« Avec Trump, le monde sera plus dur pour les Européens »

Entretien d’Hubert Védrine et Justin Vaïsse pour Les Echos

Quel est, selon vous, le fait majeur de l’actualité internationale en ce début d’année 2025 ?

Hubert Védrine. Le méga-phénomène, c’est le retour au pouvoir de Donald Trump, qui ajoute une instabilité aux incertitudes potentiellement bouleversantes que l’on connaissait déjà avant : le rejet de la mondialisation par les classes moyennes et populaires occidentales, les doutes européens, le changement climatique, le populisme qui gagne toutes les démocraties à l’ère numérique, le bras de fer avec la Chine… Trump vient percuter tout ce en quoi croient les Européens : la « communauté » internationale, l’universalisme, les valeurs universelles, et le multilatéralisme, etc. Les Européens sont les plus fragiles face au choc Trump.

Justin Vaisse. Une bonne partie du chaos actuel s’explique par l’érosion de la puissance américaine pendant une vingtaine d’années. Sa supériorité relative, notamment à l’égard de la Chine, a fondu de sorte que les Etats-Unis sont devenus plus réticents à intervenir. On l’avait vu avec le refus de Barack Obama de s’engager en Syrie, et avec le désengagement partiel du Moyen Orient. Depuis quelques années, l’Amérique reprend du poil de la bête, économiquement et militairement. Elle ne se sent pas pas autant qu’avant en charge de l’ordre mondial, mais plus encline à jouer les rapports de force bruts. A se comporter plus comme une nation, moins comme un empire. Cela va créer des turbulences fortes dans le commerce international. Je rejoins Hubert, une Amérique plus puissante signifie un monde moins bon pour les Européens

HV. Trump ne sera pas isolationniste mais unilatéraliste.

Avec une gouvernance mondiale en panne, le G20 peut-il être un espoir ?

HV. Le G20, c’est un reflet du monde avec ses divisions, pas une puissance. Il est très utile mais il est traversé par l’affrontement entre puissances installées, puissances en déclin et puissances émergentes. Cela dit, le monde ne serait pas meilleur sans le G20.

JV. Le G20 a eu son heure de gloire au moment de la crise de 2008. Il est malheureusement devenu très inefficace, marqué par l ’affrontement entre la Chine et les Etats-Unis, et des alliances de circonstance entre BRICS, Russie et Chine. Des pans entiers de la gouvernance mondiale sont en lambeaux, comme conseil de sécurité de l’ONU, mais d’autres fonctionnent encore, ne serait-ce que pour besoins du commerce international. Pour commercer même avec la Chine, on s’en remet à des règles… L’échafaudage autour de la globalisation brinquebale mais il tient encore debout.

Les Etats-Unis ne sont plus le gendarme du monde pourtant le monde attend Trump pour régler les conflits…

HV. Parce que l’Amérique reste la première puissance et que Trump a une personnalité très atypique. Tout le monde se dit qu’il va agir différemment. Cela crée une attente gigantesque des pays qui en ont peur, mais aussi de ceux qui espèrent en profiter.

JV. Pour comprendre la politique étrangère de Trump, il faut avoir à l’esprit quelques principes. Le premier c’est que, compte tenu de son egocentrisme hors du commun, ce que doit servir en priorité la politique étrangère de Trump, c’est la gloire de Trump lui-même. C’est un facteur d’imprévisibilité. La deuxième chose, c’est qu’il a au moins une conviction : les partenaires des Etats-Unis se paient leur tête. Dès les années 80, il s’achète une page de pub dans la presse pour dire que l’Otan vit aux dépens des Etats-Unis. Le troisième élément est une vision très étroite des intérêts américains, centrée autour des gains financiers immédiats. Il existe néanmoins des cordes de rappel à ce désordre : s’il a l’impression que Poutine le roule dans la farine, ca ne va pas marcher.

Qu’est ce que l’arrivée de Trump pourrait changer dans la relation sino-américaine. Est-ce qu’elle accroit le risque d’un conflit ouvert sur la question de Taiwan ?

