La Voix de France:Quel regard portez-vous sur l’intervention française au Mali?
Hubert Védrine: Elle est justifiée, et légale au plan du droit international puisque le Conseil de sécurité a voté une résolution pour rétablir la souveraineté du Mali au titre du chapître VII (1), ce qui est rare. La CEDEAO (la Communauté économique des états d’Afrique de l’Ouest, NDLR) et le président du Mali ont également lancé un appel à l’aide. Elle était urgente et pas que pour le Mali et la France. Il s’agit d’une question de sécurité internationale. La preuve, la Chine et a Russie n’ont pas opposé leur veto à la résolution. La décision d’intervenir était donc nécessaire, et courageuse. Ne pas le faire aurait été tragique.
LVDF:Un fait pose question. Celui du moment choisi par la France pour mener cette action militaire alors que les djihadistes progressaient depuis 10 mois vers le sud du pays…
HV: (Il coupe) Le moment n’a pas été choisi par la France, mais par les groupes armés eux même qui avaient lancé une offensive et allaient prendre Mopti, puis Bamako, avant que la force militaire africaine soit sur pied. On ne reproche pas à des pompiers de se précipiter vers un immeuble où un foyer d’incendie vient de se déclarer. Le tempo a été donné par ces brigades djihadistes, pas par la France, qui aurait certainement préféré ne pas être obligé d’intervenir.
LVDF:La situation malienne est-elle comparable à celles qui ont prévalues en Irak et en Afghanistan?
HV: Chaque cas est particulier. Il faut d’abord distinguer les interventions qui se sont déroulées sous l’égide des Nations Unies, et les autres. La France n’a pas agi sans mandat de la communauté internationale, à l’inverse de Georges W.Bush en 2003 en Irak.
En Afghanistan, en revanche, il s’agissait d’une riposte américaine aux attentats du 11 septembre 2001, reconnue comme légitime par les cinq membres permanents. Au Mali ce n’est pas une «ingérence» unilatérale, mais une action qui s’inscrit dans le cadre de la légalité internationale. Autre différence: il n’y a pas le Pakistan à côté.
LVDF:L’intervention française en Libye, décidée par Nicolas Sarkozy, a-t-elle déstabilisé l’ensemble du Sahel et provoqué la crise actuelle?
HV: L’ancien Président de la République et le premier ministre anglais David Cameron avait eu à choisir: devaient-ils aider les insurgés libyens, cernés à Benghazi par les forces de Mouammar Kadhafi, qui avaient menacé de réduire dans le sang cette insurrection, ou laisser perpétrer ce massacre? Tout laisse à penser que Khadafi aurait mis son plan à exécution, l’exemple syrien est là pour nous le rappeler. Paris et Londres ont choisi d’agir, dans le cadre d’une résolution du Conseil de Sécurité, elle-même rendue possible par l’appel à l’aide de la Ligue Arabe, qui a fait que Pékin et Moscou n’ont pas osé mettre le veto. Laisser-faire aurait été pire, d’un point de vue humain et politique. Cette intervention a sans doute aggravé la situation au Mali et au Sahel, mais il est nécessaire de rappeler que cela fait des années, bien avant la chute du régime libyen, que certains groupes Touaregs, séduits et payés par Kadhafi, ou islamistes armés déstabilisent des pays de la région, que le Sahara est devenue une plaque tournante mondiale de la drogue (Les narco-trafiquants d’Amérique Latine, quand le marché de Miami leur est devenu plus difficilement accessible, ont commencé à envoyer leurs cargaisons via la Guinée et le Mali), et qu’ont lieu des prises d’otages…
LVDF:L’extrême pauvreté du pays a donc été un terreau favorable aux développements de ces trafics…
HV: Évidemment. Celui qui accepte de surveiller un convoi de drogue gagnera en deux nuits plus que son cousin éleveur de chameaux en deux ans. La sécheresse qui a frappé le pays ces deux dernières années a provoqué des ravages pour le bétail et les petites cultures. Les producteurs locaux de coton ont été ruinés par leurs concurrents américains, très subventionnés. Il va falloir que tous les pays qui ont intérêt à stabiliser le pays lui viennent économiquement en aide.
LVDF:La France a-t-elle un rôle particulier à jouer dans la reconstruction du Mali?
