Causeur. Alain Finkielkraut observe que, dans l’affaire syrienne, le débat s’est joué à fronts renversés: le réalisme était du côté des peuples, peu soucieux, pour une fois, de répandre le Bien par les armes, et l’émotion du côté des gouvernements. Est-ce la fin de l’idée même d’ »ingérence humanitaire »?
Hubert Védrine. C’est vrai qu’il sera de plus en plus difficile, pour les occidentaux, pour des raisons intérieures comme extérieures, d’intervenir de façon unilatérale, même pour des raisons humanitaires urgentes. Mais il pourra y avoir des exceptions. Dans votre panorama, vous avez oublié de mentionner, à côté des dirigeants et des peuples, un troisième pôle qui est celui des médias, et des intellectuels qui leurs sont liés. Concernant les dirigeants, on ne peut généraliser car, sur les grandes affaires des vingt dernières années, ils ont été eux-mêmes divisés. Et de qui parle-t-on? Des États-Unis, ou de la France? De l’Allemagne, de la Grande-Bretagne, ou des Européens en général? Quant aux opinions publiques, elles ont passablement fluctué. Quand l’Irak a envahi le Koweït, il a fallu à Mitterrand six mois pour rallier une majorité à une participation de la France à l’éventuelle opération militaire. Depuis le Kosovo, je n’ai pas le souvenir d’une opinion à priori interventionniste, alors qu’il existe toujours, au sein du monde médiatique, un « parti de l’ingérence «, relativement puissant, qui inspire de ce que j’appellerais la ligne BHL-Kouchner, moralement honorable, mais aux conséquences plus qu’incertaines. Aux États-Unis et un peu aussi à Paris, ce «parti» a la caractéristique d’associer les «liberal hawks» (les faucons de gauche) et les néo-conservateurs de droite, l’opinion étant fluctuante.
Vous-même êtes plutôt adepte de la realpolitik – vous étiez assez circonspect dans l’affaire du Kosovo. Et voilà que, sur la Syrie, vous vous retrouvez sur la «ligne BHL-Kouchner». Seriez-vous devenu droit-de-l’hommiste?
J’avais assumé le Kossovo comme une exception , pas comme un ‘‘précédent». Vous connaissez ma réticence à l’égard du « droit « et a fortiori du « devoir d’ingérence «, qui rappelle trop la rhétorique colonisatrice d’autrefois. Pour autant, je ne suis pas schématiqueet il m’est arrivé de penser que dans certains cas, intervenir est moins pire que ne pas intervenir, d’autant plus que dans la réalité, on n’a jamais le choix entre une bonne et une mauvaise solution, mais entre des solutions plus ou moins mauvaises. En 1990, cela ne faisait aucun doute: dès lors qu’il y avait un consensus sur la légalité internationale, y compris avec les Russes, ce que cette brute de Saddam Hussein n’a pas anticipé, il fallait qu’il l’expulse du Koweït. En 2003, quand George W. Bush déclenche la guerre contre l’Irak, c’est le contraire: il n’a de son côté ni légalité internationale, ni légitimité. Personne ne comprend vraiment les raisons et les buts de cette guerre, ce qui nourrit toutes les supputations, sans oublier les mensonges proférés pour la justifier. Et pour finir, ses conséquences sont déplorables. Cela dit, entre ces deux cas «purs» symétrique (Irak 1990 et Irak 2003), il existe de nombreuses situations intermédiaires, bien plus compliquées.
Vous évoquez deux séries de critères: les premiers ont trait aux objectifs, les seconds à la légalité. Dans l’affaire libyenne, les formes internationales ont été scrupuleusement respectées mais la mobilisation s’est faite au nom d’impératifs moraux.
En termes de légalité internationale, la Libye est un cas relativement simple, du moins au début: il y a une insurrection contre la tyrannie de Kadhafi, que celui-ci menace de réprimer dans des rivières de sang, puis un appel à l’aide du Conseil de coopération du Golfe et même de la Ligue arabe. Du coup, les Russes et les Chinois n’osent pas mettre leur veto au Conseil de sécurité et Alain Juppé en profite alors pour faire passer une résolution dite «chapitre VII». Le débat porte plutôt sur les conséquences de l’intervention. Mais on ne peut les apprécier qu’à l’aune de l’alternative initiale: ne rien faire, c’était accepter le massacre de Benghazi.
Ce qui eût effectivement été terrible, mais si on tente de se départir de sa propre émotion, peut-on faire la guerre pour sauver des populations? Et pourquoi celles de Benghazi et pas tant d’autres? Êtes-vous favorable à la «responsabilité de protéger» qui, justement, a émergé lors de la crise libyenne?