HV. Les Etats-Unis veulent rester le numéro un quel que soit le président, quel que soit le pseudo « ordre mondial ». Xi Jiping a abandonné la prudence et la ruse de Deng Xiaoping. Depuis qu’il affirme l’ambition de la Chine d’être la prochaine première puissance, c’est devenu insupportable pour les Américains. L’Amérique n’acceptera jamais qu’un autre pays lui prenne cette place. Une fois que l’on a dit ça, en simplifiant évidemment beaucoup, il faut voir que, lorsque Donald Trump voudra arrêter la guerre en Ukraine, il devra aussi penser aux conclusions que les Chinois en tireront. Il ne pourra pas se permettre de laisser Moscou en profiter car il n’aurait alors plus aucun pouvoir de dissuasion envers Pékin. C’est lié. S’il n’arrive pas à contenir d’une façon ou d’une autre les ambitions ultérieures de Poutine, les Chinois se diront qu’ils ont les mains libres. Mais même dans ce cas, je doute que Xi Jinping prenne la décision d’attaquer en vrai Taïwan. Qu’ils emploient tous les moyens pour grignoter, provoquer le régime de Taipei, oui, mais je ne mets pas l’option d’une offensive militaire en tête des probabilités.

JV. Une chose est sûre à propos de Donald Trump, c’est qu’il n’a pas la gâchette facile. C’est un Tartarin de Tarascon, et d’une certaine manière il se revendique comme tel. Il veut à tout prix éviter la guerre. Il a montré pendant ses quatre ans de mandat qu’il était très prudent.

HV. Il n’est pas du tout démocrate missionnaire, ni néoconservateur, comme la vieille garde républicaine qui lui a été d’ailleurs opposée, c’est-à-dire favorable à l’exportation de la démocratie fut-ce à coups de bombes… Il l’assume d’ailleurs : avec lui, pas de guerre. Mais il n’hésitera pas à frapper ponctuellement.

JV. Quand on observe le système international depuis un quart de siècle, on voit bien que la Chine a gagné. La théorie de son entrée dans l’OMC en 2001 c’était que l’on allait libéraliser la Chine par le commerce. Or, c’est la Chine qui a transformé le commerce. Le protectionnisme protégé par l’Etat a contaminé l’ensemble des acteurs mondiaux, à commencer par les Etats-Unis. A l’inverse du consensus de Washington, qu’ils avaient voulu faire adopter au reste du monde ! Sur ce point, Joe Biden a été dans le prolongement de Trump 1. Il ne reste plus guère que les Européens à se raccrocher à ce principe, mais comme le disait récemment Emmanuel Macron, ils font de plus en plus figure d’herbivores dans un monde de carnivores. En même temps, la Chine aujourd’hui est fragile. Ce qu’en disait Pascal Lamy reste vrai : elle est trop peu socialiste socialement et trop socialiste économiquement. Toute la question est donc de savoir si la stratégie doit être d’isoler la Chine, de la « déglobaliser » en quelque sorte pour la laisser au bord de la route – c’est clairement la stratégie de Trump, alors même que le commerce entre les deux pays n’a jamais été si élevé – ou bien s’il faut préférer une voie plus collaborative, moins porteuse de risque de guerre future.

L’année 2025 sera-t-elle celle de la paix en Ukraine et si oui quelle paix ?

JV. Oui, on peut penser à une fin des hostilités sur le terrain car les deux adversaires y ont intérêt. L’Ukraine perd chaque jour davantage de territoire même si le processus est lent. Et Kiev sait pertinemment que Donald Trump ne lui apportera pas le même soutien que Joe Biden. Quant à la Russie, son économie souffre. En témoigne la dégringolade du rouble fin 2024. La question du choix entre le beurre et le canon va finir par se poser. Mais à ce stade, je ne parlerais pas de paix. Il s’agira tout au plus d’un armistice ou d’un cessez-le feu. Tout le jeu de Poutine sera de profiter de ce répit pour reconstituer ses forces avant de reprendre le chemin de Kiev. C’est pourquoi il faudra être très attentif aux garanties que l’Ukraine pourra obtenir. On peut imaginer une forme de ligne de démarcation comme celle d’autrefois entre l’Allemagne de l’Ouest et l’Allemagne de l’Est. Personne ne pourra reprendre à Poutine la Crimée, le Donbass et les territoires qu’il occupe depuis le début du conflit.

