Politis: Quelle était la position de l’Elysée sur le Rwanda? Quel rôle avez-vous joué pendant cette période?
Hubert Védrine : L’analyse de la politique française au Rwanda doit distinguer deux périodes: avant et après 93. En 1990 quand Kagamé déclenche l’offensive militaire du Front Patriotique Rwandais (FPR), c’est-à-dire des Tutsis de l’Ouganda appuyés par l’armée ougandaise, c’est la gauche qui est au pouvoir et c’est Mitterrand qui décide d’intervenir.
Après 1993 et donc en 1994 au moment du génocide, c’est un gouvernement de cohabitation: Mitterrand est président, Balladur Premier ministre, Juppé ministre des Affaires étrangères avec Villepin comme directeur de cabinet et Léotard ministre de la Défense. Sur ces questions africaines, le secrétaire général que j’étais n’avait pas de rôle primordial. Il y avait une cellule africaine et tout se passait entre le président et les ministres concernés, l’état-major des armés et l’état-major particulier à l’Elysée. Le secrétaire général était informé, mais il n’avait pas le poids décisionnel qu’il peut avoir sur les autres sujets, a fortiori pendant une cohabitation où l’Elysée n’a pas les moyens d’une action distincte du gouvernement. En disant cela, je ne cherche pas à me démarquer de la politique de la France, qui a tenté honorablement d’empêcher les drames qui s’annonçaient et qui a malheureusement échoué. C’est simplement pour préciser ma position exacte face aux attaques infondées dont je fais parfois l’objet.
À l’époque, la France et l’Elysée semblent adhérer à une vision dichotomique, voire antagonique du Rwanda avec d’un côté les Tutsis, et surtout le FPR, qui émaneraient du monde anglo-saxon et de l’autre, les Hutus qui seraient liés plus traditionnellement à la France. Est ce que la France n’a pas été prisonnière de cette grille de lecture de type Fachoda (1)?
Elle n’est pas si fausse que cela quand on analyse les alliances dans les guerres qui ont endeuillé la région avant et après ce génocide, et quand on interroge les leaders africains eux mêmes, mais elle n’a pas été un élément déterminant dans la prise de position de Mitterrand. Jusqu’en 1990, tous les pays entretiennent des relations normales avec le Rwanda. Le régime n’est pas irréprochable, naturellement, mais est moins pire que bien d’autre dans la région, même s’il y a parfois des massacres isolés de Tutsis, qui rappellent trsitement ce qui s’est passé au moment de l’indépendance, entre 1959 et 1962. Utilisés par les Allemands, puis par les Belges pour assurer la domination coloniale, les Tutsis ont alors été victimes d’une sorte de «révolte de sans culottes» Hutus, d’où l’exil de beaucoup d’entre eux en Ouganda. En 1990, le régime rwandais n’est donc pas stigmatisé par la communauté internationale. On en a même parlé comme de la «Suisse de l’Afrique». Il a des liens étroits avec la France, certes mais pas plus que les autres pays africains qui font partie de l’ensemble francophone depuis les indépendances.
Mitterrand n’était pas obsédé par la lutte francophones-anglophones. Les leaders africains l’étaient plus que lui. En revanche, il avait une certitude qui l’avait déjà guidé dans d’autres circonstances, par exemple dans les affaires du Tchad, des Malouines ou du Koweit: ne jamais accepter la modification des frontières par la force, ne jamais laisser un pays membre des Nations unies en faire disparaître un autre. Eviter les années trente. Il considérait que si on laissait un des pays d’Afrique liés à la France être déstabilisé par une toute petite minorité armée, appuyée par une armée étrangère, la garantie de sécurité et de stabilité de la France sur l’ensemble de la zone ne vaudrait plus rien. Pour lui donc, si on laissait le FPR appuyé par l’armée ougandaise prendre le pouvoir, la guerre civile Hutus/Tutsis allait être tragique et l’ensemble de la région en serait déstabilisée. Il voulait empêcher cela.
