L’intégration dans l’Union de dix nouveaux pays dont le communisme nous avait séparés. Est-elle un grand succès pour la construction européenne ou au contraire les différences culturelles, économiques, vont-elles rendre ingérable la machine européenne?
L’élargissement va déclencher une alchimie extrêmement intéressante – et on aurait intérêt à ce que la France y pèse de tout son poids -, mais ce n’est pas une réunification. En réalité c’est plus. La seule chose qui ait jamais unifié l’Europe, et que récusent certains partis de gauche européens pour qu’on n’en tire pas des arguments politiques actuels, est la chrétienté. Encore faut-il rappeler les divisions constantes au sein de celle-ci, les hérésies, les querelles entre le pape et l’empereur, puis, entre gallicans et ultramontains sans parler des guerres de religion. C’est une matrice historique mais ancienne, qui ne peut plus être la référence commune, même si elle a inspiré sans aucune doute les fameux «pères fondateurs». Nous ne savons pas quel impact cet élargissement aura sur notre dans le monde, évolution des nos sociétés, nos modes de vie. Dans cette aventure qui commence, il faut s’y engager avec un maximum d’atouts.
Comment des mécanismes institutionnels vont-ils produire une alchimie entre Etats-membres?
Avant vingt-cinq et plus, le système et les alliances seront mois prévisibles, plus instables. Je ne crois pas à la distinction polémique inventée par Donald Rumsfeld qui oppose vieille et nouvelle Europe, ni à l’unité des entrants. On va voir des configurations et des alliances étonnantes, sur chacun des sujets en discussion, pour constituer des majorités d’idées ou des minorités de blocage. Avec la double majorité prévue par le traité constitutionnel qui renforce le poids des «grands pays», mais entérine le décrochage entre la France (13%) et l’Allemagne (environ 18%), ce que François Mitterrand je crois n’aurait pas accepté, la France devra être active et convaincante auprès de touts ses partenaires et ne pas compter que sur le couple franco-allemand. Toujours indispensable, celui-ci n’est plus suffisant.
Mais l’Europe doit-elle se construire sur les relations entre gouvernements et administrations ou sur le rapprochement des peuples?
Tout en même temps. Il y a une interaction dialectique entre les gouvernements, les administrations, les élites et les peuples. Par exemple, la question turque. Ou sur l’Europe sociale. Les peuples européens sont heureux de vivre en paix et de circuler et de changer sans entraves. Mais même entre la France et l’Allemagne, après des décennies de célébration de la religion d’Etat franco-allemande, il n’y a pas de symbiose des sociétés. Il faut tenir compte de tout cela.
L’ambition de cette Europe en fabrication devrait-elle être, selon vous, de se doter un jour d’un gouvernement?
Je ne crois pas. Un vrai gouvernement de l’Europe supposerait que les gouvernements nationaux disparaissent. Cela ne me semble ni souhaitable, ni possible. Vouloir donner dans l’Union tous les pouvoirs à un gouvernement issu de la Commission, créer une sorte de régime d’assemblée en confiant le pouvoir au Parlement ou encore redonner tous les pouvoirs aux gouvernements nationaux est irréaliste. Quoi qu’en pensent les souverainistes et les fédéralistes, on restera dans une construction ad hoc, originale, fondée sur la combinaison de trois pôles institutionnels, d’éléments fédéralistes comme l’euro, d’éléments confédéraux et de coopération intergouvernementale. Cette fédération d’Etats-nations, pour reprendre l’expression de Delors, n’a pas vocation à fusionner. Autant le dire! Par contre, il faut un gouvernement économique à la zone euro.
L’Europe puissance dont vous êtes l’un des avocats les plus convaincus a-t-elle plus ou moins de chances de se réaliser?
Ne faisons pas comme s’il existait ou pas avant, une Europe à quinze merveilleusement performante, menacée de paralysie par l’entrée de toute sorte des membres mal préparés. Les raisons qui empêchent l’Europe de devenir une puissance étaient déjà présentes dans l’Europe à quinze. Dans l’affaire irakienne, il n’y avait pas un clivage entre anciens et nouveaux membres de l’Union, mais au moins trois lignes, déjà présentes chez les Quinze. Non, ce qui fait obstacle à l’Europe puissance, c’est que, si cette perspective excite et dynamise certaines élites, notamment en France, ce n’est pas un projet partagé par les peuples.