HV. Je suis d’accord avec la distinction que Justin fait entre cessez-le-feu et paix. La paix, il faudra des années pour la construire. En attendant, après le gel, Trump va devoir inventer quelque chose pour que Poutine se tienne tranquille. C’est très important pour sa crédibilité face à la Chine, nous l’avons dit. Des garanties (menaces et promesses ?) seront en effet nécessaires. S’il s’agit de la présence de troupes sur le terrain pour garantir le cessez-le feu, et si ces troupes sont seulement d’origine européennes, mon pronostic est pessimiste. Quel pays Européen voudra être la chèvre au piquet ? Si des troupes américaines sont présentes, c’est différent. A plus long terme, les jeux sont ouverts. Une entrée rapide de l’Ukraine dans l’Otan paraît peu crédible. Joe Biden n’en voulait pas, Trump encore moins, l’Allemagne non plus. En revanche, on peut espérer le démarrage de négociations pour une entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne par étapes (le schéma Bourlanges), sous l’égide de la Communauté politique européenne.

L’Europe, parlons-en justement. Ce conflit n’a-t-il pas souligné encore davantage sa faiblesse, notamment à un moment où ses deux piliers que sont l’Allemagne et la France sont en crise ?

HV. Cessons une fois pour toute de fantasmer inutilement sur le fameux « couple franco-allemand » qui, en réalité, n’existe plus depuis la réunification et le chancelier Gerhard Schroeder. Il nous faut au contraire acter nos désaccords – notamment sur des sujets comme l’énergie. Et se tourner résolument, avec l’Allemagne, vers des sujets d’avenir. Enfin, si Trump met à exécution sa menace de laisser les Européens se débrouiller seuls en matière de défense, cela exigera une négociation – difficile – entre la France, l’Allemagne, la Pologne, l’Italie, la Suède. Et la Grande-Bretagne, car là-dessus, l’Union n’est pas compétente ! Il s’agit des alliés européens.

JV. Je ne suis pas sûr que cette menace soit, à elle seule, suffisante pour déclencher un tel processus. Les Européens peuvent se dire qu’après tout, le mandat de Trump ne dure que quatre ans et que les choses seront différentes après lui. Le vrai choc pour démarrer une négociation sur la défense commune telle que l’évoque Hubert Védrine serait un conflit sur le territoire même de l’UE. S’agissant plus largement de l’influence de l’Europe, je pense qu’il ne faut tout de même pas minimiser le fait qu’elle constitue encore auprès de nombreux pays un système de valeurs et de règles auxquelles on peut se référer. Ce qui n’est pas le cas de la Chine et n’est plus le cas des Etats-Unis. Elle est encore considérée comme un lieu d’apaisement dans un monde de plus en plus polarisé.

Les pogroms du 7 octobre 2023 ont déclenché une réaction en chaîne au Proche et au Moyen Orient. Est-on arrivé au bout de ce bouleversement ?

JV. Le 7 octobre marque un tournant dans l’histoire de la région, qui se découpe en trois phases : celle des guerres israélo-arabes puis, après les accords de Camp David (paix entre Israël et l’Égypte), celle de l’affrontement israélo-palestinien (les intifadas), sans que la paix n’arrive. Enfin à partir des années 2000, c’est l’émergence de l’Iran comme vraie puissance régionale et « axe de la résistance » à Israël à travers notamment l’action de ses proxys (Hezbollah, Hamas, Houtis) et la course à l’arme nucléaire. Or en 2024, Israël détruit ces proxys et rétablit sa supériorité sur tous les fronts, avec en prime la chute d’Assad, et un régime iranien très affaibli voire vulnérable.

