L’annulation par l’Australie de la commande de sous-marins français au profit d’un accord de sécurité avec les Etats-Unis et la Grande-Bretagne a déclenché une crise diplomatique. L’ancien ministre français des Affaires étrangères Hubert Védrine analyse la situation pour l’Opinion.
Le niveau de réponse français à la rupture du « contrat du siècle » est-il approprié ?
J’approuve le rappel des ambassadeurs français aux Etats-Unis et en Australie — même si Canberra n’est qu’un pion dans cette affaire — et l’annulation d’une célébration de l’anniversaire d’une bataille navale décisive durant la Guerre d’indépendance. Ce n’est pas le moment de parler de La Fayette ! C’est enfin intelligent de laisser la porte ouverte avec le Royaume-Uni. On comprend que Joe Biden, dans la continuité du pivot asiatique de Barack Obama et de Donald Trump, même si la méthode diffère, veuille durcir sa stratégie envers la Chine. Mais cela ne justifie en rien la méthode utilisée. Ce contrat a été rompu d’une manière brutale, grossière, sournoise. Si le mot « allié » a un sens, le président américain aurait dû appeler son homologue français pour le prévenir et l’associer à sa redéfinition. Les Etats-Unis n’ont pas d’amis mais peuvent avoir des alliés. Le général de Gaulle avait bien défini le socle d’une relation exigeante, une approche poursuivie par François Mitterrand, que l’on peut résumer ainsi : « amis, alliés, mais pas alignés ». De Gaulle s’opposait notamment à la stratégie nucléaire de riposte « graduée » de l’Alliance transatlantique. Dans ses mémoires, Kissinger parle d’ailleurs de « malentendus transatlantiques » permanents.
La relation n’a-t-elle pas toujours été difficile ?
Certes, la relation a été marquée par les aléas et la conjoncture, mais il y a une manière de traiter un allié qui n’est pas acceptable, et même une désinvolture qui laisse à penser que ce ne serait qu’une crise anodine. Ce n’est pas le cas. Le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, l’a dit : « Il y a une rupture de confiance. » Tous les pays alliés des Etats-Unis ou protégés par eux doivent se demander s’ils peuvent encore leur faire confiance. Ce comportement de l’administration Biden est ensuite absurde car l’armée américaine respecte l’armée française et les Etats-Unis apprécient le rôle de la France dans le monde, y compris dans l’Indo-Pacifique. Les Etats-Unis ne sont plus tout à fait l’hyperpuissance qu’ils ont été, ils sont défiés et concurrencés sur plusieurs plans. Ils n’ont pas intérêt à tenir aucun compte de leurs alliés.
Quelles leçons doit en tirer la France ?
Voir les choses en face. La diabolisation de Trump a entraîné en Europe une idéalisation de l’administration Biden, mais il ne faut pas se faire d’illusions. Les Etats-Unis ne vont pas, avec la nouvelle équipe, pratiquer un multilatéralisme idéal, celui auquel nous rêvons en Europe et qui n’a jamais été mis en oeuvre. Le « complexe militaro-industriel » américain, auquel il faut ajouter la technologie, selon la formule d’Eisenhower, ne s’est jamais gêné pour écarter ses concurrents, y compris les pays alliés avec l’aide de l’administration et du Congrès qui n’hésitent pas utiliser l’arme des sanctions extraterritoriales et à prendre en otage les pays dans un monde globalisé. Il ne s’agit pas toutefois de remettre en cause l’alliance elle-même avec les Etats-Unis, mais de redéfinir ce qu’est un allié. Il ne faut pas non plus replier toute présence dans l’Indo-Pacifique alors que nous pouvons y être utilement complémentaires. Avant de renvoyer nos ambassadeurs dans leurs représentations, nous devrons avoir évalué et réévaluer les relations avec ces pays. Ce sera l’occasion de redéfinir clairement les menaces auxquelles nous faisons face, de les hiérarchiser, de vérifier si nous en avons la même lecture que les Etats-Unis. Une clarification au niveau français puis européen. Ce sera l’occasion aussi de distinguer nos intérêts des croisades impossibles. La France doit également vérifier avec des pays comme le Japon, l’Australie, Taïwan, le Vietnam et l’Inde ce qu’ils attendent de nous. Evidemment la France doit être moins chimérique, plus réaliste. Mais réajuster ses ambitions ne veut pas dire se replier. Il faut faire comprendre à la Maison Blanche qu’elle échouera dans sa stratégie chinoise si elle traite les alliés comme des « paillassons ». Ce comportement américain doit avoir un prix politique qui doit amener l’administration Biden à traiter autrement ses alliés.
