Clarifier l’identité européenne

L’Europe est elle géographique ou politique? Le futur traité constitutionnel, le grand élargissement engagé, la question Turque, mais aussi à l’Ouest le concept «d’euro-atlantisme» vont nous obliger à clarifier la notion d’Europe.

Longtemps superflue cette clarification est devenue indispensable, car avec l’intégration politique et économique, plus perçue désormais par les peuples comme un engrenage incontrôlé que comme un choix, le flou sur les limites extensives de l’Union Européenne et de ses frontières extérieures est l’autre dimension anxiogène du perpétuel chantier européen.

Décider jusqu’où nous irons, dissiper ce flou, ce sont des urgences politiques et un préalable pour retrouver l’élan.

La question de l’identité européenne n’a pas eu à être tranchée jusqu’ici tant elle relevait de l’évidence. Il suffisait que les Traités européens successifs aient précisé que les communautés, puis l’UE, étaient ouvertes aux pays démocratiques d’Europe. Ce principe démocratique, identitaire, a été constamment consolidé, par la jurisprudence de la Cour de Justice, les critères de Copenhague, l’adoption d’une charte des valeurs fondamentales, et le sera plus encore par le traité constitutionnel.

Il n’en n’a pas été de même en ce qui concerne les frontières de l’Europe ni celles de l’Union. Aujourd’hui elles tendent à se rejoindre. Mais où? Le problème ne s’est posé ni lors du traité de Rome ni lors des élargissements à neuf, dix, douze puis quinze. Europe de l’ouest, Europe du Sud, Europe scandinave et maintenant Europe orientale, centrale et du sud est, balkanique, c’est toujours l’Europe. En revanche, il y a quelques années il a été répondu au Maroc, poliment mais sans hésitation, que sa candidature ne pouvait être acceptée pour des raisons géographiques.

L’interrogation resurgit avec force à propos de la Turquie. Et, pour une fois, une vraie et salubre controverse s’engage sur une question européenne.

L’évidence, le bon sens et la géographie auraient du suffire, à l’origine en 1963, pour dire à la Turquie qu’elle était à tous points de vue un grand pays, situé à 95% en Asie Mineure, et qu’elle avait vocation à avoir par elle même un rôle majeur dans sa région et des relations étroites avec l’UE, mais pas à en devenir membre. Cela n’aurait pas été blessant. Les Européens n’auraient pas eu, quarante ans plus tard, à invoquer des arguments contestables, culturels ou religieux, pour retarder l’heure de vérité.

Certains partisans du oui à la Turquie invoquent des engagements pris. La plupart nous dise surtout que le oui serait généreux, justifié par l’histoire si ce n’est par la géographie, utile à la Turquie comme à la prévention du clash des civilisations, que le non serait dangereux pour les mêmes raisons.

Mais sauf à s’étendre sans fin, l’UE ne peut pas avoir que l’adhésion à proposer à tous les Etats sur lesquels elle veut exercer une influence bénéfique, qu’elle voudrait stabiliser et démocratiser, et où elle voudrait enraciner la tolérance et le respect de la diversité. Elle doit disposer pour cela d’un éventail de solutions et de moyens d’action. Elle ne peut pas être uniquement un regroupement de démocraties ou le creuset d’une coexistence exemplaire des religions et des civilisations. Elle ne peut pas être qu’un programme, même si elle est aussi un grand projet.

L’Union a besoin de retrouver une identité claire, certes politique, mais aussi territoriale. Les autorités de l’Europe devraient donc examiner la possibilité de proposer solennellement à la Russie, à l’Ukraine, à la Turquie, à chaque pays du Maghreb, un jour même pourquoi pas à Israël et à la Palestine un partenariat de voisinage stratégique, politique et économique. Sentant bien le malaise européen à ce sujet et déplorant l’ambiguïté ou l’hypocrisie des réponses faites à la Turquie, j’avais moi même suggéré, en 2000, alors que j’étais au gouvernement, que l’on propose un tel partenariat à la Turquie.

