entretiens de ce genre, il y a dix ou quinze ans.
Il y a aussi la crise de ce que j’appelle la «pseudo gouvernance» mondiale. J’avais d’ailleurs dit lors des rencontres économiques de 2006, et cela avait choqué une partie de l’auditoire, qu’il fallait faire attention à ce que le multilatéralisme ne devienne pas la mutualisation collective des impuissances, mais qu’au contraire cela redevienne la mise en commun des volontés.
Où l’on reparle de régulation
Face à ces crises, on recommence à parler de régulation. Mais on parle de régulation comme on parle du processus de paix au Proche Orient, on en parle tout le temps par gêne, culpabilité, remord, illusion ou un mélange de tous ces sentiments. Or, il n’y a pas de processus de paix au Proche Orient.
Régulation, qu’est-ce que cela signifie? En réalité, on voit bien que le monde anglo-saxon résiste à une régulation qu’il juge dangereuse surtout si elle devait venir de l’état et continue à prôner la seule autorégulation. Mais on a du mal à faire le distinguo entre l’autorégulation et les mécanismes complètement dérégulés de l’économie financiarisée globale. On voit bien que le monde émergent est en train de retourner à son profit les mécanismes de la globalisation que les Occidentaux avaient propagés en pensant que cela allait encore faire perdurer leur domination historique. On voit bien que les pays émergents disent: «S’il vous plaît, le moins de règles possibles, c’est grâce à cela que nous sortons la tête hors de l’eau, évidemment nous allons vous concurrencer mais c’est de bonne guerre, donc pas de nouvelles règles sociales, environnementales, financières, … » On voit aussi que les nombreux pays qui ne sont pas encore émergents voudraient eux des règles, plus protectrices, et toujours de l’aide, ce qui fait hurler les Occidentaux. Le monde européen a une position particulière car s’il est divisé lui aussi entre une ligne anglo-saxonne de dérégulation, – voir ce que les Anglais ont répondu à Madame Merkel au sujet des précautions à prendre vis-à-vis des fonds souverains ou spéculatifs – et une ligne plus continentale, on voit bien qu’il y a une ligne européenne qu’incarne ici certainement Jean-Claude Trichet. Cette ligne européenne maximise le potentiel créateur irremplaçable de toutes les forces du marché, mais à l’intérieur de règles collectives. Et naturellement, il ne faut pas oublier le poids des opinions et donc des politiques modernes. Le degré de dépendance des politiques modernes par rapport aux soubresauts quotidiens de l’opinion est très grand.
De quoi aurions-nous besoin dans ce contexte?
Certes, de plus d’autorégulation. On ne peut pas être contre l’autorégulation des professions financières par exemple, même si on doute qu’elles en soient capables, compte tenu de l’ampleur des intérêts, des perspectives et des profits. Donc même si personne ne peut être contre l’autorégulation, les événements récents donnent l’impression d’une forme de dysfonctionnement en chaîne comme dans un accident industriel où il y aurait dix, douze erreurs successives des mécanismes d’autorégulation. Mais nous avons, et là j’insiste à mon tour, besoin de redonner force, crédibilité et légitimité aux organes régulateurs qui dépendent eux-mêmes des États.
L’idée qui a dominé pendant un certain temps sur le plan global et sur le plan européen, selon laquelle les États étaient dépassés, délégitimés et qu’ils allaient s’en remettre, par épuisement, par fatigue historique, à des entités au-dessus d’eux, ne fonctionne pas. Il n’y a pas de président global possible du peuple global pour faire une régulation globale. Le global n’existe pas. Même s’il y a des entreprises américaines, chinoises, japonaises, anglaises, brésiliennes, allemandes, françaises, qui ont une présence globale. En revanche, il y a 192 États aux Nations unies, un peu plus de 150 à l’OMC etc.
On parle de régulation, surtout en ce moment, même aux États-Unis, même en Grande-Bretagne, – même dans d’autres pays qui ont été à la pointe de la dérégulation la plus systématique, et ils ont peut-être eu raison dans un moment historique donné -, il est certain que cette régulation ne peut pas ne pas passer par des gouvernements qui fonctionnent.
Nous avons besoin de nouvelles règles qui maximisent la créativité des marchés – elles sont irremplaçables – tout en l’encadrant, un peu, comme disait Felix Rohatyn quand il était ambassadeur de Clinton à Paris, à la manière de Roosevelt qui avait sauvé le capitalisme en le réglementant dans les années 30.