HV. Rien n’était réglé avant le 7 octobre. Paradoxalement, les victoires militaires israéliennes récentes pourraient permettre de rassurer les Israéliens, de relancer et de rendre acceptable l’idée d’une solution politique, c’est-à-dire la création d’un État palestinien, sans laquelle la plaie sera toujours ouverte. Depuis son arrivée au pouvoir, Benjamin Netanyahou affirme que cela n’aura jamais lieu. Mais si Donald Trump entend, comme c’est probable, ranimer les accords d’Abraham, il aura besoin de l’Arabie Saoudite qui ne pourra pas s’y réengager sans quelque chose pour les Palestiniens.

La question de la pérennité du régime iranien se pose-t-elle ?

HV. Netanyahou est certainement tenté de profiter de son avantage pour réattaquer l’Iran, avant ou après le 20 janvier. Mais sans les Américains, que peut-il faire de plus ? En tout cas, il ne peut sans doute pas bombarder les sites nucléaires eux-mêmes.

Avec l’arrivée au pouvoir de djihadistes à Damas, un scénario à la libyenne est-il à craindre ?

JV. Je crois d’abord qu’il faut se féliciter de la chute du régime sanguinaire de Bachar Al-Assad. Par ailleurs, le HTC n’est plus un mouvement djihadiste. La manière dont il a exercé le pouvoir dans son fief d’Idlib en témoigne. Le fait qu’aucune purge n’ait été effectuée depuis la prise de Damas également. Son chef, Jolani est en réalité, un nationaliste. Ce qui devrait se traduire, d’ailleurs, par une prise de distance vis-à-vis de l’Iran. Pour autant, il reste un islamiste.

HV. Je suis d’accord. Pour résumer, je dirais qu’il faut s’attendre à un régime « à la turque », plutôt qu’ « à l’afghane ». Mais il ne faut pas que nous soyons uniquement attentistes et vigilants en Syrie pour éviter une dérive à la libyenne ou un retour des en force des djihadistes. Il faut être pro-actif.

Dans ce monde en pleine recomposition, quel rôle la diplomatie française peut-elle encore jouer ?

JV. Elle pèse moins que par le passé. Mais la France conserve une influence importante sur les sujets globaux, en particulier sur les sujets « soft » de gouvernance mondiale comme la régulation de l’intelligence artificielle, la transition énergétique, la gestion du risque climatique qui est tout de même le sujet majeur pour l’avenir de l’humanité. Nous n’avons pas joué un grand rôle dans la chute d’Assad, mais c’est l’effort engagé par la diplomatie française à partir de juin 2013 qui a rendu possible la signature de l’Accord de Paris sur le climat en décembre 2015. Et qui permet à la France d’être entendue sur ces sujets.

HV. Nous restons une puissance moyenne d’influence mondiale. Et le plus important aujourd’hui, c’est de se concentrer de façon réaliste sur les sujets vitaux pour nous en nous débarrassant des postures déclaratoires fumeuses qui polluent notre action. En cela, je pense que nous devrions jouer un rôle accru dans la lutte contre le réchauffement climatique, qui devrait être la priorité d’une gouvernance mondiale à recréer. C’est une question de survie. Il faut arracher l’écologie aux écologistes extrémistes pour écologiser le monde au sens où, à une époque, il a été industrialisé.

JV. Tout à fait d’accord. Je ne pense pas d’ailleurs que Donald Trump puisse inverser l’impulsion donnée par Biden sur le sujet aux Etats-Unis. Et je constate d’ailleurs que si le Hummer était le symbole de l’Amérique virile et triomphante dans les années 2000, c’est désormais le Cybertruck d’Elon Musk, donc une voiture électrique.

