Bettina Laville: Ce numéro de la revue est consacré aux valeurs qui portent le développement durable. Que pensez-vous de l’avancée de ces valeurs dans notre monde en crise économique?
Hubert Védrine: «Valeurs», ce mot me laisse songeur. C’est un concept d’apparence noble, acceptable par tous, d’où son succès, mais il est attrape-tout, peu précis, «mot valise». Il est préféré à principe, philosophie, politique ou croyances, qui provoqueraient des anticorps. Néanmoins, la question est sérieuse. Au-delà des mots et des slogans, il faut se demander si le développement peut devenir vraiment durable. Ce concept écarte le refus du développement prédateur, mais aussi celui, en sens inverse, de la décroissance car, dans développement durable, il y a «développement». Cela postule qu’un développement qui surexploite des ressources finies devient suicidaire. C’est une question concrète, pas seulement théorique ou de «valeurs». Relever ce défi supposera d’énormes percées scientifiques, et donc économiques, et bien sûr aussi des changements de comportement, mais «en plus», pas «à la place» (???). La conversion à des valeurs de durabilité ne sera pas suffisante sans progrès techniques, énergie, transports, etc. Et sans un PIB»E», un PIB «écologique» qui ne mesurera pas que les flux marchands, mais valorisera les stocks, le patrimoine naturel, son apport, les atteintes qu’il subit.
B.L.: Vous-même, comment vous êtes-vous intéressé à ces questions, dont vous parlez de plus en plus?
H.V.: Enfant, je passais mes vacances dans la Creuse, dans la nature et le monde rural. A Paris, mon père nous emmenait parfois en forêt de Rambouillet (le brame des cerfs!). Lorsque le Président Mitterrand déplorait que la diversité des essences de son Morvan cédait la place aux futurs sapins de Noël, je comprenais sa colère… J’ai ensuite pratiqué la haute montagne et l’alpinisme. Au fil des années, j’ai été frappé des récits des «usagers» de la nature, comme on dit, des paysans, des guides de montagne, que frappaient les évolutions et dégradations du milieu naturel, les bouleversements des saisons. C’est donc par la sensibilité aux atteintes portées à la nature que le me suis intéressé à l’écologie.
B.L.: Pensez-vous que certains blocages culturels entravent le passage à un développement plus durable?
H.V.: Oui, la métamorphose que cela exige de nous se heurte, à l’évidence, à des blocages culturels. Et d’abord les nôtres! Le premier d’entre eux est occidental, et donc devenu mondial: c’est celui qui voit le progrès comme la domination de la culture sur la nature. C’est très enraciné, et cela se réimpose à chaque «crise» (on veut en sortir d’urgence pour retrouver la croissance). Cela renvoie l’écologie aux calendes grecques.
B.L.: Pensez-vous que toutes les déclarations internationales, de la Conférence de Stockholm à celle de Rio+20, aient fait avancer leur reconnaissance et leur respect?
H.V.: Les grandes déclarations des sommets réchauffent le cœur des militants et fournissent des appuis, des références, mais dans les déclarations des G8 et G20, ou des sommets thématique, sont conciliées dans les mots les contradictions insurmontables de la réalité! Après, si on ne trouve pas de solutions concrètes et économiques viables, et politiquement assumables, on piétine…
B.L.: Quel est votre regard sur les valeurs portées par les politiques dans le domaine du développement durable ou, plus largement, du long terme?
H.V.: Les politiques font en général du développement durable, de l’écologie, etc. un usage opportuniste. En fait, ce n’est guère étonnant. On a voulu des politiciens «proches des gens». Ils le sont devenus, et donc ils les suivent. C’est l’œuf et la poule. Mais les partis politiques écologistes portent une responsabilité particulière dans l’impasse actuelle. Certes les premiers écologistes ont eu un rôle utile d’alerte, et je ne doute pas de la sincérité de beaucoup d’entre eux. Ils ont parfois des idées d’avenir, par exemple la journée sans viande dans les cantines scolaires (les Verts allemands). Mais, consciemment ou non, ils focalisent et attisent les peurs de l’opinion sur des problèmes parfois réels, mais parfois aussi montés en épingle ou fantasmés (OGM, gaz de schiste); ils écartent toute solution, sauf radicale et très contraignante, et sont donc amenés à envisager des mesures punitives, et font croire qu’on peut sortir en même temps du nucléaire et du CO2; ils récusent en général le progrès scientifique. Ils sont donc inquiétants, et pas du tout mobilisateurs. Surtout, ils mêlent à leurs thèses écologistes des thèmes économiques, sociaux et sociétaux gauchistes. Pas assez d’écologie, trop de sectarisme! Résultat: là où l’écologie rationnelle devrait être majoritaire, elle est traitée avec désinvolture, ou sous-traitée par les grands partis, et l’écologie extrémiste des écologistes reste très minoritaire.
