Rue89: De quoi la crise ukrainienne est-elle le nom? D’un spasme post-soviétique ou de quelque chose de plus large?
Hubert Védrine: Ça a quand même moins d’importance que ce qui se passe par exemple entre le Japon et la Chine, ou que la comparaison de l’évolution des budgets militaires américain ou chinois.
Mais c’est néanmoins très important, et ça montre qu’autant la désintégration de l’Union soviétique a été très bien gérée dans les anciennes pseudo-démocraties populaires d’Europe de l’Est, autant il est resté une zone incertaine dans les anciens morceaux de l’URSS qui se sont détachés à l’époque [en 1991, ndlr].
On voit bien qu’il y a une série de situations bancales, mis à part le cas des Baltes qui est bien réglé: Biélorussie, Ukraine, Moldavie, Caucase, Asie centrale… C’est une séquelle de cette époque-là.
Les événements des derniers jours montrent que Poutine n’a pas renoncé à corriger ce qui est à ses yeux une catastrophe historique. C’est évident sur la Crimée, et c’est sans doute aussi vrai sur l’Ukraine. Il n’a pas renoncé, il attendait une occasion, une circonstance.
Et du côté occidental, il y a la persistance d’une vision binaire dans laquelle il s’agit d’amener l’Ukraine dans le «camp occidental» (même si on est censés ne plus employer cette expression) ou en tous cas ne pas tomber dans le camp russe.
Ce sont des attitudes qui ont survécu à la guerre froide, devenues antirusses après avoir été antisoviétiques. Ils se sont traduits par:
• les promesses non tenues faites à Gorbatchev de non-élargissement de l’Otan;
• puis des tentatives de l’administration de George W. Bush d’élargir encore l’Otan (sans y arriver);
• les Européens qui ont mis en avant de manière inconséquente l’entrée de l’Ukraine dans l’UE alors que ni l’Europe ni l’Ukraine n’y sont prêts.
Ça fait beaucoup d’inconséquence et de légèreté, dont l’élément commun a été de traiter la Russie comme quantité négligeable.
Chacun avait une revanche à prendre ou un coup à jouer. Sans oublier le fait que les Occidentaux avaient envie d’en découdre avec Poutine depuis son nouveau mandat et les controverses qui l’ont accompagné.
Et Poutine – c’est un euphémisme – ne fait aucun effort pour se rendre aimable.
On peut y ajouter quelques éléments évidents, notamment le fait que les populations de ces pays, en Ukraine mais aussi une partie de la Russie ne supportent plus le post-soviétisme si ça se ramène à corruption, gabegie, inefficacité, manque de liberté.
Mais on aurait tort de ramener l’action russe à Poutine seul. Ça dit quelque chose de la Russie, de l’humiliation au moment de la fin de l’URSS (à ce propos on a eu bien de la chance que ça n’aboutisse pas à pire que Poutine, compte tenu du traumatisme inimaginable pour nous dans lequel les Russes ont été plongés dans les années 90).
Comment jugez-vous le comportement de Poutine?
La Russie a gardé un «pouvoir de nuisance résiduel périphérique», qu’elle utilise pour bloquer quand on a besoin d’elle, par exemple au Conseil de sécurité. Même si ce n’est pas systématique puisqu’elle a laissé faire en Libye en 2011…
C’est un argument qu’utilise Poutine pour montrer que les Occidentaux sont sans foi ni loi: il a donné son accord à une «no fly zone» et ça s’est terminé par la mort de Kadhafi.
Oui, même si c’est discutable.
Ils ont également accepté les résolutions sur le Mali, sur la Centrafrique. Donc ce n’est pas systématique, mais on voit bien dans le cas de la Syrie, il ont commencé par bloquer.
Vouloir que la Russie soit de nouveau respectée, ce qui dans son esprit doit vouloir dire crainte, passe par des blocages de ce type qui amènent les Occidentaux à la reprendre au sérieux.
Je pensais que Poutine chercherait à transformer cela en quelque chose de plus positif, ce qu’on aurait peut-être pu attendre sur l’Iran après qu’il ait donné à l’administration Obama une porte de sortie sur les armes chimiques en Syrie.