Propos recueillis par Henri Gibier et François Vidal

« Avec Trump, le monde sera plus dur pour les Européens »

Hubert Vedrine

Grand Entretien

Entretien d’Hubert Védrine et Justin Vaïsse pour Les Echos

Quel est, selon vous, le fait majeur de l’actualité internationale en ce début d’année 2025 ?

Hubert Védrine. Le méga-phénomène, c’est le retour au pouvoir de Donald Trump, qui ajoute une instabilité aux incertitudes potentiellement bouleversantes que l’on connaissait déjà avant : le rejet de la mondialisation par les classes moyennes et populaires occidentales, les doutes européens, le changement climatique, le populisme qui gagne toutes les démocraties à l’ère numérique, le bras de fer avec la Chine… Trump vient percuter tout ce en quoi croient les Européens : la « communauté » internationale, l’universalisme, les valeurs universelles, et le multilatéralisme, etc. Les Européens sont les plus fragiles face au choc Trump.

Justin Vaisse. Une bonne partie du chaos actuel s’explique par l’érosion de la puissance américaine pendant une vingtaine d’années. Sa supériorité relative, notamment à l’égard de la Chine, a fondu de sorte que les Etats-Unis sont devenus plus réticents à intervenir. On l’avait vu avec le refus de Barack Obama de s’engager en Syrie, et avec le désengagement partiel du Moyen Orient. Depuis quelques années, l’Amérique reprend du poil de la bête, économiquement et militairement. Elle ne se sent pas pas autant qu’avant en charge de l’ordre mondial, mais plus encline à jouer les rapports de force bruts. A se comporter plus comme une nation, moins comme un empire. Cela va créer des turbulences fortes dans le commerce international. Je rejoins Hubert, une Amérique plus puissante signifie un monde moins bon pour les Européens

HV. Trump ne sera pas isolationniste mais unilatéraliste.

Avec une gouvernance mondiale en panne, le G20 peut-il être un espoir ?

HV. Le G20, c’est un reflet du monde avec ses divisions, pas une puissance. Il est très utile mais il est traversé par l’affrontement entre puissances installées, puissances en déclin et puissances émergentes. Cela dit, le monde ne serait pas meilleur sans le G20.

JV. Le G20 a eu son heure de gloire au moment de la crise de 2008. Il est malheureusement devenu très inefficace, marqué par l ’affrontement entre la Chine et les Etats-Unis, et des alliances de circonstance entre BRICS, Russie et Chine. Des pans entiers de la gouvernance mondiale sont en lambeaux, comme conseil de sécurité de l’ONU, mais d’autres fonctionnent encore, ne serait-ce que pour besoins du commerce international. Pour commercer même avec la Chine, on s’en remet à des règles… L’échafaudage autour de la globalisation brinquebale mais il tient encore debout.

Les Etats-Unis ne sont plus le gendarme du monde pourtant le monde attend Trump pour régler les conflits…

HV. Parce que l’Amérique reste la première puissance et que Trump a une personnalité très atypique. Tout le monde se dit qu’il va agir différemment. Cela crée une attente gigantesque des pays qui en ont peur, mais aussi de ceux qui espèrent en profiter.

JV. Pour comprendre la politique étrangère de Trump, il faut avoir à l’esprit quelques principes. Le premier c’est que, compte tenu de son egocentrisme hors du commun, ce que doit servir en priorité la politique étrangère de Trump, c’est la gloire de Trump lui-même. C’est un facteur d’imprévisibilité. La deuxième chose, c’est qu’il a au moins une conviction : les partenaires des Etats-Unis se paient leur tête. Dès les années 80, il s’achète une page de pub dans la presse pour dire que l’Otan vit aux dépens des Etats-Unis. Le troisième élément est une vision très étroite des intérêts américains, centrée autour des gains financiers immédiats. Il existe néanmoins des cordes de rappel à ce désordre : s’il a l’impression que Poutine le roule dans la farine, ca ne va pas marcher.

