A l’occasion de la publication de l’ouvrage collectif Grands diplomates – Les Maîtres des relations internationales, qu’il a dirigé, introduit et conclu, Hubert Védrine a accordé un entretien à L’Express.
Le JDD. Vous signez un ouvrage collectif, Grands diplomates : Les maîtres des relations internationales de Mazarin à nos jours (Perrin) qui revient sur vingt grandes figures de la diplomatie à l’époque moderne. Parmi ces personnages, quel est celui qui a le plus inspiré votre action en tant que ministre des Affaires étrangères, de 1997 à 2002 ?
Hubert Védrine. Pas un en particulier. Mais j’étais imprégné de culture historique et je m’étais intéressé à l’histoire des relations internationales, et notamment à Talleyrand, l’archétype du diplomate. Et dans ma jeunesse je m’étais intéressé à Couve de Murville, l’inamovible ministre des Affaires étrangères du général de Gaulle. Mais tous les personnages qui figurent dans le livre comme Vergennes, Choiseul, mais aussi Kaunitz ou William Pitt, et tous les autres, méritent d’être mieux connus. Ce livre n’est pas un tableau d’honneur. Ce sont des personnalités du monde réel portraiturées par vingt auteurs.
Plus que les diplomates eux-mêmes, ce sont certains évènements qui vous ont inspiré ?
C’est la combinaison des deux. Par exemple, Talleyrand au congrès de Vienne en 1815. Ce rassemblement avait été organisé par les vainqueurs de Napoléon, la Russie, l’Autriche, la Grande-Bretagne et la Prusse, pour mettre la France sous tutelle après qu’elle ait été à l’origine des bouleversements en Europe. Le génie de Talleyrand a été d’inverser la situation, en faisant de la France l’une des garantes, avec les quatre autres, de l’ordre européen qui a tenu un siècle ! Tout diplomate doit connaître cela. De même, quoi que l’on pense de son bilan, les ouvrages théoriques de Kissinger sont exceptionnels. Savez-vous qui il considère comme le précurseur de l’âge classique dans les relations internationales ? Richelieu !
Cette culture historique était-elle une bonne formation pour vous préparer à la fonction de ministre des Affaires Étrangères ?
Elle est très utile, mais j’ai surtout été formé par la vie. Par mon père, Jean Védrine, quelques professeurs, puis par François Mitterrand. Je suis tombé dans la potion magique Mitterrand quand j’étais petit. Avant de devenir ministre, j’ai passé quatorze ans à l’Élysée, comme conseiller diplomatique, porte-parole, puis secrétaire général. Cela m’a beaucoup appris sur le monde réel. Il faut distinguer la connaissance et l’action, la fonction d’expert et celle de décideur. Le bon décideur – un président, un ministre – doit se nourrir de tout cela pour trancher en situation concrète.
Les vingt portraits sont presque tous des Occidentaux. Pourquoi ?
Les vingt auteurs décrivent à travers ces portraits l’époque classique des relations internationales, pendant laquelle les Occidentaux, en fait les Européens, ont le monopole de la puissance, et donc de la diplomatie. Mais on y trouve aussi le chinois Zhou Enlai, le géorgien Edouard Chevardnadze et, plus contemporain, le russe Sergueï Lavrov. Nous avons aussi inclus deux Secrétaires généraux des Nations Unies qui n’étaient pas occidentaux : le copte égyptien Boutros Boutros-Ghali et le ghanéen Kofi Annan.
Aujourd’hui, l’Occident n’a plus le monopole de la puissance. Après l’effondrement de l’URSS et une trentaine d’années d’illusions, les Européens réalisent que le monde ne forme ni une « communauté » internationale , comme on l’entend encore trop souvent, ni une division simple comme au temps de la guerre froide entre l’Ouest, l’Est et le Tiers monde. Tout est plus compliqué. Les Européens sortent progressivement de leur naïveté. Pendant trente ans, ils se sont comportés comme des bisounours dans le monde de Jurassic Park. Nous devons réapprendre à gérer les rapports de force, à l’image des grands diplomates de l’ouvrage. Leurs enseignements comportent une dimension tout à fait actuelle.