Avec l’escalade actuelle, je ne suis pas sûr qu’on puisse compter à court terme sur une attitude russe constructive.
Poutine est aujourd’hui dans une posture plus agressive.
En effet. Dans l’affaire ukrainienne, c’est en plus viscéral. Tout le monde connaît l’histoire, et le cas particulier de la Crimée, ce qui ne justifie d’aucune manière les procédés d’intimidation employés. Mais pour l’immense majorité des Russes et sans doute une majorité d’habitants de la Crimée, cette dernière est russe.
Elle n’aurait jamais dû être placée en Ukraine par les caprices de Khrouchtchev [en 1954, ndlr]. Ou alors il fallait corriger cela au moment de l’indépendance [en 1991, ndlr]. Car à l’époque de l’URSS il s’agissait d’un déplacement interne sans grand conséquence, comme entre Midi-Pyrénées et Languedoc-Roussillon…
Poutine joue donc sur du velours, c’est même encore plus net que dans le cas de l’Ossétie du Sud par exemple [province de Géorgie occupée par la Russie depuis la guerre de 2008, ndlr].
Il joue sur du velours en interne, mais pas sur le plan de la légalité internationale?
En effet, si ça va jusqu’à la sécession et au rattachement à la Russie.
Si dans les jours qui viennent, les choses sont gérées dans le sens de la désescalade, il peut retomber sur ses pieds.
Mais s’il s’il va jusqu’à accepter le rattachement de la Crimée à la Russie, on s’enkystera alors dans une crise longue, avec des rétorsions presque obligatoires compte tenu de la position dans laquelle l’Occident s’est mis, mais qui entraîneront nécessairement des contre-rétorsions etc. Pas sûr qu’on y trouve notre compte, et la Russie non plus. Mais ce n’est peut-être pas encore inévitable.
Comment sortir de la crise, selon vous?
Cela consisterait à dire:
• on ne touche pas à l’intégrité territoriale de l’Ukraine, mais elle devient un Etat très fédéral dans lequel la Crimée jouit d’une autonomie presque complète, et les territoires de l’Est d’une autonomie importante;
• dans cette fédération, des garanties sont données aux minorités – ethniques, culturelles, linguistiques etc. –, qu’il s’agisse des Russophones ou des Tatars de Crimée. Les prochains dirigeants de Kiev en seront garants, et les candidats à la présidentielle [du 25mai, ndlr] devraient s’y engager;
• les Russes déclarent qu’il n’est pas question de rattacher un nouveau territoire à la Russie, mais qu’en revanche ils veulent avoir des relations faciles avec cette région. Cela suppose que l’Accord d’association européen qui avait été proposé soit conçu, peut-être modifié, afin d’être compatible avec des échanges de l’Ukraine ou d’une partie de l’Ukraine avec un autre ensemble économique et douanier. On prend peu de risques, car ça a peu de chances de pouvoir concurrencer la force d’attraction du système européen;
• à Kiev, on reviendrait à l’accord parrainé par les trois ministres européens des Affaires étrangères (qui prévoyait notamment un gouvernement d’union nationale, ndlr);
• FINLANDISATION: cette Ukraine fédéralisée, neutralisée, est en quelque sorte «finlandisée» (1) dans le meilleur sens du terme. Les Occidentaux, comme les Russes, s’engagent à ne rien faire dans les cinq ou dix ans (ça se négocie) qui viennent pour obliger l’Ukraine à basculer dans un camp. Ce qu’à mon avis on aurait dû faire depuis longtemps.
C’est la sortie possible à mon avis. Je note qu’aux Etats-Unis, Henry Kissinger et Zbigniev Bzrezinski [deux anciens Conseillers à la sécurité américains, nldr] ont employé la même formule de «finlandisation». J’ajoute à leur réflexion l’idée de garantie pour les minorités.
Comment y arrive-t-on, à partir de la situation actuelle, je n’en sais rien! Cette perspective s’éloigne si des mesures de part et d’autre alimentent l’escalade.
On peut alors se retrouver dans une situation inextricable de blocage dans laquelle on aurait une paralysie plus ou moins longue de toute la relation Europe-Russie, Etats-Unis-Russie.