Quelle est votre définition de la puissance?
La puissance n’est pas seulement un agrégat statistique qui additionne des armées ou des PNB. Elle suppose unité de commandement, de manoeuvre, de politique. Et requiert préalablement une volonté d’exercer cette puissance, de renforcer l’influence de l’Europe dans le monde et de se doter des moyens nécessaires pour le faire. On a considéré, à tort, que des années de communiqués communs des ministères des Affaires étrangères ou des Conseils européens suffiraient à créer une unité de vues. Comme si l’histoire et les mentalités étaient abrogées. Nouveau vertige de la table rase. Ce refoulé ne revienne aujourd’hui. Héritiers de plusieurs siècles de conceptions nationales différentes voire antagonistes et antagonistes, nous ne ferons pas l’économie d’une controverse sur ce que nous voulons faire de l’Europe dans le monde. Le déclenchement de cette indispensable controverse démocratique relève de la responsabilité des politiques.
Les Français aiment l’idée d’une Europe puissance car ils pensent que ce serait «une sorte de France en plus grand». Mais ils ont un rapport ambigu à cette idée…
Certains peuples sont allergiques à l’idée de puissance en soi. Pas les Français, mais ils ne sont pas prêts à sacrifier leur propre puissance tant qu’ils ne sont sûres s’exercera dans le sens qu’ils souhaitent. Certains ont cru que les manifestions en Europe contre Bush exprimaient un désir d’Europe puissance. En fait, les Européens ont manifesté contre l’emploi de la force qui les horrifie. Pas pour que l’Europe devienne elle aussi une puissance. Comme je fais partie de ceux qui pensent qu’une Europe puissance serait utile à l’équilibre du monde et qu’il serait bon, y compris pour les Américains, d’avoir un partenaire de poids, je réfléchis au façon d’y parvenir. Je ne crois pas qu’elle puisse naître fonctionnellement de la «reconstitution» – qui n’en est pas une – ou encore qu’il suffit de créer des mécanismes comme la PESC (Politique Etrangère de Sécurité Commune) ou de la création d’un poste de ministre européen des Affaires étrangères. Tout cela ne va pas harmoniser les esprits par enchantement.
Avant de s’interroger sur le comment, peut-être est il nécessaire de s’interroger sur le pourquoi. Quel serait le rôle de cette Europe puissance?
Une Europe puissance aurait déjà pour rôle de défendre les intérêts et les conceptions de l’Europe dans tous les domaines: sécurité, défense, économie, culture. Certains partisans de cette idée rêvent en fait de faire comme les Américains et d’imposer leur lois au monde. Ceux-là sont anti-américains par jalousie. Pour moi, il ne s’agit pas de fabriquer une autre hyperpuissance qui, à son tour, sombrera dans l’ubris. Je ne suis pas un maniaque de l’ingérence, et si l’Europe était constituée en puissance, autrement dit si elle surmontait ses divergences en politiques étrangères et se dotait d’une capacité militaire, elle devrait agir autrement en Afrique, en Irak ou au Proche-Orient: pas contre les Etats-Unis, parfois même avec eux, mais à partir de ses propres bases. Donc, sortir de l’impuissance. Ne pas faire comme Bush. Agir sur les causes des problèmes du monde. Renforcer le multilatéralisme.
Par exemple, sur le Proche-Orient, quelle aurait été l’approche européenne?
Idéalement, elle consisté à soutenir les Américains en Afghanistan; ne pas faire cette guerre en Irak; chercher à imposer et à garantir la paix au Proche-Orient sur la base des «paramètres de Clinton» et de l’initiative de Genève, ce qui aurait donné une tout autre crédibilité et une efficacité tout à fait différente à la lutte antiterroriste.
Le terrorisme international est-il lié, selon vous, à la question palestinienne? N’est pas accepter les termes du débat tels que le pose Al Qaeda?
Il est vrai que, pour Al Qaeda la Palestine comte moins que l’Arabie Saoudite. Mais il faut envisager l’affaire dans un autre sens. Tant que l’Occident a l’air soit complice de la colonisation des Territoires, qui se poursuit depuis trente-sept ans soit passif face à un gouvernement israélien qui ne recherche pas évidemment de solution politique au problème, d’une part, cela crée des vocations terroristes, d’autre part, cela handicape tous les responsables arabes ou musulmans qui voudraient s’engager plus activement dans la lutte antiterroriste. Je sais bien que la paix au Proche-Orient ne ferait pas disparaître d’un coup le terrorisme, mais cette lut aurait lieu dans de biens meilleures conditions. Si une Europe puissance défendait ce type de ligne, les Américains ne pourraient pas faire n’importe quoi.