L’ouvrage débute par la formule suivante, qu’on pourrait croire empruntée à Talleyrand : « Comme beaucoup de négociations, ce livre est né d’un repas. » La gastronomie est-elle un outil des relations internationales ?
En fait, pas tant que ça. Nous ne sommes plus à l’époque du Congrès de Vienne, où Talleyrand se faisait apporter en diligence des bries pour ses invités illustres – « Le roi des fromages devient le fromage des rois ». Les négociateurs d’aujourd’hui ont une très haute idée de la gastronomie française mais ils enchaînent les voyages – une centaine chaque année lorsque j’étais ministre –, ils sont fatigués et mangent à toute vitesse. En fait, souvent ils préfèreraient dormir que d’aller manger. Cependant, la France a raison de mettre en avant sa gastronomie et son œnologie. Et il faut saluer à cet égard le travail de l’ambassadeur Philippe Faure.
Revenons donc à la « vraie vie » du diplomate. C’est aujourd’hui le dixième anniversaire du mouvement Euromaïdan, le 18 février 2014, qui avait abouti à la destitution du président élu, Viktor Ianoukovytch, et au déclenchement des hostilités qui ont atteint leur paroxysme il y aura deux ans ce samedi, avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Quelle issue voyez-vous au conflit ?
Avant d’envisager l’avenir, je commencerai par une remarque qui n’est pas dans l’air du temps : je partage l’avis de l’école réaliste américaine de la guerre froide, Kissinger et Brzeziński, selon laquelle tout cet engrenage aurait pu être évité, à condition que pendant la décennie 1990 les États-Unis aient mené une Realpolitik plus intelligente pour intégrer la Russie. Non pas par amour pour la Russie, bien sûr, mais pour des raisons de sécurité. Cela n’a pas été tenté. On ne peut rien prouver, mais cela reste un débat historique. Depuis l’attaque de Poutine contre l’Ukraine en 2022, je suis favorable à la ligne Biden : empêcher par tous les moyens Vladimir Poutine de gagner en Ukraine, sans se laisser entraîner dans une guerre directe avec la Russie. Cette position est partagée par la France et l’Allemagne, moins par les Baltes et les Polonais.
Aujourd’hui, plus personne ne mise sur l’hypothèse d’un succès ukrainien. Leur armée ne dispose plus de moyens humains et matériels en nombre suffisant, même si elle poursuit des opérations par drones sur la partie ouest de la mer Noire et dans certaines villes annexées par la Russie. Quant à l’offensive russe, si elle paraissait pouvoir enfoncer les défenses ukrainiennes, les États-Unis et les Européens seraient obligés de faire beaucoup plus.
Vous privilégiez donc l’hypothèse de l’enlisement ?
C’est tout à fait possible que le front se stabilise sur la ligne de départ, à quelques kilomètres près. Mais, même en cas d’arrêt des combats, je ne vois pas comment les deux partis pourraient négocier, et encore moins sur quoi ils pourraient conclure. Il y a eu trop d’espérance, de souffrance, et de morts. Cependant, même encouragé par les États-Unis, je n’imagine pas un dirigeant ukrainien renoncer par un traité à reconquérir le Donbass et la Crimée.
Cependant, deux évènements pourraient complètement modifier la situation : d’abord, déjà évoquée, l’effondrement de l’armée ukrainienne qui amènerait les États-Unis à s’engager davantage, notamment sur la maîtrise du ciel, et qui entraînerait une intensification du conflit. Et à l’inverse, l’affaiblissement du soutien américain du fait de la paralysie à Washington, ou de l’anticipation déjà sensible de l’éventuel retour de Donald Trump. À moins que tout cela ne soit repensé, un jour lointain, dans une négociation d’ensemble ?
À quel cadre de négociation faites-vous allusion ?
