Pour savoir quoi faire après le non, il faut d’abord ne pas faire l’autruche et revenir aux causes anciennes diverses et profondes de ce rejet. Je le ferai comme quelqu’un qui a voté oui. Parce que le traité, loin de marquer une nouvelle fuite en avant, stabilisait et clarifiait utilement le cadre institutionnel de l’Union. Et parce que je ne pouvais pas cautionner l’illusion d’une renégociation dans laquelle les vingt quatre autres auraient pris en considération les demandes sociales, qu’ils ne soutiennent pas, d’une partie des non français. Mais je ne veux pas perdre mon temps en lamentations, dans la fabrication de nouvelles illusions génératrices de futures désillusions, ou dans des combats stéréotypés de diversion du genre Europe franco allemande contre Europe anglo-saxonne. Il faut penser à la suite.
Revenons donc aux origines du divorce prononcé le 29 mai entre projet européen raisonnable et dérapage «européiste». Rappelons qu’à partir de 1979, la construction européenne avait été paralysée pendant cinq ans par les exigences comptables de Mme Thatcher. Et que c’est pour pouvoir avancer que François Mitterrand et Helmut Kohl avaient tout fait pour lever cet obstacle jusqu’à l’obliger à Fontainebleau, en 1984, à accepter, à son corps défendant, le mécanisme de ristourne devenu fameux, qu’elle jugeait très insuffisant.
Forts de ce succès, les deux leaders avaient pu imposer leurs vues et leur rythme à leurs huit, puis dix, partenaires, en commençant par placer, en 1985, Jacques Delors à la tête de la Commission. Cette impulsion mena l’Europe jusqu’à la ratification de Maastricht, en 1992. Entre temps, Delors avait rendu irréversible, par le Traité dit d’Acte Unique en 1986, la réalisation du «grand marché» prévu par le Traité de Rome, mais resté inachevé. Ce qui aura des conséquences considérables. Le fait que même avec l’engagement de tous les grands leaders politiques et le poids incomparable de François Mitterrand, le non ait quand même approché 49% à Maastricht, constituait un avertissement sérieux, mais qui fut aussitôt oublié, bien que Kohl et Mitterrand aient pensé qu’après tout cela, il fallait une pause.
C’est à partir de là que les choses ont dérapé. Pourquoi les douze ne se sont-ils pas contentés du cadre de ce traité de Maastricht et concentrés sur les problèmes concrets des Européens? Parce que deux forces ont pesé dans le sens de la fuite en avant, deux forces en principe antagonistes, celle de l’élargissement et celle de l’Europe politique, mais qui, là, ont conjugué leurs pressions.
La première, très majoritaire, composée de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne – pour d’autres raisons – et de leurs amis a poussé sans arrêt à l’élargissement à seize (à l’époque la Norvège n’avait pas encore dit non), puis, dès que possible, à tous les pays d’Europe libérés de la domination soviétique. Par la magie des agrégats statistiques cet élargissement était présenté comme une chance: le moyen de créer une «puissance de 450 millions», dans un monde où il n’y a que des «poids lourds». Mais aussi comme une obligation morale pour «réparer Yalta», et «l’abandon de ces pays au communisme». Cette espèce de chantage moral, qui masquait d’autres calculs, s’est imposée dans les esprits, les communiqués, et les faits. Il devenait indécent de discuter l’élargissement. Dans la deuxième partie des années 1990, et le début des années 2000, après l’euro, l’élargissement devenait par défaut le seul grand projet de l’Union, une fin en soi. La France fit bien quelques tentatives pour obtenir un rythme d’élargissement plus gérable par l’Union, ou pour que les négociations menées par M.Verhaugen – qui avait fixé avant même qu’elles commencent la liste des pays qui allaient entrer en 2004! – soient mieux contrôlés par le Conseil. Elle dut reculer sous les tirs croisés des autres membres de l’Union contre l’»égoïsme» français. Il fallait être pour l’élargissement, et contre la «frilosité».
C’est de là qu’a découlé la course aux traités. C’est parce que Maastricht ne fixait pas les pouvoirs et la place des nouveaux Etats membres qu’il fallut, en 1996-1997, négocier Amsterdam. Et c’est en raison de l’échec d’Amsterdam qu’il fallut, pour les mêmes raisons, négocier Nice. Nice apporta une réponse imparfaite, mais qui avait le mérite d’exister. Puisque ce traité permettait de faire fonctionner l’Union jusqu’ à 27, on aurait pu travailler dans ce cadre.