Mais même sans cela, le discrédit suivi par l’Amérique ne risque-t-il pas de la rendre incapable de toute action? N’est-ce pas un danger pour l’Europe?
Il peut y avoir un impact momentané. On ne peut pas écarter l’hypothèse de l’Amérique provisoirement traumatise, semblable à un gendarme groggy, d’une Europe byzantine qui continue à discutailler et d’un désordre mondial qui s’accroît. Mais cela ne change pas les fondements américains, leur puissance économique, l’attractivité de leurs universités, la prédominante de leurs normes techniques et de leur droit. Ni la nature des problèmes européens.
Le passé récent n’est guère encourageant: sur le rapport avec l’Amérique, sur l’Iraq et d’autres sujets, les divergences entre Européens paressent sinon irréconciliables, du mois très profondes.
Les européens doivent se mettre d’accord sur deux choses. Tout d’abord il faut convaincre les européens angéliques, hédonistes et pacifistes, ceux qui rêvent d’une Europe post-nationale et post-tragique que si l’Europe ne devient pas une puissance elle deviendra… impuissante et dépendante. Par ailleurs il s’agît de surmonter la contradiction entre atlantisme et européisme. Aussi paradoxale que cela puisse sembler, les désaccords entre Blair, Chirac et Schröder d’autre part, ne me semblent pas si profond que cela. Il y a là beaucoup de posture de «jeu de rôles». Les Britanniques viennent de vérifier la démonstration que leur fameuse relation spéciale ne leur donne aucune influence réelle sur la politique américaine, surtout quand les Américains s’abandonnent à des politiques comme celle que mène George W. Bush. Et Allemands et Français ont découvert que même quand ils sont d’accord entre eux, cela ne suffit plus à entraîner l’unanimité des Européens sur leurs positions. Donc, pour les trois, il n’y a plus d’autre solution qu’une politique européenne de partenariat et d’autonomie.
Le «monde multipolaire» ardemment défendu par Jacques Chirac peut-il être autre chose qu’un objectif rhétorique?
Pour l’instant, tant que les autres puissances n’ont ni le poids ni la liberté de manœuvre des Etats-Unis, c’est un slogan ou un objectif. De plus, un monde multipolaire n’est pas forcément la panacée si les pôles sont les Etats-Unis, la Chine, une partie du monde arabe, la Russie et l’Inde. On pourrait alors revenir à une logique de guerre froide avec l’alliance de certains pôles contre les autres. Mais ce ne serait un progrès que si l’Europe devient l’un des pôles et si l’ensemble s’articulait avec un système multilatéral rénové. Cela suppose de trancher le débat France/Grande-Bretagne: pôle européenne ou pôle occidentale?
N’est-il pas illusoire de croire que la «mollassonnerie» onusienne pourrait se substituer à la brutalité américaine?
Hommage du vice à la vertu, même Bush feint maintenant d’avoir besoin de l’ONU. La faiblesse des Nations unies est de donner une voix à toutes les nations. Mais c’est aussi leur force. C’est une Onu réformée qu’il faut opposer à l’unilatéralisme américain.
Revenons à la l’Europe puissance. Si je vous comprends bien, il faut la faire par le haut…?
Le sentiment d’appartenance émergera si l’on démontre que les pays d’Europe accompliront plus de choses grandes et intelligentes ensemble que séparément. Il ne faut pas demander à chaque peuple d’abandonner son propre patriotisme et sa propre identité au profit d’une usine à gaz qui ne profère sur les affaires du monde que des généralités bien intentionnées et dépourvues d’influence. Car à l’heure, les peuples renâclent. Contrairement aux souverainistes qui croient qu’elles sont exclusives de tout autre appartenance, et contrairement aux fédéralistes qui attendent de tout de mécanismes institutionnels supranationaux, je pense qu’il faut traiter les identités nationales comme une richesse en le combinant.
Le débat que vous appelez de vos vœux est-il d’actualité ou ne s’agît-il que des considérations théoriques?