Plus question alors d’attendre un coup de main de Poutine sur la Syrie ou l’Iran…
On reviendrait à une guerre froide sans le risque de l’annihilation nucléaire?
Je n’emploierais pas l’expression «guerre froide», car ça a encore moins de chance qu’à l’époque de se transformer en guerre chaude. L’enjeu et les dispositifs ne sont plus les mêmes.
Mais on risque une sorte d’enkystement, de paralysie durable qui n’est ni dans l’intérêt des Européens, ni celui des Russes, ni évidemment celui des Ukrainiens. Il faut éviter ce scénario.
Ce scénario ne peut être évité que s’il y a un comportement responsable des Européens, des Américains, de Poutine, des nouveaux dirigeants ukrainiens, des gens de Crimée, etc.
L’administration Obama est très critiquée aux Etats-Unis pour sa politique étrangère, qu’en pensez-vous?
Quand je parlais de ceux qui veulent en découdre avec Poutine, je pensais au fait que pour certains dirigeants, ça ne tombe pas forcément mal de se montrer ferme par rapport à Poutine.
Et je pense d’abord à Obama, qui mène une politique étrangère séduisante et magnifique quand on écoute ses discours; déconcertante, erratique, quand on la suit au jour le jour. Son degré d’engagement paraît faible (même s’il semble finalement appuyer enfin les efforts de John Kerry au Proche-Orient).
Prenez l’exemple du «pivot» de sa politique étrangère en direction de l’Asie: ça semble logique qu’il ne garde pas en Europe le dispositif hérité de la guerre froide. Mais ça n’a eu aucun effet positif: les Chinois disent «On s’en fiche, ça ne nous fait pas peur» et augmentent leur budget militaire. Aucun effet dissuasif.
Reste le processus autour du nucléaire iranien: je pense qu’il veut aboutir tout comme Rohani [le président iranien, ndlr], mais il y a des forces très déterminées à faire dérailler le processus: en Iran, aux Etats-Unis, en Israël, en Arabie Saoudite, à Abu Dhabi… ça fait beaucoup!
Dans ce contexte, pour Obama, ça peut être utile de se montrer très ferme par rapport à Poutine: c’est sans risque.
Et l’Europe?
Il n’y a pas de position commune européenne spontanée, ce n’est pas une découverte. Ce n’est pas un pays unifié et ça ne le sera jamais.
Inutile non plus de taper sur la malheureuse Lady Ashton [le responsable de la politique extérieure de l’Union européenne, ndlr], car même si on mettait un génie à sa place, ça ne serait pas tellement différent.
Dans ce contexte, j’ai trouvé que la présence rapide des trois ministres (France, Allemagne, Pologne, ndlr) était la meilleure possible, c’était intelligent. Et ça couvrait presque toutes les sensibilités: la France est sur une ligne très dure, les Polonais encore plus, et l’Allemagne équilibre un peu. Quelque chose qui est fait par ces trois ministres est difficilement contestable par les autres.
C’est d’ailleurs ce qu’il faudrait poursuivre, le relancer, soit au niveau des trois ministres, soit au niveau au-dessus, pour voir ce qu’on dit aux gens de Kiev, aux gens de Crimée, à Moscou, à Obama, etc. C’est la bonne manière de procéder.
Quel type de rapports l’Europe doit-elle chercher à établir avec la Russie?
Avec l’Occident, on a toujours le même dilemme: est-ce qu’on traite avec le monde extérieur tel qu’il est – ce qui est la base des relations internationales –, ou est-ce qu’on change le monde extérieur, c’est-à-dire l’autre élément de notre logiciel (Saint-Paul, allez évangéliser toutes les nations)?
On oscille toujours entre les deux, spécialement par rapport à la Russie. Il est clair qu’une partie de l’Occident – Polonais en tête mais il y en a d’autres – ne se résigne pas à l’idée qu’on va se borner à traiter avec la Russie telle qu’elle est. Il y a l’idée qu’il faut la changer.
