Quand la littérature discute avec le monde. Jamais cette maxime que nous aimons tant chez Ernest n’aura été aussi vraie. Dans ce premier épisode d’une nouvelle rubrique intitulée« Dans la bibliothèque des politiques », Guillaume Gonin nous emmène chez Hubert Védrine. L’ancien ministre des Affaires étrangères et secrétaire général de l’Élysée sous la présidence de François Mitterrand est un immense amoureux des livres. Il entretient avec la littérature et l’objet livre un rapport charnel, intelligent, vif et plein d’humour. Rencontre passionnante et puissante. Rencontre dense et intense qui va de Camus à Nemirovsky en passant par Slimani, Malraux, Chateaubriand, Yourcenar et plein d’autres surprises. Rencontre littéraire par excellence qui ne pouvait pas mieux inaugurer cette nouvelle rubrique. Entre ici Hubert Védrine avec le cortège de tes lectures… D.M.
« Mon premier rapport au livre, c’est l’envahissement ! » C’est par ces mots que je suis accueilli au domicile parisien de mon premier hôte. En effet, tables, étagères et bureaux sont jonchées de livres d’une surprenante variété. L’ Histoire e t la géopolitique y sont dignement représentés, bien sûr – mais pas que. Beaucoup lui ont été directement adressés par leurs auteurs, comme en témoignent les mots et les coupures qui les accompagnent.
Au salon, De Gaulle et Mitterrand occupent une place de choix ; dans le bureau, beaucoup de biographies, la collection complète des albums de Blake et Mortimer, ainsi que l’essentiel de Camus et Malraux. « C’est en cours de rangement », s’empresse-t-il de me préciser, lorsque mon regard se perd dans l’une ou l’autre de ses bibliothèques.
L’entretien commence autour d’un café. Derrière moi, sous les traits de l’excellent David Suchet, l’œil frétillant d’Hercule Poirot scrute une assemblée de suspects, à la recherche du coupable – sans son, pour éviter toute distraction.
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Guillaume Gonin : Aussi loin que vous puissiez remonter, les livres ont-ils toujours fait partie de votre vie ?
Hubert Védrine : Oui ! Je suis né en 1947. J’ai donc vécu une enfance sans télévision. Cela paraît si loin ! Pensez que certains ont du mal à imaginer comment l’humanité pouvait fonctionner sans portable, alors sans la télévision ! Je vous parle donc d’une époque sans télévision, et bien sûr sans tablettes, sans écran, sans jeux électroniques : il y avait la radio, les jeux de société (le Cluedo, le taotl, sorte de bridge), l’ennui créateur, la rêverie et le monde infini des livres qui ouvrait tant de portes secrètes. Chez mes parents, comme chez mes grands-parents Chigot l’été, en Creuse, les livres étaient partout. Nous lisions des « illustrés », des bande-dessinées, des petits livres, de tout. Cela se passait tout à fait naturellement. Mes parents m’encourageaient à lire, sans insister, et entre copains du lycée on parlait de nos lectures.
Guillaume Gonin : Associez-vous vos souvenirs d’enfance à une bibliothèque particulière ?
Hubert Védrine : A plusieurs. A Bois- Colombes, où je vivais, beaucoup d’histoire contemporaine, la seconde guerre mondiale, des livres d’actualité politique, des romans d’aventures, comme Ivanhoé, Robinson Crusoé, l’Ile au trésor, mais aussi des récits de voyage, des polars, des BD, de tout. En Creuse, à « Chez Livet », où je suis né, on trouvait ce qui se lisait dans une famille catholique de province au XXème siècle, (genre le Mourron rouge), la Bibliothèque rose, la Comtesse de Ségur, les bibliothèques rouges et or, la Bibliothèque verte, Patira, les « Signes de piste », « Sans famille » et d’Hector Mallot, etc. Des classiques, des livres sur les régions, la nature, mais aussi énormément de romans policiers chez ma tante Delphine, l’intégralité du Masque, tout Agatha Christie, les Hauts de Hurlevent. Au salon, des romans d’anticipation (Jimmy Guieu). Dans la chambre de mon oncle, Pierre Chigot, des ouvrages de spiritisme, de sorcellerie (Le Grand Albert), toute la série de la Revue du « Matin des magiciens », le courrier de l’Unesco, des livres de voyage, Jules Verne. Dans la chambre de ma grand-mère maternelle, des missels, les Evangiles (pas la Bible), la littérature catholique classique, mais aussi Julien Green, ou Mauriac. Impossible de tout citer ! C’était un milieu gentiment cultivé, sans prétention mais qui n’imposait rien. Les conversations à table – charades, jeux de mots, contrepèteries – permettaient d’affuter le sens des mots. Et pas de séparation entre la bande dessinée et la littérature, ni entre les romans policiers et la grande littérature. L’Histoire et l’actualité. On furetait dans les rayons. Je me souviens d’avoir été, à l’adolescence, pris d’une frénésie de lecture de romans policiers, lisant jusqu’à 5h du matin dans ma petite chambre individuelle en bois, à l’étage des enfants : Agatha Christie, Sherlock Holmes, Simenon, Maurice Leblanc, mais aussi Jean Bruce (OSS 117) … Je n’ai pas commencé par la culture classique ! Je suis venu à Flaubert et à Stendhal plus tard. Je ne lisais pas beaucoup les livres inscrits au programme scolaire !
Guillaume Gonin : Qu’en avez-vous conservé ?
Hubert Védrine : Une curiosité constante, le goût des mots, des autres, et de la découverte. Et le sens de l’évasion par les mots. Encore aujourd’hui, je lis trois ou quatre livres par semaine. En voyage, j’emporte toujours plusieurs livres avec moi pour pouvoir choisir. En général un livre classique, que je relis, des livres d’enquête, d’Histoire (je suis insatiable), les livres récents de géopolitique, souvent un polar historique, un auteur étranger ! Je reçois beaucoup de livres de journalistes (le dernier, celui de Jean-Pierre Tuquoi, sur l’Oubangui- Chari « un pays qui n’existe pas » déjà ancien, remarquable !), d’amis, d’historiens, de journalistes, de politiques (pas les plus intéressants, mais il faut les lire !), d’essais et maintenant de Mémoires de gens que j’ai connus. C’est très varié. Toute ma vie, sauf peut- être l’année intensive de la préparation à l’ENA, j’ai toujours beaucoup lu. C’est vital pour moi, comme une respiration.
Guillaume Gonin : Votre intérêt pour l’Histoire provient-il de l’enfance, lui aussi ?
Hubert Védrine : Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours adoré l’Histoire. C’était excitant d’avoir un père qui racontait l’avant-guerre à mes amis d’enfance et moi – une sorte de « groupe de Bois-Colombes » -, la guerre et l’après-guerre telles qu’il les avait vécues. L’Histoire au sens classique – les Pharaons, Périclès, Rome, les Capétiens, les Valois, les Bourbons, la Révolution –, cela m’est venue après, avec Dumas, Druon, mais aussi Braudel. Quand je suis arrivé à l’Elysée, très jeune (à 34 ans), le fait de travailler pour quelqu’un d’aussi impressionnant que François Mitterrand a attisé encore plus chez moi l’intérêt pour l’Histoire, « les grands hommes » (j’assume !), les grands décideurs politiques, les questions de géopolitique. J’ajoute que mes parents connaissaient Jean et Simonne Lacouture. Jean Lacouture m’électrisait même si je ne fonctionnais, intellectuellement, pas du tout de la même manière. Je suis devenu un être hyper rationnel et logique, engagé et distancié à la fois. Il était une pile d’enthousiasme, de sensibilité, de véhémence, de passions. J’ai lu les grandes biographies de Lacouture, puis d’autres historiques ou littéraires (surtout tous les grands personnages, par dizaines, Talleyrand et autres). Puis il y eut dans mes goûts des élargissements successifs. Je suis très sensible à la qualité de l’écriture. Je savoure l’esprit français mais aussi n’importe quel texte bien écrit et souffre des phrases justes mais lourdes et pataudes ou jargonnesques (le jargon se répand !) ! (Rires)
Guillaume Gonin : Vos précoces envies de voyage vous sont-elles venues par la lecture ?
Hubert Védrine : C’est l’œuf et la poule … Préparer un voyage en lisant avant, lire en voyageant, puis après ! Des grands journalistes, comme Tibor Mende, pouvaient évoquer chez mes parents leurs discussions avec Chou Enlai ou Nehru ! Le monde était là, à notre porte ! C’était excitant. Et les récits de voyageur, Marco Polo et tous les autres ! J’ai toujours été rebuté par le tourisme de masse. En revanche le voyage, le vrai voyage, m’a toujours fait rêver. C’est complètement différent. Prenons Roger Frison-Roche. J’ai adoré son cycle montagnard, « Premier de cordée » bien sûr, mais aussi « La Grande crevasse », et « Retour à la montagne » parce que mon autre ancrage en France est la Savoie, donc la montagne. J’ai ensuite lu sa trilogie qui se déroule dans les années 1920 au Sahara : « la piste oubliée », « la montagne aux écritures » et « le rendez-vous d’Essendilène ». Cela me faisait rêver. Quand, longtemps après, j’ai été invité avec ma famille à me rendre quelques jours à Djanet et dans le Tassili, je m’y suis précipité. Mes voyages dans le monde, au pouvoir ou privés, n’ont de cesse de me donner de nouvelles envies de lectures. Mais Conrad, Melville ou Marco Polo, ce sont les découvertes tardives.