Non. Il y a, je crois, un désir d’Europe puissance réel et vague. Cette demande diffuse attend une offre: c’est le temps des responsables: Ce le temps des responsables.
On voit où peut mener la volonté de faire le bonheur des peuples malgré eux. Pour autant, l’Europe doit-elle renoncer à diffuser son modèle démocratique dans le monde?
L’Europe est traversée de mouvements contradictoires: le désir de propager son modèle la phobie de la force. La démocratie est évidemment souhaitable pour tout le monde. Tous les hommes et les femmes, partout, veulent voir leurs droits respectés. La question est: que peut-on faire pour propager la démocratie de l’extérieur? On sait qu’il est facile de répandre les techniques démocratiques, et très difficile de répandre la culture démocratique. Il faut être conscient de ce risque sinon on favorise l’accès au pouvoir par l’élection de majorités qui ne tiennent nullement compte des minorités et de la démocratie. C’est l’actuel dilemme arabe.
Mais l’idée même d’une expansion de la démocratie par la force vous semble-elle saugrenue?
Oui, sauf en cas de guerre totale, après Hiroshima ou Dresde. Historiquement, la démocratie résulte des processus économiques et sociaux internes. Mais les occidentaux, y compris les Européens, qui propagent leur conception depuis mille ans, veulent démocratiser les autres! Mieux vaut soutenir les réformateurs ou les modernisateurs de l’intérieur, procéder par étapes, faire du sur-mesure et utiliser le potentiel de démocratisation de chaque société pour éviter de brusques retours en arrière. Face au monde arabe, les anciennes puissances coloniales et la nouvelle puissance impériale sont en porte-à-faux. Le projet bush de «Greater Middle East» cumule les handicaps pour des dirigeants arabes qui voudraient démocratiser, il doit en exister. Voila un domaine ou l’Europe puissance sera plus performante si elle ne succombe pas a son tour a l’ivresse des conditionnalités.
En somme, l’essentiel et d’éviter le manichéisme?
De fait, je ne suis pas un adepte de cette vieille religion perse qui a triomphé dans la période récente aux Etats-Unis. Momentanément, faut-il espérer.
L’intégration dans l’Union de dix nouveaux pays dont le communisme nous avait séparés. Est-elle un grand succès pour la construction européenne ou au contraire les différences culturelles, économiques, vont-elles rendre ingérable la machine européenne?
L’élargissement va déclencher une alchimie extrêmement intéressante – et on aurait intérêt à ce que la France y pèse de tout son poids -, mais ce n’est pas une réunification. En réalité c’est plus. La seule chose qui ait jamais unifié l’Europe, et que récusent certains partis de gauche européens pour qu’on n’en tire pas des arguments politiques actuels, est la chrétienté. Encore faut-il rappeler les divisions constantes au sein de celle-ci, les hérésies, les querelles entre le pape et l’empereur, puis, entre gallicans et ultramontains sans parler des guerres de religion. C’est une matrice historique mais ancienne, qui ne peut plus être la référence commune, même si elle a inspiré sans aucune doute les fameux «pères fondateurs». Nous ne savons pas quel impact cet élargissement aura sur notre dans le monde, évolution des nos sociétés, nos modes de vie. Dans cette aventure qui commence, il faut s’y engager avec un maximum d’atouts.
Comment des mécanismes institutionnels vont-ils produire une alchimie entre Etats-membres?
Avant vingt-cinq et plus, le système et les alliances seront mois prévisibles, plus instables. Je ne crois pas à la distinction polémique inventée par Donald Rumsfeld qui oppose vieille et nouvelle Europe, ni à l’unité des entrants. On va voir des configurations et des alliances étonnantes, sur chacun des sujets en discussion, pour constituer des majorités d’idées ou des minorités de blocage. Avec la double majorité prévue par le traité constitutionnel qui renforce le poids des «grands pays», mais entérine le décrochage entre la France (13%) et l’Allemagne (environ 18%), ce que François Mitterrand je crois n’aurait pas accepté, la France devra être active et convaincante auprès de touts ses partenaires et ne pas compter que sur le couple franco-allemand. Toujours indispensable, celui-ci n’est plus suffisant.
Mais l’Europe doit-elle se construire sur les relations entre gouvernements et administrations ou sur le rapprochement des peuples?