Il est vrai aussi que le régime ougandais était un chouchou du FMI et de Washington. Il y avait une relation presque aussi forte entre ce pays et Washington qu’entre les Africains francophones et Paris. Je ne nie donc pas que cette thèse francophones/anglophones ait circulé, surtout chez les militaires, mais ce n’est pas l’explication première de la prise de décision de Mitterrand. En 90, la position de Mitterrand c’est: «Je ne peux pas laisser faire ça. Je vais aider les Rwandais à défendre leur intégrité territoriale, mais je vais aussi les obliger à accepter le partage du pouvoir avec les Tutsis». Ce deuxième volet est systématiquement occulté par ceux qui attaquent la France. Pourtant cette politique conduira aux accords d’Arusha. La réaction française a été militaire et politique.
D’où vient l’idée que la France était hostile aux accords d’Arusha?
Je n’en sais rien. C’est une idée absurde. C’est l’inverse qui est vrai: s’il n’y avait pas eu Mitterrand (et Juppé), il n’y aurait pas eu d’accords d’Arusha. Quand le gouvernement Balladur arrive en 1993, il n’y a pas de désaccord de principe. Le consensus se fait sur l’idée qu’on ne peut pas laisser un pays d’Afrique renverser par la force le régime d’à côté. Le soutien militaire au Rwanda se poursuit, mais il est entendu qu’il est transitoire. Il s’agit de renforcer la capacité militaire rwandaise à résister aux offensives ougandaises par le FPR jusqu’à ce qu’à ce qu’une solution politique nous permette de nous retirer. La politique d’Arusha est le résultat des pressions françaises et d’elles seules. Car, en réalité, ce principe de partage du pouvoir ne plaisait ni aux Hutus qui voulaient garder tout le pouvoir, ni au FPR qui voulait conquérir tout le pouvoir. Au final, ils ont été obligés, officiellement, de remercier la France. Paul Kagamé a même écrit à Mitterrand. Et la France en était soulagée: elle a pu retirer nos troupes. Seul un petit nombre de conseillers sont restés. Notre politique semblait avoir réussi. Mais dans chaque camp, il y avait des groupes qui n’avaient pas accepté ce compromis.
Au cœur de l’accusation contre le gouvernement français, il y a la mort du président rwandais Habyarimana le 6 avril 1994, événement qui a été un élément déclencheur du génocide. Plusieurs personnalités, journalistes et chercheurs (notes), ont accusé la France d’être mêlés à cette mort, voire d’être à l’origine des missiles qui ont touché l’avion. Est-ce que la France, ou des Français ont pu être mêlés à cet attentat?
Il faut distinguer la France, des Français éventuels. En ce qui concerne l’implication de la France, cette thèse ne tient pas. La politique de la France était d’essayer de régler la question avec un engagement militaire momentané et un accord politique. La France était donc très soulagée du dénouement d’Arusha, il n’y a donc aucune raison, au contraire, pour qu’elle ait remis en cause ce résultat difficilement obtenu. Cela aurait été de la folie! Il est possible que des mercenaires français, ou autres, aient été mêlés à cet attentat (on a parlé de Belges ou d’Israéliens), mais je n’en sais rien et l’on ne peut donc pas sur-interpréter cela.
La thèse de l’implication du FPR est celle du juge Bruguière qui a fait une enquête méthodique après le recours en justice des familles des victimes et du pilote et qui est arrivé à la conclusion que c’était Kagamé qui était à l’origine de l’attentat (pour créer un chaos propice). C’est cette accusation qui a recréé une vive tension entre la France et le Rwanda à partir de 2004, ce qui n’était pas le cas auparavant. J’ai rencontré Kagamé à deux reprises en 2000/2001, nous avons parlé franchement, il y avait des perspectives d’amélioration de nos relations. C’est après l’enquête du juge Bruguière que Kigali a relancé comme contre-feu des accusations contre Paris. C’est mon interprétation de la chronologie des relations franco-rwandaises.