Mais après Nice, ce sont d’autres forces, celles de l’Europe politique, qui vinrent s’adjoindre aux premières pour pousser les feux: la Commission, le Parlement, les fédéralistes ou les intégrationnistes français et autres, la majorité des média trouvaient Nice trop «intergouvernemental» (horreur!). Les Allemands étaient en plus sourdement mécontents de ne pas avoir obtenu le décrochage France-Allemagne par le biais du vote démographique (en rupture donc avec le traité de Rome qui avait établi l’égalité de poids des grands pays fondateurs). A eux tous ils imposèrent l’idée que Nice était un désastre, qu’il fallait d’urgence un nouveau traité. Bientôt un «nouveau traité» ne suffisait pas, il fallait que ce soit une «Constitution», et peu importait que ce soit juridiquement impropre: la «Constitution» allait engendrer le peuple européen. On y adjoindrait dans la grande tradition un préambule intitulé «Charte des Droits fondamentaux», bréviaire de l’Europe moderne et de ses «valeurs». La méthode ne serait pas une conférence intergouvernementale mais une «Convention» pour déborder et noyer les représentants des intérêts nationaux (forcément égoïstes) afin de faire émerger l’intérêt général et supérieur de l’Europe. Formulé par qui? La question ne devrait pas être posée. A la limite l’autorité pour exprimer cet intérêt devenait inversement proportionnelle à la vulgaire légitimation élective. Pourtant, il faudrait bien ratifier le résultat de tout cela le moment venu? Quel minuscule parlement national, quel peuple oserait alors se mettre en travers de ce nouveau sens de l’histoire, pensait-on. On sait que le résultat de la Convention, d’abord jugé très insuffisant par les maximalistes devient parole sainte dès que l’on réalisa que, peut être, les gouvernements (égoïstes, bis) risquaient de l’édulcorer. Alarme, vigilance, et finalement, quand même, cette fameuse «Constitution» dont tout notre avenir était censé dépendre. Cette présentation emphatique conduisait tout droit, en tout cas en France, à un référendum et à ses aléas.
Je prétends qu’à chaque étape de cet emballement, pendant les années 1996-2005, un autre choix plus raisonnable aurait pu être fait, qu’un rythme plus tranquille aurait pu être adopté creusant moins le fossé élites et populations, qu’il aurait mieux consolidé l’Europe réelle et préservé ses chances, et permis d’économiser la crise actuelle.
Mais en disant cela, je sous-estime l’esprit de religion qui s’était emparé du projet européen! Pour tous ceux qui avaient cru aux diverses idéologies de la seconde moitié du XXè siècle, mais survécu à leur naufrage, la fuite en avant dans l’intégration européenne était devenue une idéologie de substitution. Au programme, pour eux tous: d’urgence, la fin de l’Etat-nation. En dehors de cet objectif, tout n’était qu’hérésie et ne pouvait qu’être combattu. C’est l’OPA sur les mânes de Jean Monnet, le rejet de soi, et de l’histoire, et aussi de tout bon sens. Autre chapelle: celle de»l’Europe-puissance», nom de code du contrepoids à l’Amérique qui a enfiévré pendant des années la France seule et vers laquelle la «Constitution» était censée offrir un raccourci magique. Et n’oublions pas les périodiques incantations françaises pour une Union franco-allemande. Pendant que le train fonçait, ces deux groupes au lieu de freiner le convoi, ne cessaient d’alimenter la chaudière de la locomotive, les uns pour élargir, les autres pour intégrer, sourds aux plaintes venues des wagons. Aux peuples récalcitrants on dirait, puisqu’il faut bien leur demander de temps à autre confirmation, qu’ils n’ont pas le choix, que c’est pour leur bien, et que tout refus ou retard relèverait de l’égoïsme, du souverainisme, du repli sur soi, de la haine de l’autre, de la xénophobie voire, et pour faire bon poids, du lepénisme et du fascisme. Malheur aux tièdes! Malheur aux réalités! Mais cela n’a pas marché. Les passagers ont décroché les wagons. Et nous voilà comme Perrette et son lait renversé, ou la bulle financière après l’éclatement, ou Babel, après…Voyons le paysage après la bataille. Sans satisfaction amère ni joie mauvaise après une catastrophe trop annoncée, mais lucidement, et dans un esprit constructif.