Qu’est ce que l’arrivée de Trump pourrait changer dans la relation sino-américaine. Est-ce qu’elle accroit le risque d’un conflit ouvert sur la question de Taiwan ?

HV. Les Etats-Unis veulent rester le numéro un quel que soit le président, quel que soit le pseudo « ordre mondial ». Xi Jiping a abandonné la prudence et la ruse de Deng Xiaoping. Depuis qu’il affirme l’ambition de la Chine d’être la prochaine première puissance, c’est devenu insupportable pour les Américains. L’Amérique n’acceptera jamais qu’un autre pays lui prenne cette place. Une fois que l’on a dit ça, en simplifiant évidemment beaucoup, il faut voir que, lorsque Donald Trump voudra arrêter la guerre en Ukraine, il devra aussi penser aux conclusions que les Chinois en tireront. Il ne pourra pas se permettre de laisser Moscou en profiter car il n’aurait alors plus aucun pouvoir de dissuasion envers Pékin. C’est lié. S’il n’arrive pas à contenir d’une façon ou d’une autre les ambitions ultérieures de Poutine, les Chinois se diront qu’ils ont les mains libres. Mais même dans ce cas, je doute que Xi Jinping prenne la décision d’attaquer en vrai Taïwan. Qu’ils emploient tous les moyens pour grignoter, provoquer le régime de Taipei, oui, mais je ne mets pas l’option d’une offensive militaire en tête des probabilités.

JV. Une chose est sûre à propos de Donald Trump, c’est qu’il n’a pas la gâchette facile. C’est un Tartarin de Tarascon, et d’une certaine manière il se revendique comme tel. Il veut à tout prix éviter la guerre. Il a montré pendant ses quatre ans de mandat qu’il était très prudent.

HV. Il n’est pas du tout démocrate missionnaire, ni néoconservateur, comme la vieille garde républicaine qui lui a été d’ailleurs opposée, c’est-à-dire favorable à l’exportation de la démocratie fut-ce à coups de bombes… Il l’assume d’ailleurs : avec lui, pas de guerre. Mais il n’hésitera pas à frapper ponctuellement.

JV. Quand on observe le système international depuis un quart de siècle, on voit bien que la Chine a gagné. La théorie de son entrée dans l’OMC en 2001 c’était que l’on allait libéraliser la Chine par le commerce. Or, c’est la Chine qui a transformé le commerce. Le protectionnisme protégé par l’Etat a contaminé l’ensemble des acteurs mondiaux, à commencer par les Etats-Unis. A l’inverse du consensus de Washington, qu’ils avaient voulu faire adopter au reste du monde ! Sur ce point, Joe Biden a été dans le prolongement de Trump 1. Il ne reste plus guère que les Européens à se raccrocher à ce principe, mais comme le disait récemment Emmanuel Macron, ils font de plus en plus figure d’herbivores dans un monde de carnivores. En même temps, la Chine aujourd’hui est fragile. Ce qu’en disait Pascal Lamy reste vrai : elle est trop peu socialiste socialement et trop socialiste économiquement. Toute la question est donc de savoir si la stratégie doit être d’isoler la Chine, de la « déglobaliser » en quelque sorte pour la laisser au bord de la route – c’est clairement la stratégie de Trump, alors même que le commerce entre les deux pays n’a jamais été si élevé – ou bien s’il faut préférer une voie plus collaborative, moins porteuse de risque de guerre future.

L’année 2025 sera-t-elle celle de la paix en Ukraine et si oui quelle paix ?

JV. Oui, on peut penser à une fin des hostilités sur le terrain car les deux adversaires y ont intérêt. L’Ukraine perd chaque jour davantage de territoire même si le processus est lent. Et Kiev sait pertinemment que Donald Trump ne lui apportera pas le même soutien que Joe Biden. Quant à la Russie, son économie souffre. En témoigne la dégringolade du rouble fin 2024. La question du choix entre le beurre et le canon va finir par se poser. Mais à ce stade, je ne parlerais pas de paix. Il s’agira tout au plus d’un armistice ou d’un cessez-le feu. Tout le jeu de Poutine sera de profiter de ce répit pour reconstituer ses forces avant de reprendre le chemin de Kiev. C’est pourquoi il faudra être très attentif aux garanties que l’Ukraine pourra obtenir. On peut imaginer une forme de ligne de démarcation comme celle d’autrefois entre l’Allemagne de l’Ouest et l’Allemagne de l’Est. Personne ne pourra reprendre à Poutine la Crimée, le Donbass et les territoires qu’il occupe depuis le début du conflit.