La thèse selon laquelle le FPR est à l’origine de la mort du président rwandais Habyarimana s’est heurtée à plusieurs objections. La thèse topographique montre que la zone d’où sont partis les missiles était tenue par la garde présidentielle et les militaires français. La thèse politique souligne que la mort du président risquait de déclencher le massacre des Tutsis. Est-ce qu’on peut imaginer que le FPR ait joué un jeu à ce point cynique contre son propre peuple? Ce sont les juges de la plus haute instance pénale espagnole qui ont formulé plus clairement cette dernière thèse, il y a un an. D’après eux, «des indices rationnels et fondés» convergent pour démontrer que le FPR a mené à partir de 1990 «par la terreur» une politique de déstabilisation délibérée du Rwanda et «des activités à caractère criminel». Les Tutsis ne pouvaient pas prendre le pouvoir dans des conditions normales car ils étaient ultra-minoritaires, de 12 à 13%. En plus, les Tutsis ougandais reprochaient aux Tutsis de l’intérieur d’avoir accepté la domination des Hutus, qui étaient pourtant 85%. Ils auraient alors organisé des attentats ciblés contre les Hutus au Rwanda, pour qu’ils se vengent en massacrant des Tutsis, pour que le FPR puisse dire «nos compatriotes Tutsis sont en dangers, on est obligé d’intervenir d’une façon ou d’une autre». Il n’y avait pas d’autres moyens pour eux que de conquérir le pouvoir par des moyens militaires dans le chaos. Cette thèse existe. On n’hésite pas à la pousser trop loin: même si Kagamé est un Lénine qui pense qu’on ne peut pas faire d’omelettes sans casser des œufs, on ne peut pas imaginer qu’il ait pris le risque de déclencher un génocide de son peuple pour conquérir le pouvoir! Mais on peut penser aussi que c’est un chef de guerre déterminé qui savait qu’il ne pourrait pas prendre le pouvoir sans casse. Si la thèse des juges espagnols est fondée, Kagamé avait alors besoin, pour défendre sa légitimité politique, d’entretenir en permanence les pires accusations contre la France.
Les personnes qui critiquent la position française au Rwanda brandissent la thèse topographique selon laquelle la zone d’où sont partis les missiles était tenue par la garde présidentielle et les militaires français. Qu’en pensez-vous? Je pense que cet argument ne vaut rien. Depuis les accords d’Arusha, le FPR était stationné à Kigali. Et encore une fois quel aurait été le mobile français? C’est absurde. Cet attentat a eu des conséquences tragiques pour le Rwanda mais aussi pour la France.
Les autorités françaises sont aussi accusées d’avoir laissé faire pendant le génocide avec l’Opération turquoise…
La France n’avait presque plus de soldats sur place au moment où commence le génocide. Le jour de l’attentat, Mitterrand est venu dans mon bureau et m’a dit: «C’est épouvantable, ils vont tous se massacrer». Aussitôt après, il a demandé à Juppé d’essayer de monter une action internationale, en saisissant les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies. Mais ils se sont défilés, nous ont dit que c’était trop compliqué, que c’était loin. L’équipe Clinton a refusé d’intervenir à cause des soldats américains qui avaient été tués en Somalie. Au bout de plusieurs semaines, Juppé a commencé à dire que c’était insupportable et que s’il le fallait, nous devions agir seuls. Il s’est heurté au ministère de la Défense. L’état-major a évoqué le manque de moyens, une situation risquée. Balladur craignait que l’intervention se solde par une catastrophe et qu’on fasse porter le chapeau à la France. Mitterrand a finalement arbitré en faveur de Juppé et Balladur a accepté, mais à condition que les soldats se mettent à côté du Rwanda en RDC, pour une durée précise. Nous avons en plus obtenu d’être légitimés par le Conseil de sécurité et par l’OUA. Si la France coopérait avec un régime qui préparait un génocide – accusation effarante mais qui a circulée- elle pouvait envoyer des forces spéciales tout de suite pour extraire ses prétendus amis génocidaires. Cela aurait été plus simple.
C’est tout l’inverse qui s’est passé. L’opération Turquoise a finalement eu lieu. Les militaires français ont fait de leur mieux pour sécuriser la région et aider les populations dans des conditions très difficiles. Quant aux génocidaires, ils n’avaient pas besoin de l’opération Turquoise pour s’enfuir au Kivu! Il n’y a pas de liens entre la fuite des génocidaires et l’opération Turquoise.
Pour résumer, vous adhérez pleinement à la politique française menée au Rwanda par Mitterrand?