Les jours qui ont suivi les deux non ont confirmé à quel point le lien entre la construction européenne et l’expression démocratique des peuples d’Europe était devenu confus. Un traité ne peut être adopté qu’à l’unanimité des états membres, chacun le sait. Pourquoi alors tous ces appels mécaniques depuis Bruxelles, Paris ou ailleurs à ce que «le processus de ratification se (poursuive) au nom de la démocratie» (!?). Pour mettre en minorité les peuples français et néerlandais? Et cette réaction immédiate de Schroeder: «Il est plus important que jamais de garder le cap de l’unification et de l’élargissement». Alors à quoi servent ces votes. Quinze jours auront été nécessaires pour que cessent ces tartarinades. Mais bien d’autres canards sans tête circulent encore. Des nouveaux votes de la France et des Pays Bas quand les circonstances seront plus favorables, la «Constitution» ayant été gelée plutôt que rejetée? C’est ce qu’espère Valery Giscard d’Estaing. C’est impensable avant longtemps.
Une renégociation? Beaucoup d’électeurs de gauche ont voté en y croyant sincèrement. Mais il ne faut pas y songer non plus. Imagine-t-on les vingt cinq gouvernements traumatisés réentreprendre un tel parcours du combattant, aussi long et aussi risqué? Et pour renégocier à partir de quelle demande des partisans français du non? Il n’y aura pas de renégociation ou alors sur tout le texte, et certainement pas plus «sociale».
La greffe de morceaux du traité constitutionnel sur le traité de Nice? Elle est difficile à envisager: tout est lié, et cela ne semblerait-il pas anti-démocratique? Toutefois, de même que l’on avait, par anticipation du traité, donné des pouvoirs accrus au président de l’euro-groupe Jean-Claude Juncker, on pourrait décider à l’unanimité entre gouvernements, et sans même se référer au traité constitutionnel, d’instaurer la présidence durable du Conseil, d’associer les parlements nationaux au processus de décision et de contrôle européen, de reconnaître le droit de pétition. En revanche, je n’accorde aucune chance de succès à des initiatives déjà irréalistes avant le 29 mai, réévoquées sous l’effet du traumatisme, telle qu’union ou fédération franco-allemande, noyau dur, initiative des six fondateurs, nouvelle convention et à fortiori, constituante. La seule chose sûre aujourd’hui c’est donc que l’Union va continuer à fonctionner un temps indéfini dans le cadre du traité de Nice. Alors que faire?
Si mon hypothèse est exacte – ce sont le maximalisme et le dogme européiste qui ont été désavoués et pas le sentiment ni le projet européens –, il faut assumer cette distinction et en tirer des conséquences politiques. Cela exclut d’attendre que l’orage passe dans l’espoir de recommencer comme avant, ou de parler, par réflexe, de relance. Cela n’amène à cinq remarques:
1) Les deux clarifications préalables indispensables:
En premier lieu cessons de tout attendre de l’Europe, comme autrefois, de l’Etat! Nous devons arrêter de croire qu’il n’y a de solution à nos problèmes, grands et petits, qu’européenne. Démission dont on connaît le lâche corollaire: toutes les difficultés nous viendraient d’Europe. Il s’agit en fait des deux faces d’une même erreur qui n’a fait qu’accroître le sentiment de dépossession démocratique et civique et nous a déresponsabilisé. Il faut donc distinguer ce qui relève de l’échelon européen et ce qui relève, et continuera de relever des Etats-nations. Par exemple l’essentiel du social. Et cette répartition, effectuée dans un esprit de subsidiarité, doit être compréhensible par tous, stable et durable. C’est le contraire de l’appel mécanique à «plus d’Europe» qui ne fait qu’entretenir la confusion des rôles. C’est très important pour la démocratie et pour rétablir le contact élites-opinions. Paradoxalement le traité constitutionnel constituait un progrès à cet égard, mais il faut faire sans.