Guillaume Gonin : Avez-vous longtemps cultivé le fantasme du reporter – qui voyage, lit et écrit ?
Hubert Védrine : Vous pensez à Kessel, à sa puissance descriptive ? Oui, ce n’était d’ailleurs pas un fantasme, mais mon premier projet en tant que lycéen. Quand j’écoutais Lacouture chez mes parents, je voulais l’imiter. Mon idée après Sciences Po était de devenir journaliste, et après avoir été jusqu’en Afghanistan en voiture pendant trois mois – une expérience inoubliable ! À vrai dire, je n’avais pas envie de tenter l’ENA, tant à Sciences Po j’avais été refroidi par des petits vieux de vingt ans en costume trois-pièces … ce n’était pas du tout mon truc ! (Rires) Par mon père, j’ai pu approcher le journal Le Monde. Claude Julien, qui venait de succéder à André Fontaine à la tête du service étranger a accepté de me prendre à l’essai, à condition que je fasse mon service militaire avant. Et j’ai donc rempli tous les papiers pour aller en Égypte, dans la Coopération. De là-bas, je devais envoyer au Monde des billets d’impressions, genre « lettre d’Assouan ». J’avais déjà un pseudo « Hubert Elina ». Je revois encore le jour où je me suis rendu à la poste, portant sous le bras mon dossier pour la coopération, soudain je me suis dit : « si je pars, je n’aurai jamais présenté l’ENA, je le regretterai toute ma vie ». Je fais donc demi-tour. Je m’inscris en prep’ ENA, je prépare un an, et je suis reçu en 1970. Là, il y a eu une vraie bifurcation dans ma vie.
Guillaume Gonin : Comment l’expliquez-vous ?
Hubert Védrine : Un retour d’ambition jusque-là retenue. Le défi lancé à soi-même. Mon père nous incitait mes amis et moi, à suivre nos envies, notre personnalité. J’ai été élevé dans l’idée qu’il n’existait pas de plafond de verre, ni intellectuel, ni social, qu’il n’existait pas de choses que je ne pouvais pas tenter. L’après-guerre et sa mobilité sociale et humaine, l’exemple de mon père et d’autres, n’était pas très loin. Je suis rentré à l’ENA dernier exæquo c’est le grand oral de culture générale qui a fait la différence ! Il y avait aussi ce jour-là une épreuve de relations internationales et de géographie. L’examinateur était un diplomate brillant, Bertrand Dorin. Il dessinait des fonds de carte avec un talent prodigieux et testait les candidats. Nous étions dans des petites salles, le candidat d’avant transpirait. C’était angoissant. (Rires) Le candidat me précédant est interrogé sur les îles du Japon ; il patauge. Le professeur éclate d’un rire sardonique : « Ha ha ! Malheureusement pour vous, c’était la côte nord du Canada ! » Sadique ! De mon côté, j’ai eu de la chance. Il a dessiné le nord de l’Inde. Et j’ai tout de suite reconnu le Bhoutan, etc., grâce à mes connaissances en alpinisme : un hasard complet, mais un hasard heureux.
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Qui d’autre pour inaugurer cette chronique ?
Très tôt, Hubert Védrine s’est imposé à moi. D’abord, parce que de lui émane une autorité rare sur la scène politique, faite de légitimité transpartisane et d’expérience unique des sommets – tour à tour conseiller diplomatique, porte-parole et secrétaire général de l’Élysée sous François Mitterrand, puis ministre des Affaires étrangères de la cohabitation. Ensuite, parce que j’ai eu la chance d’effectuer de modestes missions à ses côtés, ainsi que de bénéficier de ses précieux conseils dans mon parcours et mes projets, une relation particulière me lie à lui. Me donnant quelques intuitions pour cet entretien, dont il prendra un malin plaisir à prendre les orientations à contre-pied.
Les tasses de café vidées, l’échange se poursuit du côté d’une des bibliothèques. Les livres sortent au gré des réponses, comme ce recueil de discours de politique étrangère de François Mitterrand, dédicacé de la plume si reconnaissable de l’ancien président ; à l’intérieur, le menu de l’Élysée du déjeuner au cours duquel les épreuves ont été relues. Un souvenir précieux, parmi d’autres.
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Guillaume Gonin : Il n’y a pas sous-lecture, disiez-vous. Vous avez commencé par les romans policiers …
Hubert Védrine : En effet, j’ai dévoré les romans policiers et d’espionnage. Simenon est un immense écrivain. Plus tard, quand j’ai quitté le Quai d’Orsay, j’ai relu son œuvre intégrale, dans la collection d’Omnibus. Cela m’a pris 13 mois ! Mais je peux citer aussi beaucoup d’auteurs américains de la « série noire ». J’avais lu Ian Flemming, et aussi Gérard de Villiers dès le début – je le reconnais ! –, mais aussi Erle Satnley Gardner, ou Ed McBain – un génial auteur américano-italien de polars qui raconte l’histoire d’Isola (New York) à travers un commissariat. J’en ai plus appris en le lisant sur la réalité américaine que dans bien des études savantes. Mais comme modèle de polar historique, je voudrais citer en premier l’inimitable Van Gulik qui avait ressuscité le Juge Ti (et le Frère Caldwell créée par Elis Peters !) dans la regrettée collection « Grands détectives », chez 10/18.
Guillaume Gonin : … Mais quel serait votre premier grand amour littéraire, une révélation, un coup de foudre ?
Hubert Védrine : Albert Camus. Sans contexte. Dire cela en 2020 paraît banal. Tout le monde se dit camusien maintenant. En fait, c’est plus compliqué. En tout cas, à l’époque, je n’avais pas conscience de la puissance du système d’intimidation marxiste. Je ne mesurais pas la violence et l’injustice de l’excommunication de Camus par Sartre. Personnellement, j’avais déjà découvert Camus un peu avant sa mort. Mes parents m’avaient offert un disque avec « l’Étranger » et « Noces » lus par Serge Reggiani et Camus lui-même. J’avais treize ans quand il disparut en 1960. Sa mort brutale m’a choqué. Du coup, je l’ai lu plus largement. À l’époque, je n’ai pas abordé Camus par le biais philosophique – « L’homme révolté » me cassait les pieds –, mais par les petits essais lumineux. Son côté sentencieux ne me pesait pas. « Noces » et « L’été », (les Amandiers) ce n’est que de la beauté ! Sa parole était juste. Vers 13 ou 14 ans, je connaissais trente à quarante pages de Camus par cœur. C’était devenu un élément de ma vie. Au lycée, je faisais un peu singe-savant, j’étais même connu pour ça : j’apportais le disque, on écoutait, je récitais des pages. Les professeurs ont été gagnés par mon enthousiasme, et quand cette annexe du Lycée Chaptal a dû choisir un nom, elle est devenue ainsi le lycée Albert Camus de Bois-Colombes. La première fois que j’ai gagné un peu d’argent – en donnant des cours d’histoire-géo une « boite à bac » pour adolescents redoublants,–, mon premier voyage a été pour Tipasa. J’ai ensuite été emporté au-delà par le mouvement de la vie, mais j’ai toujours eu un Camus proche de moi. Même deux pages. A partir du moment où j’ai développé une relation étroite avec Jean Daniel – très grand journaliste et un intellectuel courageux –, donc après mon arrivée comme jeune conseiller à l’Élysée en 1981, nous nous sommes mis à parler de Camus. Je lui disais : « vous êtes mon intermédiaire chamanique avec Camus » ! Il souriait. Et quand une assistante de mon père, amie d’enfance, Marie Claude de Saint Seine est devenue Madame Char (cf « Eloge d’une soupçonnée ») et que j’ai rencontré René Char chez lui à l’Isle sur Sorgue, c’est l’ami fraternel de Camus que je voyais d’abord en lui. Toute une série d’autres petits liens me lient à Camus. Quand j’étais ministre, devenu ami de Joshka Fischer – un autodidacte très cultivé qui plaçait Camus tout en haut de sa hiérarchie –, je l’ai invité un jour en Provence et l’ai emmené à Lourmarin, sur la tombe de Camus. Une autre fois, j’ai été invité, aussi à Lourmarin, par Jérôme Monod, l’homme de Chirac, à déjeuner avec Catherine Camus, sa fille. Après, nous avons été dans sa maison. Voir l’imperméable de Camus, genre Humphrey Bogart, toujours là, était émouvant.