Nous ne sommes pas tout à fait dans les années 30, mais si nous additionnons les dysfonctionnements globaux, économie, écologie, énergie, rareté, la situation est gravissime. Si on ne réintroduit pas dans le marché des indications de la prise en compte du patrimoine global de l’humanité et de ses destructions, le marché deviendra fou. En revanche si nous introduisons ces données, le marché peut redevenir l’indicateur le plus intelligent qui existe par rapport au moyen, et même au long terme.
Tout cela ne se négociera pas qu’entre Occidentaux; la période où les Occidentaux pouvaient tout faire sous le pseudonyme de «communauté internationale» est terminée. Les prochaines négociations ne ressembleront pas du tout à ce qui a fonctionné à San Francisco, Bretton Woods et la Havane; ce sera une négociation beaucoup plus ouverte avec les dix, douze, quinze puissances– vive l’élargissement du G8 bien sûr – qui comptent aujourd’hui au moins. Il faut s’y préparer. Ce n’est pas facile, mais nous n’avons pas d’autre choix.
Je vais développer quelques remarques très proches de celles de Thierry de Montbrial, en y ajoutant de la politique, de la géopolitique et un peu d’histoire.
Ne revenons pas sur cette période d’après guerre où une sorte de régulation mixte avait été inventée avec les systèmes de l’ONU, de Bretton Woods, du GATT, qui donnera l’OMC plus tard. Nous sommes au terme d’une trentaine d’années de dérégulation méthodique, poursuivie à la fois pour des raisons politiques, économiques, financières, etc. qui ont tout à fait atteint leur but en générant une phénoménale croissance qui à son tour entraîne un certain nombres de conséquences que l’on connaît. Trente ans de dérégulation systématique; quinze, vingt années d’illusions post-soviétiques. Je suis d’accord sur le fait que beaucoup ont cru à un monde fini, à la «fin de l’Histoire». Il y avait la vision idéaliste, la vision universaliste, la vision technique d’un monde nivelé par Internet. Aujourd’hui, nous sommes au bout de ces illusions-là et nous sommes confrontés, dans ce monde dérégulé, à de nombreuses crises. Au-delà des illusions, ce sont des crises différentes; tout le monde a en tête la crise des subprimes, crise financière et économique, avec en toile de fond, ne l’oublions pas la grande crise des ressources rares dont a traité le Cercle des économistes avec beaucoup de prémonition – d’autres comme le Club de Rome y avaient déjà pensé, plus tôt mais de façon plus simpliste – tout ce qui concerne l’énergie, bien sûr, mais aussi l’eau potable, l’air pur, les aliments comestibles, les sols non pollués, un climat supportable, l’espace tout court… tout cela formant le «paquet» écologique.
Des interrogations historiques reviennent: la compétition historique entre les États, les peuples ou les nations est-elle terminée? Nous croyions être dans un monde post-tragique, parce que post-identitaire. L’histoire est-elle finie ou non? Le clash des civilisations n’est-il qu’une théorie dangereuse ou un vrai risque à prendre en compte? Des guerres politiques, géopolitiques, énergétiques ou autres sont-elles encore possibles? Ces interrogations reviennent en toile de fond alors qu’elles auraient été balayées dans des entretiens de ce genre, il y a dix ou quinze ans.
Il y a aussi la crise de ce que j’appelle la «pseudo gouvernance» mondiale. J’avais d’ailleurs dit lors des rencontres économiques de 2006, et cela avait choqué une partie de l’auditoire, qu’il fallait faire attention à ce que le multilatéralisme ne devienne pas la mutualisation collective des impuissances, mais qu’au contraire cela redevienne la mise en commun des volontés.
Où l’on reparle de régulation
Face à ces crises, on recommence à parler de régulation. Mais on parle de régulation comme on parle du processus de paix au Proche Orient, on en parle tout le temps par gêne, culpabilité, remord, illusion ou un mélange de tous ces sentiments. Or, il n’y a pas de processus de paix au Proche Orient.