Avec le degré d’intégration, il faut aussi stabiliser la géographie de l’Europe qui ne peut être un ensemble gazeux extensible à l’infini. Dans un premier temps les Vingt-Cinq devraient dire qu’il y aura une limite quelque part, ce qui n’est jamais dit. Ces limites seront sans doute un peu au-delà des Vingt-Cinq mais très en deçà des quarante six membres du Conseil de l’Europe. Déjà ce serait rassérénant. Concrètement la parole de l’Union est engagée vis-à-vis de la Bulgarie et de la Roumanie s’agissant de leur adhésion, et vis-à-vis de la Turquie pour ce qui est de l’ouverture de négociations. Rien de plus. Pour tous les autres, il faut réfléchir, ce qui ne veut pas dire les abandonner à leur sort, mais leur faire des propositions que nous soyons capable d’assumer.
2) Ensuite dans le cadre des institutions existantes, quelles sont nos taches urgentes?
– Un compromis sur le budget qui inclut une certaine augmentation de son montant, et de la part consacrée aux politiques innovantes. C’est possible si chacun des grands pays fait un geste.
– Une meilleure coordination des politiques économiques dans la zone euro, pour les rendre plus performantes.
– Une politique étrangère et de sécurité commune (PESC) qui donne moins de leçons et pose moins de conditions à la terre entière – ce qui devient risible –, mais qui se concentre sur quelques objectifs et travaille patiemment à faire grandir le c de son sigle – le nombre de sujets sur lesquels les Vingt-Cinq sont d’accord. Travail ingrat, mais indispensable.
3) Oubli pour le moment, de la martingale constitutionnelle. Passage de l’utopie du projet à la réalité des projets, relance des projets européens, grands et petits, ce que j’ai proposé dans mon article pour le Monde le 9 juin. Personne n’est contre en Europe. Bronislavw Geremek m’a répondu en suggérant science, technologie et éducation. Tous les courants semblent se retrouver dans cette orientation. Dominique de Villepin a énuméré cinq grands projets ou politiques: 1) gouvernance économique de la zone euro, 2) agriculture, 3) innovation et recherche, 4) sécurité européenne, 5) un service civil européen. Le Président Valery Giscard d’Estaing a parlé de rendre l’Europe à nouveau désirable «par les projets qu’elle est capable de porter». Yves Thibault de Silguy a proposé d’arrêter la logorrhée des textes et de renforcer la politique économique dans la zone euro. La gauche propose de nombreux projets. Je suis convaincu que ce n’est qu’un début et que l’été sera propice à la créativité. Ces projets européens peuvent être aussi bien globaux que très précis et concrets, se faire à 25, comme par des coopérations renforcées, ou en géométrie variable de façon intergouvernementale. D’une politique commune nouvelle comme gérée par les instances communautaires jusqu’à des formules type Galliléo, toute formule qui permettra d’agir sera bonne.
4) Notre nouvelle philosophie européenne devrait être qu’il n’y a pas de «modèle» mais que, dans tous les domaines, chaque Etat membre s’inspire, librement, de ce qui marche bien, ou mieux, ailleurs. Que la Commission suggère sans prétendre imposer. Que nous résistions à l’attraction des affrontements caricaturaux type Chirac contre Blair, – le blairisme n’est ni une panacée ni un épouvantail – Europe sociale contre libérale, Europe politique contre «grand marché», Europe franco-allemande contre anglo-saxonne, parti socialiste français contre tous les autres. N’a-t-on pas assez souffert de ces simplismes? Le seul vrai fossé est entre les élites et les populations. C’est celui là qui est dangereux, et qu’il faut combler.
5) Enfin un grand débat politique à la fois institutionnel, politique et social se développe. Contrôlé par aucune institution mais aiguillonné dans toute l’Europe par la crise et nourri par le goût retrouvé de la politique. Quel mode de vie voulons nous en Europe pour nous et nos enfants? Peut-on faire la synthèse croissance-emploi-écologie? Et que voulons nous que l’Europe soit et fasse dans ce monde? Et on laisse ce débat durer tout le temps nécessaire.
Le despotisme éclairé, le technocratisme aussi talentueux soit-il et le mistigri politique ont atteint leurs limites. Notre responsabilité est désormais, là où nous ne voyons que ruines et poussières, de discerner des fondations et de rebâtir solidement une Europe plus réaliste et plus forte soutenue par ses peuples. Nous y arriverons.