C’est un vieux débat qui, en France, remonte à la formulation, par Mario Bettati, de l’idée de « droit d’ingérence «, intensifiée par Bernard Kouchner en « devoir d’ingérence «. À l’origine de ce courant, il y a le «plus jamais ça». Si on ne veut pas assister à de nouveaux Auschwitz, il faut parfois intervenir coûte que coûte, au besoin en transgressant le droit international ou en passant outre les vetos qui paralysent le Conseil de sécurité. C’est respectable. Mais cette conception n’est acceptable que si on répond de façon convainquant aux questions: qui a le droit d’intervenir, chez qui, au nom de quoi, pour quoi faire? Si le critère est l’» atrocitude «, il faudrait expliquer pourquoi «nous» avons laissé 4 ou 5 millions de personnes mourir dans l’Est du Congo ces dernières années! Tout cela avait conduit Kofi Annan à inventer, avec le diplomate algérien Mohamed Sahnoun, un nouveau concept: la «responsabilité de protéger» pour dépasser l’impopulaire (sauf à Paris) droit d’ingérence. Le problème, c’est que si un membre permanent prétend qu’il n’y a personne à protéger, on revient à la case départ et on tourne en rond. On aura de plus en plus de mal à intervenir en dehors du cadre du Conseil de Sécurité, sauf exception très bien préparée et argumentée. En revanche, au Mali c’était légal, et légitime.
De plus, tout le monde souhaitait que la France y aille!
Oui! A ces sujets, une erreur fréquente des analystes est de faire comme si les dirigeants – (là : Obama, Sarkozy Hollande, ou Cameron) – voulaient partir en guerre parce qu’une mouche les a piqués. Au départ de toute volonté d’intervention, il y a toujours un fait déclencheur! Là des centaines de mort par gaz s’ajoutant à 10.000 morts.
Du reste, aujourd’hui, avant d’avoir envoyé le premier soldat où que ce soit, on proclame sur tous les tons qu’il sera bientôt rentré. Pourtant, certains parlent de néo-colonialisme…
Les critiques sont toujours contradictoires . Mais qui parle de néo-colonialisme? Cela n’a pas de sens. Depuis vingt ans, les Occidentaux perdent le monopole de la puissance qu’ils ont exercé pendant quatre siècles. Ils sont encore plus puissants et plus riches que les autres, mais ils ne contrôlent plus le système. Quand ils interviennent c’est plus pour des raisons d’opinion que pour des raisons d’intérêt néocoloniales!
Le refus d’intervenir est-ce lié à des facteurs «objectifs» ou à l’espoir d’en finir avec l’Histoire?
L’Europe était sur la ligne de Fukuyama avant même Fukuyama(1). Depuis 1945, à l’exception des Français et des Britanniques, les Européens veulent croire que l’Histoire est terminée, que les rapports de force ne comptent plus, que tous les conflits peuvent être résolus par la grâce de l’ONU, de la Cour pénale, des ONG de la société civile etc. En somme, ils rêvent d’une Europe suisse dans un monde idéal. L’Europe de la défense, l’Europe-puissance, leur sont étrangères puisqu’ils ne veulent plus ni puissance, ni même défense. Au contraire, une grande partie des Américains continue à penser qu’ils gardent un devoir de leadership.
Oui, on se rappelle la formule du néo-conservateur Robert Kagan: « L’Amérique, c’est Mars, et l’Europe Vénus. « On dirait que les Américains sont de plus en plus vénusiens et qu’ils rêvent de nous rejoindre dans la post-Histoire…
Il est vrai que l’opinion américaine évolue plutôt dans ce sens, en tout cas vers un néo-isolationnisme. C’est que les États-Unis ont connu énormément de déconvenues. S’ajoute l’effet violent de la crise qui rend le recours à la force extrêmement difficile à défendre devant l’opinion. En même temps, celle-ci peut se retourner. Pour l’entourage d’Hillary Clinton, si les excès de Bush devaient être corrigées, Obama est trop mou et, en renonçant au leadership, il met en danger les intérêts américains.
Donc, c’en est fini des missionnaires bottés? Après tout, n’est-ce pas une bonne nouvelle?
C’est vrai. Ce repli sur soi général prend à rebrousse-poil le parti interventionniste qui pense que l’Occident a la responsabilité morale de changer le monde. Mais je ne me réjouis pas spécialement que cette tendance soit aujourd’hui minoritaire, car ce basculement de l’opinion ne se fait pas pour de bonnes raisons de réalisme et de sens des responsabilité. Si le public est aujourd’hui si réticent à toute intervention, ce n’est pas parce que les précédentes ont été mal pensées, sans préparation du jour d’après, que les situations se sont révélées plus complexes que ce qu’on croyait, ni même parce que le principe même de telle ou telle intervention est contestable – autant de motifs légitimes de contestation. Non, ce qui est à l’œuvre est plutôt une espèce d’épuisement des vieux peuples européens, voire une forme d’égoïsme. Quelle leçon vont en tirer les puissances montantes du monde?