Je récuse les accusations insensées. Mais à part cela, on peut légitimement se demander si Mitterrand a eu raison de s’engager en 1990. Est-ce qu’on aurait pas dû laisser faire, s’en laver les mains…? Cela aurait été cynique mais après tout, beaucoup de puissances coloniales se sont désintéressées de leurs anciennes colonies, ce qui a eu des conséquences cruelles, et personne ne leur reproche. Les Anglais se sont-ils souciés du Soudan, du Nigéria, du Libéria ou de la Sierra Leone? Le Portugal de l’Angola ou du Mozambique? Ou l’Italie de l’Ethiopie? Les Belges du Rwanda?ect. Si on avait laissé faire le FPR, il aurait gagné au prix de terribles massacres, mais il n’y aurait pas eu alors de polémique sur le rôle de la France. Or, nous sommes en 2009, et la polémique continue!
La deuxième hypothèse, complètement opposée, aurait été que la France s’engage, comme elle l’a fait, mais avec beaucoup plus d’atouts. Il aurait fallu que Mitterrand et Clinton disent à Museveni (le président ougandais.Ndlr): «Vous devez stopper Kagamé». Mitterrand a d’ailleurs envoyé son conseiller Afrique Bruno Delaye auprès de Museveni. Celui-ci n’a pas fait semblant d’être innocent. Il a dit: «D’accord, je stoppe Kagamé, mais vous me donnez des missiles en échange». Mitterrand a refusé, estimant que les missiles perfectionnés demandés ferait trop monter le niveau d’armement dans la région.
L’ accusation de complicité de génocide est honteuse, et débile – il y a eu au contraire course de vitesse entre l’engrenage de l’affrontement et la politique française – , mais à part cela la discussion est légitime , et utile.
Une toute dernière question. Il est tout de même étonnant que l’enquête n’ait pas permis d’identifier et d’interroger des personnages comme ce soldat français du DIMA, prénommé Etienne, et qui aurait participé aux tirs de missiles sur l’avion d’Habyarimana. Cette opacité accrédite certaines accusations.
Il y a beaucoup de soldats perdus en Afrique, de spéculations et de paranoïa. Cela ne prouve rien sur la politique des Etats. De toute façon, je n’en sais rien.
Propos recueillis pat Denis Sieffert (avec Fanny Derrien)
Politis: Quelle était la position de l’Elysée sur le Rwanda? Quel rôle avez-vous joué pendant cette période?
Hubert Védrine : L’analyse de la politique française au Rwanda doit distinguer deux périodes: avant et après 93. En 1990 quand Kagamé déclenche l’offensive militaire du Front Patriotique Rwandais (FPR), c’est-à-dire des Tutsis de l’Ouganda appuyés par l’armée ougandaise, c’est la gauche qui est au pouvoir et c’est Mitterrand qui décide d’intervenir.
Après 1993 et donc en 1994 au moment du génocide, c’est un gouvernement de cohabitation: Mitterrand est président, Balladur Premier ministre, Juppé ministre des Affaires étrangères avec Villepin comme directeur de cabinet et Léotard ministre de la Défense. Sur ces questions africaines, le secrétaire général que j’étais n’avait pas de rôle primordial. Il y avait une cellule africaine et tout se passait entre le président et les ministres concernés, l’état-major des armés et l’état-major particulier à l’Elysée. Le secrétaire général était informé, mais il n’avait pas le poids décisionnel qu’il peut avoir sur les autres sujets, a fortiori pendant une cohabitation où l’Elysée n’a pas les moyens d’une action distincte du gouvernement. En disant cela, je ne cherche pas à me démarquer de la politique de la France, qui a tenté honorablement d’empêcher les drames qui s’annonçaient et qui a malheureusement échoué. C’est simplement pour préciser ma position exacte face aux attaques infondées dont je fais parfois l’objet.
À l’époque, la France et l’Elysée semblent adhérer à une vision dichotomique, voire antagonique du Rwanda avec d’un côté les Tutsis, et surtout le FPR, qui émaneraient du monde anglo-saxon et de l’autre, les Hutus qui seraient liés plus traditionnellement à la France. Est ce que la France n’a pas été prisonnière de cette grille de lecture de type Fachoda (1)?