Pour savoir quoi faire après le non, il faut d’abord ne pas faire l’autruche et revenir aux causes anciennes diverses et profondes de ce rejet. Je le ferai comme quelqu’un qui a voté oui. Parce que le traité, loin de marquer une nouvelle fuite en avant, stabilisait et clarifiait utilement le cadre institutionnel de l’Union. Et parce que je ne pouvais pas cautionner l’illusion d’une renégociation dans laquelle les vingt quatre autres auraient pris en considération les demandes sociales, qu’ils ne soutiennent pas, d’une partie des non français. Mais je ne veux pas perdre mon temps en lamentations, dans la fabrication de nouvelles illusions génératrices de futures désillusions, ou dans des combats stéréotypés de diversion du genre Europe franco allemande contre Europe anglo-saxonne. Il faut penser à la suite.
Revenons donc aux origines du divorce prononcé le 29 mai entre projet européen raisonnable et dérapage «européiste». Rappelons qu’à partir de 1979, la construction européenne avait été paralysée pendant cinq ans par les exigences comptables de Mme Thatcher. Et que c’est pour pouvoir avancer que François Mitterrand et Helmut Kohl avaient tout fait pour lever cet obstacle jusqu’à l’obliger à Fontainebleau, en 1984, à accepter, à son corps défendant, le mécanisme de ristourne devenu fameux, qu’elle jugeait très insuffisant.
Forts de ce succès, les deux leaders avaient pu imposer leurs vues et leur rythme à leurs huit, puis dix, partenaires, en commençant par placer, en 1985, Jacques Delors à la tête de la Commission. Cette impulsion mena l’Europe jusqu’à la ratification de Maastricht, en 1992. Entre temps, Delors avait rendu irréversible, par le Traité dit d’Acte Unique en 1986, la réalisation du «grand marché» prévu par le Traité de Rome, mais resté inachevé. Ce qui aura des conséquences considérables. Le fait que même avec l’engagement de tous les grands leaders politiques et le poids incomparable de François Mitterrand, le non ait quand même approché 49% à Maastricht, constituait un avertissement sérieux, mais qui fut aussitôt oublié, bien que Kohl et Mitterrand aient pensé qu’après tout cela, il fallait une pause.
C’est à partir de là que les choses ont dérapé. Pourquoi les douze ne se sont-ils pas contentés du cadre de ce traité de Maastricht et concentrés sur les problèmes concrets des Européens? Parce que deux forces ont pesé dans le sens de la fuite en avant, deux forces en principe antagonistes, celle de l’élargissement et celle de l’Europe politique, mais qui, là, ont conjugué leurs pressions.
La première, très majoritaire, composée de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne – pour d’autres raisons – et de leurs amis a poussé sans arrêt à l’élargissement à seize (à l’époque la Norvège n’avait pas encore dit non), puis, dès que possible, à tous les pays d’Europe libérés de la domination soviétique. Par la magie des agrégats statistiques cet élargissement était présenté comme une chance: le moyen de créer une «puissance de 450 millions», dans un monde où il n’y a que des «poids lourds». Mais aussi comme une obligation morale pour «réparer Yalta», et «l’abandon de ces pays au communisme». Cette espèce de chantage moral, qui masquait d’autres calculs, s’est imposée dans les esprits, les communiqués, et les faits. Il devenait indécent de discuter l’élargissement. Dans la deuxième partie des années 1990, et le début des années 2000, après l’euro, l’élargissement devenait par défaut le seul grand projet de l’Union, une fin en soi. La France fit bien quelques tentatives pour obtenir un rythme d’élargissement plus gérable par l’Union, ou pour que les négociations menées par M.Verhaugen – qui avait fixé avant même qu’elles commencent la liste des pays qui allaient entrer en 2004! – soient mieux contrôlés par le Conseil. Elle dut reculer sous les tirs croisés des autres membres de l’Union contre l’»égoïsme» français. Il fallait être pour l’élargissement, et contre la «frilosité».
C’est de là qu’a découlé la course aux traités. C’est parce que Maastricht ne fixait pas les pouvoirs et la place des nouveaux Etats membres qu’il fallut, en 1996-1997, négocier Amsterdam. Et c’est en raison de l’échec d’Amsterdam qu’il fallut, pour les mêmes raisons, négocier Nice. Nice apporta une réponse imparfaite, mais qui avait le mérite d’exister. Puisque ce traité permettait de faire fonctionner l’Union jusqu’ à 27, on aurait pu travailler dans ce cadre.