En tout cas, on ne retrouvera pas de sitôt l’enthousiasme des années 2000, quand l’entourage de Bush rêvait de construire un « nouveau Moyen-Orient «.
C’est juste, la croyance péremptoire en la possibilité de démocratiser les peuples de l’extérieur, et par la force a fait long feu. Cette illusion repose sur une confusion qui faisait de la démocratie une idéologie, une quasi religion. J’en ai souvent discuté avec Madeleine Albright, la secrétaire d’État de Clinton, une amie, qui était très interventionniste. Je lui disais que la démocratie n’est pas une religion à laquelle on pourrait se convertir soudainement, ni du café instantané! Rétablir la démocratie dans des pays l’ayant déjà connue, comme en Europe de l’Est, était une chose, construire la démocratie dans des pays où elle n’a jamais existé, en particulier dans des sociétés non homogènes, est extrêmement difficile. Savez-vous qu’en 2003, les soldats américains envoyés en Irak étaient invités à se préparer en lisant des livres racontant la restauration de la démocratie de l’Allemagne et au Japon en 1945…? Consternant simplisme!
Vous vous refusez à adopter une position générale au motif que chaque cas est différent. En quoi la crise syrienne se distingue-t-elle de l’affaire libyenne ou d’autres crises liées aux révolutions arabes?
On a sous-estimé, au début, la complexité de l’affaire syrienne. Il y a en Syrie des minorités qui, si elles détestent souvent le régime actuel et trouvent atroce la répression, craignent encore plus celui qui pourrait lui succéder. Nous ne sommes pas dans le cas de figure ultrasimple d’un dictateur sanguinaire massacrant son propre peuple mais face à une guerre civile, qui débute par une rébellion démocratique, violemment réprimée et s’élargit avec les ingérences de l’Iran, du Qatar, de l’Arabie saoudite. Penauds de n’avoir rien vu venir en Tunisie et en Égypte, certains milieux médiatiques ou politiques ont cru se rattraper avec la Syrie. Mais, même les islamistes n’avaient pas vuvenir les événements en Tunisie! Et la Syrie, c’est différent. La preuve!
Reste que vous étiez, pour une fois, en phase avec les va-t-en guerre – ou les idéalistes – puisque vous étiez plutôt favorable à des frappes contre le régime de Bachar Al-Assad.
J’ai estimé qu’au point où nous en étions – c’est important -, il était encore pire de ne rien faire.Les frappes militaires ciblées prévues me semblaient être devenues la moins mauvaise des options car, à ce stade, l’abstention aurait été synonyme d’impunité de l’emploi d’arme de destruction massives prohibée, et aurait fait perdre toute crédibilité à nos menaces. Nous ne serons pas tout à fait dans ce cas si les armes chimiques sont effectivement démantelées.
L’abstention de Barack Obama vous a-t-il déçu?
Autant le dire clairement: oui! Son leadership est erratique. Cependant, si Obama est séduisant, très intelligent, brillant orateur, je n’ai jamais pensé qu’il allait marcher sur l’eau parce qu’il était à moitié noir! En tout cas, si le président des États-Unis d’Amérique dit «Ligne rouge!», il doit arrêter de demander à tout le monde ce qu’il faut faire, et écrabouiller quiconque franchit cette ligne. Et savoir qu’après en Syrie, si on ne veut pas voir le pouvoir tomber entre les mains d’islamistes extrémistes, il faudra prendre le contrôle du pays pendant un certain temps et gérer au mieux la transition. Ou alors, on ne parle pas de « ligne rouge «.
Iriez-vous jusqu’à dire que le président américain est un faible?
En tout cas, sauf en Asie, sa politique étrangère manque de fermeté et de clarté. En Afghanistan, il annonce en même temps l’envoi de renforts et la date de retrait des troupes, c’est incohérent. Même chose au Proche-Orient: au début de son premier mandat, quand il a sommé Benyamin Nétanyahou d’arrêter la colonisation, et que celui-ci l’envoyé sur les roses, Obama n’avait pas de plan B. Il a juste trouvé que c’était dommage. Si vous êtes le président des Etats-Unis et que vous pensez que le Likoud a une telle influence au Congrès américain que vous ne pourrez pas passer en force, alors vous vous abstenez de lancer une injonction. Ou alors, si vous estimez qu’il s’agit d’une question d’intérêt national, vous mettez tout en œuvre pour contraindre les israéliens – tout en garantissant leur sécurité. Il me semble que le président de la première puissance mondiale, ne devrait pas prendre des engagements à la légère.