Je précise bien que nous nous inscrivons là dans un scénario qui relève encore de la science-fiction, suivant une perspective tellement lointaine que je prends des risques rien qu’en l’envisageant. Mais on peut toujours se projeter ! Imaginons que les États-Unis se recentrent sur le Pacifique, face à la Chine, leur problème numéro un. Cela pourrait conduire un jour lointain à un grand accord de sécurité en Europe qui ressemblerait aux accords d’Helsinki, signés en 1975 entre l’Amérique, l’Europe et l’URSS, pour que la Russie soit contenue de façon crédible. Mais cela supposerait qu’ait été auparavant reparcouru – sans doute avec un autre que Poutine – le chemin exploré pendant la guerre froide : passer des menaces d’anéantissement mutuel au constat d’un risque insupportable, puis aux négociations, à la coexistence pacifique et finalement à la détente. On en est pas là du tout !
Croyez-vous à l’hypothèse d’une adhésion de l’Ukraine à l’Union Européenne ?
Il était impossible de ne pas la promettre et elle est presque impossible à concrétiser avant longtemps. La souffrance ukrainienne était telle que bien que l’adhésion ne soit pas réalisable concrètement à court terme, il était inenvisageable de leur refuser le statut de pays candidat. Après, entre cela et la mise en œuvre… Même les opinions publiques d’Europe de l’Est, les plus hostiles à la Russie, comme la Pologne, ne sont pas pour autant favorables à l’entrée de l’Ukraine à n’importe quel prix. Des paysans polonais bloquent des camions ukrainiens pour les vider de leurs céréales ! En plus, on ne pourrait pas faire avancer une négociation ukrainienne sans faire progresser du même pas les négociations d’adhésion avec la dizaine de pays qui attendent depuis longtemps.
Vous êtes donc défavorable à l’élargissement de l’Union Européenne ?
Pas en soi. Mais on ne peut pas l’envisager pour l’Ukraine en oubliant les autres ; on ne peut pas l’envisager schématiquement « adhésion ou pas » ; et on ne peut pas ne pas s’interroger sur comment fonctionnera l’Europe après sans tomber pour autant dans le piège de certains propositions dangereuses de réforme des institutions.
Indépendamment du cas ukrainien, claquer la porte au nez des États des Balkans candidats en ferait des proies faciles pour des manœuvres turques, islamistes, ou autres. Donc, élargir pour stabiliser se justifie. Mais cela fait de l’Union Européenne, à terme, une grosse entité impotente. Il faut imaginer quelque chose entre le refus et l’adhésion pleine et entière. Les idées de participation progressive de Jean-Louis Bourlanges sont à creuser.
Vous expliquez que nous sommes sortis de la logique de bloc qui prévalait au temps de la guerre froide. Un conflit l’illustre bien, c’est la guerre entre Israël et le Hamas, qui s’est intensifiée après les attentats du 7 octobre. Quelles sont les causes de ce conflit ?
Au départ, c’est un conflit territorial non résolu, car il suppose des compromis de part et d’autre, qui a pris une terrible dimension géopolitique, religieuse, émotionnelle, traumatique. En Israël, comme chez les Palestiniens, la bataille interne est féroce depuis des décennies entre réalistes et extrémistes, les camps de la paix sont minoritaires, contrés ou menacés par les extrémistes dans chaque camp. Pendant une dizaine d’années, des réalistes au pouvoir en même temps (Rabin, Arafat, Pérès) ont cherché une solution, très encouragés par la France, les États-Unis, etc. Depuis une quinzaine d’années, avec les gouvernements Netanyahou et son besoin pervers d’un Hamas repoussoir, c’est l’inverse.
Le camp des « minorités courageuses » peut-il gagner, selon vous ?
J’ai vécu la période des accords d’Oslo, pendant laquelle tout semblait possible. Jusqu’à l’élection de Netanyahou qui, à mesure qu’il se radicalisait, avait pour objectif, comme l’explique très bien l’ancien Premier ministre travailliste Ehud Barak, qu’il n’y ait plus jamais de processus de paix et que la question palestinienne soit oubliée. Aujourd’hui, certains membres de son gouvernement souhaitent déporter les deux millions de Palestiniens de Cisjordanie, un peu comme l’avait fait le président américain Andrew Jackson avec les Indiens pendant la conquête de l’Ouest. Nous sommes aux antipodes d’Yitzhak Rabin qui, pendant la vague d’attentats, avait déclaré : « Je combattrai le terrorisme comme s’il n’y avait pas de processus de paix, mais je poursuivrai le processus de paix comme s’il n’y avait pas de terrorisme. » Quel courage extraordinaire ! J’ai vécu ce processus, qui a soulevé un immense espoir. Mais Rabin a été assassiné par un fanatique de son propre camp, comme l’avait été Sadate en Égypte, tout comme plusieurs des Palestiniens favorables au processus de paix, que j’avais bien connus.