HV: Oui mais pas seulement. Si leurs spécifités des Touaregs ne sont pas reconnus, ni leurs droits, que ce soit par l’octroi d’un statut autonome ou par une autre voie, l’instabilité va durer. La France, pas plus qu’un autre pays, n’a à dicter sa solution mais elle ne pourra pas non plus faire perdurer pas son aide une situation explosive. Ensuite il y’a la reconstruction de l’économie.
LVDF:La France semble impuissante dans la crise syrienne. Avons-nous les moyens de peser diplomatiquement pour faire cesser cette guerre civile?
HV: Pourquoi la France? C’est le cas de tout le monde. Sinon, nous n’en serions pas, deux ans après à compter les victimes par dizaines de milliers. La Russie, la Turquie, les Etats-Unis, le Qatar, l’Arabie Saoudite, l’Union Européenne n’ont rien réglé. Les Occidentaux, induits en erreur par la chute de Moubarak et de Ben Ali, ont cru à un effet domino, raison pour laquelle ils ont probablement jugés inutile de chercher à s’entendre avec les Russes. Ensemble Moscou, Washington, Paris, Berlin Londres, la Turquie, les Qataris et les Saoudiens auraient peut-être, je dis bien peut être, évité un bain de sang. Peut-être est-ce encore possible bien que toutes les issues semblent maintenant tragiques de définir une approche commune? Il est frappant d’observer qu’une grande partie des Syriens a tout aussi peur, si ce n’est plus, de la victoire des rebelles islamistes que du régime actuel, quelle que soit la cruauté de la répression.
LVDF:Le Qatar s’affiche comme un allié solide de la France qui combat avec vigueur le terrorisme islamiste. Or le Qatar finance notoirement des groupes salafistes, en Syrie notamment. Jouons-nous un jeu dangereux avec cette pétromonarchie?
HV: La chronologie n’est pas celle-là. Les liens de la France avec le Qatar sont plus anciens, comme avec l’Arabie Saoudite. C’est un pays dynamique, très riche en gaz, qui cherche des investissements sûrs dans le monde, raison pour laquelle il se tourne notamment vers la France. Quant aux islamistes. Les Qataris réfutent votre affirmation. Ils affirment qu’aucune preuve n’a été établie, et qu’il ne faut pas confondre financement étatique avec les dons que certaines familles musulmanes peuvent faire à des associations religieuses ou charitable, et encore moins tout cela avec du financement de terrorisme.
LVDF:Lors du quinquennat de Nicolas Sarkozy, la France a rejoint le commandement intégré de l’OTAN. Pour quels résultats?
HV: C’est la question que François Hollande m’a posée (2). Dans le rapport que je lui ai remis en novembre, j’écris qu’il est trop tôt pour tirer des conclusions définitives sur cette décision qui peut être, au bout du compte, et selon ce qu’on fera, positive ou négative. Aujourd’hui, en tout cas, ressortir du commandement n’est pas une option. Cette décision serait perçue comme extravagante par tous nos partenaires et nous affaiblirait sur tous les plans. Tout dépendra finalement de la vigueur de notre action au sein de l’OTAN. La pire des choses serait d’y être passif. Cela va nous imposer de clarifier nos positions stratégiques, militaires et industrielles, afin de mener une politique ambitieuse au sein de l’Organisation, à laquelle Washington n’est à priori pas hostile.
LVDF:L’Allemagne exerce aujourd’hui une forme d’hégémonisme sur l’Union Européenne. Comment la France peut-elle rééquilibrer sa relation avec Berlin?
HV: Hégémonisme? Le terme me paraît un peu fort, même si l’Allemagne est effectivement le pays le plus puissant d’un point de vue économique, et pèse de plus en plus politiquement. Mais ce n’est pas le cas sur le plan militaire. C’est notre armée qui est intervenue dans l’urgence en Libye et au Mali. Ceci dit, le poids de l’Allemagne dans la gouvernance de la Zone Euro est déterminant. François Hollande a raison de vouloir le rééquilibrer, psychologiquement, politiquement, économiquement. Mais au fond, ce rééquilibrage ne dépend d’abord de nous. Si nous parvenons à redresser notre économie, dans la logique du rapport Gallois (3), notre position en Europe, et par rapport à l’Allemagne, sera beaucoup plus forte.
LVDF:Le couple franco-allemand est-il un leurre?