Revenons à l’imbroglio syrien. Au stade où nous en sommes, beaucoup de gens pensent que le statu quo, c’est-à-dire le maintien d’Assad à la tête d’un État unifié, serait finalement moins terrible que le chaos et les massacres communautaires que pourrait entraîner sa chute…
De toute façon, ce ne sont pas les occidentaux qui choisissent. Personne ne contrôle ces véritables éruptions volcaniques dans les pays arabes, même pas les acteurs locaux. En Syrie, Poutine n’arrive pas à aider suffisamment Assad pour écraser la rébellion. Et les actions de la France, des Etats-Unis, des Turcs, de l’Arabie et du Qatar en faveur de l’opposition ont eu jusqu’ici un effet marginal.
Pour le Quai d’Orsay, ne pas sanctionner Assad pour l’emploi d’armes chimiques revient à donner un feu vert à Téhéran pour utiliser l’arme nucléaire. Êtes-vous d’accord?
Il est vrai pour les défenseurs de la ligne dure, à Washington et à Paris (et Londres) pensent que si nous ne sommes pas durs en réaction à la transgression syrienne, nous n’aurons plus de crédibilité demain face à Téhéran. Il y a donc bien un lien entre les deux. Mais c’est moins important, à mes yeux, que de savoir si les États-Unis vont réussir à saisir l’opportunité Rohani. Je pense qu’Obama et Kerry vont le tester pour essayer de savoir s’il a une marge de manœuvre suffisante pour entamer de véritables négociations sur le nucléaire. Cela frustrerait un certain nombre de durs qui veulent voir le régime iranien à genoux. Ahmadinejad était l’allié objectif de ce courant. Au fond, on retrouve sur l’Iran le clivage qui divisait l’Occident face à Gorbatchev. Certains, notamment Kohl, Delors et Mitterrand, pensaient qu’il fallait l’aider à réussir, même s’il paraissait utopique de vouloir réformer l’URSS. On alors créé le G8 (7 + 1), précisément pour y associer Gorbatchev. En revanche, les Américains, même modérés comme Bush père, les Canadiens et les Anglais soutenaient qu’il fallait surtout ne rien faire qui retarde ou évite l’effondrement de l’URSS.
Même lorsque les Européens et les Américains sont d’accord, les choses ne vont pas forcément de soi. Ainsi, la France et les États-Unis sont partis main dans la main. Et finalement tout s’est réglé à Genève entre Russes et Américains. Ce camouflet témoigne-t-il de notre faiblesse?
De fait, la présence de la France à Genève, vu son rôle aurait pu se justifier, mais cette rencontre bilatérale était prévue et organisée depuis plusieurs semaines. C’est vrai, les États-Unis traitent souvent leurs alliés avec désinvolture. Mais la France ne doit pas se montrer trop prétentieuse ou susceptible. Il nous arrive de prendre des décisions européennes particulièrement importantes, qui touchent nos voisins, sans consulter par exemple les Belges!
Vous avez toujours récusé l’idée d’un « choc des civilisations «. Avez-vous changé d’avis?
Détrompez-vous, je n’ai jamais récusé le constat de Huntington. Car il n’a jamais prôné le clash des civilisations, il n’a fait qu’alerter sur le risque. Mais le simple fait d’énoncer ce risque était déjà intolérable pour les bien-pensants qui persistent à croire que nous sommes tous des êtres universels. Cela dit, alors que, dans les années 1990, la plupart des gens pensaient comme Fukuyama, à partir du 11-Septembre et de l’effondrement du processus de paix au Proche-Orient, ils se sont dit que Huntington avait peut-être – hélas – raison sur certains points. Chirac me disait souvent: «Je combats cette théorie.» Et je lui répondais: «Moi, je combats le risque.»
Et ce risque est-il plus grand aujourd’hui?
Non, je crois que nous assistons à un affrontement historique au sein de l’islam, entre fondamentalistes, intégristes et modernistes. Ceux-ci finiront, je pense, par l’emporter, mais après de nombreux drames. Et nous risquons entre temps d’être les victimes collatérales de cet affrontement, avec l’irruption, dans nos pays, de conflits périphériques islam-Occident.
Quid du « Printemps arabe «?
Je n’emploie pas cette expression naïve: des révolutions pacifiques menées par de sympathiques jeunes gens descendus dans la rue avec leurs téléphones portables. La démocratisation est un très long processus. Encore une fois, je suis convaincu que l’islamisme radical, sous la forme primaire et violente qu’il a aujourd’hui, finira par échouer. Mais cela prendra peut-être plusieurs décennies. Il faut tout faire, de part et d’autre, pour raccourcir ce délai.