Mais il se peut qu’il soit trop tard en raison des promesses anciennes qui ont été faites et répétées depuis 1963 à la Turquie, de nos liens avec elle, des réformes courageuses qu’elle a activement engagées et de la signification, même fausse, que cette réponse revêtirait dans le contexte mondial actuel. Dans ce cas là, on reculera devant les conséquences d’une mise au point trop brutale et trop tardive, et la Turquie adhèrera à l’issue d’une négociation, quand elle remplira les critères de Copenhague. Mais alors, que l’on décrète ensuite que l’élargissement est accompli et que l’on mette en place, autour de l’Union élargie, ces partenariats de voisinage, cet »anneau de pays amis» qu’a proposé Romano Prodi. Et que l’on ait le courage de reconnaître qu’à 27 – les 15 plus la Bulgarie et la Roumanie plus 9 autres pays européens potentiels, plus la Turquie – le projet européen aura changé radicalement de nature.

Une clarification s’impose également à l’ouest de l’Europe. Pour Vaclav Havel, et beaucoup d’autres, »l’OTAN couvre une civilisation, un espace spécifique, qualifié d’euro-atlantique, d’euro-américain, ou tout simplement d’ouest» et «l’OTAN est une alliance pour la défense de la conception occidentale des valeurs humaines». Dans les pays candidats anciennement communistes, on parle d’ailleurs depuis dix ans de »structures euro-atlantiques» tout autant que d’Europe. Dans le même esprit, Huntington parle de »civilisation judéo-chrétienne occidentale», ou de »monde euro-américain», sans distinguer l’Europe. Alors que, paradoxe, ce sont d’autres Américains, républicains ceux là, comme Robert Kagan, qui proclament au contraire que nos valeurs ne sont plus communes puisque nous Européens, nous sommes placés hors de l’histoire, en récusant l’idée même de puissance militaire, tandis que les Américains sont devenus bismarckiens.

Ce débat peut paraître théorique. En réalité, le fait que les Européens ne sachent pas très bien s’ils constituent le rameau européen d’un ensemble américano-occidental, ou une civilisation ou une culture européenne propre, inhibe l’affirmation d’une Europe-puissance en politique étrangère et dans le domaine de la défense. Peut être serait–il temps d’admettre que l’Europe et l’Amérique sont cousines, mais qu’à l’intérieur de cette vaste communauté de valeurs, les Européens ont leur conception propre des rapports humains et sociaux et de l’ouverture au monde. D’admettre aussi qu’une affirmation européenne s’inscrirait parfaitement dans le cadre de notre amitié et de notre alliance avec les Etats Unis. Mais que l’Europe doit se comporter en acteur autonome émancipé, en partenaire, en allié pour les Etats-Unis, mais pas en sous-ensemble. A condition que les Européens le veuillent, et s’en donnent les moyens.

Telles clarifications contribueraient à rendre plus intelligible et plus convainquant le projet européen et à lui restituer cet appui politique et cette adhésion franche qui lui font de plus en plus défaut de la part des opinions publiques. L’Europe rayonnera d’autant mieux, à l’Est, au Sud et partout dans le monde, qu’elle saura qui elle est, au nom de qui et d’où elle parle.

Ces mises au point nécessaires ne suffiront cependant pas à éviter que l’élargissement à 25 et plus ne compromette le projet, cher aux français, d’Europe puissance. Que devront faire alors tous ceux qui ne se résigneront pas à cette évolution vers un simple espace pan-européen de stabilité et de prospérité? D’abord œuvrer à ce que le futur projet de traité constitutionnel préparé par la Convention, qui devrait rendre plus efficaces, plus légitimes et plus compréhensibles les institutions de l’Union élargie, convainque les gouvernements, et mieux encore soit ratifiable par les peuples.

Veiller, dans le même temps, à ce que ces institutions n’entravent pas la poursuite de plus grandes ambitions. Proposer pour cette Europe très élargie un noyau dur ou une avant garde est très tentant mais voué à l’échec. Sauf crise extrême, on ne saura ni sur quelles bases les constituer ni comment faire accepter aux autres de rester dans l’arrière garde ou dans l’écorce molle.

En revanche, il est indispensable et il devrait être possible de faire admettre par tous nos partenaires une sorte de géométrie variable, de faciliter encore le recours aux coopérations renforcées dans divers domaines, comme la défense, de prévoir en sens inverse pour les moins allants de rassurantes clauses de dispenses voire de sortie.

L’objectif est d’institutionnaliser dans l’UE une souplesse dynamique qui permettra aux plus volontaires de travailler ensemble dans divers domaines de leur choix sans hiérarchiser de façon fixe les états-membres entre eux.

