L’ouvrage d’Isabelle Lasserre tombe à point nommé. Son titre annonce la couleur : Macron le disrupteur, la politique étrangère d’un président anti-système. Et de fait, elle consacre quelques pages à ce qui est maintenant assez bien connu : « les mystères Macron », « les deux casses du siècle », « Macron l’anti-système », ou encore « le cavalier seul ». Mais cette enquête journalistique menée avec vivacité vise à évaluer l’application à la politique étrangère de la France de l’idée que le président se fait de sa fonction, et sa pratique diplomatique. Isabelle Lasserre revient d’abord, de façon parfois trop anecdotique, encore que ce soit la loi du genre, aux espérances et initiatives européennes d’Emmanuel Macron, à l’exaspération présidentielle face à l’OTAN, aux embarras turc, libyen, libanais, malien, algérien ou iranien, au caractère à « géométrie variable » de sa politique des droits-de-l’homme (c’est toujours le cas quand un pays occidental prétend faire respecter les droits-de-l’homme par les autres, car les intérêts sont multiples, et un pays n’est pas une ONG). Les initiatives présidentielles, même quand elles n’ont pas abouti, sont présentées de façon positive, les échecs sont relativisés, mais l’approbation n’est jamais aveugle. Ajoutons que les rappels du rôle des « visiteurs du soir », de celui de la « cellule B214 », le rappel des dissensions au sein de la cellule diplomatique, quoique dans l’ensemble connus, sont souvent instructifs, mais des commentaires comparables ont pu être tenus sous toutes les présidences, même si, à l’évidence, plus de décisions remontent actuellement au président lui-même. Au total, une évaluation en demi-teinte en même temps empathique et piquante, et non conclusive.
Car elle prend tout son sens avec la stimulante seconde partie de l’ouvrage, qui porte sur les « limites ». Il est honnête et salutaire de rappeler que ce sont les limites de l’action de la France – même si beaucoup ne veulent pas en entendre parler – plus que celle de l’actuel président. N’oublions pas que, si le Général de Gaulle avait dû se résoudre à quitter l’OTAN en 1966, c’est parce qu’il n’en avait pas obtenu la réforme demandée par son mémorandum de 1958. Et que bien sûr, il n’avait pas pu convaincre les Américains par son discours de Phnom-Penh de mettre fin à la guerre du Vietnam. Valéry Giscard d’Estaing avait atteint plusieurs de ses objectifs – le G7 -, mais n’avait pas pu donner corps à son « Trilogue ». François Mitterrand avait obtenu le rétablissement de l’équilibre des forces en Europe par son discours du Bundestag – Henry Kissinger l’admire pour cela -, mais il n’avait pas réussi à convaincre les Israéliens d’accepter un Etat palestinien, et son idée de confédération européenne avait été tuée dans l’œuf. Jacques Chirac et Dominique de Villepin n’avaient pas pu empêcher la guerre en Irak, ni Nicolas Sarkozy réussir à créer l’Union pour la Méditerranée, même s’il avait été habile face à Poutine en Géorgie. Etc. Il est donc indispensable que notre pays regarde enfin les réalités en face, celles d’une puissance moyenne d’influence mondiale, sans tomber dans une déprime paralysante ou une repentance masochiste et stérile. La réflexion sur nos limites ne doit pas conduire à ce pourquoi beaucoup d’experts interrogés par Isabelle Lasserre plaident de façon de moins en moins masquée, qui est en fait une normalisation et une banalisation de la France, soit dans un ensemble atlantique repensé comme un occidentalisme, soit dans une Europe plus intégrée, soit encore dans un magma universel sous prétexte que les problèmes sont maintenant globaux, en oubliant qu’il n’y aura jamais de président global du peuple global. C’est muni de toutes ces précautions intellectuelles que l’on méditera avec profit les dix chapitres qu’Isabelle Lasserre consacre à ces limites. Par exemple ce qu’elle appelle les « déceptions américaines ». Elles sont consubstantielles à l’horripilante relation protecteur/protégé et il faut toujours revenir à la ligne de conduite : ami, allié, pas aligné. Nos partenaires européens ne nous suivent jamais sur cette voie stratégique ? C’est sur d’autres terrains que la défense – les technologies – qu’il faut inventer une souveraineté stratégique