Mais après Nice, ce sont d’autres forces, celles de l’Europe politique, qui vinrent s’adjoindre aux premières pour pousser les feux: la Commission, le Parlement, les fédéralistes ou les intégrationnistes français et autres, la majorité des média trouvaient Nice trop «intergouvernemental» (horreur!). Les Allemands étaient en plus sourdement mécontents de ne pas avoir obtenu le décrochage France-Allemagne par le biais du vote démographique (en rupture donc avec le traité de Rome qui avait établi l’égalité de poids des grands pays fondateurs). A eux tous ils imposèrent l’idée que Nice était un désastre, qu’il fallait d’urgence un nouveau traité. Bientôt un «nouveau traité» ne suffisait pas, il fallait que ce soit une «Constitution», et peu importait que ce soit juridiquement impropre: la «Constitution» allait engendrer le peuple européen. On y adjoindrait dans la grande tradition un préambule intitulé «Charte des Droits fondamentaux», bréviaire de l’Europe moderne et de ses «valeurs». La méthode ne serait pas une conférence intergouvernementale mais une «Convention» pour déborder et noyer les représentants des intérêts nationaux (forcément égoïstes) afin de faire émerger l’intérêt général et supérieur de l’Europe. Formulé par qui? La question ne devrait pas être posée. A la limite l’autorité pour exprimer cet intérêt devenait inversement proportionnelle à la vulgaire légitimation élective. Pourtant, il faudrait bien ratifier le résultat de tout cela le moment venu? Quel minuscule parlement national, quel peuple oserait alors se mettre en travers de ce nouveau sens de l’histoire, pensait-on. On sait que le résultat de la Convention, d’abord jugé très insuffisant par les maximalistes devient parole sainte dès que l’on réalisa que, peut être, les gouvernements (égoïstes, bis) risquaient de l’édulcorer. Alarme, vigilance, et finalement, quand même, cette fameuse «Constitution» dont tout notre avenir était censé dépendre. Cette présentation emphatique conduisait tout droit, en tout cas en France, à un référendum et à ses aléas.
Je prétends qu’à chaque étape de cet emballement, pendant les années 1996-2005, un autre choix plus raisonnable aurait pu être fait, qu’un rythme plus tranquille aurait pu être adopté creusant moins le fossé élites et populations, qu’il aurait mieux consolidé l’Europe réelle et préservé ses chances, et permis d’économiser la crise actuelle.
Mais en disant cela, je sous-estime l’esprit de religion qui s’était emparé du projet européen! Pour tous ceux qui avaient cru aux diverses idéologies de la seconde moitié du XXè siècle, mais survécu à leur naufrage, la fuite en avant dans l’intégration européenne était devenue une idéologie de substitution. Au programme, pour eux tous: d’urgence, la fin de l’Etat-nation. En dehors de cet objectif, tout n’était qu’hérésie et ne pouvait qu’être combattu. C’est l’OPA sur les mânes de Jean Monnet, le rejet de soi, et de l’histoire, et aussi de tout bon sens. Autre chapelle: celle de»l’Europe-puissance», nom de code du contrepoids à l’Amérique qui a enfiévré pendant des années la France seule et vers laquelle la «Constitution» était censée offrir un raccourci magique. Et n’oublions pas les périodiques incantations françaises pour une Union franco-allemande. Pendant que le train fonçait, ces deux groupes au lieu de freiner le convoi, ne cessaient d’alimenter la chaudière de la locomotive, les uns pour élargir, les autres pour intégrer, sourds aux plaintes venues des wagons. Aux peuples récalcitrants on dirait, puisqu’il faut bien leur demander de temps à autre confirmation, qu’ils n’ont pas le choix, que c’est pour leur bien, et que tout refus ou retard relèverait de l’égoïsme, du souverainisme, du repli sur soi, de la haine de l’autre, de la xénophobie voire, et pour faire bon poids, du lepénisme et du fascisme. Malheur aux tièdes! Malheur aux réalités! Mais cela n’a pas marché. Les passagers ont décroché les wagons. Et nous voilà comme Perrette et son lait renversé, ou la bulle financière après l’éclatement, ou Babel, après…Voyons le paysage après la bataille. Sans satisfaction amère ni joie mauvaise après une catastrophe trop annoncée, mais lucidement, et dans un esprit constructif.
