Celui qui fut chef de la diplomatie française durant la guerre du Kosovo soutient la démarche du président Macron et souhaite qu’elle conduise à un dialogue durable avec la Russie.
Ancien secrétaire général de l’ Élysée sous la présidence Mitterrand, avant de prendre les rênes du Quai d’Orsay entre 1997 et 2002, Hubert Védrine a été nommé en 2020 par Emmanuel Macron au sein de la commission chargée par l’Otan de réfléchir à son renforcement.
Pensez-vous que le déplacement du président Macron à Moscou et à Kiev puisse être utile ?
Oui. Je ne sais pas ce que Vladimir Poutine a en tête et personne ne le sait, mais il fallait commencer par être très ferme, voire menaçant, pour être dissuasif. Il n’y a donc pas à opposer la fermeté et le dialogue, bien au contraire. Je pense que le président Macron a raison de tenter cette discussion qui est à la fois centrée sur la question de l’Ukraine et élargie aux conditions de la sécurité en Europe. C’est évidemment très difficile. S’il y avait une solution facile entre Américains, Européens et Russes, on l’aurait déjà trouvée. Je ne sais pas ce que donnera cette tentative française, mais il faut l’essayer.
À Kiev, est-il si indispensable de présenter un front uni des Européens solidaires de l’Ukraine ?
C’est évidemment mieux, mais le plus important est de réenclencher avec la Russie un dialogue « musclé » du type de celui que les Américains ont eu avec les Soviétiques pendant la guerre froide à des moments où l’URSS était beaucoup plus menaçante. Même après le blocus de Berlin ou la crise de Cuba ! Je regrette que l’Occident, par manichéisme simplet et arrogance, ait complètement abandonné cette nécessité de dialogue stratégique avec la Russie, parce qu’il pensait avoir triomphé. Il est donc indispensable de revenir à une approche plus réaliste de la question russe en retenant les leçons de ce passé : l’Occident a gagné la guerre froide. Il ne s’est jamais affaibli en discutant. Maintenant, il est évidemment préférable que, dans la menace et la dissuasion, puis dans la désescalade et le retour au dialogue, les Occidentaux soient unis, ou au moins convergent.
Mais dans ce dialogue, s’il se réenclenche, le sujet de la « finlandisation » de l’Ukraine est-il tabou ?
Personne n’écrira noir sur blanc que ce pays ne pourra jamais adhérer à l’Otan. Jamais une alliance sérieuse et démocratique n’acceptera qu’une puissance extérieure et menaçante exerce un droit de veto. Poutine le sait bien. Mais le statut stratégique de l’Ukraine ne peut pas non plus être une question taboue. Sinon, pourquoi quelqu’un d’aussi prestigieux que Henry Kissinger, il y a encore deux mois, a-t-il reparlé d’une « finlandisation » de l’Ukraine ? Et pourquoi Zbigniew Brzezinski, un autre grand conseiller à la sécuriténationale des États-Unis, polonais, très antirusse, critiquait-il très sévèrement, dans les dernières années de sa vie, la menace d’une entrée de l’Ukraine dans l’Otan parce que cela conduirait inévitablement, selon lui, à une réaction brutale de la Russie ? Il proposait lui aussi un statut de neutralité garanti.
En va-t-il de même pour la deuxième exigence russe concernant l’arrêt des activités militaires de l’Otan dans les autres pays riverains de la Russie ?
Tout doit pouvoir être discuté. Joe Biden a été associé, dans chaque étape de sa vie de sénateur, à toutes les grandes négociations Est-Ouest. Il sait qu’il y a toujours eu des compromis et que l’Occident y a gagné. Biden n’a donc pas peur de parler aux Russes. Après avoir reconnu à la télévision que Poutine était un « assassin », cela ne l’a pas empêché de le rencontrer à Genève trois mois plus tard. Les Russes veulent aujourd’hui limiter les activités militaires de l’Otan dans les pays de son ex-zone d’influence. Mais dans les grandes négociations de désarmement des années 1970 et 1980, on parlait bien de limitation puis de réduction des armements stratégiques et même de retrait des armes nucléaires intermédiaires. On devrait donc se sentir assez sûrs de nous pour faire glisser Poutine de demandes inacceptables à des terrains de négociation très durs mais qui offrent une porte de sortie. C’est ce que tente Emmanuel Macron avec l’acquiescement du chancelier Scholz, sans que les Ukrainiens n’y trouvent à redire et sans contradictions avec Biden.