Guillaume Gonin : Et après Camus ?
Hubert Védrine : J’ai eu plusieurs autres passions, successives. Malraux pendant quelques années, après moins. Et je le relis maintenant avec un plaisir jubilatoire. Pas les romans des années 1930, mais le reste. Le grand jeu de l’art, des civilisations ! Pendant ma passion Malraux, d’ailleurs, j’avais demandé à Lacouture qui écrivait sa biographie de me faire dédicacer les Antimémoires. Il n’a pas réussi compte tenu de l’état de Malraux. Enorme déception ! Julien Gracq, aussi, que j’ai connu grâce à Régis Debray, lui-même un auteur marquant, solitaire, altier, un genre à lui seul. Nous sommes allés ensemble déjeuner avec Gracq à Saint Florent le Vieil. Et Giono, dévoré dans ma période Lubéron. Une langue unique.
Guillaume Gonin : Avant le XXème siècle, quels sont les auteurs qui vous touchent ?
Hubert Védrine : J’ai été capté par Flaubert. J’ai même presque lu tout le livre de Sartre sur Flaubert, « L’idiot de la famille », thèse monumentale de près de 2000 pages ! J’ai découvert Balzac, aussi, à qui je voue une passion durable. C’était ma phase « nous deux, Paris ! ». Le livre de Félicien Marceau qui est le catalogue des personnages de Balzac, où l’on voit tous les liens entre eux, ne me quittait pas, Maupassant, aussi, porté aux nues par VGE. J’ai découvert Chateaubriand, pour le style et aussi, par Mitterrand, Lamartine, mais il me rasait un peu, ou Zola, Renan, Casanova (ses mémoires), Jules Renard (le Journal). J’ai passé plus de vingt ans avec Mitterrand. Il avait toujours un livre à la main, plus que pour la photo ! Les auteurs antérieurs au XIXème siècle, Pascal, Racine, Molière, oui c’est souvent génial, mais j’y suis moins sensible. Il y a un trop grand décalage de langue. Cette lumineuse langue française du XIXème et XXème, issue d’un cheminement extraordinaire, est à la peine aujourd’hui. J’ai découvert Proust, tardivement. Mais alors je l’ai dévoré. D’abord, Swann et Guermantes, et puis toute la Recherche !
Guillaume Gonin : Votre coup de foudre le plus récent ?
Hubert Védrine : Il y a beaucoup d’auteurs dont j’ ai adoré le talent, ou un livre en particulier. Celui d’Irène Nemirovsky par exemple. Si elle n’avait pas été assassinée par les nazis, elle aurait été une de plus grandes. Paul Morand bien sûr. L’an dernier : Somerset Maughan. Mieux vaut tard que jamais ! Le style de Leila Slimani, de Charles Dantzig, de mon ami Erik Orsenna, de Pauline Dreyfus. Mais mon dernier vrai coup de foudre, c’est Yourcenar. Pour l’écriture, j’ai des gouts classiques. J’admire Victor Hugo, même si je n’ai pas d’engouement. Trop enflé. À part « Choses vues », un bijou. Alors que quand j’ai découvert les Mémoires d’Hadrien de Yourcenar, j’ai trouvé cela sublime, parfait. J’ai un goût pour l’écriture décantée, dépouillée (par exemple le Sartre des Mots). J’ai adoré aussi les Mémoires de Yourcenar. Une anecdote : il y a longtemps, en 1980, j’étais en voyage avec ma femme aux Etats-Unis, dans le Maine. On arrive à Mount Desert Island, à Northeast Harbor, un endroit reculé où Yourcenar vivait avec sa compagne, Grace Frick. On y mange du homard, comme tout le monde. Je regarde l’annuaire de téléphone : toc ! Grace Frick. J’appelle. Personne ne répond. Frustration ! Ce lien à la lecture, les auteurs, a toujours été important dans ma vie. Quand Yourcenar est venue à Paris, au Ritz, je lui ai fait porter un livre à dédicacer, mais je ne l’ai pas vue. Coups de foudre successifs, donc, et puis tout s’agrège, tout s’additionne. Je n’ai renoncé à presque aucun de mes goûts, je les ai combinés. Dans le même temps, au fil des années, j’ai lu des centaines d’ouvrages d’actualité politique, économique et géopolitique, mais tout cela ne reste pas, sauf quelques pages de de Gaulle ou de Mitterrand et quelques rares essais à l’intelligence transperçante.
Guillaume Gonin : Etes-vous un collectionneur ?
Hubert Védrine : J’aime les livres, l’objet, le papier mais non, je ne suis pas collectionneur. Ni acheteur, ni bibliophile. Je suis très attaché à quelques livres, pour des raisons affectives. Des livres dédicacés par Mitterrand, des livres dédicacés à mon père ou à moi par différentes personnalités ou qui me parlent de quelqu’un, ou liés à un moment de ma vie. Ça me touche, ces messages venus de loin qui traversent les époques. Je suis sensible à cela, mais pas de façon maniaque ni fétichiste. J’ai reçu tellement de livres dédicacés dans ma vie, de présidents, de personnalité, d’auteurs que ça se banalise. Je ne les garde que si j’y vois encore un vrai sens. Je me suis même résigné à jeter des livres ! Avant je n’y arrivais pas, même des livres sans intérêt ! Un des livres auxquels je tiens le plus est un ouvrage de Paul-Émile Victor, « Apoutsiak, le petit esquimau », qui avait eu un succès monumental à l’époque. C’est le premier livre qui m’a été dédicacé, j’avais trois ans !
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Parce que la plupart des essais qui lui tiennent à cœur trônent dans son bureau professionnel, Hubert Védrine a souhaité que l’entretien puisse s’y poursuivre ; nous prenons donc la route. En voiture, les discussions s’écartent du sujet initial, glissant des œuvres de science-fiction et de fantasy à leur adaptation au cinéma.
Star Wars ? « Je m’y suis mis avec mes petits-enfants. Et je trouve que ça fonctionne bien, y compris ceux que tout le monde déteste. On voit bien que l’humanité a toujours construit des schémas manichéens. » Comme toile de fond à nos considérations de géopolitique intergalactique, la place des Invalides et le Quai d’Orsay, dont il fut le locataire le temps d’un quinquennat. Alors que nous traversons la Seine, je n’ose lui demander quels ministres ou présidents lui évoqueraient Dark Vador, Chewbacca ou l’Empereur. A défaut, nous revenons à notre sujet – les livres –, avec en tête l’idée d’évoquer la figure tutélaire de François Mitterrand, ce dernier leur vouant une passion dévorante.
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Guillaume Gonin : A la fin de ma mission à vos côtés, vous m’aviez donné un conseil exigeant : « terminez toujours les livres que vous commencez ». Donnez-vous ce même conseil aux étudiants ?
Hubert Védrine : Oui ! J’essaie ! À mes étudiants de la PSIA de Sciences Po, je leur dis en début de semestre : « Lisez un livre en entier, du début à la fin. » Ils me répondent : « A quoi ça sert ? » (Rires) Je leur dis : « A comprendre un raisonnement créatif du début à la fin, pour lutter contre la culture en miettes, type Wikipédia, l’instantanéisme, l’utilitarisme informatif. » Car si la culture du livre devient marginale, comme ça l’était avant Gutenberg, si tout est dominé par la culture numérique immédiate, cela s’ajoutera aux autres grands facteurs de confusion et de risque pour notre monde. C’est très dangereux. Des masses de gens peuvent être entraînés par l’émotion dans n’importe quoi. Rappelons-nous l’usage de la radio par les dictateurs des années 30. Voilà pourquoi il faut toujours avoir des points d’ancrage. Si on manque vraiment de temps, il faut au moins lire la conclusion. Il ne faut pas passer à côté de l’aboutissement où l’auteur veut nous conduire.
Guillaume Gonin : Vous intéressez-vous aux grands auteurs de la psychanalyse ?
Hubert Védrine : Un peu. Comment faire autrement à notre époque ? Mais superficiellement, pas en profondeur. Mais puisque la psychanalyse fonctionne encore en France, à New York, et en Californie (et en Argentine), que des gens y croient et que le siècle de la psychanalyse a eu un effet profond sur la psychè occidentale – tout le monde se ressent névrosé, humilié, discriminé, etc. –, il faut en tenir compte. Mais je connais beaucoup de médecins et de chercheurs qui se disent sûrs (je simplifie à dessein) que tout cela sera relativisé quand on comprendra mieux le fonctionnement chimique et électrique du cerveau, même s’il y aura toujours des souffrances psychologiques. Donc j’écoute comme ça, avec une attention flottante, comme aussi les analyses des économistes, parce que ça fait partie de l’époque dans laquelle je vis et que c’est parfois, ponctuellement, génial, façon Woody Allen. Mais je n’y ai jamais adhéré profondément. Je ne pense pas que les sociétés d’avant la psychanalyse, en tenant compte des auteurs grecs et des confesseurs catholiques, aient moins bien compris les fondamentaux de l’âme humaine. En plus, je récuse absolument l’idée du péché originel et le diktat actuel de la repentance, que j’oppose à la lucidité et l’honnêteté historique. Donc cela fait partie de mon environnement mais cela n’a pas été fondamental dans ma construction. Lévi-Strauss est plus important pour moi.