(1) . Note Fukuyama
Causeur. Alain Finkielkraut observe que, dans l’affaire syrienne, le débat s’est joué à fronts renversés: le réalisme était du côté des peuples, peu soucieux, pour une fois, de répandre le Bien par les armes, et l’émotion du côté des gouvernements. Est-ce la fin de l’idée même d’ »ingérence humanitaire »?
Hubert Védrine. C’est vrai qu’il sera de plus en plus difficile, pour les occidentaux, pour des raisons intérieures comme extérieures, d’intervenir de façon unilatérale, même pour des raisons humanitaires urgentes. Mais il pourra y avoir des exceptions. Dans votre panorama, vous avez oublié de mentionner, à côté des dirigeants et des peuples, un troisième pôle qui est celui des médias, et des intellectuels qui leurs sont liés. Concernant les dirigeants, on ne peut généraliser car, sur les grandes affaires des vingt dernières années, ils ont été eux-mêmes divisés. Et de qui parle-t-on? Des États-Unis, ou de la France? De l’Allemagne, de la Grande-Bretagne, ou des Européens en général? Quant aux opinions publiques, elles ont passablement fluctué. Quand l’Irak a envahi le Koweït, il a fallu à Mitterrand six mois pour rallier une majorité à une participation de la France à l’éventuelle opération militaire. Depuis le Kosovo, je n’ai pas le souvenir d’une opinion à priori interventionniste, alors qu’il existe toujours, au sein du monde médiatique, un « parti de l’ingérence «, relativement puissant, qui inspire de ce que j’appellerais la ligne BHL-Kouchner, moralement honorable, mais aux conséquences plus qu’incertaines. Aux États-Unis et un peu aussi à Paris, ce «parti» a la caractéristique d’associer les «liberal hawks» (les faucons de gauche) et les néo-conservateurs de droite, l’opinion étant fluctuante.
Vous-même êtes plutôt adepte de la realpolitik – vous étiez assez circonspect dans l’affaire du Kosovo. Et voilà que, sur la Syrie, vous vous retrouvez sur la «ligne BHL-Kouchner». Seriez-vous devenu droit-de-l’hommiste?
J’avais assumé le Kossovo comme une exception , pas comme un ‘‘précédent». Vous connaissez ma réticence à l’égard du « droit « et a fortiori du « devoir d’ingérence «, qui rappelle trop la rhétorique colonisatrice d’autrefois. Pour autant, je ne suis pas schématiqueet il m’est arrivé de penser que dans certains cas, intervenir est moins pire que ne pas intervenir, d’autant plus que dans la réalité, on n’a jamais le choix entre une bonne et une mauvaise solution, mais entre des solutions plus ou moins mauvaises. En 1990, cela ne faisait aucun doute: dès lors qu’il y avait un consensus sur la légalité internationale, y compris avec les Russes, ce que cette brute de Saddam Hussein n’a pas anticipé, il fallait qu’il l’expulse du Koweït. En 2003, quand George W. Bush déclenche la guerre contre l’Irak, c’est le contraire: il n’a de son côté ni légalité internationale, ni légitimité. Personne ne comprend vraiment les raisons et les buts de cette guerre, ce qui nourrit toutes les supputations, sans oublier les mensonges proférés pour la justifier. Et pour finir, ses conséquences sont déplorables. Cela dit, entre ces deux cas «purs» symétrique (Irak 1990 et Irak 2003), il existe de nombreuses situations intermédiaires, bien plus compliquées.
Vous évoquez deux séries de critères: les premiers ont trait aux objectifs, les seconds à la légalité. Dans l’affaire libyenne, les formes internationales ont été scrupuleusement respectées mais la mobilisation s’est faite au nom d’impératifs moraux.
En termes de légalité internationale, la Libye est un cas relativement simple, du moins au début: il y a une insurrection contre la tyrannie de Kadhafi, que celui-ci menace de réprimer dans des rivières de sang, puis un appel à l’aide du Conseil de coopération du Golfe et même de la Ligue arabe. Du coup, les Russes et les Chinois n’osent pas mettre leur veto au Conseil de sécurité et Alain Juppé en profite alors pour faire passer une résolution dite «chapitre VII». Le débat porte plutôt sur les conséquences de l’intervention. Mais on ne peut les apprécier qu’à l’aune de l’alternative initiale: ne rien faire, c’était accepter le massacre de Benghazi.
Ce qui eût effectivement été terrible, mais si on tente de se départir de sa propre émotion, peut-on faire la guerre pour sauver des populations? Et pourquoi celles de Benghazi et pas tant d’autres? Êtes-vous favorable à la «responsabilité de protéger» qui, justement, a émergé lors de la crise libyenne?