La solution à deux États est-elle caduque aujourd’hui ?
Pas nécessairement. Elle était morte depuis quinze ans, mais selon un dernier sondage, si 26 % des Israéliens veulent déplacer les Palestiniens en Cisjordanie, 32 % sont à nouveau favorables à la solution à deux États. Ce tiers est un levier pour un processus de paix, qui rejoint l’attente de l’administration Biden. Sinon, quelle est l’alternative pour garantir à long terme la sécurité pour Israël et pour la région ?
Depuis 2020, les coups d’États se succèdent en Afrique au détriment de gouvernements soutenus par la France : le Mali, le Tchad, le Burkina Faso et, l’année dernière, le Niger et le Gabon. Est-ce un signe de la fin de la puissance française ?
Ces coups d’État en disent plus long sur le Sahel que sur la France ! Les gouvernements que vous venez de citer ont été incapables de développer leur pays. Ce sont, pour certains, des États faillis. Ils font face à des problèmes – explosion démographique, fuite des cerveaux, inégalités d’accès aux ressources de base, montée de l’islamisme, etc. – qu’ils ne parviennent pas à résoudre. Mais quand ils ont besoin d’un bouc-émissaire, ils s’en prennent à l’occidental qu’ils ont sous la main, c’est-à-dire, en l’occurrence, la France. Mais cela n’est qu’une diversion. Nous sommes restés dans ces pays parce que les gouvernements nous l’ont demandé et que la France est une brave fille. Et la France est la bienvenue partout ailleurs en Afrique.
Diriez-vous qu’il existe toujours une culture de la diplomatie française ? Et que la France a toujours sa place dans le concert des nations ?
Oui, bien sûr, la question ne se pose même pas. La France n’est pas une vieille actrice qui demande un « rôle ». Elle a toujours, quoi qu’il arrive, des intérêts vitaux à défendre, et des professionnels pour le faire.
Vous dédiez votre ouvrage à « tous ceux qui aujourd’hui se préoccupent de défendre au mieux nos intérêts fondamentaux (avant tout garder la maîtrise de notre destin) et nos valeurs – car qui ne défend pas ses intérêts n’est pas pris au sérieux quand il parle de ses valeurs ». La France est-elle encore à la hauteur quand il s’agit de défendre ces intérêts vitaux ?
Elle le fait le mieux possible ! Bien sûr, cela est devenu plus difficile par le fait que les Occidentaux ont perdu, dans leur ensemble, le monopole de la puissance. Mais cette perte d’influence n’est pas une spécificité française. Où en sont l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Espagne, l’Italie, et les autres Européens ? Même les États-Unis ne parviennent plus à imposer leurs décisions au monde, comme dans la période de l’hyperpuissance des années 1990. Nous, Français, sommes focalisés sur notre cas, sans voir qu’il s’inscrit dans un cadre plus global. Il serait temps que nous cessions cette auto-flagellation stérile, qui est une forme de prétention à l’envers. Cessons de nous demander, sur le mode tragique, si nous sommes encore une grande puissance. C’est ridicule ! La France a besoin d’une énorme injection de réalisme. Nous ne sommes plus une grande puissance depuis bien longtemps ! Cependant, notre situation aujourd’hui est plus enviable que celle de 1940, par exemple, où la France s’est totalement effondrée. Nous faisons partie, quoi qu’il arrive, des dix ou quinze puissances qui comptent. Le président Giscard d’Estaing avait parlé d’une puissance moyenne, ce à quoi j’avais rajouté : d’influence mondiale. C’est déjà énorme. Nous avons besoin de dirigeants, de négociateurs et de diplomates qui agissent au mieux pour que la France reste maître de son destin. Je suis sûr qu’ils en sont conscients. Et pour cela, le passé peut les éclairer.