B.L.: Dans deux ans, la France accueille la vingt-et-unième Conférence des Parties de la Convention sur la lutte contre le réchauffement climatique (COP 21). Un accord pour 2020 est il envisageable?
H.V.: Les négociations climatiques ne doivent pas occulter la nécessité de traiter tous les autres problèmes: les menaces de pénuries (eau potable, air respirable, terres cultivables), l’effondrement de la biodiversité, les bouleversements océaniques. Sur le réchauffement ou le changement climatique, je constate que les dirigeants sont encore partagés et leurs désaccords importants. J’espère que l’on finira par atteindre un vrai consensus (dans chaque pays, au sein du monde scientifique, et surtout entre pays développés et émergents) sur les faits, l’origine, le rythme du phénomène, les mesures à prendre d’adaptation, de correction et d’accompagnement. Ce sera l’objet du rendez-vous de 2015 à Paris. Mais le consensus ne pourra venir que d’une persévérance méthodique des négociateurs et des acteurs principaux, afin de persuader les populations, encore très sceptiques, de la nécessité de corriger nos modes de vie et de production, de les convaincre qu’il y a des solutions, et qu’ils n’y perdront pas.
B.L.: Vous avez d’ailleurs évoqué la perspective d’une «écologisation» des productions et modes de vie. Quelles sont, selon vous, les conditions nécessaires pour y parvenir?
H.V.: L’écologisation, pour moi, est un vaste mouvement de politiques, qui devrait s’étendre sur plusieurs décennies et tout englober: l’écologisation de l’industrie et de la chimie, de l’agriculture (une PAC de plus en plus verte), de l’agro-industrie, de l’énergie (transition énergétique), la sobriété de la construction (habitat à énergie positive) et des transports. À l’arrivée, tout le développement sera durable, presque toute la croissance sera verte, presque toute l’économie sera circulaire.
L’écologisation découlera d’impulsions politiques, d’incitations réglementaires ou fiscales, de percées scientifique et technique (immenses), de la recherche de la compétitivité économique/écologique, de l’émulation, et aussi de la mobilisation citoyenne (civisme écologique), etc.
Les conflits seront constants, innombrables et finalement surmontés. Cette écologisation devrait conduire à réduire et, finalement, à cesser les prélèvements sur les stocks non renouvelables; à stopper puis corriger les atteintes à la biodiversité; à remplacer tous les produits chimiques dangereux pour la santé humaine – responsables aujourd’hui d’une quasi pandémie – et les autres formes de vie. Et l’obtenir par la conviction, par la persuasion, avec continuité, sans hystérie, sans panique, et sans esprit de punition, en proposant sans cesse de nouvelles solutions.
B.L.: L’espoir, réel en 1992, d’un gouvernement mondial pour traiter les évolutions de la biosphère, parait s’estomper. Comment réaliser alors « l’humanisation de la mondialisation» dont vous parlez souvent?
H.V.: Les sommets sont souvent décevants. De fait, chaque gouvernement, chez lui, a de moins en moins de pouvoir (individualisme, contestation, poids de l’opinion, internet) pour appliquer ce à quoi il s’est engagé. Le gouvernement mondial n’a jamais été une perspective réaliste. L’ONU, le G20, etc. sont des enceintes, pas des pouvoirs. Faut-il le regretter? Où irait-on se réfugier si le gouvernement mondial était mauvais, ou dangereux? Revenons aux réalités: du fait de l’interdépendance généralisée, il y aura de plus en plus, domaine après domaine, des politiques de coopération, des normes, des progrès, des modèles ou exemples nouveaux, qui s’étendront de proche en proche. C’est cela qui humanisera peu à peu la mondialisation, qui a comporté trop souvent des aspects sauvages et brutaux.
Les menaces écologiques sont peut-être les seules qui concernent tous les êtres humains puisqu’il s’agit de l’habitabilité future de la biosphère. Si un vrai sentiment d’appartenance à une communauté internationale (terme prématuré!) peut être construit, si un sens des responsabilités peut apparaître par rapport aux êtres humains et à leurs descendants, et donner naissance à un vrai civisme écologique, c’est sur ce terrain que la mondialisation sera humanisée. Si on s’y prend bien!