HV: Le terme a toujours été enjolivé, même si ce «couple» a existé dans le passé. Cependant il a cessé d’être une réalité a partir de la réunification allemande. Gerhard Schröder (l’ancien chancelier allemand, NDLR), au pouvoir, à partir de 1998 déclarait qu’il défendait les intérêts nationaux allemands, ce qui est tout à fait normal. Ce mot de «couple», n’est d’ailleurs utilisé que par les Français. Il traduit la nostalgie d’une parité perdue France-Allemagne. Ceci dit, même si ce terme n’est plus adapté, la réalité européenne est très simple: si la France et l’Allemagne ne s’entendent pas, l’Union Européenne ne fonctionne pas. Nous avons donc intérêt à nous entendre, sans pathos, pour mieux défendre nos intérêts communs.
LVDF:La réussite économique de l’Allemagne s’est-elle construite au détriment de ses partenaires européens?
HV: Ce serait injuste de dire cela: Qu’est ce qui empêchait les autres pays de l’Union de faire les mêmes réformes structurelles? Cela dit cette réussite n’est pas transposable car l’Allemagne réalise 60 % de ses excédents d’exportation dans la zone euro. Il est donc impossible d’avoir 17 Allemagnes, cela ne fonctionne pas. Il faut s’inspirer du modèle allemand mais sans le dupliquer. Il faut maîtriser la dépense publique et réduire la dette, mais sans étouffer la croissance.
LVDF:La diplomatie économique prônée par Laurent Fabius a-t-elle une chance de se concrétiser?
HV: C’est une orientation très juste, un outil important de la panoplie diplomatique, à côté de la dissuasion nucléaire, de la capacité de projection militaire, de l’influence culturelle et linguistique, de l’attractivité du territoire français, de la gastronomie etc… Le Quai d’Orsay en fait depuis toujours, un peu comme monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir. J’avais déjà renforcé cela, mais Laurent Fabius a raison d’en faire une de ses priorité pour mieux armer la France dans une «mêlée mondiale», où la concurrence est exacerbée.
LVDF:Justement, dans le monde que vous décrivez, la politique a-t-elle encore les moyens de peser face aux puissances d’argent?
HV: Lorsque j’étais ministre des Affaires étrangères et que l’on me demandait qui gouverne le monde, je répondais déjà: en premier, personne! Ensuite: les États-Unis ou les marchés financiers – ce qui est en partie la même chose. – Les grandes entreprises: le chiffre d’affaires des 200 plus grands groupes du monde est, dans les 2/3 des cas, supérieur au produit Intérieur brut (PIB) des pays membres de l’ONU. On peut donc se poser la question de savoir qui régule qui! N’oublions pas non plus l’argent de l’économie illégale qui représente 5 à 10 % du PIB mondial, ce qui est énorme. Plus les médias, les ONG, les individus, etc… Bref, les gouvernements ne sont plus du tout dans la même situation qu’il y a 50 ans. Ce qui est bon et mauvais à la fois. La dérégulation des marchés a crée une sorte de Frankenstein financier. Il est indispensable de reconstruire des États efficaces, concentrés sur leurs vraies tâches stratégiques. Sinon le monde ressemblera à un bateau démâté dans la tempête.
LVDF:Les citoyens ont le sentiment que leur vote ne pèse plus rien…
HV: Les gens veulent l’état de droit là où il n’y a pas encore de démocratie; de la démocratie directe là où il y a la démocratie représentative et s’exaspèrent en même temps de l’incapacité de leurs élus. Dire mécaniquement «plus d’Europe» sans traiter ce mal profond – l’impuissance – conduit à une impasse.
LVDF:Quel regard portez-vous sur la communauté des Français de l’étranger?
HV: Excellent. Ce sont le plus souvent des gens formidables, dynamiques, entreprenants. Beaucoup de jeunes Français ont un tempérament aventureux et décident de tenter leur chance dans le monde. J’ai passé ma vie entière à voyager, je constate cela de plus en plus. Il faut juste espérer que ces jeunes – ou moins jeunes- ne partent pas pour de mauvaises raisons, et qu’ils auront envie de revenir afin de nous faire profiter de leur expérience! Ils constituent évidemment un atout majeur de la France aujourd’hui.
(1) Le chapitre VII de la charte des Nations Unies autorise l’intervention d’une force militaire placée sous l’égide de l’ONU en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression.
(2) A lire sur le site hubertvedrine.net et les sites Présidence, MAEE, et Ministère de la Défense.
(3) Louis Gallois, ancien PDG du groupe EADS, a remis le 5 novembre 2012 à Jean-Marc Ayrault un rapport sur la compétitivité de l’industrie française.
(4) «Dans la mêlée mondiale», HV, Fayard, 2012. Voir aussi hvconseil.net
La Voix de France:Quel regard portez-vous sur l’intervention française au Mali?