Propos recueillis par Erwan Barillot et Aziliz Le Corre
A l’occasion de la publication de l’ouvrage collectif Grands diplomates – Les Maîtres des relations internationales, qu’il a dirigé, introduit et conclu, Hubert Védrine a accordé un entretien à L’Express.
Le JDD. Vous signez un ouvrage collectif, Grands diplomates : Les maîtres des relations internationales de Mazarin à nos jours (Perrin) qui revient sur vingt grandes figures de la diplomatie à l’époque moderne. Parmi ces personnages, quel est celui qui a le plus inspiré votre action en tant que ministre des Affaires étrangères, de 1997 à 2002 ?
Hubert Védrine. Pas un en particulier. Mais j’étais imprégné de culture historique et je m’étais intéressé à l’histoire des relations internationales, et notamment à Talleyrand, l’archétype du diplomate. Et dans ma jeunesse je m’étais intéressé à Couve de Murville, l’inamovible ministre des Affaires étrangères du général de Gaulle. Mais tous les personnages qui figurent dans le livre comme Vergennes, Choiseul, mais aussi Kaunitz ou William Pitt, et tous les autres, méritent d’être mieux connus. Ce livre n’est pas un tableau d’honneur. Ce sont des personnalités du monde réel portraiturées par vingt auteurs.
Plus que les diplomates eux-mêmes, ce sont certains évènements qui vous ont inspiré ?
C’est la combinaison des deux. Par exemple, Talleyrand au congrès de Vienne en 1815. Ce rassemblement avait été organisé par les vainqueurs de Napoléon, la Russie, l’Autriche, la Grande-Bretagne et la Prusse, pour mettre la France sous tutelle après qu’elle ait été à l’origine des bouleversements en Europe. Le génie de Talleyrand a été d’inverser la situation, en faisant de la France l’une des garantes, avec les quatre autres, de l’ordre européen qui a tenu un siècle ! Tout diplomate doit connaître cela. De même, quoi que l’on pense de son bilan, les ouvrages théoriques de Kissinger sont exceptionnels. Savez-vous qui il considère comme le précurseur de l’âge classique dans les relations internationales ? Richelieu !
Cette culture historique était-elle une bonne formation pour vous préparer à la fonction de ministre des Affaires Étrangères ?
Elle est très utile, mais j’ai surtout été formé par la vie. Par mon père, Jean Védrine, quelques professeurs, puis par François Mitterrand. Je suis tombé dans la potion magique Mitterrand quand j’étais petit. Avant de devenir ministre, j’ai passé quatorze ans à l’Élysée, comme conseiller diplomatique, porte-parole, puis secrétaire général. Cela m’a beaucoup appris sur le monde réel. Il faut distinguer la connaissance et l’action, la fonction d’expert et celle de décideur. Le bon décideur – un président, un ministre – doit se nourrir de tout cela pour trancher en situation concrète.
Les vingt portraits sont presque tous des Occidentaux. Pourquoi ?
Les vingt auteurs décrivent à travers ces portraits l’époque classique des relations internationales, pendant laquelle les Occidentaux, en fait les Européens, ont le monopole de la puissance, et donc de la diplomatie. Mais on y trouve aussi le chinois Zhou Enlai, le géorgien Edouard Chevardnadze et, plus contemporain, le russe Sergueï Lavrov. Nous avons aussi inclus deux Secrétaires généraux des Nations Unies qui n’étaient pas occidentaux : le copte égyptien Boutros Boutros-Ghali et le ghanéen Kofi Annan.
Aujourd’hui, l’Occident n’a plus le monopole de la puissance. Après l’effondrement de l’URSS et une trentaine d’années d’illusions, les Européens réalisent que le monde ne forme ni une « communauté » internationale , comme on l’entend encore trop souvent, ni une division simple comme au temps de la guerre froide entre l’Ouest, l’Est et le Tiers monde. Tout est plus compliqué. Les Européens sortent progressivement de leur naïveté. Pendant trente ans, ils se sont comportés comme des bisounours dans le monde de Jurassic Park. Nous devons réapprendre à gérer les rapports de force, à l’image des grands diplomates de l’ouvrage. Leurs enseignements comportent une dimension tout à fait actuelle.