Est-ce qu’on pourrait aussi remettre dans la discussion, selon vous, l’abandon des sanctions prises après l’annexion de la Crimée ?
C’est une bonne question, mais elle est prématurée. Personnellement, je suis très opposé aux politiques de sanction et je suis navré de voir que l’Europe n’a rien trouvé de plus intelligent que de copier ce qu’il y avait de pire dans la politique américaine, sa prétention à sanctionner le monde entier. Dans la situation post-Crimée, comme les Européens n’ont pas de politique étrangère, mais uniquement des « positions », comme s’ils étaient dans des tranchées, ils sont incapables de bouger une fois qu’une décision a été prise, pour ne pas se déjuger face à leurs électorats. Mais si un jour la Pologne est rassurée sur son sort et que la France et l’Allemagne jouent bien ensemble face à la Russie, peut-être que Biden finira par mettre en avant le sujetdes sanctions. À condition qu’il ait de la marge, parce qu’il y a tout de même une gigantesque industrie de la sanction aux États-Unis et un énorme lobby polonais.
Croyez-vous qu’en cas d’absence d’une telle politique de dialogue la Russie finisse par se rapprocher beaucoup trop de la Chine, comme on le voit à travers le communiqué de Poutine et Xi Jinping vendredi ?
C’est l’un des risques d’une politique occidentale trop manichéenne et à courte vue, et je ne suis même pas sûr que ce soit ce que souhaite Poutine. Il y a encore une peur de la Chine en Russie, avec à peine 20 millions d’habitants entre l’Oural et Vladivostok. Peut-être que Poutine joue ce rapport avec la Chine de façon cal culée. De même qu’il cherche par ses provocations actuelles à s’imposer à Biden comme interlocuteur. Mais les élites russes ne doivent pas être heureuses de ce glissement vers la Chine. Nous devons prendre en compte cette réticence qui nous donne un levier. Il n’y a rien de munichois à penser cela. C’est juste stratégique.
Propos recueillis par François Clemenceau pour le JDD
Celui qui fut chef de la diplomatie française durant la guerre du Kosovo soutient la démarche du président Macron et souhaite qu’elle conduise à un dialogue durable avec la Russie.
Ancien secrétaire général de l’ Élysée sous la présidence Mitterrand, avant de prendre les rênes du Quai d’Orsay entre 1997 et 2002, Hubert Védrine a été nommé en 2020 par Emmanuel Macron au sein de la commission chargée par l’Otan de réfléchir à son renforcement.
Pensez-vous que le déplacement du président Macron à Moscou et à Kiev puisse être utile ?
Oui. Je ne sais pas ce que Vladimir Poutine a en tête et personne ne le sait, mais il fallait commencer par être très ferme, voire menaçant, pour être dissuasif. Il n’y a donc pas à opposer la fermeté et le dialogue, bien au contraire. Je pense que le président Macron a raison de tenter cette discussion qui est à la fois centrée sur la question de l’Ukraine et élargie aux conditions de la sécurité en Europe. C’est évidemment très difficile. S’il y avait une solution facile entre Américains, Européens et Russes, on l’aurait déjà trouvée. Je ne sais pas ce que donnera cette tentative française, mais il faut l’essayer.
À Kiev, est-il si indispensable de présenter un front uni des Européens solidaires de l’Ukraine ?
C’est évidemment mieux, mais le plus important est de réenclencher avec la Russie un dialogue « musclé » du type de celui que les Américains ont eu avec les Soviétiques pendant la guerre froide à des moments où l’URSS était beaucoup plus menaçante. Même après le blocus de Berlin ou la crise de Cuba ! Je regrette que l’Occident, par manichéisme simplet et arrogance, ait complètement abandonné cette nécessité de dialogue stratégique avec la Russie, parce qu’il pensait avoir triomphé. Il est donc indispensable de revenir à une approche plus réaliste de la question russe en retenant les leçons de ce passé : l’Occident a gagné la guerre froide. Il ne s’est jamais affaibli en discutant. Maintenant, il est évidemment préférable que, dans la menace et la dissuasion, puis dans la désescalade et le retour au dialogue, les Occidentaux soient unis, ou au moins convergent.