Bettina Laville: Ce numéro de la revue est consacré aux valeurs qui portent le développement durable. Que pensez-vous de l’avancée de ces valeurs dans notre monde en crise économique?
Hubert Védrine: «Valeurs», ce mot me laisse songeur. C’est un concept d’apparence noble, acceptable par tous, d’où son succès, mais il est attrape-tout, peu précis, «mot valise». Il est préféré à principe, philosophie, politique ou croyances, qui provoqueraient des anticorps. Néanmoins, la question est sérieuse. Au-delà des mots et des slogans, il faut se demander si le développement peut devenir vraiment durable. Ce concept écarte le refus du développement prédateur, mais aussi celui, en sens inverse, de la décroissance car, dans développement durable, il y a «développement». Cela postule qu’un développement qui surexploite des ressources finies devient suicidaire. C’est une question concrète, pas seulement théorique ou de «valeurs». Relever ce défi supposera d’énormes percées scientifiques, et donc économiques, et bien sûr aussi des changements de comportement, mais «en plus», pas «à la place» (???). La conversion à des valeurs de durabilité ne sera pas suffisante sans progrès techniques, énergie, transports, etc. Et sans un PIB»E», un PIB «écologique» qui ne mesurera pas que les flux marchands, mais valorisera les stocks, le patrimoine naturel, son apport, les atteintes qu’il subit.
B.L.: Vous-même, comment vous êtes-vous intéressé à ces questions, dont vous parlez de plus en plus?
H.V.: Enfant, je passais mes vacances dans la Creuse, dans la nature et le monde rural. A Paris, mon père nous emmenait parfois en forêt de Rambouillet (le brame des cerfs!). Lorsque le Président Mitterrand déplorait que la diversité des essences de son Morvan cédait la place aux futurs sapins de Noël, je comprenais sa colère… J’ai ensuite pratiqué la haute montagne et l’alpinisme. Au fil des années, j’ai été frappé des récits des «usagers» de la nature, comme on dit, des paysans, des guides de montagne, que frappaient les évolutions et dégradations du milieu naturel, les bouleversements des saisons. C’est donc par la sensibilité aux atteintes portées à la nature que le me suis intéressé à l’écologie.
B.L.: Pensez-vous que certains blocages culturels entravent le passage à un développement plus durable?
H.V.: Oui, la métamorphose que cela exige de nous se heurte, à l’évidence, à des blocages culturels. Et d’abord les nôtres! Le premier d’entre eux est occidental, et donc devenu mondial: c’est celui qui voit le progrès comme la domination de la culture sur la nature. C’est très enraciné, et cela se réimpose à chaque «crise» (on veut en sortir d’urgence pour retrouver la croissance). Cela renvoie l’écologie aux calendes grecques.
B.L.: Pensez-vous que toutes les déclarations internationales, de la Conférence de Stockholm à celle de Rio+20, aient fait avancer leur reconnaissance et leur respect?
H.V.: Les grandes déclarations des sommets réchauffent le cœur des militants et fournissent des appuis, des références, mais dans les déclarations des G8 et G20, ou des sommets thématique, sont conciliées dans les mots les contradictions insurmontables de la réalité! Après, si on ne trouve pas de solutions concrètes et économiques viables, et politiquement assumables, on piétine…
B.L.: Quel est votre regard sur les valeurs portées par les politiques dans le domaine du développement durable ou, plus largement, du long terme?
H.V.: Les politiques font en général du développement durable, de l’écologie, etc. un usage opportuniste. En fait, ce n’est guère étonnant. On a voulu des politiciens «proches des gens». Ils le sont devenus, et donc ils les suivent. C’est l’œuf et la poule. Mais les partis politiques écologistes portent une responsabilité particulière dans l’impasse actuelle. Certes les premiers écologistes ont eu un rôle utile d’alerte, et je ne doute pas de la sincérité de beaucoup d’entre eux. Ils ont parfois des idées d’avenir, par exemple la journée sans viande dans les cantines scolaires (les Verts allemands). Mais, consciemment ou non, ils focalisent et attisent les peurs de l’opinion sur des problèmes parfois réels, mais parfois aussi montés en épingle ou fantasmés (OGM, gaz de schiste); ils écartent toute solution, sauf radicale et très contraignante, et sont donc amenés à envisager des mesures punitives, et font croire qu’on peut sortir en même temps du nucléaire et du CO2; ils récusent en général le progrès scientifique. Ils sont donc inquiétants, et pas du tout mobilisateurs. Surtout, ils mêlent à leurs thèses écologistes des thèmes économiques, sociaux et sociétaux gauchistes. Pas assez d’écologie, trop de sectarisme! Résultat: là où l’écologie rationnelle devrait être majoritaire, elle est traitée avec désinvolture, ou sous-traitée par les grands partis, et l’écologie extrémiste des écologistes reste très minoritaire.