L’ouvrage débute par la formule suivante, qu’on pourrait croire empruntée à Talleyrand : « Comme beaucoup de négociations, ce livre est né d’un repas. » La gastronomie est-elle un outil des relations internationales ?
En fait, pas tant que ça. Nous ne sommes plus à l’époque du Congrès de Vienne, où Talleyrand se faisait apporter en diligence des bries pour ses invités illustres – « Le roi des fromages devient le fromage des rois ». Les négociateurs d’aujourd’hui ont une très haute idée de la gastronomie française mais ils enchaînent les voyages – une centaine chaque année lorsque j’étais ministre –, ils sont fatigués et mangent à toute vitesse. En fait, souvent ils préfèreraient dormir que d’aller manger. Cependant, la France a raison de mettre en avant sa gastronomie et son œnologie. Et il faut saluer à cet égard le travail de l’ambassadeur Philippe Faure.
Revenons donc à la « vraie vie » du diplomate. C’est aujourd’hui le dixième anniversaire du mouvement Euromaïdan, le 18 février 2014, qui avait abouti à la destitution du président élu, Viktor Ianoukovytch, et au déclenchement des hostilités qui ont atteint leur paroxysme il y aura deux ans ce samedi, avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Quelle issue voyez-vous au conflit ?
Avant d’envisager l’avenir, je commencerai par une remarque qui n’est pas dans l’air du temps : je partage l’avis de l’école réaliste américaine de la guerre froide, Kissinger et Brzeziński, selon laquelle tout cet engrenage aurait pu être évité, à condition que pendant la décennie 1990 les États-Unis aient mené une Realpolitik plus intelligente pour intégrer la Russie. Non pas par amour pour la Russie, bien sûr, mais pour des raisons de sécurité. Cela n’a pas été tenté. On ne peut rien prouver, mais cela reste un débat historique. Depuis l’attaque de Poutine contre l’Ukraine en 2022, je suis favorable à la ligne Biden : empêcher par tous les moyens Vladimir Poutine de gagner en Ukraine, sans se laisser entraîner dans une guerre directe avec la Russie. Cette position est partagée par la France et l’Allemagne, moins par les Baltes et les Polonais.
Aujourd’hui, plus personne ne mise sur l’hypothèse d’un succès ukrainien. Leur armée ne dispose plus de moyens humains et matériels en nombre suffisant, même si elle poursuit des opérations par drones sur la partie ouest de la mer Noire et dans certaines villes annexées par la Russie. Quant à l’offensive russe, si elle paraissait pouvoir enfoncer les défenses ukrainiennes, les États-Unis et les Européens seraient obligés de faire beaucoup plus.
Vous privilégiez donc l’hypothèse de l’enlisement ?
C’est tout à fait possible que le front se stabilise sur la ligne de départ, à quelques kilomètres près. Mais, même en cas d’arrêt des combats, je ne vois pas comment les deux partis pourraient négocier, et encore moins sur quoi ils pourraient conclure. Il y a eu trop d’espérance, de souffrance, et de morts. Cependant, même encouragé par les États-Unis, je n’imagine pas un dirigeant ukrainien renoncer par un traité à reconquérir le Donbass et la Crimée.
Cependant, deux évènements pourraient complètement modifier la situation : d’abord, déjà évoquée, l’effondrement de l’armée ukrainienne qui amènerait les États-Unis à s’engager davantage, notamment sur la maîtrise du ciel, et qui entraînerait une intensification du conflit. Et à l’inverse, l’affaiblissement du soutien américain du fait de la paralysie à Washington, ou de l’anticipation déjà sensible de l’éventuel retour de Donald Trump. À moins que tout cela ne soit repensé, un jour lointain, dans une négociation d’ensemble ?
À quel cadre de négociation faites-vous allusion ?