Elle n’est pas si fausse que cela quand on analyse les alliances dans les guerres qui ont endeuillé la région avant et après ce génocide, et quand on interroge les leaders africains eux mêmes, mais elle n’a pas été un élément déterminant dans la prise de position de Mitterrand. Jusqu’en 1990, tous les pays entretiennent des relations normales avec le Rwanda. Le régime n’est pas irréprochable, naturellement, mais est moins pire que bien d’autre dans la région, même s’il y a parfois des massacres isolés de Tutsis, qui rappellent trsitement ce qui s’est passé au moment de l’indépendance, entre 1959 et 1962. Utilisés par les Allemands, puis par les Belges pour assurer la domination coloniale, les Tutsis ont alors été victimes d’une sorte de «révolte de sans culottes» Hutus, d’où l’exil de beaucoup d’entre eux en Ouganda. En 1990, le régime rwandais n’est donc pas stigmatisé par la communauté internationale. On en a même parlé comme de la «Suisse de l’Afrique». Il a des liens étroits avec la France, certes mais pas plus que les autres pays africains qui font partie de l’ensemble francophone depuis les indépendances.
Mitterrand n’était pas obsédé par la lutte francophones-anglophones. Les leaders africains l’étaient plus que lui. En revanche, il avait une certitude qui l’avait déjà guidé dans d’autres circonstances, par exemple dans les affaires du Tchad, des Malouines ou du Koweit: ne jamais accepter la modification des frontières par la force, ne jamais laisser un pays membre des Nations unies en faire disparaître un autre. Eviter les années trente. Il considérait que si on laissait un des pays d’Afrique liés à la France être déstabilisé par une toute petite minorité armée, appuyée par une armée étrangère, la garantie de sécurité et de stabilité de la France sur l’ensemble de la zone ne vaudrait plus rien. Pour lui donc, si on laissait le FPR appuyé par l’armée ougandaise prendre le pouvoir, la guerre civile Hutus/Tutsis allait être tragique et l’ensemble de la région en serait déstabilisée. Il voulait empêcher cela.
Il est vrai aussi que le régime ougandais était un chouchou du FMI et de Washington. Il y avait une relation presque aussi forte entre ce pays et Washington qu’entre les Africains francophones et Paris. Je ne nie donc pas que cette thèse francophones/anglophones ait circulé, surtout chez les militaires, mais ce n’est pas l’explication première de la prise de décision de Mitterrand. En 90, la position de Mitterrand c’est: «Je ne peux pas laisser faire ça. Je vais aider les Rwandais à défendre leur intégrité territoriale, mais je vais aussi les obliger à accepter le partage du pouvoir avec les Tutsis». Ce deuxième volet est systématiquement occulté par ceux qui attaquent la France. Pourtant cette politique conduira aux accords d’Arusha. La réaction française a été militaire et politique.
D’où vient l’idée que la France était hostile aux accords d’Arusha?
Je n’en sais rien. C’est une idée absurde. C’est l’inverse qui est vrai: s’il n’y avait pas eu Mitterrand (et Juppé), il n’y aurait pas eu d’accords d’Arusha. Quand le gouvernement Balladur arrive en 1993, il n’y a pas de désaccord de principe. Le consensus se fait sur l’idée qu’on ne peut pas laisser un pays d’Afrique renverser par la force le régime d’à côté. Le soutien militaire au Rwanda se poursuit, mais il est entendu qu’il est transitoire. Il s’agit de renforcer la capacité militaire rwandaise à résister aux offensives ougandaises par le FPR jusqu’à ce qu’à ce qu’une solution politique nous permette de nous retirer. La politique d’Arusha est le résultat des pressions françaises et d’elles seules. Car, en réalité, ce principe de partage du pouvoir ne plaisait ni aux Hutus qui voulaient garder tout le pouvoir, ni au FPR qui voulait conquérir tout le pouvoir. Au final, ils ont été obligés, officiellement, de remercier la France. Paul Kagamé a même écrit à Mitterrand. Et la France en était soulagée: elle a pu retirer nos troupes. Seul un petit nombre de conseillers sont restés. Notre politique semblait avoir réussi. Mais dans chaque camp, il y avait des groupes qui n’avaient pas accepté ce compromis.