Les jours qui ont suivi les deux non ont confirmé à quel point le lien entre la construction européenne et l’expression démocratique des peuples d’Europe était devenu confus. Un traité ne peut être adopté qu’à l’unanimité des états membres, chacun le sait. Pourquoi alors tous ces appels mécaniques depuis Bruxelles, Paris ou ailleurs à ce que «le processus de ratification se (poursuive) au nom de la démocratie» (!?). Pour mettre en minorité les peuples français et néerlandais? Et cette réaction immédiate de Schroeder: «Il est plus important que jamais de garder le cap de l’unification et de l’élargissement». Alors à quoi servent ces votes. Quinze jours auront été nécessaires pour que cessent ces tartarinades. Mais bien d’autres canards sans tête circulent encore. Des nouveaux votes de la France et des Pays Bas quand les circonstances seront plus favorables, la «Constitution» ayant été gelée plutôt que rejetée? C’est ce qu’espère Valery Giscard d’Estaing. C’est impensable avant longtemps.
Une renégociation? Beaucoup d’électeurs de gauche ont voté en y croyant sincèrement. Mais il ne faut pas y songer non plus. Imagine-t-on les vingt cinq gouvernements traumatisés réentreprendre un tel parcours du combattant, aussi long et aussi risqué? Et pour renégocier à partir de quelle demande des partisans français du non? Il n’y aura pas de renégociation ou alors sur tout le texte, et certainement pas plus «sociale».
La greffe de morceaux du traité constitutionnel sur le traité de Nice? Elle est difficile à envisager: tout est lié, et cela ne semblerait-il pas anti-démocratique? Toutefois, de même que l’on avait, par anticipation du traité, donné des pouvoirs accrus au président de l’euro-groupe Jean-Claude Juncker, on pourrait décider à l’unanimité entre gouvernements, et sans même se référer au traité constitutionnel, d’instaurer la présidence durable du Conseil, d’associer les parlements nationaux au processus de décision et de contrôle européen, de reconnaître le droit de pétition. En revanche, je n’accorde aucune chance de succès à des initiatives déjà irréalistes avant le 29 mai, réévoquées sous l’effet du traumatisme, telle qu’union ou fédération franco-allemande, noyau dur, initiative des six fondateurs, nouvelle convention et à fortiori, constituante. La seule chose sûre aujourd’hui c’est donc que l’Union va continuer à fonctionner un temps indéfini dans le cadre du traité de Nice. Alors que faire?
Si mon hypothèse est exacte – ce sont le maximalisme et le dogme européiste qui ont été désavoués et pas le sentiment ni le projet européens –, il faut assumer cette distinction et en tirer des conséquences politiques. Cela exclut d’attendre que l’orage passe dans l’espoir de recommencer comme avant, ou de parler, par réflexe, de relance. Cela n’amène à cinq remarques:
1) Les deux clarifications préalables indispensables:
En premier lieu cessons de tout attendre de l’Europe, comme autrefois, de l’Etat! Nous devons arrêter de croire qu’il n’y a de solution à nos problèmes, grands et petits, qu’européenne. Démission dont on connaît le lâche corollaire: toutes les difficultés nous viendraient d’Europe. Il s’agit en fait des deux faces d’une même erreur qui n’a fait qu’accroître le sentiment de dépossession démocratique et civique et nous a déresponsabilisé. Il faut donc distinguer ce qui relève de l’échelon européen et ce qui relève, et continuera de relever des Etats-nations. Par exemple l’essentiel du social. Et cette répartition, effectuée dans un esprit de subsidiarité, doit être compréhensible par tous, stable et durable. C’est le contraire de l’appel mécanique à «plus d’Europe» qui ne fait qu’entretenir la confusion des rôles. C’est très important pour la démocratie et pour rétablir le contact élites-opinions. Paradoxalement le traité constitutionnel constituait un progrès à cet égard, mais il faut faire sans.