Je précise bien que nous nous inscrivons là dans un scénario qui relève encore de la science-fiction, suivant une perspective tellement lointaine que je prends des risques rien qu’en l’envisageant. Mais on peut toujours se projeter ! Imaginons que les États-Unis se recentrent sur le Pacifique, face à la Chine, leur problème numéro un. Cela pourrait conduire un jour lointain à un grand accord de sécurité en Europe qui ressemblerait aux accords d’Helsinki, signés en 1975 entre l’Amérique, l’Europe et l’URSS, pour que la Russie soit contenue de façon crédible. Mais cela supposerait qu’ait été auparavant reparcouru – sans doute avec un autre que Poutine – le chemin exploré pendant la guerre froide : passer des menaces d’anéantissement mutuel au constat d’un risque insupportable, puis aux négociations, à la coexistence pacifique et finalement à la détente. On en est pas là du tout !
Croyez-vous à l’hypothèse d’une adhésion de l’Ukraine à l’Union Européenne ?
Il était impossible de ne pas la promettre et elle est presque impossible à concrétiser avant longtemps. La souffrance ukrainienne était telle que bien que l’adhésion ne soit pas réalisable concrètement à court terme, il était inenvisageable de leur refuser le statut de pays candidat. Après, entre cela et la mise en œuvre… Même les opinions publiques d’Europe de l’Est, les plus hostiles à la Russie, comme la Pologne, ne sont pas pour autant favorables à l’entrée de l’Ukraine à n’importe quel prix. Des paysans polonais bloquent des camions ukrainiens pour les vider de leurs céréales ! En plus, on ne pourrait pas faire avancer une négociation ukrainienne sans faire progresser du même pas les négociations d’adhésion avec la dizaine de pays qui attendent depuis longtemps.
Vous êtes donc défavorable à l’élargissement de l’Union Européenne ?
Pas en soi. Mais on ne peut pas l’envisager pour l’Ukraine en oubliant les autres ; on ne peut pas l’envisager schématiquement « adhésion ou pas » ; et on ne peut pas ne pas s’interroger sur comment fonctionnera l’Europe après sans tomber pour autant dans le piège de certains propositions dangereuses de réforme des institutions.
Indépendamment du cas ukrainien, claquer la porte au nez des États des Balkans candidats en ferait des proies faciles pour des manœuvres turques, islamistes, ou autres. Donc, élargir pour stabiliser se justifie. Mais cela fait de l’Union Européenne, à terme, une grosse entité impotente. Il faut imaginer quelque chose entre le refus et l’adhésion pleine et entière. Les idées de participation progressive de Jean-Louis Bourlanges sont à creuser.
Vous expliquez que nous sommes sortis de la logique de bloc qui prévalait au temps de la guerre froide. Un conflit l’illustre bien, c’est la guerre entre Israël et le Hamas, qui s’est intensifiée après les attentats du 7 octobre. Quelles sont les causes de ce conflit ?
Au départ, c’est un conflit territorial non résolu, car il suppose des compromis de part et d’autre, qui a pris une terrible dimension géopolitique, religieuse, émotionnelle, traumatique. En Israël, comme chez les Palestiniens, la bataille interne est féroce depuis des décennies entre réalistes et extrémistes, les camps de la paix sont minoritaires, contrés ou menacés par les extrémistes dans chaque camp. Pendant une dizaine d’années, des réalistes au pouvoir en même temps (Rabin, Arafat, Pérès) ont cherché une solution, très encouragés par la France, les États-Unis, etc. Depuis une quinzaine d’années, avec les gouvernements Netanyahou et son besoin pervers d’un Hamas repoussoir, c’est l’inverse.
Le camp des « minorités courageuses » peut-il gagner, selon vous ?
J’ai vécu la période des accords d’Oslo, pendant laquelle tout semblait possible. Jusqu’à l’élection de Netanyahou qui, à mesure qu’il se radicalisait, avait pour objectif, comme l’explique très bien l’ancien Premier ministre travailliste Ehud Barak, qu’il n’y ait plus jamais de processus de paix et que la question palestinienne soit oubliée. Aujourd’hui, certains membres de son gouvernement souhaitent déporter les deux millions de Palestiniens de Cisjordanie, un peu comme l’avait fait le président américain Andrew Jackson avec les Indiens pendant la conquête de l’Ouest. Nous sommes aux antipodes d’Yitzhak Rabin qui, pendant la vague d’attentats, avait déclaré : « Je combattrai le terrorisme comme s’il n’y avait pas de processus de paix, mais je poursuivrai le processus de paix comme s’il n’y avait pas de terrorisme. » Quel courage extraordinaire ! J’ai vécu ce processus, qui a soulevé un immense espoir. Mais Rabin a été assassiné par un fanatique de son propre camp, comme l’avait été Sadate en Égypte, tout comme plusieurs des Palestiniens favorables au processus de paix, que j’avais bien connus.