Guillaume Gonin : Si vous êtes d’accord, j’aimerais aborder à la fois votre lien aux livres et à François Mitterrand. Tout d’abord, la littérature et la lecture ont-elles joué un quelconque rôle dans votre rapprochement de l’orbite du président socialiste, indépendamment de vos liens historiques et familiaux ?
Hubert Védrine : C’est vrai que j’aimais sa langue, son écriture, son style, – Ma part de vérité. La paille et le grain – mais je n’ai pas été vers lui pour ces raisons. Ce fut complémentaire. J’ai été convaincu assez tôt que Mitterrand serait pour ma génération le personnage dominant – j’aurais sans doute été gaulliste si j’avais eu trente ans de moins. Pour Mitterrand à l’époque, c’était précieux de récupérer de jeunes énarques. En plus, le fils de Jean Védrine, son camarade des moments difficiles ! Même si je n’ai jamais abusé de ce lien. Donc, confiance absolue. Après un épisode nivernais, François Mitterrand m’a jeté dans le grand bain à l’Élysée en 1981, et a observé comment je me débrouillais. Une année plus tard environ, il a vu que ça fonctionnait. D’où la suite. La littérature ne joue donc pas de rôle au départ. Sauf qu’il avait repéré, à l’occasion de déjeuners ou de dîners, que je lisais. Ce que j’aimais par-dessus tout chez Mitterrand, c’est son art de la conversation, au sens du XVIIIème siècle. Parler légèrement de choses graves, et gravement de choses légères. Ecouter les autres. Etre ironique sans blesser. Un jour, je cite un auteur rare que je venais de lire, Paul Gadenne, et j’ai vu à son œil que j’étais monté de plusieurs crans dans son estime. Mais cela n’a pas joué dans sa décision de me confier les missions que vous savez. Ce fut un plus, mais pas un déclencheur. A l’Elysée, je pouvais lui faire des notes sur un livre que j’avais lu, sans que ça paraisse incongru.
Guillaume Gonin : De livres sur la diplomatie, la géopolitique, qui ne se situaient pas forcément dans ses radars littéraires ?
Hubert Védrine : Oui, un peu de tout.
Guillaume Gonin : A la fin de sa vie, pensez-vous que François Mitterrand regrette de ne pouvoir écrire des mémoires en bonne et due forme, ou bien est-ce une projection de ma part ?
Hubert Védrine : Mitterrand admirait les écrivains du XIXème siècle, qui était sa période de prédilection. Mais il m’a dit avoir réalisé assez tôt qu’il ne serait pas le grand écrivain qu’il espérait devenir, d’où la politique. Mais ça ne signifiait pas forcément qu’il avait renoncé à l’écriture de Mémoires. Jacques Attali a expliqué qu’il lui avait demandé de conserver des documents dans l’idée de l’aider le moment venu, comme documentaliste. Ça a tourné autrement. Je ne suis pas sûr qu’il ait voulu écrire des « Mémoires », mais il gardait certainement l’idée d’écrire, en tout cas, un livre de méditations sur les rapports entre l’Allemagne et la France. Réflexion de toute une vie commencée en captivité en Thuringe en 1940 (où j’ai été sur ses traces en 2020, voire avant). Son manuscrit inachevé a été publié chez Odile Jacob.
Guillaume Gonin : Et puis, sa vie se prêtait-elle vraiment à des mémoires traditionnelles ?
Hubert Védrine : On ne saura pas. Cela aurait pu être passionnant (voyez le choc du Journal pour Anne). Mais il n’avait pas tout noté, tous les jours, dans des carnets.
Guillaume Gonin : Depuis le début, nous avons essentiellement évoqué la littérature française ; êtes-vous particulièrement sensible à la littérature d’un autre pays, ou d’ un autre continent ?
Hubert Védrine : Bien sûr, mais pas par pays ou continent, plutôt, par auteurs. Par exemple, j’ai découvert Garcia Marques avec « Cent ans de solitude », un monde foisonnant qui m’avait enthousiasmé. J’avais réalisé sur deux pages un grand arbre généalogique des personnages, les Aureliano Buendia. Quand j’ai appris par Régis Debray que Garcia Marques serait présent lors du déjeuner inaugural à l’Élysée, j’ai sauté sur l’occasion et j’ai apporté mon tableau. Gabriel Garcia Marquez a éclaté de rire : « c’est génial parce que même moi, je m’y perds ! » (Rires) Pour revenir à votre question, ce n’est pas une question de pays. Par exemple, je n’ai pas décidé de m’intéresser à la littérature latino-américaine. Mais, à un moment donné après Garcia Marques, j’ai découvert aussi, Carlos Fuentes, Alejo Carpentier. Hélas, je ne lis pas espagnol ! En dehors du Monde hispanophone. Je peux citer aussi Amos Oz, Milan Kundera, Jorge Semprun, Yachar Kemal, Tolstoï bien sûr.
Guillaume Gonin : Et la littérature nord-américaine ?
Hubert Védrine : Même remarque. J’ai lu Hemingway. J’y trouvais une force, une résonnance avec le siècle, avec les films en noir et blanc technicolor, des années 1940 et 1950 que j’appréciais tant – avec Humphrey Bogart, Gregory Peck, Cary Grant et Burt Lancaster, etc. Amérique que vous connaissez bien, d’ailleurs, puisque vous avez écrit sur Robert Kennedy. J’ai lu Philip Roth, aussi. Mais je n’ai pas décidé de m’intéresser à la « littérature nord-américaine ». Je n’ai jamais lu un auteur pour sa nationalité. De même que je n’ai jamais lu un livre parce que c’était une femme, ou un homme qui l’avait écrit. Georges Sand c’était par esprit de voisinage (le Berry, la creuse). La liste est longue de ceux que je n’ai pas (encore) lus ! Oserai-je reconnaître que je n’ai fait qu’effleurer, ou reporter à plus tard (à quand ?) la lecture approfondie de Dante, Goethe, Cervantès, Shakespeare, Kafka, et j’en passe, que je n’ai pas réussi à entrer dans Joyce, que j’ai picoré Becket, que j’ai un peu lu Dostoïevski, ou Tolstoï – mais pas tout – parce que Camus ou Malraux en parlaient ? Je peux allonger ma liste très variée : Marx, Gide, Pascal, Malcom Lowry. Un jour peut être ? C’est affaire de circonstances, d’occasion.
Guillaume Gonin : Avez-vous mis délibérément un auteur de côté afin de le découvrir plus tard ?
Hubert Védrine : Il y a quelques classiques, je vous le dis que je reporte toujours à plus tard ! (Rires) Mais, par exemple, j’ai découvert Alexandre Dumas tard, à part « Les Trois Mousquetaires » à plus de quarante ans. Après les avoir relus, j’ai lu vingt ans après, et surtout « Le Vicomte de Bragelonne » et ça m’a épaté. Voilà un homme qui passe sa jeunesse à braconner dans les forêts, sans ne guère fréquenter l’école. Il monte à Paris et débute comme gratte-papier chez le Duc d’Orléans. Là, il voit, il observe, – mais quoi ? – et se met à écrire. Et dans « Le Vicomte de Bragelonne », à travers les dialogues entre le Roi, le Cardinal, les grands ministres, on voit qu’il a compris ce qu’était le pouvoir, vraiment. Comment ? Par sa réflexion sur le destin du Général Dumas ?
Guillaume Gonin : La quintessence du pouvoir.
Hubert Védrine : La quintessence, oui, on peut dire ça. Le contraste entre l’acuité de Dumas et les commentaires sans fin en réseaux de politologues verbeux contemporains, c’est saisissant ! Il est vrai que la matière n’est pas la même, j’ai beaucoup lu pour comprendre Alexandre Dumas, mais cela reste un mystère. C’est l’intuition, l’intelligence. Sur cette question du pouvoir, j’ai été un peu initié par Balzac. Dans son roman « Une ténébreuse affaire », il y a un personnage (Marsay) inspiré par Talleyrand, dont, Balzac écrit : « de loin, des profondeurs de son bureau, sans avoir été sur place, sans connaître les protagonistes, il a tout compris : les rapports de force, les tenants et les aboutissants, la conclusion. » C’est à l’opposé du discours contemporain sur le « terrain », où on a l’impression de ne rien pouvoir décider si on n’a pas fait un micro-trottoir.
Guillaume Gonin : Quel regard portez-vous sur la littérature contemporaine ?