Hubert Védrine: Elle est justifiée, et légale au plan du droit international puisque le Conseil de sécurité a voté une résolution pour rétablir la souveraineté du Mali au titre du chapître VII (1), ce qui est rare. La CEDEAO (la Communauté économique des états d’Afrique de l’Ouest, NDLR) et le président du Mali ont également lancé un appel à l’aide. Elle était urgente et pas que pour le Mali et la France. Il s’agit d’une question de sécurité internationale. La preuve, la Chine et a Russie n’ont pas opposé leur veto à la résolution. La décision d’intervenir était donc nécessaire, et courageuse. Ne pas le faire aurait été tragique.
LVDF:Un fait pose question. Celui du moment choisi par la France pour mener cette action militaire alors que les djihadistes progressaient depuis 10 mois vers le sud du pays…
HV: (Il coupe) Le moment n’a pas été choisi par la France, mais par les groupes armés eux même qui avaient lancé une offensive et allaient prendre Mopti, puis Bamako, avant que la force militaire africaine soit sur pied. On ne reproche pas à des pompiers de se précipiter vers un immeuble où un foyer d’incendie vient de se déclarer. Le tempo a été donné par ces brigades djihadistes, pas par la France, qui aurait certainement préféré ne pas être obligé d’intervenir.
LVDF:La situation malienne est-elle comparable à celles qui ont prévalues en Irak et en Afghanistan?
HV: Chaque cas est particulier. Il faut d’abord distinguer les interventions qui se sont déroulées sous l’égide des Nations Unies, et les autres. La France n’a pas agi sans mandat de la communauté internationale, à l’inverse de Georges W.Bush en 2003 en Irak.
En Afghanistan, en revanche, il s’agissait d’une riposte américaine aux attentats du 11 septembre 2001, reconnue comme légitime par les cinq membres permanents. Au Mali ce n’est pas une «ingérence» unilatérale, mais une action qui s’inscrit dans le cadre de la légalité internationale. Autre différence: il n’y a pas le Pakistan à côté.
LVDF:L’intervention française en Libye, décidée par Nicolas Sarkozy, a-t-elle déstabilisé l’ensemble du Sahel et provoqué la crise actuelle?
HV: L’ancien Président de la République et le premier ministre anglais David Cameron avait eu à choisir: devaient-ils aider les insurgés libyens, cernés à Benghazi par les forces de Mouammar Kadhafi, qui avaient menacé de réduire dans le sang cette insurrection, ou laisser perpétrer ce massacre? Tout laisse à penser que Khadafi aurait mis son plan à exécution, l’exemple syrien est là pour nous le rappeler. Paris et Londres ont choisi d’agir, dans le cadre d’une résolution du Conseil de Sécurité, elle-même rendue possible par l’appel à l’aide de la Ligue Arabe, qui a fait que Pékin et Moscou n’ont pas osé mettre le veto. Laisser-faire aurait été pire, d’un point de vue humain et politique. Cette intervention a sans doute aggravé la situation au Mali et au Sahel, mais il est nécessaire de rappeler que cela fait des années, bien avant la chute du régime libyen, que certains groupes Touaregs, séduits et payés par Kadhafi, ou islamistes armés déstabilisent des pays de la région, que le Sahara est devenue une plaque tournante mondiale de la drogue (Les narco-trafiquants d’Amérique Latine, quand le marché de Miami leur est devenu plus difficilement accessible, ont commencé à envoyer leurs cargaisons via la Guinée et le Mali), et qu’ont lieu des prises d’otages…
LVDF:L’extrême pauvreté du pays a donc été un terreau favorable aux développements de ces trafics…
HV: Évidemment. Celui qui accepte de surveiller un convoi de drogue gagnera en deux nuits plus que son cousin éleveur de chameaux en deux ans. La sécheresse qui a frappé le pays ces deux dernières années a provoqué des ravages pour le bétail et les petites cultures. Les producteurs locaux de coton ont été ruinés par leurs concurrents américains, très subventionnés. Il va falloir que tous les pays qui ont intérêt à stabiliser le pays lui viennent économiquement en aide.
LVDF:La France a-t-elle un rôle particulier à jouer dans la reconstruction du Mali?