Avec le degré d’intégration, il faut aussi stabiliser la géographie de l’Europe qui ne peut être un ensemble gazeux extensible à l’infini. Dans un premier temps les Vingt-Cinq devraient dire qu’il y aura une limite quelque part, ce qui n’est jamais dit. Ces limites seront sans doute un peu au-delà des Vingt-Cinq mais très en deçà des quarante six membres du Conseil de l’Europe. Déjà ce serait rassérénant. Concrètement la parole de l’Union est engagée vis-à-vis de la Bulgarie et de la Roumanie s’agissant de leur adhésion, et vis-à-vis de la Turquie pour ce qui est de l’ouverture de négociations. Rien de plus. Pour tous les autres, il faut réfléchir, ce qui ne veut pas dire les abandonner à leur sort, mais leur faire des propositions que nous soyons capable d’assumer.
2) Ensuite dans le cadre des institutions existantes, quelles sont nos taches urgentes?
– Un compromis sur le budget qui inclut une certaine augmentation de son montant, et de la part consacrée aux politiques innovantes. C’est possible si chacun des grands pays fait un geste.
– Une meilleure coordination des politiques économiques dans la zone euro, pour les rendre plus performantes.
– Une politique étrangère et de sécurité commune (PESC) qui donne moins de leçons et pose moins de conditions à la terre entière – ce qui devient risible –, mais qui se concentre sur quelques objectifs et travaille patiemment à faire grandir le c de son sigle – le nombre de sujets sur lesquels les Vingt-Cinq sont d’accord. Travail ingrat, mais indispensable.
3) Oubli pour le moment, de la martingale constitutionnelle. Passage de l’utopie du projet à la réalité des projets, relance des projets européens, grands et petits, ce que j’ai proposé dans mon article pour le Monde le 9 juin. Personne n’est contre en Europe. Bronislavw Geremek m’a répondu en suggérant science, technologie et éducation. Tous les courants semblent se retrouver dans cette orientation. Dominique de Villepin a énuméré cinq grands projets ou politiques: 1) gouvernance économique de la zone euro, 2) agriculture, 3) innovation et recherche, 4) sécurité européenne, 5) un service civil européen. Le Président Valery Giscard d’Estaing a parlé de rendre l’Europe à nouveau désirable «par les projets qu’elle est capable de porter». Yves Thibault de Silguy a proposé d’arrêter la logorrhée des textes et de renforcer la politique économique dans la zone euro. La gauche propose de nombreux projets. Je suis convaincu que ce n’est qu’un début et que l’été sera propice à la créativité. Ces projets européens peuvent être aussi bien globaux que très précis et concrets, se faire à 25, comme par des coopérations renforcées, ou en géométrie variable de façon intergouvernementale. D’une politique commune nouvelle comme gérée par les instances communautaires jusqu’à des formules type Galliléo, toute formule qui permettra d’agir sera bonne.
4) Notre nouvelle philosophie européenne devrait être qu’il n’y a pas de «modèle» mais que, dans tous les domaines, chaque Etat membre s’inspire, librement, de ce qui marche bien, ou mieux, ailleurs. Que la Commission suggère sans prétendre imposer. Que nous résistions à l’attraction des affrontements caricaturaux type Chirac contre Blair, – le blairisme n’est ni une panacée ni un épouvantail – Europe sociale contre libérale, Europe politique contre «grand marché», Europe franco-allemande contre anglo-saxonne, parti socialiste français contre tous les autres. N’a-t-on pas assez souffert de ces simplismes? Le seul vrai fossé est entre les élites et les populations. C’est celui là qui est dangereux, et qu’il faut combler.
5) Enfin un grand débat politique à la fois institutionnel, politique et social se développe. Contrôlé par aucune institution mais aiguillonné dans toute l’Europe par la crise et nourri par le goût retrouvé de la politique. Quel mode de vie voulons nous en Europe pour nous et nos enfants? Peut-on faire la synthèse croissance-emploi-écologie? Et que voulons nous que l’Europe soit et fasse dans ce monde? Et on laisse ce débat durer tout le temps nécessaire.
Le despotisme éclairé, le technocratisme aussi talentueux soit-il et le mistigri politique ont atteint leurs limites. Notre responsabilité est désormais, là où nous ne voyons que ruines et poussières, de discerner des fondations et de rebâtir solidement une Europe plus réaliste et plus forte soutenue par ses peuples. Nous y arriverons.