Tout en même temps. Il y a une interaction dialectique entre les gouvernements, les administrations, les élites et les peuples. Par exemple, la question turque. Ou sur l’Europe sociale. Les peuples européens sont heureux de vivre en paix et de circuler et de changer sans entraves. Mais même entre la France et l’Allemagne, après des décennies de célébration de la religion d’Etat franco-allemande, il n’y a pas de symbiose des sociétés. Il faut tenir compte de tout cela.
L’ambition de cette Europe en fabrication devrait-elle être, selon vous, de se doter un jour d’un gouvernement?
Je ne crois pas. Un vrai gouvernement de l’Europe supposerait que les gouvernements nationaux disparaissent. Cela ne me semble ni souhaitable, ni possible. Vouloir donner dans l’Union tous les pouvoirs à un gouvernement issu de la Commission, créer une sorte de régime d’assemblée en confiant le pouvoir au Parlement ou encore redonner tous les pouvoirs aux gouvernements nationaux est irréaliste. Quoi qu’en pensent les souverainistes et les fédéralistes, on restera dans une construction ad hoc, originale, fondée sur la combinaison de trois pôles institutionnels, d’éléments fédéralistes comme l’euro, d’éléments confédéraux et de coopération intergouvernementale. Cette fédération d’Etats-nations, pour reprendre l’expression de Delors, n’a pas vocation à fusionner. Autant le dire! Par contre, il faut un gouvernement économique à la zone euro.
L’Europe puissance dont vous êtes l’un des avocats les plus convaincus a-t-elle plus ou moins de chances de se réaliser?
Ne faisons pas comme s’il existait ou pas avant, une Europe à quinze merveilleusement performante, menacée de paralysie par l’entrée de toute sorte des membres mal préparés. Les raisons qui empêchent l’Europe de devenir une puissance étaient déjà présentes dans l’Europe à quinze. Dans l’affaire irakienne, il n’y avait pas un clivage entre anciens et nouveaux membres de l’Union, mais au moins trois lignes, déjà présentes chez les Quinze. Non, ce qui fait obstacle à l’Europe puissance, c’est que, si cette perspective excite et dynamise certaines élites, notamment en France, ce n’est pas un projet partagé par les peuples.
Quelle est votre définition de la puissance?
La puissance n’est pas seulement un agrégat statistique qui additionne des armées ou des PNB. Elle suppose unité de commandement, de manoeuvre, de politique. Et requiert préalablement une volonté d’exercer cette puissance, de renforcer l’influence de l’Europe dans le monde et de se doter des moyens nécessaires pour le faire. On a considéré, à tort, que des années de communiqués communs des ministères des Affaires étrangères ou des Conseils européens suffiraient à créer une unité de vues. Comme si l’histoire et les mentalités étaient abrogées. Nouveau vertige de la table rase. Ce refoulé ne revienne aujourd’hui. Héritiers de plusieurs siècles de conceptions nationales différentes voire antagonistes et antagonistes, nous ne ferons pas l’économie d’une controverse sur ce que nous voulons faire de l’Europe dans le monde. Le déclenchement de cette indispensable controverse démocratique relève de la responsabilité des politiques.
Les Français aiment l’idée d’une Europe puissance car ils pensent que ce serait «une sorte de France en plus grand». Mais ils ont un rapport ambigu à cette idée…
Certains peuples sont allergiques à l’idée de puissance en soi. Pas les Français, mais ils ne sont pas prêts à sacrifier leur propre puissance tant qu’ils ne sont sûres s’exercera dans le sens qu’ils souhaitent. Certains ont cru que les manifestions en Europe contre Bush exprimaient un désir d’Europe puissance. En fait, les Européens ont manifesté contre l’emploi de la force qui les horrifie. Pas pour que l’Europe devienne elle aussi une puissance. Comme je fais partie de ceux qui pensent qu’une Europe puissance serait utile à l’équilibre du monde et qu’il serait bon, y compris pour les Américains, d’avoir un partenaire de poids, je réfléchis au façon d’y parvenir. Je ne crois pas qu’elle puisse naître fonctionnellement de la «reconstitution» – qui n’en est pas une – ou encore qu’il suffit de créer des mécanismes comme la PESC (Politique Etrangère de Sécurité Commune) ou de la création d’un poste de ministre européen des Affaires étrangères. Tout cela ne va pas harmoniser les esprits par enchantement.