Hubert Védrine : Un regard curieux, attentif et distancié. Je pense que l’apogée est derrière nous, que le monde du numérique sera différent. C’est évident que dans l’histoire des arts, il y a des apogées : voyez l’opéra, la musique ou la mosaïque romaine. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il y a une décadence généralisée après. Tous les arts ne déclinent pas en même temps. Mais il ne faut pas réfuter cette idée, par progressisme beta. Depuis une trentaine d’années, il y a eu certes des talents intéressants, mais personne n’a tout à fait dominé. Quand une rumeur insistante me signale un nouveau grand romancier, je le lis. En plus, l’appauvrissement de la langue n’est pas une lamentation infondée. C’est l’ère de la télévision et des écrans, qui a normalisé et en les aseptisant des langages expressifs et savoureux, qui étaient parlés par des métiers, des régions – ce qui se traduit par une réduction du vocabulaire et un usage fautif grandissant de toutes les formes riches et complexes de grammaire et de syntaxe. Et la prolifération virale d’expressions simplifiées surtout dans le langage parlé. Il y a la question de l’éducation, aussi. N’insistons pas. La langue n’évolue pas comme cela s’est toujours fait, elle s’appauvrit. Elle s’anémie. Il y a toujours des gens brillants mais, en politique, personne n’a plus l’écriture de Gaulle ou de Mitterrand. Cela paraîtrait presque bizarre !
Guillaume Gonin : Une certaine forme de décadence littéraire, en miroir à celle de la politique et des médias ?
Hubert Védrine : Je le ressens ainsi, mais c’est peut-être injuste, faute de lire assez nos contemporains immédiats. Et le terme de « décadence » est viscéralement proscrit par les esprits progressistes. En politique, c’est encore autre chose. La démocratie « représentative » est devenue un calvaire, dans lequel les grands médias sont tenus de s’aligner – ton, rythme, vocabulaire – sur l’information continue et celle-ci sur les réseaux sociaux. Gouverner les démocraties représentatives est devenu une gageure. Leur représentativité est contestée au nom d’une démocratie immédiate et instantanée. Pour ceux qui s’orientent vers la politique, la maîtrise de la langue est devenue annexe. Je pense qu’il faut résister à cela, maintenir la « galaxie Gutenberg », garder et nourrir la richesse et la diversité de la langue.
Guillaume Gonin : Et que faire des tablettes de lecture ?
Hubert Védrine : Il ne faut pas être idéologue, mais pragmatique. Les tycoons de la Silicon Valley sont eux-mêmes circonspects … pour leurs enfants. Il faut maintenir l’apprentissage et la maîtrise de la langue, continuer à créer des occasions, des espaces de lecture vraie. Que les gens soient en contact avec de vrais livres, l’objet, le contenu. Après, il faut diversifier. Un peu de tablette de lecture, c’est bien si cela amène à la lecture … Mais il faut garder le contact avec le vrai livre. Le désir de lire. Cela peut se recréer dans une classe !
Guillaume Gonin : Et les bibliothèques … physiques.
Hubert Védrine : Oui, les bibliothèques comme espaces de contact physique avec les livres, de rencontre, de convivialité. Ce que sont également beaucoup de librairies : beaucoup d’enfants lisent par terre, dans les rayons. Chez vous, à Bordeaux par exemple, il y a Mollat. Donc il faut agir, ne pas se laisser dominer par le renoncement. On peut éveiller la curiosité.
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Confortablement installés dans son bureau, je saisis l’occasion d’évoquer un sujet qui m’est cher : l’écriture. Indissociable dans mon esprit, peut-être à tort, de la lecture – l’un et l’autre constituant les deux versants d’une même montagne. Auteur prolifique, dont le monumental « Les Mondes de François Mitterrand » et de nombreux essais, c’est sous la plume d’Hubert Védrine que certaines formules se sont imposées dans l’analyse géopolitique, de l’hyperpuissance américaine au « dissuadeur nucléaire ». Une science du mot juste inspirée par son appétence littéraire ?
Entretemps, Patrice, un jeune (et talentueux) photographe nous rejoint ; d’un œil prudent mais malicieux, l’ancien ministre surveille son installation, s’amusant de certains accessoires, avant de l’inclure dans notre conversation et d’en oublier son cliquetis régulier.
Seules quelques recommandations de posture, de luminosité ou d’arrière-fond interrompent parfois un dialogue qui ne tardera pas à revenir à la lecture, encore et toujours.
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Guillaume Gonin : Passons à l’écriture. D’abord, comment écrivez-vous : à la main, sur ordinateur, à la machine à écrire, dictée …?
Hubert Védrine : J’écris de plus en plus mal à la main, d’un point de vue calligraphique j’entends ! Mes parents m’avaient appris à taper à la machine à écrire. Cela m’a servi. J’écrivais à la main aussi. Même si je n’ai jamais tenu de journal, j’ai d’innombrables notes éparses, et des carnets. Qu’en ferais-je ? Je ne suis pas mémorialiste. L’ambassadeur Claude Martin, qui a écrit un livre remarquable sur la Chine – « La diplomatie n’est pas un diner de gala » –, m’a dit qu’il notait tout depuis l’âge de quinze ans, ce qui fait qu’il se rappelle de choses que les autres ont complètement oublié. J’en suis incapable. Par contre, si je réalisais un effort de tri, je pourrais – un jour – m’attaquer à mes carnets, où je trouverais bon nombre de petites phrases piquantes. Mais pas sur les évènements principaux. Je ne prépare pas le journal des Goncourt !
Guillaume Gonin : Le goût de l’écriture va-t-il de pair avec le goût de la lecture ? Suivent-ils des chemins parallèles ?
Hubert Védrine : En principe, l’un conduit à l’autre, et ils se stimulent, même si beaucoup de gens lisent encore et moins écrivent. On peut avoir le goût de la lecture, sans avoir l’envie, le don ou la discipline de l’écriture. Pour moi, cela a fait partie d’un même ensemble, du même mouvement. Lire, écrire, apprendre à s’exprimer, à exposer. Dans mon milieu, l’écriture était valorisée : écrire un livre, c’était une réalisation, le « chef d’œuvre » de l’artisan. Avoir rencontré un écrivain suscitait la curiosité et l’admiration dans ma famille maternelle limougeaude : Georges Emmanuel Clancier.
Guillaume Gonin : Quand vous écrivez un livre, avez-vous des rituels d’écriture ?
Hubert Védrine : Non. C’est valable pour de vrais écrivains, de ceux dont c’est la vie, le métier et qui organisent leurs journées autour de cela, par exemple écrire très tôt le matin, au lever du soleil, puis prendre son petit-déjeuner, marcher dans un parc ou au bord de la mer, ou la nuit, etc. Je ne fonctionne pas comme ça ! J’ai écrit beaucoup, n’importe où. Même si j’aime la beauté, le silence et la nature. Je peux m’isoler facilement : vous me mettriez un bureau place de la Concorde, je pourrais écrire. Simplement, j’ai besoin de papier et de stylos, plutôt que d’ordinateurs et de souris ! Je fais les deux mais, je tiens à ce contact physique. Même chose pour la presse. Le philosophe Jean Guiton, ami du pape Paul VI, donnait des conseils pour bien écrire : taille du bureau, éclairage, stylos, etc. Il faudrait exhumer ses œuvres, comme un antidote.
Guillaume Gonin : Avez-vous déjà eu envie de louer un chalet pour écrire, au fond d’une vallée ?
Hubert Védrine : J’y pense souvent, et on m’en prête, mais je ne l’ai jamais fait (sauf une fois au bord de la mer, chez un ami près de Toulon), et ce ne serait pas au fond d’une vallée mais en hauteur, avec vue. J’ai sans cesse écrit en faisant autre chose. Aucun de mes livres n’a été écrit à plein temps, même « Les Mondes de François Mitterrand », dont j’ai rédigé l’essentiel dans la grande salle du Conseil d’Etat, celle qui donne sur les jardins du Palais Royal. Je ne suis pas un bon exemple en termes de méthode. Jamais je n’ai trouvé les conditions idéales pour ne m’organiser qu’autour de l’écriture. La vie est carnivore.
Guillaume Gonin : Comme François Mitterrand avec son projet de livre sur Laurent de Médicis, avez-vous un projet littéraire qui vous tient à cœur mais auquel vous n’avez pas encore eu l’occasion de vous atteler ?