B.L.: Dans deux ans, la France accueille la vingt-et-unième Conférence des Parties de la Convention sur la lutte contre le réchauffement climatique (COP 21). Un accord pour 2020 est il envisageable?
H.V.: Les négociations climatiques ne doivent pas occulter la nécessité de traiter tous les autres problèmes: les menaces de pénuries (eau potable, air respirable, terres cultivables), l’effondrement de la biodiversité, les bouleversements océaniques. Sur le réchauffement ou le changement climatique, je constate que les dirigeants sont encore partagés et leurs désaccords importants. J’espère que l’on finira par atteindre un vrai consensus (dans chaque pays, au sein du monde scientifique, et surtout entre pays développés et émergents) sur les faits, l’origine, le rythme du phénomène, les mesures à prendre d’adaptation, de correction et d’accompagnement. Ce sera l’objet du rendez-vous de 2015 à Paris. Mais le consensus ne pourra venir que d’une persévérance méthodique des négociateurs et des acteurs principaux, afin de persuader les populations, encore très sceptiques, de la nécessité de corriger nos modes de vie et de production, de les convaincre qu’il y a des solutions, et qu’ils n’y perdront pas.
B.L.: Vous avez d’ailleurs évoqué la perspective d’une «écologisation» des productions et modes de vie. Quelles sont, selon vous, les conditions nécessaires pour y parvenir?
H.V.: L’écologisation, pour moi, est un vaste mouvement de politiques, qui devrait s’étendre sur plusieurs décennies et tout englober: l’écologisation de l’industrie et de la chimie, de l’agriculture (une PAC de plus en plus verte), de l’agro-industrie, de l’énergie (transition énergétique), la sobriété de la construction (habitat à énergie positive) et des transports. À l’arrivée, tout le développement sera durable, presque toute la croissance sera verte, presque toute l’économie sera circulaire.
L’écologisation découlera d’impulsions politiques, d’incitations réglementaires ou fiscales, de percées scientifique et technique (immenses), de la recherche de la compétitivité économique/écologique, de l’émulation, et aussi de la mobilisation citoyenne (civisme écologique), etc.
Les conflits seront constants, innombrables et finalement surmontés. Cette écologisation devrait conduire à réduire et, finalement, à cesser les prélèvements sur les stocks non renouvelables; à stopper puis corriger les atteintes à la biodiversité; à remplacer tous les produits chimiques dangereux pour la santé humaine – responsables aujourd’hui d’une quasi pandémie – et les autres formes de vie. Et l’obtenir par la conviction, par la persuasion, avec continuité, sans hystérie, sans panique, et sans esprit de punition, en proposant sans cesse de nouvelles solutions.
B.L.: L’espoir, réel en 1992, d’un gouvernement mondial pour traiter les évolutions de la biosphère, parait s’estomper. Comment réaliser alors « l’humanisation de la mondialisation» dont vous parlez souvent?
H.V.: Les sommets sont souvent décevants. De fait, chaque gouvernement, chez lui, a de moins en moins de pouvoir (individualisme, contestation, poids de l’opinion, internet) pour appliquer ce à quoi il s’est engagé. Le gouvernement mondial n’a jamais été une perspective réaliste. L’ONU, le G20, etc. sont des enceintes, pas des pouvoirs. Faut-il le regretter? Où irait-on se réfugier si le gouvernement mondial était mauvais, ou dangereux? Revenons aux réalités: du fait de l’interdépendance généralisée, il y aura de plus en plus, domaine après domaine, des politiques de coopération, des normes, des progrès, des modèles ou exemples nouveaux, qui s’étendront de proche en proche. C’est cela qui humanisera peu à peu la mondialisation, qui a comporté trop souvent des aspects sauvages et brutaux.
Les menaces écologiques sont peut-être les seules qui concernent tous les êtres humains puisqu’il s’agit de l’habitabilité future de la biosphère. Si un vrai sentiment d’appartenance à une communauté internationale (terme prématuré!) peut être construit, si un sens des responsabilités peut apparaître par rapport aux êtres humains et à leurs descendants, et donner naissance à un vrai civisme écologique, c’est sur ce terrain que la mondialisation sera humanisée. Si on s’y prend bien!