Avant de s’interroger sur le comment, peut-être est il nécessaire de s’interroger sur le pourquoi. Quel serait le rôle de cette Europe puissance?
Une Europe puissance aurait déjà pour rôle de défendre les intérêts et les conceptions de l’Europe dans tous les domaines: sécurité, défense, économie, culture. Certains partisans de cette idée rêvent en fait de faire comme les Américains et d’imposer leur lois au monde. Ceux-là sont anti-américains par jalousie. Pour moi, il ne s’agit pas de fabriquer une autre hyperpuissance qui, à son tour, sombrera dans l’ubris. Je ne suis pas un maniaque de l’ingérence, et si l’Europe était constituée en puissance, autrement dit si elle surmontait ses divergences en politiques étrangères et se dotait d’une capacité militaire, elle devrait agir autrement en Afrique, en Irak ou au Proche-Orient: pas contre les Etats-Unis, parfois même avec eux, mais à partir de ses propres bases. Donc, sortir de l’impuissance. Ne pas faire comme Bush. Agir sur les causes des problèmes du monde. Renforcer le multilatéralisme.
Par exemple, sur le Proche-Orient, quelle aurait été l’approche européenne?
Idéalement, elle consisté à soutenir les Américains en Afghanistan; ne pas faire cette guerre en Irak; chercher à imposer et à garantir la paix au Proche-Orient sur la base des «paramètres de Clinton» et de l’initiative de Genève, ce qui aurait donné une tout autre crédibilité et une efficacité tout à fait différente à la lutte antiterroriste.
Le terrorisme international est-il lié, selon vous, à la question palestinienne? N’est pas accepter les termes du débat tels que le pose Al Qaeda?
Il est vrai que, pour Al Qaeda la Palestine comte moins que l’Arabie Saoudite. Mais il faut envisager l’affaire dans un autre sens. Tant que l’Occident a l’air soit complice de la colonisation des Territoires, qui se poursuit depuis trente-sept ans soit passif face à un gouvernement israélien qui ne recherche pas évidemment de solution politique au problème, d’une part, cela crée des vocations terroristes, d’autre part, cela handicape tous les responsables arabes ou musulmans qui voudraient s’engager plus activement dans la lutte antiterroriste. Je sais bien que la paix au Proche-Orient ne ferait pas disparaître d’un coup le terrorisme, mais cette lut aurait lieu dans de biens meilleures conditions. Si une Europe puissance défendait ce type de ligne, les Américains ne pourraient pas faire n’importe quoi.
Mais même sans cela, le discrédit suivi par l’Amérique ne risque-t-il pas de la rendre incapable de toute action? N’est-ce pas un danger pour l’Europe?
Il peut y avoir un impact momentané. On ne peut pas écarter l’hypothèse de l’Amérique provisoirement traumatise, semblable à un gendarme groggy, d’une Europe byzantine qui continue à discutailler et d’un désordre mondial qui s’accroît. Mais cela ne change pas les fondements américains, leur puissance économique, l’attractivité de leurs universités, la prédominante de leurs normes techniques et de leur droit. Ni la nature des problèmes européens.
Le passé récent n’est guère encourageant: sur le rapport avec l’Amérique, sur l’Iraq et d’autres sujets, les divergences entre Européens paressent sinon irréconciliables, du mois très profondes.
Les européens doivent se mettre d’accord sur deux choses. Tout d’abord il faut convaincre les européens angéliques, hédonistes et pacifistes, ceux qui rêvent d’une Europe post-nationale et post-tragique que si l’Europe ne devient pas une puissance elle deviendra… impuissante et dépendante. Par ailleurs il s’agît de surmonter la contradiction entre atlantisme et européisme. Aussi paradoxale que cela puisse sembler, les désaccords entre Blair, Chirac et Schröder d’autre part, ne me semblent pas si profond que cela. Il y a là beaucoup de posture de «jeu de rôles». Les Britanniques viennent de vérifier la démonstration que leur fameuse relation spéciale ne leur donne aucune influence réelle sur la politique américaine, surtout quand les Américains s’abandonnent à des politiques comme celle que mène George W. Bush. Et Allemands et Français ont découvert que même quand ils sont d’accord entre eux, cela ne suffit plus à entraîner l’unanimité des Européens sur leurs positions. Donc, pour les trois, il n’y a plus d’autre solution qu’une politique européenne de partenariat et d’autonomie.