Clarifier l’identité européenne

Hubert Vedrine

Clarifier l’identité européenne

L’Europe est elle géographique ou politique? Le futur traité constitutionnel, le grand élargissement engagé, la question Turque, mais aussi à l’Ouest le concept «d’euro-atlantisme» vont nous obliger à clarifier la notion d’Europe.

Longtemps superflue cette clarification est devenue indispensable, car avec l’intégration politique et économique, plus perçue désormais par les peuples comme un engrenage incontrôlé que comme un choix, le flou sur les limites extensives de l’Union Européenne et de ses frontières extérieures est l’autre dimension anxiogène du perpétuel chantier européen.

Décider jusqu’où nous irons, dissiper ce flou, ce sont des urgences politiques et un préalable pour retrouver l’élan.

La question de l’identité européenne n’a pas eu à être tranchée jusqu’ici tant elle relevait de l’évidence. Il suffisait que les Traités européens successifs aient précisé que les communautés, puis l’UE, étaient ouvertes aux pays démocratiques d’Europe. Ce principe démocratique, identitaire, a été constamment consolidé, par la jurisprudence de la Cour de Justice, les critères de Copenhague, l’adoption d’une charte des valeurs fondamentales, et le sera plus encore par le traité constitutionnel.

Il n’en n’a pas été de même en ce qui concerne les frontières de l’Europe ni celles de l’Union. Aujourd’hui elles tendent à se rejoindre. Mais où? Le problème ne s’est posé ni lors du traité de Rome ni lors des élargissements à neuf, dix, douze puis quinze. Europe de l’ouest, Europe du Sud, Europe scandinave et maintenant Europe orientale, centrale et du sud est, balkanique, c’est toujours l’Europe. En revanche, il y a quelques années il a été répondu au Maroc, poliment mais sans hésitation, que sa candidature ne pouvait être acceptée pour des raisons géographiques.

L’interrogation resurgit avec force à propos de la Turquie. Et, pour une fois, une vraie et salubre controverse s’engage sur une question européenne.

L’évidence, le bon sens et la géographie auraient du suffire, à l’origine en 1963, pour dire à la Turquie qu’elle était à tous points de vue un grand pays, situé à 95% en Asie Mineure, et qu’elle avait vocation à avoir par elle même un rôle majeur dans sa région et des relations étroites avec l’UE, mais pas à en devenir membre. Cela n’aurait pas été blessant. Les Européens n’auraient pas eu, quarante ans plus tard, à invoquer des arguments contestables, culturels ou religieux, pour retarder l’heure de vérité.

Certains partisans du oui à la Turquie invoquent des engagements pris. La plupart nous dise surtout que le oui serait généreux, justifié par l’histoire si ce n’est par la géographie, utile à la Turquie comme à la prévention du clash des civilisations, que le non serait dangereux pour les mêmes raisons.

Mais sauf à s’étendre sans fin, l’UE ne peut pas avoir que l’adhésion à proposer à tous les Etats sur lesquels elle veut exercer une influence bénéfique, qu’elle voudrait stabiliser et démocratiser, et où elle voudrait enraciner la tolérance et le respect de la diversité. Elle doit disposer pour cela d’un éventail de solutions et de moyens d’action. Elle ne peut pas être uniquement un regroupement de démocraties ou le creuset d’une coexistence exemplaire des religions et des civilisations. Elle ne peut pas être qu’un programme, même si elle est aussi un grand projet.

L’Union a besoin de retrouver une identité claire, certes politique, mais aussi territoriale. Les autorités de l’Europe devraient donc examiner la possibilité de proposer solennellement à la Russie, à l’Ukraine, à la Turquie, à chaque pays du Maghreb, un jour même pourquoi pas à Israël et à la Palestine un partenariat de voisinage stratégique, politique et économique. Sentant bien le malaise européen à ce sujet et déplorant l’ambiguïté ou l’hypocrisie des réponses faites à la Turquie, j’avais moi même suggéré, en 2000, alors que j’étais au gouvernement, que l’on propose un tel partenariat à la Turquie.