européenne qui conforte les souverainetés nationales. Car l’Europe restera vraisemblablement une confédération plutôt qu’une fédération. Sur la relation France/Allemagne, Isabelle Lasserre emploie l’expression de « grande illusion ». Mais qui se fait des illusions ? Certainement pas les Allemands. C’est donc à nous de clarifier nos attentes, ce qui sera impossible sans redressement industriel. « L’échec russe » mérite à soi seul une réflexion approfondie. Je fais partie de ceux, peu nombreux, qui estiment que l’Occident a raté sa relation avec le Poutine des deux premiers mandats ; je pense, comme Kissinger et Brezinski, que l’Ukraine aurait dû être dotée d’un statut de neutralité avec une double garantie, et que l’engrenage qui a conduit à l’annexion de la Crimée aurait pu être évité. Et j’estime que le président Macron a raison – en plein casse-tête ukrainien – de proposer régulièrement l’établissement d’une nouvelle relation, très ferme et vigilante, mais différente, avec la Russie. Même si c’est très difficile de la reconstruire à partir de la situation actuelle et que le Poutine d’aujourd’hui ne fait rien dans ce sens. Il faut ajouter à ces réflexions la question des moyens (budget, corps diplomatique) ; le dilemme chinois : quelle carte avons-nous en main dans l’Indo-Pacifique ? Ainsi qu’une approche honnête de la question des droits-de-l’homme : nous devons faire le plus possible, mais aucun pays ne peut faire du prosélytisme droit-de-l’hommiste sa seule priorité. Nous devons surtout dissiper l’ambiguïté sur l’Europe – est-ce qu’il y aura à la fin des fins des Etats-Unis d’Europe et une vraie politique étrangère européenne ? Ou non, parce que cela ne sera jamais ratifié démocratiquement ? Les conséquences sur la reformulation nécessaire de notre politique étrangère – moins déclaratoire, plus efficace – étant tout à fait différentes.
Enfin, il ne faut pas oublier qu’en deçà des relations internationales classiques, énormément d’orientations, si ce n’est de décisions, sont prises, depuis une quarantaine d’années, dans une semi-obscurité protectrice depuis l’invention du G7 (et fugacement du G8), puis du G20, par une négociation permanente entre les « Sherpa » de grands pays et qu’il est possible dans ce système qui n’a pas encore de nom, d’obtenir de très grands résultats si on gère bien les initiatives, les alliances, les coalitions, les deals et qu’il peut y avoir pour un pays comme la France dans ce jeu d’influence une prime à l’initiative.
Hubert Védrine
L’ouvrage d’Isabelle Lasserre tombe à point nommé. Son titre annonce la couleur : Macron le disrupteur, la politique étrangère d’un président anti-système. Et de fait, elle consacre quelques pages à ce qui est maintenant assez bien connu : « les mystères Macron », « les deux casses du siècle », « Macron l’anti-système », ou encore « le cavalier seul ». Mais cette enquête journalistique menée avec vivacité vise à évaluer l’application à la politique étrangère de la France de l’idée que le président se fait de sa fonction, et sa pratique diplomatique. Isabelle Lasserre revient d’abord, de façon parfois trop anecdotique, encore que ce soit la loi du genre, aux espérances et initiatives européennes d’Emmanuel Macron, à l’exaspération présidentielle face à l’OTAN, aux embarras turc, libyen, libanais, malien, algérien ou iranien, au caractère à « géométrie variable » de sa politique des droits-de-l’homme (c’est toujours le cas quand un pays occidental prétend faire respecter les droits-de-l’homme par les autres, car les intérêts sont multiples, et un pays n’est pas une ONG). Les initiatives présidentielles, même quand elles n’ont pas abouti, sont présentées de façon positive, les échecs sont relativisés, mais l’approbation n’est jamais aveugle. Ajoutons que les rappels du rôle des « visiteurs du soir », de celui de la « cellule B214 », le rappel des dissensions au sein de la cellule diplomatique, quoique dans l’ensemble connus, sont souvent instructifs, mais des commentaires comparables ont pu être tenus sous toutes les présidences, même si, à l’évidence, plus de décisions remontent actuellement au président lui-même. Au total, une évaluation en demi-teinte en même temps empathique et piquante, et non conclusive.