La solution à deux États est-elle caduque aujourd’hui ?
Pas nécessairement. Elle était morte depuis quinze ans, mais selon un dernier sondage, si 26 % des Israéliens veulent déplacer les Palestiniens en Cisjordanie, 32 % sont à nouveau favorables à la solution à deux États. Ce tiers est un levier pour un processus de paix, qui rejoint l’attente de l’administration Biden. Sinon, quelle est l’alternative pour garantir à long terme la sécurité pour Israël et pour la région ?
Depuis 2020, les coups d’États se succèdent en Afrique au détriment de gouvernements soutenus par la France : le Mali, le Tchad, le Burkina Faso et, l’année dernière, le Niger et le Gabon. Est-ce un signe de la fin de la puissance française ?
Ces coups d’État en disent plus long sur le Sahel que sur la France ! Les gouvernements que vous venez de citer ont été incapables de développer leur pays. Ce sont, pour certains, des États faillis. Ils font face à des problèmes – explosion démographique, fuite des cerveaux, inégalités d’accès aux ressources de base, montée de l’islamisme, etc. – qu’ils ne parviennent pas à résoudre. Mais quand ils ont besoin d’un bouc-émissaire, ils s’en prennent à l’occidental qu’ils ont sous la main, c’est-à-dire, en l’occurrence, la France. Mais cela n’est qu’une diversion. Nous sommes restés dans ces pays parce que les gouvernements nous l’ont demandé et que la France est une brave fille. Et la France est la bienvenue partout ailleurs en Afrique.
Diriez-vous qu’il existe toujours une culture de la diplomatie française ? Et que la France a toujours sa place dans le concert des nations ?
Oui, bien sûr, la question ne se pose même pas. La France n’est pas une vieille actrice qui demande un « rôle ». Elle a toujours, quoi qu’il arrive, des intérêts vitaux à défendre, et des professionnels pour le faire.
Vous dédiez votre ouvrage à « tous ceux qui aujourd’hui se préoccupent de défendre au mieux nos intérêts fondamentaux (avant tout garder la maîtrise de notre destin) et nos valeurs – car qui ne défend pas ses intérêts n’est pas pris au sérieux quand il parle de ses valeurs ». La France est-elle encore à la hauteur quand il s’agit de défendre ces intérêts vitaux ?
Elle le fait le mieux possible ! Bien sûr, cela est devenu plus difficile par le fait que les Occidentaux ont perdu, dans leur ensemble, le monopole de la puissance. Mais cette perte d’influence n’est pas une spécificité française. Où en sont l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Espagne, l’Italie, et les autres Européens ? Même les États-Unis ne parviennent plus à imposer leurs décisions au monde, comme dans la période de l’hyperpuissance des années 1990. Nous, Français, sommes focalisés sur notre cas, sans voir qu’il s’inscrit dans un cadre plus global. Il serait temps que nous cessions cette auto-flagellation stérile, qui est une forme de prétention à l’envers. Cessons de nous demander, sur le mode tragique, si nous sommes encore une grande puissance. C’est ridicule ! La France a besoin d’une énorme injection de réalisme. Nous ne sommes plus une grande puissance depuis bien longtemps ! Cependant, notre situation aujourd’hui est plus enviable que celle de 1940, par exemple, où la France s’est totalement effondrée. Nous faisons partie, quoi qu’il arrive, des dix ou quinze puissances qui comptent. Le président Giscard d’Estaing avait parlé d’une puissance moyenne, ce à quoi j’avais rajouté : d’influence mondiale. C’est déjà énorme. Nous avons besoin de dirigeants, de négociateurs et de diplomates qui agissent au mieux pour que la France reste maître de son destin. Je suis sûr qu’ils en sont conscients. Et pour cela, le passé peut les éclairer.
Propos recueillis par Erwan Barillot et Aziliz Le Corre