HV. Je suis d’accord avec la distinction que Justin fait entre cessez-le-feu et paix. La paix, il faudra des années pour la construire. En attendant, après le gel, Trump va devoir inventer quelque chose pour que Poutine se tienne tranquille. C’est très important pour sa crédibilité face à la Chine, nous l’avons dit. Des garanties (menaces et promesses ?) seront en effet nécessaires. S’il s’agit de la présence de troupes sur le terrain pour garantir le cessez-le feu, et si ces troupes sont seulement d’origine européennes, mon pronostic est pessimiste. Quel pays Européen voudra être la chèvre au piquet ? Si des troupes américaines sont présentes, c’est différent. A plus long terme, les jeux sont ouverts. Une entrée rapide de l’Ukraine dans l’Otan paraît peu crédible. Joe Biden n’en voulait pas, Trump encore moins, l’Allemagne non plus. En revanche, on peut espérer le démarrage de négociations pour une entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne par étapes (le schéma Bourlanges), sous l’égide de la Communauté politique européenne.

L’Europe, parlons-en justement. Ce conflit n’a-t-il pas souligné encore davantage sa faiblesse, notamment à un moment où ses deux piliers que sont l’Allemagne et la France sont en crise ?

HV. Cessons une fois pour toute de fantasmer inutilement sur le fameux « couple franco-allemand » qui, en réalité, n’existe plus depuis la réunification et le chancelier Gerhard Schroeder. Il nous faut au contraire acter nos désaccords – notamment sur des sujets comme l’énergie. Et se tourner résolument, avec l’Allemagne, vers des sujets d’avenir. Enfin, si Trump met à exécution sa menace de laisser les Européens se débrouiller seuls en matière de défense, cela exigera une négociation – difficile – entre la France, l’Allemagne, la Pologne, l’Italie, la Suède. Et la Grande-Bretagne, car là-dessus, l’Union n’est pas compétente ! Il s’agit des alliés européens.

JV. Je ne suis pas sûr que cette menace soit, à elle seule, suffisante pour déclencher un tel processus. Les Européens peuvent se dire qu’après tout, le mandat de Trump ne dure que quatre ans et que les choses seront différentes après lui. Le vrai choc pour démarrer une négociation sur la défense commune telle que l’évoque Hubert Védrine serait un conflit sur le territoire même de l’UE. S’agissant plus largement de l’influence de l’Europe, je pense qu’il ne faut tout de même pas minimiser le fait qu’elle constitue encore auprès de nombreux pays un système de valeurs et de règles auxquelles on peut se référer. Ce qui n’est pas le cas de la Chine et n’est plus le cas des Etats-Unis. Elle est encore considérée comme un lieu d’apaisement dans un monde de plus en plus polarisé.

Les pogroms du 7 octobre 2023 ont déclenché une réaction en chaîne au Proche et au Moyen Orient. Est-on arrivé au bout de ce bouleversement ?

JV. Le 7 octobre marque un tournant dans l’histoire de la région, qui se découpe en trois phases : celle des guerres israélo-arabes puis, après les accords de Camp David (paix entre Israël et l’Égypte), celle de l’affrontement israélo-palestinien (les intifadas), sans que la paix n’arrive. Enfin à partir des années 2000, c’est l’émergence de l’Iran comme vraie puissance régionale et « axe de la résistance » à Israël à travers notamment l’action de ses proxys (Hezbollah, Hamas, Houtis) et la course à l’arme nucléaire. Or en 2024, Israël détruit ces proxys et rétablit sa supériorité sur tous les fronts, avec en prime la chute d’Assad, et un régime iranien très affaibli voire vulnérable.