Car elle prend tout son sens avec la stimulante seconde partie de l’ouvrage, qui porte sur les « limites ». Il est honnête et salutaire de rappeler que ce sont les limites de l’action de la France – même si beaucoup ne veulent pas en entendre parler – plus que celle de l’actuel président. N’oublions pas que, si le Général de Gaulle avait dû se résoudre à quitter l’OTAN en 1966, c’est parce qu’il n’en avait pas obtenu la réforme demandée par son mémorandum de 1958. Et que bien sûr, il n’avait pas pu convaincre les Américains par son discours de Phnom-Penh de mettre fin à la guerre du Vietnam. Valéry Giscard d’Estaing avait atteint plusieurs de ses objectifs – le G7 -, mais n’avait pas pu donner corps à son « Trilogue ». François Mitterrand avait obtenu le rétablissement de l’équilibre des forces en Europe par son discours du Bundestag – Henry Kissinger l’admire pour cela -, mais il n’avait pas réussi à convaincre les Israéliens d’accepter un Etat palestinien, et son idée de confédération européenne avait été tuée dans l’œuf. Jacques Chirac et Dominique de Villepin n’avaient pas pu empêcher la guerre en Irak, ni Nicolas Sarkozy réussir à créer l’Union pour la Méditerranée, même s’il avait été habile face à Poutine en Géorgie. Etc. Il est donc indispensable que notre pays regarde enfin les réalités en face, celles d’une puissance moyenne d’influence mondiale, sans tomber dans une déprime paralysante ou une repentance masochiste et stérile. La réflexion sur nos limites ne doit pas conduire à ce pourquoi beaucoup d’experts interrogés par Isabelle Lasserre plaident de façon de moins en moins masquée, qui est en fait une normalisation et une banalisation de la France, soit dans un ensemble atlantique repensé comme un occidentalisme, soit dans une Europe plus intégrée, soit encore dans un magma universel sous prétexte que les problèmes sont maintenant globaux, en oubliant qu’il n’y aura jamais de président global du peuple global. C’est muni de toutes ces précautions intellectuelles que l’on méditera avec profit les dix chapitres qu’Isabelle Lasserre consacre à ces limites. Par exemple ce qu’elle appelle les « déceptions américaines ». Elles sont consubstantielles à l’horripilante relation protecteur/protégé et il faut toujours revenir à la ligne de conduite : ami, allié, pas aligné. Nos partenaires européens ne nous suivent jamais sur cette voie stratégique ? C’est sur d’autres terrains que la défense – les technologies – qu’il faut inventer une souveraineté stratégique européenne qui conforte les souverainetés nationales. Car l’Europe restera vraisemblablement une confédération plutôt qu’une fédération. Sur la relation France/Allemagne, Isabelle Lasserre emploie l’expression de « grande illusion ». Mais qui se fait des illusions ? Certainement pas les Allemands. C’est donc à nous de clarifier nos attentes, ce qui sera impossible sans redressement industriel. « L’échec russe » mérite à soi seul une réflexion approfondie. Je fais partie de ceux, peu nombreux, qui estiment que l’Occident a raté sa relation avec le Poutine des deux premiers mandats ; je pense, comme Kissinger et Brezinski, que l’Ukraine aurait dû être dotée d’un statut de neutralité avec une double garantie, et que l’engrenage qui a conduit à l’annexion de la Crimée aurait pu être évité. Et j’estime que le président Macron a raison – en plein casse-tête ukrainien – de proposer régulièrement l’établissement d’une nouvelle relation, très ferme et vigilante, mais différente, avec la Russie. Même si c’est très difficile de la reconstruire à partir de la situation actuelle et que le Poutine d’aujourd’hui ne fait rien dans ce sens. Il faut ajouter à ces réflexions la question des moyens (budget, corps diplomatique) ; le dilemme chinois : quelle carte avons-nous en main dans l’Indo-Pacifique ? Ainsi qu’une approche honnête de la question des droits-de-l’homme : nous devons faire le plus possible, mais aucun pays ne peut faire du prosélytisme droit-de-l’hommiste sa seule priorité. Nous devons surtout dissiper l’ambiguïté sur l’Europe – est-ce qu’il y aura à la fin des fins des Etats-Unis d’Europe et une vraie politique étrangère européenne ? Ou non, parce que cela ne sera jamais ratifié démocratiquement ? Les conséquences sur la reformulation nécessaire de notre politique étrangère – moins déclaratoire, plus efficace – étant tout à fait différentes.
Enfin, il ne faut pas oublier qu’en deçà des relations internationales classiques, énormément d’orientations, si ce n’est de décisions, sont prises, depuis une quarantaine d’années, dans une semi-obscurité protectrice depuis l’invention du G7 (et fugacement du G8), puis du G20, par une négociation permanente entre les « Sherpa » de grands pays et qu’il est possible dans ce système qui n’a pas encore de nom, d’obtenir de très grands résultats si on gère bien les initiatives, les alliances, les coalitions, les deals et qu’il peut y avoir pour un pays comme la France dans ce jeu d’influence une prime à l’initiative.
Hubert Védrine