Je ne pense pas que l’Europe d’aujourd’hui, dans l’état où elle est, soit en mesure d’impulser ses désidératas partout, sinon ça fait longtemps qu’on aurait transformé la Chine en un gros Danemark!
Nous n’avons pas les moyens de nos indignations, pas les moyens de nos émotions, moins que jamais.
Ca ne veut pas dire qu’il faut capituler, mais il faut s’y prendre autrement. Etre plus patient, plus tenace, moins matamore. Il faut jouer sur la durée, sur le développement.
Il faut naturellement une relation, un partenariat Otan-Russie, un partenariat Union européenne-Russie, ce qui permettrait que l’Ukraine soit un pont et non une pomme de discorde. Nous les critiquons parce que nous sommes ce que nous sommes, mais on devrait le faire «à l’allemande».
Pour le reste, on commerce, et on fait le pari que l’évolution politique suivra, dans la durée, l’évolution économique.
Est-ce que c’est satisfaisant? Non. Mais avons-nous une autre solution? Je ne le pense pas.
Ça impose de comprendre que lorsque les Russes se sont mis derrière Poutine avec une forte popularité dans ses premières années, c’est parce qu’ils voyaient en lui quelqu’un qui pourrait les dégager du chaos des années Eltsine, des oligarques, des kleptocrates du début.
Il y a une partie de l’Occident qui ne veut pas l’admettre et pense que c’est un objet de combat, de conversion. On a évidemment intérêt à ce qu’ils soient plus modernes, sur le plan économique comme sur le plan politique, mais il faut savoir comment y parvenir. C’est un partenariat à réinventer.
(1) La «Finlandisation» fait référence à la situation de la Finlande à l’époque de la guerre froide, qui respectait une neutralité bienveillante vis-à-vis de son voisin soviétique tout en conservant sa liberté d’organisation en interne. C’était utilisé de manière péjorative par ceux qui l’assimilaient à une soumission, et est devenu un terme générique dans les situations similaires. Cette neutralité a toutefois permis à la Finlande de survivre dans un environnement complexe et de rejoindre l’Union européenne une fois la guerre froide terminée. PH.
Rue89: De quoi la crise ukrainienne est-elle le nom? D’un spasme post-soviétique ou de quelque chose de plus large?
Hubert Védrine: Ça a quand même moins d’importance que ce qui se passe par exemple entre le Japon et la Chine, ou que la comparaison de l’évolution des budgets militaires américain ou chinois.
Mais c’est néanmoins très important, et ça montre qu’autant la désintégration de l’Union soviétique a été très bien gérée dans les anciennes pseudo-démocraties populaires d’Europe de l’Est, autant il est resté une zone incertaine dans les anciens morceaux de l’URSS qui se sont détachés à l’époque [en 1991, ndlr].
On voit bien qu’il y a une série de situations bancales, mis à part le cas des Baltes qui est bien réglé: Biélorussie, Ukraine, Moldavie, Caucase, Asie centrale… C’est une séquelle de cette époque-là.
Les événements des derniers jours montrent que Poutine n’a pas renoncé à corriger ce qui est à ses yeux une catastrophe historique. C’est évident sur la Crimée, et c’est sans doute aussi vrai sur l’Ukraine. Il n’a pas renoncé, il attendait une occasion, une circonstance.
Et du côté occidental, il y a la persistance d’une vision binaire dans laquelle il s’agit d’amener l’Ukraine dans le «camp occidental» (même si on est censés ne plus employer cette expression) ou en tous cas ne pas tomber dans le camp russe.
Ce sont des attitudes qui ont survécu à la guerre froide, devenues antirusses après avoir été antisoviétiques. Ils se sont traduits par:
• les promesses non tenues faites à Gorbatchev de non-élargissement de l’Otan;
• puis des tentatives de l’administration de George W. Bush d’élargir encore l’Otan (sans y arriver);
• les Européens qui ont mis en avant de manière inconséquente l’entrée de l’Ukraine dans l’UE alors que ni l’Europe ni l’Ukraine n’y sont prêts.
Ça fait beaucoup d’inconséquence et de légèreté, dont l’élément commun a été de traiter la Russie comme quantité négligeable.