Hubert Védrine : Non. Mais j’ai d’autres projets … A l’heure actuelle, je travaille sur le « Dictionnaire amoureux de la géopolitique », que je dois repenser, en partie, après les évènements de 2020. J’ai d’autres projets, comme par exemple un texte sur ma famille et le Maroc. Ainsi que, peut-être un jour, revenir sur les décisions qui ont marqué mes cinq années au Quai d’Orsay – mais cela ne sera pas des « Mémoires », au sens classique plutôt des leçons à tirer pour aujourd’hui. Et puis, j’ai aussi des projets plus littéraires, plus personnels, si j’ai le temps. Écrire sur mon histoire familiale, depuis mes grands-parents Chigot et Védrine, dans l’esprit, si j’ose la comparaison, des « Etés anglais » d’Elizabeth Jane Howard. Mais il me faudrait des journées de 50 heures ! La « Biographie non autorisée d’Olrik », (le grand méchant de Blake et Mortimer) écrite avec mon fils Laurent, à laquelle nous allons ajouter quelques bonus va ressortir en poche, en 2021. Vous n’imaginez pas les réactions que nous avons reçues. Les gens ont joué le jeu. Un ancien ministre m’en a parlé l’autre jour : « j’ai lu votre enquête sur Olrik, c’est passionnant, très convaincant. Mais je crois qu’il était arménien, et non balte. » (Rires)
Guillaume Gonin : Est-ce le livre que vous avez pris le plus plaisir à écrire ?
Hubert Védrine : Oui ! Écrire avec mon fils, à quatre mains, mêler le vrai et le faux, le faux et le vrai. Il y a eu là de la jubilation intellectuelle. Mais, les écrits qui résument le mieux l’évolution de ma pensée depuis quinze ans sont les préfaces de mes quatre recueils de textes : « Face à l’Hyperpuissance », « Le temps des chimères », « Dans la mêlée mondiale » et « Comptes à rebours ». Et puis, quand j’aurai du temps, en plus de tout ça, j’essayerai d’écrire un texte à prétention plus littéraire qui serait une méditation sur tous les mondes que j’ai connus et qui se sont désintégrés en route.
Guillaume Gonin : « Le monde d’hier » de Zweig, façon Hubert Védrine ?
Hubert Védrine : Je n’y prétends pas ! Et ce serait un peu nostalgique, pas trop, mais moins désespéré. Plusieurs mondes. Entre autres, la famille catholique. Le monde de Mitterrand, la France rurale en Creuse, le PS triomphant, des milieux et des communautés auxquels j’ai appartenu, et qui se sont dissouts. Nostalgique, mais sans drame. Une attitude stoïque vis-à-vis du temps qui passe. Tous mes projets ne réaliseront peut-être pas, mais je tiens à celui-ci.
Guillaume Gonin : Vous êtes-vous déjà dit, en terminant la lecture d’un livre : « j’aurais bien aimé écrire celui-ci » ?
Hubert Védrine : J’ai adoré « l’empire des steppe » et, longtemps après, « les nouvelles routes de la Soie ». Mais ce sont des essais. Mais non, sauf à vouloir être Tocqueville, ou Aron ou Camus … Mais parmi les grands auteurs contemporains ? Non. Je n’y pense pas.
Guillaume Gonin : Je pensais à « Diplomatie », de Kissinger.
Hubert Védrine : Ah ! C’est autre chose ! En fait sa thèse. C’est prodigieusement intéressant sur Richelieu, Metternich, etc. C’est différent de ses Mémoires comme secrétaire d’État des États-Unis. Il n’y a pas de jalousie à ressentir, si l’on n’est pas universitaire. De plus, cela n’aurait pas eu le même impact s’il avait été un professeur allemand et non un dirigeant américain de premier plan. En tous les cas, je m’inscris dans ce courant réaliste, plus honnête à mes yeux que l’idéalisme. L’éthique des responsabilités. Je suis heureux quand je tombe dans des articles sur une formule géniale (ex, Roger Pol Droit, que je cite souvent « Les Français adorent donner des leçons à tout le monde, sans en recevoir de personnes »). Je suis sensible à la synthèse, aux formules ramassées et percutantes. J’ai parfois le sentiment d’avoir mieux résumé une situation ou un enjeu en une phrase, que d’autres en trois pages. Mais pas toujours. Donc, je suis très heureux de rencontrer ce talent chez d’autres. Surtout quand cela se rattache à l’esprit français, si attaqué de toutes parts.
Guillaume Gonin : Justement, les grands écrivains ont l’art du mot juste, de la phrase qui contient un monde …
Hubert Védrine : Oui. Ils sont des sismographes, ils détectent et retranscrivent ce qui se passe dans les profondeurs de la société, ou de l’âme humaine, et parfois ils ramassent tout cela en une phrase qui fait mouche. Certains voient ainsi ce que les autres ne veulent pas voir, ne peuvent pas voir. A ce titre, Houellebecq sent les choses, mais peut-être plus en sociologue qu’en écrivain.
Guillaume Gonin : Quel auteur trouvez-vous étonnamment mésestimé ?
Hubert Védrine : Méstimé ? Je ne vois pas. Je suis très heureux qu’on redécouvre Kessel, qui est un écrivain formidable, torrentiel. Et qu’on remettre Simenon au premier plan. Ou Georges Orwell (il n’y a pas que « 1984 », « Une Histoire Birmane » est extraordinaire), ou Romain Gary. On oublie trop Mauriac et Gracq, le Sartre des Mots. Et relit-on Dostoïevski ?
Guillaume Gonin : Ne sommes-nous pas toujours trop injustes envers notre temps, idéalisant ceux de nos pères ? N’est-ce pas le lot de toute génération que de regarder en arrière ?
Hubert Védrine : Non car depuis le XIIIème siècle, on croit au progrès (mais ce qui est à la mode se démode), mais ce n’est pas une raison pour accepter en littérature l’obsolescence programmée. Ce n’est pas l’idéalisation du passé : c’est une décantation. Pourquoi Sophocle, Molière, Stendhal ou Balzac ont résisté au temps ? On ne peut pas se tromper éternellement sur les talents. Certains ne sont plus lus parce que la langue a trop évolué, ou en raison du poison insidieux du politiquement correct qui aboutit à de nouvelles mises à l’index. Pour autant, sommes-nous trop tournés vers le passé ? Au point de ne pas nous rendre compte qu’il y a de grands talents sous notre nez ? Si c’est le cas, ils finiront par s’imposer, sauf si Gutenberg est définitivement supplanté par le numérique et l’image, ce à quoi il faut résister. J’ai toujours refusé les cloisonnements artificiels. Notamment entre grande littérature et littérature populaire, de gare. Quand j’étais enfant, les instituteurs désapprouvaient qu’on lise des bande-dessinées. Maintenant, quand les enfants en lisent, les instituteurs sont contents qu’ils lisent quelque chose ! Il y a des talents phénoménaux dans la littérature de voyage, d’aventures, qui est considérée par certains comme secondaire, Erreur ! voyez Nicolas Bouvier. Sylvain Tesson, très grand talent singulier, est au carrefour de tout cela. Il y avait dans la grande littérature classique un risque d’ossification ; aujourd’hui, le risque n’est plus celui-là, mais l’inverse. Il faut au contraire préserver son génie, et transmettre.
Guillaume Gonin : Le regard d’amis d’un autre pays ou de personnalités étrangères vous a-t-il parfois permis de reconsidérer un auteur français, ou de mieux vous rendre compte de sa puissance ?
Hubert Védrine : J’ai été frappé par la place qu’occupait la littérature française du XIXème siècle dans l’enseignement des anciens régimes communistes. Tous les Russes et tous les Chinois connaissaient Victor Hugo et Alexandre Dumas. C’est d’ailleurs peut-être ce qui m’a redirigé vers Alexandre Dumas … Lors d’un voyage à Pékin, le président chinois Jiang Zemin m’avait récité le texte de Victor Hugo, en réaction au sac en 1860 du Palais d’été, par les troupes françaises, dans lequel il avait écrit que « les barbares, ce sont nous, les Occidentaux ». Le président chinois connaissait ces quelques lignes de Victor Hugo, par cœur, en français ! Je me suis senti idiot, parce que je connaissais moins ce texte que lui. (Rires) Dès le retour, confus, je me suis donc précipité pour le relire.
Guillaume Gonin : D’ailleurs, lorsque vous étiez ministre, Jacques Chirac vous évoquait-il des auteurs étrangers ?
Hubert Védrine : La culture classique n’intéressait pas beaucoup Chirac – ou alors il le cachait bien –, mais il avait une vraie connaissance des mondes non occidentaux, pas seulement du monde chinois. C’était très important à ses yeux. Plusieurs fois, il m’a donné des livres, et notamment une extraordinaire biographie de Gengis Kahn, « Le loup bleu », écrite par un Japonais, Yasushi Inoue.
Guillaume Gonin : Un conseil de lecture, pour terminer ?
Hubert Védrine : Une amie allemande m’a fait découvrir un immense auteur bengali qui m’était inconnu : Amitav Ghosh. Un géant ! C’est ma plus belle découverte depuis des années. Son livre « Un océan de pavot » est prodigieux, on suit les méandres des pensées des coloniaux anglais en Inde juste avant la guerre de l’opium. C’est romanesque, très bien écrit. Sous la plume de ce gigantesque auteur, on comprend la réalité de ce passé qui ne passe pas, entre les Occidentaux et les autres, tout ce qui ressurgit aujourd’hui comme une lave en fusion.