Au cœur de l’accusation contre le gouvernement français, il y a la mort du président rwandais Habyarimana le 6 avril 1994, événement qui a été un élément déclencheur du génocide. Plusieurs personnalités, journalistes et chercheurs (notes), ont accusé la France d’être mêlés à cette mort, voire d’être à l’origine des missiles qui ont touché l’avion. Est-ce que la France, ou des Français ont pu être mêlés à cet attentat?
Il faut distinguer la France, des Français éventuels. En ce qui concerne l’implication de la France, cette thèse ne tient pas. La politique de la France était d’essayer de régler la question avec un engagement militaire momentané et un accord politique. La France était donc très soulagée du dénouement d’Arusha, il n’y a donc aucune raison, au contraire, pour qu’elle ait remis en cause ce résultat difficilement obtenu. Cela aurait été de la folie! Il est possible que des mercenaires français, ou autres, aient été mêlés à cet attentat (on a parlé de Belges ou d’Israéliens), mais je n’en sais rien et l’on ne peut donc pas sur-interpréter cela.
La thèse de l’implication du FPR est celle du juge Bruguière qui a fait une enquête méthodique après le recours en justice des familles des victimes et du pilote et qui est arrivé à la conclusion que c’était Kagamé qui était à l’origine de l’attentat (pour créer un chaos propice). C’est cette accusation qui a recréé une vive tension entre la France et le Rwanda à partir de 2004, ce qui n’était pas le cas auparavant. J’ai rencontré Kagamé à deux reprises en 2000/2001, nous avons parlé franchement, il y avait des perspectives d’amélioration de nos relations. C’est après l’enquête du juge Bruguière que Kigali a relancé comme contre-feu des accusations contre Paris. C’est mon interprétation de la chronologie des relations franco-rwandaises.
La thèse selon laquelle le FPR est à l’origine de la mort du président rwandais Habyarimana s’est heurtée à plusieurs objections. La thèse topographique montre que la zone d’où sont partis les missiles était tenue par la garde présidentielle et les militaires français. La thèse politique souligne que la mort du président risquait de déclencher le massacre des Tutsis. Est-ce qu’on peut imaginer que le FPR ait joué un jeu à ce point cynique contre son propre peuple? Ce sont les juges de la plus haute instance pénale espagnole qui ont formulé plus clairement cette dernière thèse, il y a un an. D’après eux, «des indices rationnels et fondés» convergent pour démontrer que le FPR a mené à partir de 1990 «par la terreur» une politique de déstabilisation délibérée du Rwanda et «des activités à caractère criminel». Les Tutsis ne pouvaient pas prendre le pouvoir dans des conditions normales car ils étaient ultra-minoritaires, de 12 à 13%. En plus, les Tutsis ougandais reprochaient aux Tutsis de l’intérieur d’avoir accepté la domination des Hutus, qui étaient pourtant 85%. Ils auraient alors organisé des attentats ciblés contre les Hutus au Rwanda, pour qu’ils se vengent en massacrant des Tutsis, pour que le FPR puisse dire «nos compatriotes Tutsis sont en dangers, on est obligé d’intervenir d’une façon ou d’une autre». Il n’y avait pas d’autres moyens pour eux que de conquérir le pouvoir par des moyens militaires dans le chaos. Cette thèse existe. On n’hésite pas à la pousser trop loin: même si Kagamé est un Lénine qui pense qu’on ne peut pas faire d’omelettes sans casser des œufs, on ne peut pas imaginer qu’il ait pris le risque de déclencher un génocide de son peuple pour conquérir le pouvoir! Mais on peut penser aussi que c’est un chef de guerre déterminé qui savait qu’il ne pourrait pas prendre le pouvoir sans casse. Si la thèse des juges espagnols est fondée, Kagamé avait alors besoin, pour défendre sa légitimité politique, d’entretenir en permanence les pires accusations contre la France.
Les personnes qui critiquent la position française au Rwanda brandissent la thèse topographique selon laquelle la zone d’où sont partis les missiles était tenue par la garde présidentielle et les militaires français. Qu’en pensez-vous? Je pense que cet argument ne vaut rien. Depuis les accords d’Arusha, le FPR était stationné à Kigali. Et encore une fois quel aurait été le mobile français? C’est absurde. Cet attentat a eu des conséquences tragiques pour le Rwanda mais aussi pour la France.