Chacun avait une revanche à prendre ou un coup à jouer. Sans oublier le fait que les Occidentaux avaient envie d’en découdre avec Poutine depuis son nouveau mandat et les controverses qui l’ont accompagné.
Et Poutine – c’est un euphémisme – ne fait aucun effort pour se rendre aimable.
On peut y ajouter quelques éléments évidents, notamment le fait que les populations de ces pays, en Ukraine mais aussi une partie de la Russie ne supportent plus le post-soviétisme si ça se ramène à corruption, gabegie, inefficacité, manque de liberté.
Mais on aurait tort de ramener l’action russe à Poutine seul. Ça dit quelque chose de la Russie, de l’humiliation au moment de la fin de l’URSS (à ce propos on a eu bien de la chance que ça n’aboutisse pas à pire que Poutine, compte tenu du traumatisme inimaginable pour nous dans lequel les Russes ont été plongés dans les années 90).
Comment jugez-vous le comportement de Poutine?
La Russie a gardé un «pouvoir de nuisance résiduel périphérique», qu’elle utilise pour bloquer quand on a besoin d’elle, par exemple au Conseil de sécurité. Même si ce n’est pas systématique puisqu’elle a laissé faire en Libye en 2011…
C’est un argument qu’utilise Poutine pour montrer que les Occidentaux sont sans foi ni loi: il a donné son accord à une «no fly zone» et ça s’est terminé par la mort de Kadhafi.
Oui, même si c’est discutable.
Ils ont également accepté les résolutions sur le Mali, sur la Centrafrique. Donc ce n’est pas systématique, mais on voit bien dans le cas de la Syrie, il ont commencé par bloquer.
Vouloir que la Russie soit de nouveau respectée, ce qui dans son esprit doit vouloir dire crainte, passe par des blocages de ce type qui amènent les Occidentaux à la reprendre au sérieux.
Je pensais que Poutine chercherait à transformer cela en quelque chose de plus positif, ce qu’on aurait peut-être pu attendre sur l’Iran après qu’il ait donné à l’administration Obama une porte de sortie sur les armes chimiques en Syrie.
Avec l’escalade actuelle, je ne suis pas sûr qu’on puisse compter à court terme sur une attitude russe constructive.
Poutine est aujourd’hui dans une posture plus agressive.
En effet. Dans l’affaire ukrainienne, c’est en plus viscéral. Tout le monde connaît l’histoire, et le cas particulier de la Crimée, ce qui ne justifie d’aucune manière les procédés d’intimidation employés. Mais pour l’immense majorité des Russes et sans doute une majorité d’habitants de la Crimée, cette dernière est russe.
Elle n’aurait jamais dû être placée en Ukraine par les caprices de Khrouchtchev [en 1954, ndlr]. Ou alors il fallait corriger cela au moment de l’indépendance [en 1991, ndlr]. Car à l’époque de l’URSS il s’agissait d’un déplacement interne sans grand conséquence, comme entre Midi-Pyrénées et Languedoc-Roussillon…
Poutine joue donc sur du velours, c’est même encore plus net que dans le cas de l’Ossétie du Sud par exemple [province de Géorgie occupée par la Russie depuis la guerre de 2008, ndlr].
Il joue sur du velours en interne, mais pas sur le plan de la légalité internationale?
En effet, si ça va jusqu’à la sécession et au rattachement à la Russie.
Si dans les jours qui viennent, les choses sont gérées dans le sens de la désescalade, il peut retomber sur ses pieds.
Mais s’il s’il va jusqu’à accepter le rattachement de la Crimée à la Russie, on s’enkystera alors dans une crise longue, avec des rétorsions presque obligatoires compte tenu de la position dans laquelle l’Occident s’est mis, mais qui entraîneront nécessairement des contre-rétorsions etc. Pas sûr qu’on y trouve notre compte, et la Russie non plus. Mais ce n’est peut-être pas encore inévitable.
Comment sortir de la crise, selon vous?