Le «monde multipolaire» ardemment défendu par Jacques Chirac peut-il être autre chose qu’un objectif rhétorique?
Pour l’instant, tant que les autres puissances n’ont ni le poids ni la liberté de manœuvre des Etats-Unis, c’est un slogan ou un objectif. De plus, un monde multipolaire n’est pas forcément la panacée si les pôles sont les Etats-Unis, la Chine, une partie du monde arabe, la Russie et l’Inde. On pourrait alors revenir à une logique de guerre froide avec l’alliance de certains pôles contre les autres. Mais ce ne serait un progrès que si l’Europe devient l’un des pôles et si l’ensemble s’articulait avec un système multilatéral rénové. Cela suppose de trancher le débat France/Grande-Bretagne: pôle européenne ou pôle occidentale?
N’est-il pas illusoire de croire que la «mollassonnerie» onusienne pourrait se substituer à la brutalité américaine?
Hommage du vice à la vertu, même Bush feint maintenant d’avoir besoin de l’ONU. La faiblesse des Nations unies est de donner une voix à toutes les nations. Mais c’est aussi leur force. C’est une Onu réformée qu’il faut opposer à l’unilatéralisme américain.
Revenons à la l’Europe puissance. Si je vous comprends bien, il faut la faire par le haut…?
Le sentiment d’appartenance émergera si l’on démontre que les pays d’Europe accompliront plus de choses grandes et intelligentes ensemble que séparément. Il ne faut pas demander à chaque peuple d’abandonner son propre patriotisme et sa propre identité au profit d’une usine à gaz qui ne profère sur les affaires du monde que des généralités bien intentionnées et dépourvues d’influence. Car à l’heure, les peuples renâclent. Contrairement aux souverainistes qui croient qu’elles sont exclusives de tout autre appartenance, et contrairement aux fédéralistes qui attendent de tout de mécanismes institutionnels supranationaux, je pense qu’il faut traiter les identités nationales comme une richesse en le combinant.
Le débat que vous appelez de vos vœux est-il d’actualité ou ne s’agît-il que des considérations théoriques?
Non. Il y a, je crois, un désir d’Europe puissance réel et vague. Cette demande diffuse attend une offre: c’est le temps des responsables: Ce le temps des responsables.
On voit où peut mener la volonté de faire le bonheur des peuples malgré eux. Pour autant, l’Europe doit-elle renoncer à diffuser son modèle démocratique dans le monde?
L’Europe est traversée de mouvements contradictoires: le désir de propager son modèle la phobie de la force. La démocratie est évidemment souhaitable pour tout le monde. Tous les hommes et les femmes, partout, veulent voir leurs droits respectés. La question est: que peut-on faire pour propager la démocratie de l’extérieur? On sait qu’il est facile de répandre les techniques démocratiques, et très difficile de répandre la culture démocratique. Il faut être conscient de ce risque sinon on favorise l’accès au pouvoir par l’élection de majorités qui ne tiennent nullement compte des minorités et de la démocratie. C’est l’actuel dilemme arabe.
Mais l’idée même d’une expansion de la démocratie par la force vous semble-elle saugrenue?
Oui, sauf en cas de guerre totale, après Hiroshima ou Dresde. Historiquement, la démocratie résulte des processus économiques et sociaux internes. Mais les occidentaux, y compris les Européens, qui propagent leur conception depuis mille ans, veulent démocratiser les autres! Mieux vaut soutenir les réformateurs ou les modernisateurs de l’intérieur, procéder par étapes, faire du sur-mesure et utiliser le potentiel de démocratisation de chaque société pour éviter de brusques retours en arrière. Face au monde arabe, les anciennes puissances coloniales et la nouvelle puissance impériale sont en porte-à-faux. Le projet bush de «Greater Middle East» cumule les handicaps pour des dirigeants arabes qui voudraient démocratiser, il doit en exister. Voila un domaine ou l’Europe puissance sera plus performante si elle ne succombe pas a son tour a l’ivresse des conditionnalités.
En somme, l’essentiel et d’éviter le manichéisme?
De fait, je ne suis pas un adepte de cette vieille religion perse qui a triomphé dans la période récente aux Etats-Unis. Momentanément, faut-il espérer.