Les autorités françaises sont aussi accusées d’avoir laissé faire pendant le génocide avec l’Opération turquoise…
La France n’avait presque plus de soldats sur place au moment où commence le génocide. Le jour de l’attentat, Mitterrand est venu dans mon bureau et m’a dit: «C’est épouvantable, ils vont tous se massacrer». Aussitôt après, il a demandé à Juppé d’essayer de monter une action internationale, en saisissant les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies. Mais ils se sont défilés, nous ont dit que c’était trop compliqué, que c’était loin. L’équipe Clinton a refusé d’intervenir à cause des soldats américains qui avaient été tués en Somalie. Au bout de plusieurs semaines, Juppé a commencé à dire que c’était insupportable et que s’il le fallait, nous devions agir seuls. Il s’est heurté au ministère de la Défense. L’état-major a évoqué le manque de moyens, une situation risquée. Balladur craignait que l’intervention se solde par une catastrophe et qu’on fasse porter le chapeau à la France. Mitterrand a finalement arbitré en faveur de Juppé et Balladur a accepté, mais à condition que les soldats se mettent à côté du Rwanda en RDC, pour une durée précise. Nous avons en plus obtenu d’être légitimés par le Conseil de sécurité et par l’OUA. Si la France coopérait avec un régime qui préparait un génocide – accusation effarante mais qui a circulée- elle pouvait envoyer des forces spéciales tout de suite pour extraire ses prétendus amis génocidaires. Cela aurait été plus simple.
C’est tout l’inverse qui s’est passé. L’opération Turquoise a finalement eu lieu. Les militaires français ont fait de leur mieux pour sécuriser la région et aider les populations dans des conditions très difficiles. Quant aux génocidaires, ils n’avaient pas besoin de l’opération Turquoise pour s’enfuir au Kivu! Il n’y a pas de liens entre la fuite des génocidaires et l’opération Turquoise.
Pour résumer, vous adhérez pleinement à la politique française menée au Rwanda par Mitterrand?
Je récuse les accusations insensées. Mais à part cela, on peut légitimement se demander si Mitterrand a eu raison de s’engager en 1990. Est-ce qu’on aurait pas dû laisser faire, s’en laver les mains…? Cela aurait été cynique mais après tout, beaucoup de puissances coloniales se sont désintéressées de leurs anciennes colonies, ce qui a eu des conséquences cruelles, et personne ne leur reproche. Les Anglais se sont-ils souciés du Soudan, du Nigéria, du Libéria ou de la Sierra Leone? Le Portugal de l’Angola ou du Mozambique? Ou l’Italie de l’Ethiopie? Les Belges du Rwanda?ect. Si on avait laissé faire le FPR, il aurait gagné au prix de terribles massacres, mais il n’y aurait pas eu alors de polémique sur le rôle de la France. Or, nous sommes en 2009, et la polémique continue!
La deuxième hypothèse, complètement opposée, aurait été que la France s’engage, comme elle l’a fait, mais avec beaucoup plus d’atouts. Il aurait fallu que Mitterrand et Clinton disent à Museveni (le président ougandais.Ndlr): «Vous devez stopper Kagamé». Mitterrand a d’ailleurs envoyé son conseiller Afrique Bruno Delaye auprès de Museveni. Celui-ci n’a pas fait semblant d’être innocent. Il a dit: «D’accord, je stoppe Kagamé, mais vous me donnez des missiles en échange». Mitterrand a refusé, estimant que les missiles perfectionnés demandés ferait trop monter le niveau d’armement dans la région.
L’ accusation de complicité de génocide est honteuse, et débile – il y a eu au contraire course de vitesse entre l’engrenage de l’affrontement et la politique française – , mais à part cela la discussion est légitime , et utile.
Une toute dernière question. Il est tout de même étonnant que l’enquête n’ait pas permis d’identifier et d’interroger des personnages comme ce soldat français du DIMA, prénommé Etienne, et qui aurait participé aux tirs de missiles sur l’avion d’Habyarimana. Cette opacité accrédite certaines accusations.
Il y a beaucoup de soldats perdus en Afrique, de spéculations et de paranoïa. Cela ne prouve rien sur la politique des Etats. De toute façon, je n’en sais rien.
Propos recueillis pat Denis Sieffert (avec Fanny Derrien)