Cela consisterait à dire:
• on ne touche pas à l’intégrité territoriale de l’Ukraine, mais elle devient un Etat très fédéral dans lequel la Crimée jouit d’une autonomie presque complète, et les territoires de l’Est d’une autonomie importante;
• dans cette fédération, des garanties sont données aux minorités – ethniques, culturelles, linguistiques etc. –, qu’il s’agisse des Russophones ou des Tatars de Crimée. Les prochains dirigeants de Kiev en seront garants, et les candidats à la présidentielle [du 25mai, ndlr] devraient s’y engager;
• les Russes déclarent qu’il n’est pas question de rattacher un nouveau territoire à la Russie, mais qu’en revanche ils veulent avoir des relations faciles avec cette région. Cela suppose que l’Accord d’association européen qui avait été proposé soit conçu, peut-être modifié, afin d’être compatible avec des échanges de l’Ukraine ou d’une partie de l’Ukraine avec un autre ensemble économique et douanier. On prend peu de risques, car ça a peu de chances de pouvoir concurrencer la force d’attraction du système européen;
• à Kiev, on reviendrait à l’accord parrainé par les trois ministres européens des Affaires étrangères (qui prévoyait notamment un gouvernement d’union nationale, ndlr);
• FINLANDISATION: cette Ukraine fédéralisée, neutralisée, est en quelque sorte «finlandisée» (1) dans le meilleur sens du terme. Les Occidentaux, comme les Russes, s’engagent à ne rien faire dans les cinq ou dix ans (ça se négocie) qui viennent pour obliger l’Ukraine à basculer dans un camp. Ce qu’à mon avis on aurait dû faire depuis longtemps.
C’est la sortie possible à mon avis. Je note qu’aux Etats-Unis, Henry Kissinger et Zbigniev Bzrezinski [deux anciens Conseillers à la sécurité américains, nldr] ont employé la même formule de «finlandisation». J’ajoute à leur réflexion l’idée de garantie pour les minorités.
Comment y arrive-t-on, à partir de la situation actuelle, je n’en sais rien! Cette perspective s’éloigne si des mesures de part et d’autre alimentent l’escalade.
On peut alors se retrouver dans une situation inextricable de blocage dans laquelle on aurait une paralysie plus ou moins longue de toute la relation Europe-Russie, Etats-Unis-Russie.
Plus question alors d’attendre un coup de main de Poutine sur la Syrie ou l’Iran…
On reviendrait à une guerre froide sans le risque de l’annihilation nucléaire?
Je n’emploierais pas l’expression «guerre froide», car ça a encore moins de chance qu’à l’époque de se transformer en guerre chaude. L’enjeu et les dispositifs ne sont plus les mêmes.
Mais on risque une sorte d’enkystement, de paralysie durable qui n’est ni dans l’intérêt des Européens, ni celui des Russes, ni évidemment celui des Ukrainiens. Il faut éviter ce scénario.
Ce scénario ne peut être évité que s’il y a un comportement responsable des Européens, des Américains, de Poutine, des nouveaux dirigeants ukrainiens, des gens de Crimée, etc.
L’administration Obama est très critiquée aux Etats-Unis pour sa politique étrangère, qu’en pensez-vous?
Quand je parlais de ceux qui veulent en découdre avec Poutine, je pensais au fait que pour certains dirigeants, ça ne tombe pas forcément mal de se montrer ferme par rapport à Poutine.
Et je pense d’abord à Obama, qui mène une politique étrangère séduisante et magnifique quand on écoute ses discours; déconcertante, erratique, quand on la suit au jour le jour. Son degré d’engagement paraît faible (même s’il semble finalement appuyer enfin les efforts de John Kerry au Proche-Orient).
Prenez l’exemple du «pivot» de sa politique étrangère en direction de l’Asie: ça semble logique qu’il ne garde pas en Europe le dispositif hérité de la guerre froide. Mais ça n’a eu aucun effet positif: les Chinois disent «On s’en fiche, ça ne nous fait pas peur» et augmentent leur budget militaire. Aucun effet dissuasif.
Reste le processus autour du nucléaire iranien: je pense qu’il veut aboutir tout comme Rohani [le président iranien, ndlr], mais il y a des forces très déterminées à faire dérailler le processus: en Iran, aux Etats-Unis, en Israël, en Arabie Saoudite, à Abu Dhabi… ça fait beaucoup!