C’est un vieux débat qui, en France, remonte à la formulation, par Mario Bettati, de l’idée de « droit d’ingérence «, intensifiée par Bernard Kouchner en « devoir d’ingérence «. À l’origine de ce courant, il y a le «plus jamais ça». Si on ne veut pas assister à de nouveaux Auschwitz, il faut parfois intervenir coûte que coûte, au besoin en transgressant le droit international ou en passant outre les vetos qui paralysent le Conseil de sécurité. C’est respectable. Mais cette conception n’est acceptable que si on répond de façon convainquant aux questions: qui a le droit d’intervenir, chez qui, au nom de quoi, pour quoi faire? Si le critère est l’» atrocitude «, il faudrait expliquer pourquoi «nous» avons laissé 4 ou 5 millions de personnes mourir dans l’Est du Congo ces dernières années! Tout cela avait conduit Kofi Annan à inventer, avec le diplomate algérien Mohamed Sahnoun, un nouveau concept: la «responsabilité de protéger» pour dépasser l’impopulaire (sauf à Paris) droit d’ingérence. Le problème, c’est que si un membre permanent prétend qu’il n’y a personne à protéger, on revient à la case départ et on tourne en rond. On aura de plus en plus de mal à intervenir en dehors du cadre du Conseil de Sécurité, sauf exception très bien préparée et argumentée. En revanche, au Mali c’était légal, et légitime.
De plus, tout le monde souhaitait que la France y aille!
Oui! A ces sujets, une erreur fréquente des analystes est de faire comme si les dirigeants – (là : Obama, Sarkozy Hollande, ou Cameron) – voulaient partir en guerre parce qu’une mouche les a piqués. Au départ de toute volonté d’intervention, il y a toujours un fait déclencheur! Là des centaines de mort par gaz s’ajoutant à 10.000 morts.
Du reste, aujourd’hui, avant d’avoir envoyé le premier soldat où que ce soit, on proclame sur tous les tons qu’il sera bientôt rentré. Pourtant, certains parlent de néo-colonialisme…
Les critiques sont toujours contradictoires . Mais qui parle de néo-colonialisme? Cela n’a pas de sens. Depuis vingt ans, les Occidentaux perdent le monopole de la puissance qu’ils ont exercé pendant quatre siècles. Ils sont encore plus puissants et plus riches que les autres, mais ils ne contrôlent plus le système. Quand ils interviennent c’est plus pour des raisons d’opinion que pour des raisons d’intérêt néocoloniales!
Le refus d’intervenir est-ce lié à des facteurs «objectifs» ou à l’espoir d’en finir avec l’Histoire?
L’Europe était sur la ligne de Fukuyama avant même Fukuyama(1). Depuis 1945, à l’exception des Français et des Britanniques, les Européens veulent croire que l’Histoire est terminée, que les rapports de force ne comptent plus, que tous les conflits peuvent être résolus par la grâce de l’ONU, de la Cour pénale, des ONG de la société civile etc. En somme, ils rêvent d’une Europe suisse dans un monde idéal. L’Europe de la défense, l’Europe-puissance, leur sont étrangères puisqu’ils ne veulent plus ni puissance, ni même défense. Au contraire, une grande partie des Américains continue à penser qu’ils gardent un devoir de leadership.
Oui, on se rappelle la formule du néo-conservateur Robert Kagan: « L’Amérique, c’est Mars, et l’Europe Vénus. « On dirait que les Américains sont de plus en plus vénusiens et qu’ils rêvent de nous rejoindre dans la post-Histoire…
Il est vrai que l’opinion américaine évolue plutôt dans ce sens, en tout cas vers un néo-isolationnisme. C’est que les États-Unis ont connu énormément de déconvenues. S’ajoute l’effet violent de la crise qui rend le recours à la force extrêmement difficile à défendre devant l’opinion. En même temps, celle-ci peut se retourner. Pour l’entourage d’Hillary Clinton, si les excès de Bush devaient être corrigées, Obama est trop mou et, en renonçant au leadership, il met en danger les intérêts américains.
Donc, c’en est fini des missionnaires bottés? Après tout, n’est-ce pas une bonne nouvelle?
C’est vrai. Ce repli sur soi général prend à rebrousse-poil le parti interventionniste qui pense que l’Occident a la responsabilité morale de changer le monde. Mais je ne me réjouis pas spécialement que cette tendance soit aujourd’hui minoritaire, car ce basculement de l’opinion ne se fait pas pour de bonnes raisons de réalisme et de sens des responsabilité. Si le public est aujourd’hui si réticent à toute intervention, ce n’est pas parce que les précédentes ont été mal pensées, sans préparation du jour d’après, que les situations se sont révélées plus complexes que ce qu’on croyait, ni même parce que le principe même de telle ou telle intervention est contestable – autant de motifs légitimes de contestation. Non, ce qui est à l’œuvre est plutôt une espèce d’épuisement des vieux peuples européens, voire une forme d’égoïsme. Quelle leçon vont en tirer les puissances montantes du monde?