L’Europe doit-elle renforcer son autonomie stratégique ?
Les Européens, hormis la France et la Grande Bretagne, s’en sont remis, après la Seconde Guerre mondiale, aux Etats-Unis pour leur défense. Le moment serait venu qu’ils s’occupent de leur « autonomie stratégique », même si ce concept n’est pas le plus heureux car il est perçu, du côté allemand, comme une rupture du lien transatlantique. Les Allemands, en campagne électorale, sont jusqu’ici restés muets sur la rupture du contrat de Naval Group. Il vaudrait peut-être mieux parler d’autonomie technologique, d’industrie européenne, d’affirmation européenne… Emmanuel Macron a fait d’importantes propositions en ce sens. Nos partenaires européens vont-ils bouger ? C’est maintenant la question principale.
La Chine et la Russie ne se frottent-elles pas les mains de cette nouvelle brouille entre alliés ?
Cela fait un certain temps que ces puissances « révisionnistes » de l’ordre américano-global se réjouissent des démonstrations des limites de l’influence occidentale. Et, effectivement, les Etats-Unis ne font pas exactement ce qu’ils veulent, comme on l’a vu en Corée du Nord, en Iran, en Ukraine ou ailleurs. Raison de plus pour traiter leurs alliés intelligemment, afin de chercher ensemble une définition convaincante des menaces et des réponses. Les Européens seraient, par exemple, certainement d’accord pour mieux endiguer la Chine mais pas pour rechercher une confrontation.
La vente de sous-marins à propulsion nucléaire à un pays étranger, une première, va-t-elle relancer une course régionale à l’armement ?
La course aux armements est déjà bien engagée. Je pense que l’alliance Aukus (N.D.L.R. : alliance militaire tripartite formée par l’Australie, les Etats-Unis et le Royaume-Uni) va renforcer l’intégration des marines britannique et australienne à celle des Etats-Unis. Dans sa vision du bras de fer avec la Chine, Joe Biden aura-t-il la même approche avec le Japon et avec l’Inde ? On verra. Raison de plus, pour l’Europe, de mettre en oeuvre sa propre stratégie indo-pacifique. Globalement, les Occidentaux devraient être plus habiles et plus rusés vis-à-vis des puissances émergentes afin qu’elles ne se coalisent pas contre eux.
Propos recueillis par Pascal Airault
L’annulation par l’Australie de la commande de sous-marins français au profit d’un accord de sécurité avec les Etats-Unis et la Grande-Bretagne a déclenché une crise diplomatique. L’ancien ministre français des Affaires étrangères Hubert Védrine analyse la situation pour l’Opinion.
Le niveau de réponse français à la rupture du « contrat du siècle » est-il approprié ?
J’approuve le rappel des ambassadeurs français aux Etats-Unis et en Australie — même si Canberra n’est qu’un pion dans cette affaire — et l’annulation d’une célébration de l’anniversaire d’une bataille navale décisive durant la Guerre d’indépendance. Ce n’est pas le moment de parler de La Fayette ! C’est enfin intelligent de laisser la porte ouverte avec le Royaume-Uni. On comprend que Joe Biden, dans la continuité du pivot asiatique de Barack Obama et de Donald Trump, même si la méthode diffère, veuille durcir sa stratégie envers la Chine. Mais cela ne justifie en rien la méthode utilisée. Ce contrat a été rompu d’une manière brutale, grossière, sournoise. Si le mot « allié » a un sens, le président américain aurait dû appeler son homologue français pour le prévenir et l’associer à sa redéfinition. Les Etats-Unis n’ont pas d’amis mais peuvent avoir des alliés. Le général de Gaulle avait bien défini le socle d’une relation exigeante, une approche poursuivie par François Mitterrand, que l’on peut résumer ainsi : « amis, alliés, mais pas alignés ». De Gaulle s’opposait notamment à la stratégie nucléaire de riposte « graduée » de l’Alliance transatlantique. Dans ses mémoires, Kissinger parle d’ailleurs de « malentendus transatlantiques » permanents.
La relation n’a-t-elle pas toujours été difficile ?
Certes, la relation a été marquée par les aléas et la conjoncture, mais il y a une manière de traiter un allié qui n’est pas acceptable, et même une désinvolture qui laisse à penser que ce ne serait qu’une crise anodine. Ce n’est pas le cas. Le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, l’a dit : « Il y a une rupture de confiance. » Tous les pays alliés des Etats-Unis ou protégés par eux doivent se demander s’ils peuvent encore leur faire confiance. Ce comportement de l’administration Biden est ensuite absurde car l’armée américaine respecte l’armée française et les Etats-Unis apprécient le rôle de la France dans le monde, y compris dans l’Indo-Pacifique. Les Etats-Unis ne sont plus tout à fait l’hyperpuissance qu’ils ont été, ils sont défiés et concurrencés sur plusieurs plans. Ils n’ont pas intérêt à tenir aucun compte de leurs alliés.