Mais il se peut qu’il soit trop tard en raison des promesses anciennes qui ont été faites et répétées depuis 1963 à la Turquie, de nos liens avec elle, des réformes courageuses qu’elle a activement engagées et de la signification, même fausse, que cette réponse revêtirait dans le contexte mondial actuel. Dans ce cas là, on reculera devant les conséquences d’une mise au point trop brutale et trop tardive, et la Turquie adhèrera à l’issue d’une négociation, quand elle remplira les critères de Copenhague. Mais alors, que l’on décrète ensuite que l’élargissement est accompli et que l’on mette en place, autour de l’Union élargie, ces partenariats de voisinage, cet »anneau de pays amis» qu’a proposé Romano Prodi. Et que l’on ait le courage de reconnaître qu’à 27 – les 15 plus la Bulgarie et la Roumanie plus 9 autres pays européens potentiels, plus la Turquie – le projet européen aura changé radicalement de nature.

Une clarification s’impose également à l’ouest de l’Europe. Pour Vaclav Havel, et beaucoup d’autres, »l’OTAN couvre une civilisation, un espace spécifique, qualifié d’euro-atlantique, d’euro-américain, ou tout simplement d’ouest» et «l’OTAN est une alliance pour la défense de la conception occidentale des valeurs humaines». Dans les pays candidats anciennement communistes, on parle d’ailleurs depuis dix ans de »structures euro-atlantiques» tout autant que d’Europe. Dans le même esprit, Huntington parle de »civilisation judéo-chrétienne occidentale», ou de »monde euro-américain», sans distinguer l’Europe. Alors que, paradoxe, ce sont d’autres Américains, républicains ceux là, comme Robert Kagan, qui proclament au contraire que nos valeurs ne sont plus communes puisque nous Européens, nous sommes placés hors de l’histoire, en récusant l’idée même de puissance militaire, tandis que les Américains sont devenus bismarckiens.

Ce débat peut paraître théorique. En réalité, le fait que les Européens ne sachent pas très bien s’ils constituent le rameau européen d’un ensemble américano-occidental, ou une civilisation ou une culture européenne propre, inhibe l’affirmation d’une Europe-puissance en politique étrangère et dans le domaine de la défense. Peut être serait–il temps d’admettre que l’Europe et l’Amérique sont cousines, mais qu’à l’intérieur de cette vaste communauté de valeurs, les Européens ont leur conception propre des rapports humains et sociaux et de l’ouverture au monde. D’admettre aussi qu’une affirmation européenne s’inscrirait parfaitement dans le cadre de notre amitié et de notre alliance avec les Etats Unis. Mais que l’Europe doit se comporter en acteur autonome émancipé, en partenaire, en allié pour les Etats-Unis, mais pas en sous-ensemble. A condition que les Européens le veuillent, et s’en donnent les moyens.

Telles clarifications contribueraient à rendre plus intelligible et plus convainquant le projet européen et à lui restituer cet appui politique et cette adhésion franche qui lui font de plus en plus défaut de la part des opinions publiques. L’Europe rayonnera d’autant mieux, à l’Est, au Sud et partout dans le monde, qu’elle saura qui elle est, au nom de qui et d’où elle parle.

Ces mises au point nécessaires ne suffiront cependant pas à éviter que l’élargissement à 25 et plus ne compromette le projet, cher aux français, d’Europe puissance. Que devront faire alors tous ceux qui ne se résigneront pas à cette évolution vers un simple espace pan-européen de stabilité et de prospérité? D’abord œuvrer à ce que le futur projet de traité constitutionnel préparé par la Convention, qui devrait rendre plus efficaces, plus légitimes et plus compréhensibles les institutions de l’Union élargie, convainque les gouvernements, et mieux encore soit ratifiable par les peuples.

Veiller, dans le même temps, à ce que ces institutions n’entravent pas la poursuite de plus grandes ambitions. Proposer pour cette Europe très élargie un noyau dur ou une avant garde est très tentant mais voué à l’échec. Sauf crise extrême, on ne saura ni sur quelles bases les constituer ni comment faire accepter aux autres de rester dans l’arrière garde ou dans l’écorce molle.

En revanche, il est indispensable et il devrait être possible de faire admettre par tous nos partenaires une sorte de géométrie variable, de faciliter encore le recours aux coopérations renforcées dans divers domaines, comme la défense, de prévoir en sens inverse pour les moins allants de rassurantes clauses de dispenses voire de sortie.

L’objectif est d’institutionnaliser dans l’UE une souplesse dynamique qui permettra aux plus volontaires de travailler ensemble dans divers domaines de leur choix sans hiérarchiser de façon fixe les états-membres entre eux.

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13/12/2002