HV: Oui mais pas seulement. Si leurs spécifités des Touaregs ne sont pas reconnus, ni leurs droits, que ce soit par l’octroi d’un statut autonome ou par une autre voie, l’instabilité va durer. La France, pas plus qu’un autre pays, n’a à dicter sa solution mais elle ne pourra pas non plus faire perdurer pas son aide une situation explosive. Ensuite il y’a la reconstruction de l’économie.
LVDF:La France semble impuissante dans la crise syrienne. Avons-nous les moyens de peser diplomatiquement pour faire cesser cette guerre civile?
HV: Pourquoi la France? C’est le cas de tout le monde. Sinon, nous n’en serions pas, deux ans après à compter les victimes par dizaines de milliers. La Russie, la Turquie, les Etats-Unis, le Qatar, l’Arabie Saoudite, l’Union Européenne n’ont rien réglé. Les Occidentaux, induits en erreur par la chute de Moubarak et de Ben Ali, ont cru à un effet domino, raison pour laquelle ils ont probablement jugés inutile de chercher à s’entendre avec les Russes. Ensemble Moscou, Washington, Paris, Berlin Londres, la Turquie, les Qataris et les Saoudiens auraient peut-être, je dis bien peut être, évité un bain de sang. Peut-être est-ce encore possible bien que toutes les issues semblent maintenant tragiques de définir une approche commune? Il est frappant d’observer qu’une grande partie des Syriens a tout aussi peur, si ce n’est plus, de la victoire des rebelles islamistes que du régime actuel, quelle que soit la cruauté de la répression.
LVDF:Le Qatar s’affiche comme un allié solide de la France qui combat avec vigueur le terrorisme islamiste. Or le Qatar finance notoirement des groupes salafistes, en Syrie notamment. Jouons-nous un jeu dangereux avec cette pétromonarchie?
HV: La chronologie n’est pas celle-là. Les liens de la France avec le Qatar sont plus anciens, comme avec l’Arabie Saoudite. C’est un pays dynamique, très riche en gaz, qui cherche des investissements sûrs dans le monde, raison pour laquelle il se tourne notamment vers la France. Quant aux islamistes. Les Qataris réfutent votre affirmation. Ils affirment qu’aucune preuve n’a été établie, et qu’il ne faut pas confondre financement étatique avec les dons que certaines familles musulmanes peuvent faire à des associations religieuses ou charitable, et encore moins tout cela avec du financement de terrorisme.
LVDF:Lors du quinquennat de Nicolas Sarkozy, la France a rejoint le commandement intégré de l’OTAN. Pour quels résultats?
HV: C’est la question que François Hollande m’a posée (2). Dans le rapport que je lui ai remis en novembre, j’écris qu’il est trop tôt pour tirer des conclusions définitives sur cette décision qui peut être, au bout du compte, et selon ce qu’on fera, positive ou négative. Aujourd’hui, en tout cas, ressortir du commandement n’est pas une option. Cette décision serait perçue comme extravagante par tous nos partenaires et nous affaiblirait sur tous les plans. Tout dépendra finalement de la vigueur de notre action au sein de l’OTAN. La pire des choses serait d’y être passif. Cela va nous imposer de clarifier nos positions stratégiques, militaires et industrielles, afin de mener une politique ambitieuse au sein de l’Organisation, à laquelle Washington n’est à priori pas hostile.
LVDF:L’Allemagne exerce aujourd’hui une forme d’hégémonisme sur l’Union Européenne. Comment la France peut-elle rééquilibrer sa relation avec Berlin?
HV: Hégémonisme? Le terme me paraît un peu fort, même si l’Allemagne est effectivement le pays le plus puissant d’un point de vue économique, et pèse de plus en plus politiquement. Mais ce n’est pas le cas sur le plan militaire. C’est notre armée qui est intervenue dans l’urgence en Libye et au Mali. Ceci dit, le poids de l’Allemagne dans la gouvernance de la Zone Euro est déterminant. François Hollande a raison de vouloir le rééquilibrer, psychologiquement, politiquement, économiquement. Mais au fond, ce rééquilibrage ne dépend d’abord de nous. Si nous parvenons à redresser notre économie, dans la logique du rapport Gallois (3), notre position en Europe, et par rapport à l’Allemagne, sera beaucoup plus forte.
LVDF:Le couple franco-allemand est-il un leurre?