Mais dans ce dialogue, s’il se réenclenche, le sujet de la « finlandisation » de l’Ukraine est-il tabou ?
Personne n’écrira noir sur blanc que ce pays ne pourra jamais adhérer à l’Otan. Jamais une alliance sérieuse et démocratique n’acceptera qu’une puissance extérieure et menaçante exerce un droit de veto. Poutine le sait bien. Mais le statut stratégique de l’Ukraine ne peut pas non plus être une question taboue. Sinon, pourquoi quelqu’un d’aussi prestigieux que Henry Kissinger, il y a encore deux mois, a-t-il reparlé d’une « finlandisation » de l’Ukraine ? Et pourquoi Zbigniew Brzezinski, un autre grand conseiller à la sécuriténationale des États-Unis, polonais, très antirusse, critiquait-il très sévèrement, dans les dernières années de sa vie, la menace d’une entrée de l’Ukraine dans l’Otan parce que cela conduirait inévitablement, selon lui, à une réaction brutale de la Russie ? Il proposait lui aussi un statut de neutralité garanti.
En va-t-il de même pour la deuxième exigence russe concernant l’arrêt des activités militaires de l’Otan dans les autres pays riverains de la Russie ?
Tout doit pouvoir être discuté. Joe Biden a été associé, dans chaque étape de sa vie de sénateur, à toutes les grandes négociations Est-Ouest. Il sait qu’il y a toujours eu des compromis et que l’Occident y a gagné. Biden n’a donc pas peur de parler aux Russes. Après avoir reconnu à la télévision que Poutine était un « assassin », cela ne l’a pas empêché de le rencontrer à Genève trois mois plus tard. Les Russes veulent aujourd’hui limiter les activités militaires de l’Otan dans les pays de son ex-zone d’influence. Mais dans les grandes négociations de désarmement des années 1970 et 1980, on parlait bien de limitation puis de réduction des armements stratégiques et même de retrait des armes nucléaires intermédiaires. On devrait donc se sentir assez sûrs de nous pour faire glisser Poutine de demandes inacceptables à des terrains de négociation très durs mais qui offrent une porte de sortie. C’est ce que tente Emmanuel Macron avec l’acquiescement du chancelier Scholz, sans que les Ukrainiens n’y trouvent à redire et sans contradictions avec Biden.
Est-ce qu’on pourrait aussi remettre dans la discussion, selon vous, l’abandon des sanctions prises après l’annexion de la Crimée ?
C’est une bonne question, mais elle est prématurée. Personnellement, je suis très opposé aux politiques de sanction et je suis navré de voir que l’Europe n’a rien trouvé de plus intelligent que de copier ce qu’il y avait de pire dans la politique américaine, sa prétention à sanctionner le monde entier. Dans la situation post-Crimée, comme les Européens n’ont pas de politique étrangère, mais uniquement des « positions », comme s’ils étaient dans des tranchées, ils sont incapables de bouger une fois qu’une décision a été prise, pour ne pas se déjuger face à leurs électorats. Mais si un jour la Pologne est rassurée sur son sort et que la France et l’Allemagne jouent bien ensemble face à la Russie, peut-être que Biden finira par mettre en avant le sujetdes sanctions. À condition qu’il ait de la marge, parce qu’il y a tout de même une gigantesque industrie de la sanction aux États-Unis et un énorme lobby polonais.
Croyez-vous qu’en cas d’absence d’une telle politique de dialogue la Russie finisse par se rapprocher beaucoup trop de la Chine, comme on le voit à travers le communiqué de Poutine et Xi Jinping vendredi ?
C’est l’un des risques d’une politique occidentale trop manichéenne et à courte vue, et je ne suis même pas sûr que ce soit ce que souhaite Poutine. Il y a encore une peur de la Chine en Russie, avec à peine 20 millions d’habitants entre l’Oural et Vladivostok. Peut-être que Poutine joue ce rapport avec la Chine de façon cal culée. De même qu’il cherche par ses provocations actuelles à s’imposer à Biden comme interlocuteur. Mais les élites russes ne doivent pas être heureuses de ce glissement vers la Chine. Nous devons prendre en compte cette réticence qui nous donne un levier. Il n’y a rien de munichois à penser cela. C’est juste stratégique.
Propos recueillis par François Clemenceau pour le JDD