Quelles leçons doit en tirer la France ?
Voir les choses en face. La diabolisation de Trump a entraîné en Europe une idéalisation de l’administration Biden, mais il ne faut pas se faire d’illusions. Les Etats-Unis ne vont pas, avec la nouvelle équipe, pratiquer un multilatéralisme idéal, celui auquel nous rêvons en Europe et qui n’a jamais été mis en oeuvre. Le « complexe militaro-industriel » américain, auquel il faut ajouter la technologie, selon la formule d’Eisenhower, ne s’est jamais gêné pour écarter ses concurrents, y compris les pays alliés avec l’aide de l’administration et du Congrès qui n’hésitent pas utiliser l’arme des sanctions extraterritoriales et à prendre en otage les pays dans un monde globalisé. Il ne s’agit pas toutefois de remettre en cause l’alliance elle-même avec les Etats-Unis, mais de redéfinir ce qu’est un allié. Il ne faut pas non plus replier toute présence dans l’Indo-Pacifique alors que nous pouvons y être utilement complémentaires. Avant de renvoyer nos ambassadeurs dans leurs représentations, nous devrons avoir évalué et réévaluer les relations avec ces pays. Ce sera l’occasion de redéfinir clairement les menaces auxquelles nous faisons face, de les hiérarchiser, de vérifier si nous en avons la même lecture que les Etats-Unis. Une clarification au niveau français puis européen. Ce sera l’occasion aussi de distinguer nos intérêts des croisades impossibles. La France doit également vérifier avec des pays comme le Japon, l’Australie, Taïwan, le Vietnam et l’Inde ce qu’ils attendent de nous. Evidemment la France doit être moins chimérique, plus réaliste. Mais réajuster ses ambitions ne veut pas dire se replier. Il faut faire comprendre à la Maison Blanche qu’elle échouera dans sa stratégie chinoise si elle traite les alliés comme des « paillassons ». Ce comportement américain doit avoir un prix politique qui doit amener l’administration Biden à traiter autrement ses alliés.
L’Europe doit-elle renforcer son autonomie stratégique ?
Les Européens, hormis la France et la Grande Bretagne, s’en sont remis, après la Seconde Guerre mondiale, aux Etats-Unis pour leur défense. Le moment serait venu qu’ils s’occupent de leur « autonomie stratégique », même si ce concept n’est pas le plus heureux car il est perçu, du côté allemand, comme une rupture du lien transatlantique. Les Allemands, en campagne électorale, sont jusqu’ici restés muets sur la rupture du contrat de Naval Group. Il vaudrait peut-être mieux parler d’autonomie technologique, d’industrie européenne, d’affirmation européenne… Emmanuel Macron a fait d’importantes propositions en ce sens. Nos partenaires européens vont-ils bouger ? C’est maintenant la question principale.
La Chine et la Russie ne se frottent-elles pas les mains de cette nouvelle brouille entre alliés ?
Cela fait un certain temps que ces puissances « révisionnistes » de l’ordre américano-global se réjouissent des démonstrations des limites de l’influence occidentale. Et, effectivement, les Etats-Unis ne font pas exactement ce qu’ils veulent, comme on l’a vu en Corée du Nord, en Iran, en Ukraine ou ailleurs. Raison de plus pour traiter leurs alliés intelligemment, afin de chercher ensemble une définition convaincante des menaces et des réponses. Les Européens seraient, par exemple, certainement d’accord pour mieux endiguer la Chine mais pas pour rechercher une confrontation.
La vente de sous-marins à propulsion nucléaire à un pays étranger, une première, va-t-elle relancer une course régionale à l’armement ?
La course aux armements est déjà bien engagée. Je pense que l’alliance Aukus (N.D.L.R. : alliance militaire tripartite formée par l’Australie, les Etats-Unis et le Royaume-Uni) va renforcer l’intégration des marines britannique et australienne à celle des Etats-Unis. Dans sa vision du bras de fer avec la Chine, Joe Biden aura-t-il la même approche avec le Japon et avec l’Inde ? On verra. Raison de plus, pour l’Europe, de mettre en oeuvre sa propre stratégie indo-pacifique. Globalement, les Occidentaux devraient être plus habiles et plus rusés vis-à-vis des puissances émergentes afin qu’elles ne se coalisent pas contre eux.
Propos recueillis par Pascal Airault