HV: Le terme a toujours été enjolivé, même si ce «couple» a existé dans le passé. Cependant il a cessé d’être une réalité a partir de la réunification allemande. Gerhard Schröder (l’ancien chancelier allemand, NDLR), au pouvoir, à partir de 1998 déclarait qu’il défendait les intérêts nationaux allemands, ce qui est tout à fait normal. Ce mot de «couple», n’est d’ailleurs utilisé que par les Français. Il traduit la nostalgie d’une parité perdue France-Allemagne. Ceci dit, même si ce terme n’est plus adapté, la réalité européenne est très simple: si la France et l’Allemagne ne s’entendent pas, l’Union Européenne ne fonctionne pas. Nous avons donc intérêt à nous entendre, sans pathos, pour mieux défendre nos intérêts communs.
LVDF:La réussite économique de l’Allemagne s’est-elle construite au détriment de ses partenaires européens?
HV: Ce serait injuste de dire cela: Qu’est ce qui empêchait les autres pays de l’Union de faire les mêmes réformes structurelles? Cela dit cette réussite n’est pas transposable car l’Allemagne réalise 60 % de ses excédents d’exportation dans la zone euro. Il est donc impossible d’avoir 17 Allemagnes, cela ne fonctionne pas. Il faut s’inspirer du modèle allemand mais sans le dupliquer. Il faut maîtriser la dépense publique et réduire la dette, mais sans étouffer la croissance.
LVDF:La diplomatie économique prônée par Laurent Fabius a-t-elle une chance de se concrétiser?
HV: C’est une orientation très juste, un outil important de la panoplie diplomatique, à côté de la dissuasion nucléaire, de la capacité de projection militaire, de l’influence culturelle et linguistique, de l’attractivité du territoire français, de la gastronomie etc… Le Quai d’Orsay en fait depuis toujours, un peu comme monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir. J’avais déjà renforcé cela, mais Laurent Fabius a raison d’en faire une de ses priorité pour mieux armer la France dans une «mêlée mondiale», où la concurrence est exacerbée.
LVDF:Justement, dans le monde que vous décrivez, la politique a-t-elle encore les moyens de peser face aux puissances d’argent?
HV: Lorsque j’étais ministre des Affaires étrangères et que l’on me demandait qui gouverne le monde, je répondais déjà: en premier, personne! Ensuite: les États-Unis ou les marchés financiers – ce qui est en partie la même chose. – Les grandes entreprises: le chiffre d’affaires des 200 plus grands groupes du monde est, dans les 2/3 des cas, supérieur au produit Intérieur brut (PIB) des pays membres de l’ONU. On peut donc se poser la question de savoir qui régule qui! N’oublions pas non plus l’argent de l’économie illégale qui représente 5 à 10 % du PIB mondial, ce qui est énorme. Plus les médias, les ONG, les individus, etc… Bref, les gouvernements ne sont plus du tout dans la même situation qu’il y a 50 ans. Ce qui est bon et mauvais à la fois. La dérégulation des marchés a crée une sorte de Frankenstein financier. Il est indispensable de reconstruire des États efficaces, concentrés sur leurs vraies tâches stratégiques. Sinon le monde ressemblera à un bateau démâté dans la tempête.
LVDF:Les citoyens ont le sentiment que leur vote ne pèse plus rien…
HV: Les gens veulent l’état de droit là où il n’y a pas encore de démocratie; de la démocratie directe là où il y a la démocratie représentative et s’exaspèrent en même temps de l’incapacité de leurs élus. Dire mécaniquement «plus d’Europe» sans traiter ce mal profond – l’impuissance – conduit à une impasse.
LVDF:Quel regard portez-vous sur la communauté des Français de l’étranger?
HV: Excellent. Ce sont le plus souvent des gens formidables, dynamiques, entreprenants. Beaucoup de jeunes Français ont un tempérament aventureux et décident de tenter leur chance dans le monde. J’ai passé ma vie entière à voyager, je constate cela de plus en plus. Il faut juste espérer que ces jeunes – ou moins jeunes- ne partent pas pour de mauvaises raisons, et qu’ils auront envie de revenir afin de nous faire profiter de leur expérience! Ils constituent évidemment un atout majeur de la France aujourd’hui.
(1) Le chapitre VII de la charte des Nations Unies autorise l’intervention d’une force militaire placée sous l’égide de l’ONU en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression.
(2) A lire sur le site hubertvedrine.net et les sites Présidence, MAEE, et Ministère de la Défense.
(3) Louis Gallois, ancien PDG du groupe EADS, a remis le 5 novembre 2012 à Jean-Marc Ayrault un rapport sur la compétitivité de l’industrie française.
(4) «Dans la mêlée mondiale», HV, Fayard, 2012. Voir aussi hvconseil.net