Dans ce contexte, pour Obama, ça peut être utile de se montrer très ferme par rapport à Poutine: c’est sans risque.
Et l’Europe?
Il n’y a pas de position commune européenne spontanée, ce n’est pas une découverte. Ce n’est pas un pays unifié et ça ne le sera jamais.
Inutile non plus de taper sur la malheureuse Lady Ashton [le responsable de la politique extérieure de l’Union européenne, ndlr], car même si on mettait un génie à sa place, ça ne serait pas tellement différent.
Dans ce contexte, j’ai trouvé que la présence rapide des trois ministres (France, Allemagne, Pologne, ndlr) était la meilleure possible, c’était intelligent. Et ça couvrait presque toutes les sensibilités: la France est sur une ligne très dure, les Polonais encore plus, et l’Allemagne équilibre un peu. Quelque chose qui est fait par ces trois ministres est difficilement contestable par les autres.
C’est d’ailleurs ce qu’il faudrait poursuivre, le relancer, soit au niveau des trois ministres, soit au niveau au-dessus, pour voir ce qu’on dit aux gens de Kiev, aux gens de Crimée, à Moscou, à Obama, etc. C’est la bonne manière de procéder.
Quel type de rapports l’Europe doit-elle chercher à établir avec la Russie?
Avec l’Occident, on a toujours le même dilemme: est-ce qu’on traite avec le monde extérieur tel qu’il est – ce qui est la base des relations internationales –, ou est-ce qu’on change le monde extérieur, c’est-à-dire l’autre élément de notre logiciel (Saint-Paul, allez évangéliser toutes les nations)?
On oscille toujours entre les deux, spécialement par rapport à la Russie. Il est clair qu’une partie de l’Occident – Polonais en tête mais il y en a d’autres – ne se résigne pas à l’idée qu’on va se borner à traiter avec la Russie telle qu’elle est. Il y a l’idée qu’il faut la changer.
Je ne pense pas que l’Europe d’aujourd’hui, dans l’état où elle est, soit en mesure d’impulser ses désidératas partout, sinon ça fait longtemps qu’on aurait transformé la Chine en un gros Danemark!
Nous n’avons pas les moyens de nos indignations, pas les moyens de nos émotions, moins que jamais.
Ca ne veut pas dire qu’il faut capituler, mais il faut s’y prendre autrement. Etre plus patient, plus tenace, moins matamore. Il faut jouer sur la durée, sur le développement.
Il faut naturellement une relation, un partenariat Otan-Russie, un partenariat Union européenne-Russie, ce qui permettrait que l’Ukraine soit un pont et non une pomme de discorde. Nous les critiquons parce que nous sommes ce que nous sommes, mais on devrait le faire «à l’allemande».
Pour le reste, on commerce, et on fait le pari que l’évolution politique suivra, dans la durée, l’évolution économique.
Est-ce que c’est satisfaisant? Non. Mais avons-nous une autre solution? Je ne le pense pas.
Ça impose de comprendre que lorsque les Russes se sont mis derrière Poutine avec une forte popularité dans ses premières années, c’est parce qu’ils voyaient en lui quelqu’un qui pourrait les dégager du chaos des années Eltsine, des oligarques, des kleptocrates du début.
Il y a une partie de l’Occident qui ne veut pas l’admettre et pense que c’est un objet de combat, de conversion. On a évidemment intérêt à ce qu’ils soient plus modernes, sur le plan économique comme sur le plan politique, mais il faut savoir comment y parvenir. C’est un partenariat à réinventer.
(1) La «Finlandisation» fait référence à la situation de la Finlande à l’époque de la guerre froide, qui respectait une neutralité bienveillante vis-à-vis de son voisin soviétique tout en conservant sa liberté d’organisation en interne. C’était utilisé de manière péjorative par ceux qui l’assimilaient à une soumission, et est devenu un terme générique dans les situations similaires. Cette neutralité a toutefois permis à la Finlande de survivre dans un environnement complexe et de rejoindre l’Union européenne une fois la guerre froide terminée. PH.