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Après une ultime série de portraits dans le couloir, notre entretien touche à sa fin. Pour autant, la discussion se poursuit dans l’ascenseur. Si les trois heures écoulées confèrent à cette première Bibliothèque des Politiques une densité et un foisonnement remarquables, elles semblent bien insuffisantes à couvrir la passion d’une vie, comme il me le confie au moment de nous quitter : « Votre chronique est terrifiante, parce que c’est sans fin ! » Retrouvant brusquement le brouhaha et l’effervescence d’un Paris déconfiné, je souris en me disant que c’est tout le mal que je lui souhaite – dans l’espoir que mes prochains invités se prêteront au jeu avec autant d’entrain que l’ancien ministre des Affaires étrangères.
Quand la littérature discute avec le monde. Jamais cette maxime que nous aimons tant chez Ernest n’aura été aussi vraie. Dans ce premier épisode d’une nouvelle rubrique intitulée« Dans la bibliothèque des politiques », Guillaume Gonin nous emmène chez Hubert Védrine. L’ancien ministre des Affaires étrangères et secrétaire général de l’Élysée sous la présidence de François Mitterrand est un immense amoureux des livres. Il entretient avec la littérature et l’objet livre un rapport charnel, intelligent, vif et plein d’humour. Rencontre passionnante et puissante. Rencontre dense et intense qui va de Camus à Nemirovsky en passant par Slimani, Malraux, Chateaubriand, Yourcenar et plein d’autres surprises. Rencontre littéraire par excellence qui ne pouvait pas mieux inaugurer cette nouvelle rubrique. Entre ici Hubert Védrine avec le cortège de tes lectures… D.M.
« Mon premier rapport au livre, c’est l’envahissement ! » C’est par ces mots que je suis accueilli au domicile parisien de mon premier hôte. En effet, tables, étagères et bureaux sont jonchées de livres d’une surprenante variété. L’ Histoire e t la géopolitique y sont dignement représentés, bien sûr – mais pas que. Beaucoup lui ont été directement adressés par leurs auteurs, comme en témoignent les mots et les coupures qui les accompagnent.
Au salon, De Gaulle et Mitterrand occupent une place de choix ; dans le bureau, beaucoup de biographies, la collection complète des albums de Blake et Mortimer, ainsi que l’essentiel de Camus et Malraux. « C’est en cours de rangement », s’empresse-t-il de me préciser, lorsque mon regard se perd dans l’une ou l’autre de ses bibliothèques.
L’entretien commence autour d’un café. Derrière moi, sous les traits de l’excellent David Suchet, l’œil frétillant d’Hercule Poirot scrute une assemblée de suspects, à la recherche du coupable – sans son, pour éviter toute distraction.
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Guillaume Gonin : Aussi loin que vous puissiez remonter, les livres ont-ils toujours fait partie de votre vie ?
Hubert Védrine : Oui ! Je suis né en 1947. J’ai donc vécu une enfance sans télévision. Cela paraît si loin ! Pensez que certains ont du mal à imaginer comment l’humanité pouvait fonctionner sans portable, alors sans la télévision ! Je vous parle donc d’une époque sans télévision, et bien sûr sans tablettes, sans écran, sans jeux électroniques : il y avait la radio, les jeux de société (le Cluedo, le taotl, sorte de bridge), l’ennui créateur, la rêverie et le monde infini des livres qui ouvrait tant de portes secrètes. Chez mes parents, comme chez mes grands-parents Chigot l’été, en Creuse, les livres étaient partout. Nous lisions des « illustrés », des bande-dessinées, des petits livres, de tout. Cela se passait tout à fait naturellement. Mes parents m’encourageaient à lire, sans insister, et entre copains du lycée on parlait de nos lectures.
Guillaume Gonin : Associez-vous vos souvenirs d’enfance à une bibliothèque particulière ?
Hubert Védrine : A plusieurs. A Bois- Colombes, où je vivais, beaucoup d’histoire contemporaine, la seconde guerre mondiale, des livres d’actualité politique, des romans d’aventures, comme Ivanhoé, Robinson Crusoé, l’Ile au trésor, mais aussi des récits de voyage, des polars, des BD, de tout. En Creuse, à « Chez Livet », où je suis né, on trouvait ce qui se lisait dans une famille catholique de province au XXème siècle, (genre le Mourron rouge), la Bibliothèque rose, la Comtesse de Ségur, les bibliothèques rouges et or, la Bibliothèque verte, Patira, les « Signes de piste », « Sans famille » et d’Hector Mallot, etc. Des classiques, des livres sur les régions, la nature, mais aussi énormément de romans policiers chez ma tante Delphine, l’intégralité du Masque, tout Agatha Christie, les Hauts de Hurlevent. Au salon, des romans d’anticipation (Jimmy Guieu). Dans la chambre de mon oncle, Pierre Chigot, des ouvrages de spiritisme, de sorcellerie (Le Grand Albert), toute la série de la Revue du « Matin des magiciens », le courrier de l’Unesco, des livres de voyage, Jules Verne. Dans la chambre de ma grand-mère maternelle, des missels, les Evangiles (pas la Bible), la littérature catholique classique, mais aussi Julien Green, ou Mauriac. Impossible de tout citer ! C’était un milieu gentiment cultivé, sans prétention mais qui n’imposait rien. Les conversations à table – charades, jeux de mots, contrepèteries – permettaient d’affuter le sens des mots. Et pas de séparation entre la bande dessinée et la littérature, ni entre les romans policiers et la grande littérature. L’Histoire et l’actualité. On furetait dans les rayons. Je me souviens d’avoir été, à l’adolescence, pris d’une frénésie de lecture de romans policiers, lisant jusqu’à 5h du matin dans ma petite chambre individuelle en bois, à l’étage des enfants : Agatha Christie, Sherlock Holmes, Simenon, Maurice Leblanc, mais aussi Jean Bruce (OSS 117) … Je n’ai pas commencé par la culture classique ! Je suis venu à Flaubert et à Stendhal plus tard. Je ne lisais pas beaucoup les livres inscrits au programme scolaire !
Guillaume Gonin : Qu’en avez-vous conservé ?
Hubert Védrine : Une curiosité constante, le goût des mots, des autres, et de la découverte. Et le sens de l’évasion par les mots. Encore aujourd’hui, je lis trois ou quatre livres par semaine. En voyage, j’emporte toujours plusieurs livres avec moi pour pouvoir choisir. En général un livre classique, que je relis, des livres d’enquête, d’Histoire (je suis insatiable), les livres récents de géopolitique, souvent un polar historique, un auteur étranger ! Je reçois beaucoup de livres de journalistes (le dernier, celui de Jean-Pierre Tuquoi, sur l’Oubangui- Chari « un pays qui n’existe pas » déjà ancien, remarquable !), d’amis, d’historiens, de journalistes, de politiques (pas les plus intéressants, mais il faut les lire !), d’essais et maintenant de Mémoires de gens que j’ai connus. C’est très varié. Toute ma vie, sauf peut- être l’année intensive de la préparation à l’ENA, j’ai toujours beaucoup lu. C’est vital pour moi, comme une respiration.
Guillaume Gonin : Votre intérêt pour l’Histoire provient-il de l’enfance, lui aussi ?
Hubert Védrine : Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours adoré l’Histoire. C’était excitant d’avoir un père qui racontait l’avant-guerre à mes amis d’enfance et moi – une sorte de « groupe de Bois-Colombes » -, la guerre et l’après-guerre telles qu’il les avait vécues. L’Histoire au sens classique – les Pharaons, Périclès, Rome, les Capétiens, les Valois, les Bourbons, la Révolution –, cela m’est venue après, avec Dumas, Druon, mais aussi Braudel. Quand je suis arrivé à l’Elysée, très jeune (à 34 ans), le fait de travailler pour quelqu’un d’aussi impressionnant que François Mitterrand a attisé encore plus chez moi l’intérêt pour l’Histoire, « les grands hommes » (j’assume !), les grands décideurs politiques, les questions de géopolitique. J’ajoute que mes parents connaissaient Jean et Simonne Lacouture. Jean Lacouture m’électrisait même si je ne fonctionnais, intellectuellement, pas du tout de la même manière. Je suis devenu un être hyper rationnel et logique, engagé et distancié à la fois. Il était une pile d’enthousiasme, de sensibilité, de véhémence, de passions. J’ai lu les grandes biographies de Lacouture, puis d’autres historiques ou littéraires (surtout tous les grands personnages, par dizaines, Talleyrand et autres). Puis il y eut dans mes goûts des élargissements successifs. Je suis très sensible à la qualité de l’écriture. Je savoure l’esprit français mais aussi n’importe quel texte bien écrit et souffre des phrases justes mais lourdes et pataudes ou jargonnesques (le jargon se répand !) ! (Rires)
Guillaume Gonin : Vos précoces envies de voyage vous sont-elles venues par la lecture ?