En tout cas, on ne retrouvera pas de sitôt l’enthousiasme des années 2000, quand l’entourage de Bush rêvait de construire un « nouveau Moyen-Orient «.
C’est juste, la croyance péremptoire en la possibilité de démocratiser les peuples de l’extérieur, et par la force a fait long feu. Cette illusion repose sur une confusion qui faisait de la démocratie une idéologie, une quasi religion. J’en ai souvent discuté avec Madeleine Albright, la secrétaire d’État de Clinton, une amie, qui était très interventionniste. Je lui disais que la démocratie n’est pas une religion à laquelle on pourrait se convertir soudainement, ni du café instantané! Rétablir la démocratie dans des pays l’ayant déjà connue, comme en Europe de l’Est, était une chose, construire la démocratie dans des pays où elle n’a jamais existé, en particulier dans des sociétés non homogènes, est extrêmement difficile. Savez-vous qu’en 2003, les soldats américains envoyés en Irak étaient invités à se préparer en lisant des livres racontant la restauration de la démocratie de l’Allemagne et au Japon en 1945…? Consternant simplisme!
Vous vous refusez à adopter une position générale au motif que chaque cas est différent. En quoi la crise syrienne se distingue-t-elle de l’affaire libyenne ou d’autres crises liées aux révolutions arabes?
On a sous-estimé, au début, la complexité de l’affaire syrienne. Il y a en Syrie des minorités qui, si elles détestent souvent le régime actuel et trouvent atroce la répression, craignent encore plus celui qui pourrait lui succéder. Nous ne sommes pas dans le cas de figure ultrasimple d’un dictateur sanguinaire massacrant son propre peuple mais face à une guerre civile, qui débute par une rébellion démocratique, violemment réprimée et s’élargit avec les ingérences de l’Iran, du Qatar, de l’Arabie saoudite. Penauds de n’avoir rien vu venir en Tunisie et en Égypte, certains milieux médiatiques ou politiques ont cru se rattraper avec la Syrie. Mais, même les islamistes n’avaient pas vuvenir les événements en Tunisie! Et la Syrie, c’est différent. La preuve!
Reste que vous étiez, pour une fois, en phase avec les va-t-en guerre – ou les idéalistes – puisque vous étiez plutôt favorable à des frappes contre le régime de Bachar Al-Assad.
J’ai estimé qu’au point où nous en étions – c’est important -, il était encore pire de ne rien faire.Les frappes militaires ciblées prévues me semblaient être devenues la moins mauvaise des options car, à ce stade, l’abstention aurait été synonyme d’impunité de l’emploi d’arme de destruction massives prohibée, et aurait fait perdre toute crédibilité à nos menaces. Nous ne serons pas tout à fait dans ce cas si les armes chimiques sont effectivement démantelées.
L’abstention de Barack Obama vous a-t-il déçu?
Autant le dire clairement: oui! Son leadership est erratique. Cependant, si Obama est séduisant, très intelligent, brillant orateur, je n’ai jamais pensé qu’il allait marcher sur l’eau parce qu’il était à moitié noir! En tout cas, si le président des États-Unis d’Amérique dit «Ligne rouge!», il doit arrêter de demander à tout le monde ce qu’il faut faire, et écrabouiller quiconque franchit cette ligne. Et savoir qu’après en Syrie, si on ne veut pas voir le pouvoir tomber entre les mains d’islamistes extrémistes, il faudra prendre le contrôle du pays pendant un certain temps et gérer au mieux la transition. Ou alors, on ne parle pas de « ligne rouge «.
Iriez-vous jusqu’à dire que le président américain est un faible?
En tout cas, sauf en Asie, sa politique étrangère manque de fermeté et de clarté. En Afghanistan, il annonce en même temps l’envoi de renforts et la date de retrait des troupes, c’est incohérent. Même chose au Proche-Orient: au début de son premier mandat, quand il a sommé Benyamin Nétanyahou d’arrêter la colonisation, et que celui-ci l’envoyé sur les roses, Obama n’avait pas de plan B. Il a juste trouvé que c’était dommage. Si vous êtes le président des Etats-Unis et que vous pensez que le Likoud a une telle influence au Congrès américain que vous ne pourrez pas passer en force, alors vous vous abstenez de lancer une injonction. Ou alors, si vous estimez qu’il s’agit d’une question d’intérêt national, vous mettez tout en œuvre pour contraindre les israéliens – tout en garantissant leur sécurité. Il me semble que le président de la première puissance mondiale, ne devrait pas prendre des engagements à la légère.