Régulation, qu’est-ce que cela signifie? En réalité, on voit bien que le monde anglo-saxon résiste à une régulation qu’il juge dangereuse surtout si elle devait venir de l’état et continue à prôner la seule autorégulation. Mais on a du mal à faire le distinguo entre l’autorégulation et les mécanismes complètement dérégulés de l’économie financiarisée globale. On voit bien que le monde émergent est en train de retourner à son profit les mécanismes de la globalisation que les Occidentaux avaient propagés en pensant que cela allait encore faire perdurer leur domination historique. On voit bien que les pays émergents disent: «S’il vous plaît, le moins de règles possibles, c’est grâce à cela que nous sortons la tête hors de l’eau, évidemment nous allons vous concurrencer mais c’est de bonne guerre, donc pas de nouvelles règles sociales, environnementales, financières, … » On voit aussi que les nombreux pays qui ne sont pas encore émergents voudraient eux des règles, plus protectrices, et toujours de l’aide, ce qui fait hurler les Occidentaux. Le monde européen a une position particulière car s’il est divisé lui aussi entre une ligne anglo-saxonne de dérégulation, – voir ce que les Anglais ont répondu à Madame Merkel au sujet des précautions à prendre vis-à-vis des fonds souverains ou spéculatifs – et une ligne plus continentale, on voit bien qu’il y a une ligne européenne qu’incarne ici certainement Jean-Claude Trichet. Cette ligne européenne maximise le potentiel créateur irremplaçable de toutes les forces du marché, mais à l’intérieur de règles collectives. Et naturellement, il ne faut pas oublier le poids des opinions et donc des politiques modernes. Le degré de dépendance des politiques modernes par rapport aux soubresauts quotidiens de l’opinion est très grand.
De quoi aurions-nous besoin dans ce contexte?
Certes, de plus d’autorégulation. On ne peut pas être contre l’autorégulation des professions financières par exemple, même si on doute qu’elles en soient capables, compte tenu de l’ampleur des intérêts, des perspectives et des profits. Donc même si personne ne peut être contre l’autorégulation, les événements récents donnent l’impression d’une forme de dysfonctionnement en chaîne comme dans un accident industriel où il y aurait dix, douze erreurs successives des mécanismes d’autorégulation. Mais nous avons, et là j’insiste à mon tour, besoin de redonner force, crédibilité et légitimité aux organes régulateurs qui dépendent eux-mêmes des États.
L’idée qui a dominé pendant un certain temps sur le plan global et sur le plan européen, selon laquelle les États étaient dépassés, délégitimés et qu’ils allaient s’en remettre, par épuisement, par fatigue historique, à des entités au-dessus d’eux, ne fonctionne pas. Il n’y a pas de président global possible du peuple global pour faire une régulation globale. Le global n’existe pas. Même s’il y a des entreprises américaines, chinoises, japonaises, anglaises, brésiliennes, allemandes, françaises, qui ont une présence globale. En revanche, il y a 192 États aux Nations unies, un peu plus de 150 à l’OMC etc.
On parle de régulation, surtout en ce moment, même aux États-Unis, même en Grande-Bretagne, – même dans d’autres pays qui ont été à la pointe de la dérégulation la plus systématique, et ils ont peut-être eu raison dans un moment historique donné -, il est certain que cette régulation ne peut pas ne pas passer par des gouvernements qui fonctionnent.
Nous avons besoin de nouvelles règles qui maximisent la créativité des marchés – elles sont irremplaçables – tout en l’encadrant, un peu, comme disait Felix Rohatyn quand il était ambassadeur de Clinton à Paris, à la manière de Roosevelt qui avait sauvé le capitalisme en le réglementant dans les années 30.
Nous ne sommes pas tout à fait dans les années 30, mais si nous additionnons les dysfonctionnements globaux, économie, écologie, énergie, rareté, la situation est gravissime. Si on ne réintroduit pas dans le marché des indications de la prise en compte du patrimoine global de l’humanité et de ses destructions, le marché deviendra fou. En revanche si nous introduisons ces données, le marché peut redevenir l’indicateur le plus intelligent qui existe par rapport au moyen, et même au long terme.
Tout cela ne se négociera pas qu’entre Occidentaux; la période où les Occidentaux pouvaient tout faire sous le pseudonyme de «communauté internationale» est terminée. Les prochaines négociations ne ressembleront pas du tout à ce qui a fonctionné à San Francisco, Bretton Woods et la Havane; ce sera une négociation beaucoup plus ouverte avec les dix, douze, quinze puissances– vive l’élargissement du G8 bien sûr – qui comptent aujourd’hui au moins. Il faut s’y préparer. Ce n’est pas facile, mais nous n’avons pas d’autre choix.