HV. Rien n’était réglé avant le 7 octobre. Paradoxalement, les victoires militaires israéliennes récentes pourraient permettre de rassurer les Israéliens, de relancer et de rendre acceptable l’idée d’une solution politique, c’est-à-dire la création d’un État palestinien, sans laquelle la plaie sera toujours ouverte. Depuis son arrivée au pouvoir, Benjamin Netanyahou affirme que cela n’aura jamais lieu. Mais si Donald Trump entend, comme c’est probable, ranimer les accords d’Abraham, il aura besoin de l’Arabie Saoudite qui ne pourra pas s’y réengager sans quelque chose pour les Palestiniens.

La question de la pérennité du régime iranien se pose-t-elle ?

HV. Netanyahou est certainement tenté de profiter de son avantage pour réattaquer l’Iran, avant ou après le 20 janvier. Mais sans les Américains, que peut-il faire de plus ? En tout cas, il ne peut sans doute pas bombarder les sites nucléaires eux-mêmes.

Avec l’arrivée au pouvoir de djihadistes à Damas, un scénario à la libyenne est-il à craindre ?

JV. Je crois d’abord qu’il faut se féliciter de la chute du régime sanguinaire de Bachar Al-Assad. Par ailleurs, le HTC n’est plus un mouvement djihadiste. La manière dont il a exercé le pouvoir dans son fief d’Idlib en témoigne. Le fait qu’aucune purge n’ait été effectuée depuis la prise de Damas également. Son chef, Jolani est en réalité, un nationaliste. Ce qui devrait se traduire, d’ailleurs, par une prise de distance vis-à-vis de l’Iran. Pour autant, il reste un islamiste.

HV. Je suis d’accord. Pour résumer, je dirais qu’il faut s’attendre à un régime « à la turque », plutôt qu’ « à l’afghane ». Mais il ne faut pas que nous soyons uniquement attentistes et vigilants en Syrie pour éviter une dérive à la libyenne ou un retour des en force des djihadistes. Il faut être pro-actif.

Dans ce monde en pleine recomposition, quel rôle la diplomatie française peut-elle encore jouer ?

JV. Elle pèse moins que par le passé. Mais la France conserve une influence importante sur les sujets globaux, en particulier sur les sujets « soft » de gouvernance mondiale comme la régulation de l’intelligence artificielle, la transition énergétique, la gestion du risque climatique qui est tout de même le sujet majeur pour l’avenir de l’humanité. Nous n’avons pas joué un grand rôle dans la chute d’Assad, mais c’est l’effort engagé par la diplomatie française à partir de juin 2013 qui a rendu possible la signature de l’Accord de Paris sur le climat en décembre 2015. Et qui permet à la France d’être entendue sur ces sujets.

HV. Nous restons une puissance moyenne d’influence mondiale. Et le plus important aujourd’hui, c’est de se concentrer de façon réaliste sur les sujets vitaux pour nous en nous débarrassant des postures déclaratoires fumeuses qui polluent notre action. En cela, je pense que nous devrions jouer un rôle accru dans la lutte contre le réchauffement climatique, qui devrait être la priorité d’une gouvernance mondiale à recréer. C’est une question de survie. Il faut arracher l’écologie aux écologistes extrémistes pour écologiser le monde au sens où, à une époque, il a été industrialisé.

JV. Tout à fait d’accord. Je ne pense pas d’ailleurs que Donald Trump puisse inverser l’impulsion donnée par Biden sur le sujet aux Etats-Unis. Et je constate d’ailleurs que si le Hummer était le symbole de l’Amérique virile et triomphante dans les années 2000, c’est désormais le Cybertruck d’Elon Musk, donc une voiture électrique.

Propos recueillis par Henri Gibier et François Vidal

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06/01/2025