Revenons à l’imbroglio syrien. Au stade où nous en sommes, beaucoup de gens pensent que le statu quo, c’est-à-dire le maintien d’Assad à la tête d’un État unifié, serait finalement moins terrible que le chaos et les massacres communautaires que pourrait entraîner sa chute…
De toute façon, ce ne sont pas les occidentaux qui choisissent. Personne ne contrôle ces véritables éruptions volcaniques dans les pays arabes, même pas les acteurs locaux. En Syrie, Poutine n’arrive pas à aider suffisamment Assad pour écraser la rébellion. Et les actions de la France, des Etats-Unis, des Turcs, de l’Arabie et du Qatar en faveur de l’opposition ont eu jusqu’ici un effet marginal.
Pour le Quai d’Orsay, ne pas sanctionner Assad pour l’emploi d’armes chimiques revient à donner un feu vert à Téhéran pour utiliser l’arme nucléaire. Êtes-vous d’accord?
Il est vrai pour les défenseurs de la ligne dure, à Washington et à Paris (et Londres) pensent que si nous ne sommes pas durs en réaction à la transgression syrienne, nous n’aurons plus de crédibilité demain face à Téhéran. Il y a donc bien un lien entre les deux. Mais c’est moins important, à mes yeux, que de savoir si les États-Unis vont réussir à saisir l’opportunité Rohani. Je pense qu’Obama et Kerry vont le tester pour essayer de savoir s’il a une marge de manœuvre suffisante pour entamer de véritables négociations sur le nucléaire. Cela frustrerait un certain nombre de durs qui veulent voir le régime iranien à genoux. Ahmadinejad était l’allié objectif de ce courant. Au fond, on retrouve sur l’Iran le clivage qui divisait l’Occident face à Gorbatchev. Certains, notamment Kohl, Delors et Mitterrand, pensaient qu’il fallait l’aider à réussir, même s’il paraissait utopique de vouloir réformer l’URSS. On alors créé le G8 (7 + 1), précisément pour y associer Gorbatchev. En revanche, les Américains, même modérés comme Bush père, les Canadiens et les Anglais soutenaient qu’il fallait surtout ne rien faire qui retarde ou évite l’effondrement de l’URSS.
Même lorsque les Européens et les Américains sont d’accord, les choses ne vont pas forcément de soi. Ainsi, la France et les États-Unis sont partis main dans la main. Et finalement tout s’est réglé à Genève entre Russes et Américains. Ce camouflet témoigne-t-il de notre faiblesse?
De fait, la présence de la France à Genève, vu son rôle aurait pu se justifier, mais cette rencontre bilatérale était prévue et organisée depuis plusieurs semaines. C’est vrai, les États-Unis traitent souvent leurs alliés avec désinvolture. Mais la France ne doit pas se montrer trop prétentieuse ou susceptible. Il nous arrive de prendre des décisions européennes particulièrement importantes, qui touchent nos voisins, sans consulter par exemple les Belges!
Vous avez toujours récusé l’idée d’un « choc des civilisations «. Avez-vous changé d’avis?
Détrompez-vous, je n’ai jamais récusé le constat de Huntington. Car il n’a jamais prôné le clash des civilisations, il n’a fait qu’alerter sur le risque. Mais le simple fait d’énoncer ce risque était déjà intolérable pour les bien-pensants qui persistent à croire que nous sommes tous des êtres universels. Cela dit, alors que, dans les années 1990, la plupart des gens pensaient comme Fukuyama, à partir du 11-Septembre et de l’effondrement du processus de paix au Proche-Orient, ils se sont dit que Huntington avait peut-être – hélas – raison sur certains points. Chirac me disait souvent: «Je combats cette théorie.» Et je lui répondais: «Moi, je combats le risque.»
Et ce risque est-il plus grand aujourd’hui?
Non, je crois que nous assistons à un affrontement historique au sein de l’islam, entre fondamentalistes, intégristes et modernistes. Ceux-ci finiront, je pense, par l’emporter, mais après de nombreux drames. Et nous risquons entre temps d’être les victimes collatérales de cet affrontement, avec l’irruption, dans nos pays, de conflits périphériques islam-Occident.
Quid du « Printemps arabe «?
Je n’emploie pas cette expression naïve: des révolutions pacifiques menées par de sympathiques jeunes gens descendus dans la rue avec leurs téléphones portables. La démocratisation est un très long processus. Encore une fois, je suis convaincu que l’islamisme radical, sous la forme primaire et violente qu’il a aujourd’hui, finira par échouer. Mais cela prendra peut-être plusieurs décennies. Il faut tout faire, de part et d’autre, pour raccourcir ce délai.
(1) . Note Fukuyama