Hubert Védrine : C’est l’œuf et la poule … Préparer un voyage en lisant avant, lire en voyageant, puis après ! Des grands journalistes, comme Tibor Mende, pouvaient évoquer chez mes parents leurs discussions avec Chou Enlai ou Nehru ! Le monde était là, à notre porte ! C’était excitant. Et les récits de voyageur, Marco Polo et tous les autres ! J’ai toujours été rebuté par le tourisme de masse. En revanche le voyage, le vrai voyage, m’a toujours fait rêver. C’est complètement différent. Prenons Roger Frison-Roche. J’ai adoré son cycle montagnard, « Premier de cordée » bien sûr, mais aussi « La Grande crevasse », et « Retour à la montagne » parce que mon autre ancrage en France est la Savoie, donc la montagne. J’ai ensuite lu sa trilogie qui se déroule dans les années 1920 au Sahara : « la piste oubliée », « la montagne aux écritures » et « le rendez-vous d’Essendilène ». Cela me faisait rêver. Quand, longtemps après, j’ai été invité avec ma famille à me rendre quelques jours à Djanet et dans le Tassili, je m’y suis précipité. Mes voyages dans le monde, au pouvoir ou privés, n’ont de cesse de me donner de nouvelles envies de lectures. Mais Conrad, Melville ou Marco Polo, ce sont les découvertes tardives.
Guillaume Gonin : Avez-vous longtemps cultivé le fantasme du reporter – qui voyage, lit et écrit ?
Hubert Védrine : Vous pensez à Kessel, à sa puissance descriptive ? Oui, ce n’était d’ailleurs pas un fantasme, mais mon premier projet en tant que lycéen. Quand j’écoutais Lacouture chez mes parents, je voulais l’imiter. Mon idée après Sciences Po était de devenir journaliste, et après avoir été jusqu’en Afghanistan en voiture pendant trois mois – une expérience inoubliable ! À vrai dire, je n’avais pas envie de tenter l’ENA, tant à Sciences Po j’avais été refroidi par des petits vieux de vingt ans en costume trois-pièces … ce n’était pas du tout mon truc ! (Rires) Par mon père, j’ai pu approcher le journal Le Monde. Claude Julien, qui venait de succéder à André Fontaine à la tête du service étranger a accepté de me prendre à l’essai, à condition que je fasse mon service militaire avant. Et j’ai donc rempli tous les papiers pour aller en Égypte, dans la Coopération. De là-bas, je devais envoyer au Monde des billets d’impressions, genre « lettre d’Assouan ». J’avais déjà un pseudo « Hubert Elina ». Je revois encore le jour où je me suis rendu à la poste, portant sous le bras mon dossier pour la coopération, soudain je me suis dit : « si je pars, je n’aurai jamais présenté l’ENA, je le regretterai toute ma vie ». Je fais donc demi-tour. Je m’inscris en prep’ ENA, je prépare un an, et je suis reçu en 1970. Là, il y a eu une vraie bifurcation dans ma vie.
Guillaume Gonin : Comment l’expliquez-vous ?
Hubert Védrine : Un retour d’ambition jusque-là retenue. Le défi lancé à soi-même. Mon père nous incitait mes amis et moi, à suivre nos envies, notre personnalité. J’ai été élevé dans l’idée qu’il n’existait pas de plafond de verre, ni intellectuel, ni social, qu’il n’existait pas de choses que je ne pouvais pas tenter. L’après-guerre et sa mobilité sociale et humaine, l’exemple de mon père et d’autres, n’était pas très loin. Je suis rentré à l’ENA dernier exæquo c’est le grand oral de culture générale qui a fait la différence ! Il y avait aussi ce jour-là une épreuve de relations internationales et de géographie. L’examinateur était un diplomate brillant, Bertrand Dorin. Il dessinait des fonds de carte avec un talent prodigieux et testait les candidats. Nous étions dans des petites salles, le candidat d’avant transpirait. C’était angoissant. (Rires) Le candidat me précédant est interrogé sur les îles du Japon ; il patauge. Le professeur éclate d’un rire sardonique : « Ha ha ! Malheureusement pour vous, c’était la côte nord du Canada ! » Sadique ! De mon côté, j’ai eu de la chance. Il a dessiné le nord de l’Inde. Et j’ai tout de suite reconnu le Bhoutan, etc., grâce à mes connaissances en alpinisme : un hasard complet, mais un hasard heureux.
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Qui d’autre pour inaugurer cette chronique ?
Très tôt, Hubert Védrine s’est imposé à moi. D’abord, parce que de lui émane une autorité rare sur la scène politique, faite de légitimité transpartisane et d’expérience unique des sommets – tour à tour conseiller diplomatique, porte-parole et secrétaire général de l’Élysée sous François Mitterrand, puis ministre des Affaires étrangères de la cohabitation. Ensuite, parce que j’ai eu la chance d’effectuer de modestes missions à ses côtés, ainsi que de bénéficier de ses précieux conseils dans mon parcours et mes projets, une relation particulière me lie à lui. Me donnant quelques intuitions pour cet entretien, dont il prendra un malin plaisir à prendre les orientations à contre-pied.
Les tasses de café vidées, l’échange se poursuit du côté d’une des bibliothèques. Les livres sortent au gré des réponses, comme ce recueil de discours de politique étrangère de François Mitterrand, dédicacé de la plume si reconnaissable de l’ancien président ; à l’intérieur, le menu de l’Élysée du déjeuner au cours duquel les épreuves ont été relues. Un souvenir précieux, parmi d’autres.
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Guillaume Gonin : Il n’y a pas sous-lecture, disiez-vous. Vous avez commencé par les romans policiers …
Hubert Védrine : En effet, j’ai dévoré les romans policiers et d’espionnage. Simenon est un immense écrivain. Plus tard, quand j’ai quitté le Quai d’Orsay, j’ai relu son œuvre intégrale, dans la collection d’Omnibus. Cela m’a pris 13 mois ! Mais je peux citer aussi beaucoup d’auteurs américains de la « série noire ». J’avais lu Ian Flemming, et aussi Gérard de Villiers dès le début – je le reconnais ! –, mais aussi Erle Satnley Gardner, ou Ed McBain – un génial auteur américano-italien de polars qui raconte l’histoire d’Isola (New York) à travers un commissariat. J’en ai plus appris en le lisant sur la réalité américaine que dans bien des études savantes. Mais comme modèle de polar historique, je voudrais citer en premier l’inimitable Van Gulik qui avait ressuscité le Juge Ti (et le Frère Caldwell créée par Elis Peters !) dans la regrettée collection « Grands détectives », chez 10/18.
Guillaume Gonin : … Mais quel serait votre premier grand amour littéraire, une révélation, un coup de foudre ?
Hubert Védrine : Albert Camus. Sans contexte. Dire cela en 2020 paraît banal. Tout le monde se dit camusien maintenant. En fait, c’est plus compliqué. En tout cas, à l’époque, je n’avais pas conscience de la puissance du système d’intimidation marxiste. Je ne mesurais pas la violence et l’injustice de l’excommunication de Camus par Sartre. Personnellement, j’avais déjà découvert Camus un peu avant sa mort. Mes parents m’avaient offert un disque avec « l’Étranger » et « Noces » lus par Serge Reggiani et Camus lui-même. J’avais treize ans quand il disparut en 1960. Sa mort brutale m’a choqué. Du coup, je l’ai lu plus largement. À l’époque, je n’ai pas abordé Camus par le biais philosophique – « L’homme révolté » me cassait les pieds –, mais par les petits essais lumineux. Son côté sentencieux ne me pesait pas. « Noces » et « L’été », (les Amandiers) ce n’est que de la beauté ! Sa parole était juste. Vers 13 ou 14 ans, je connaissais trente à quarante pages de Camus par cœur. C’était devenu un élément de ma vie. Au lycée, je faisais un peu singe-savant, j’étais même connu pour ça : j’apportais le disque, on écoutait, je récitais des pages. Les professeurs ont été gagnés par mon enthousiasme, et quand cette annexe du Lycée Chaptal a dû choisir un nom, elle est devenue ainsi le lycée Albert Camus de Bois-Colombes. La première fois que j’ai gagné un peu d’argent – en donnant des cours d’histoire-géo une « boite à bac » pour adolescents redoublants,–, mon premier voyage a été pour Tipasa. J’ai ensuite été emporté au-delà par le mouvement de la vie, mais j’ai toujours eu un Camus proche de moi. Même deux pages. A partir du moment où j’ai développé une relation étroite avec Jean Daniel – très grand journaliste et un intellectuel courageux –, donc après mon arrivée comme jeune conseiller à l’Élysée en 1981, nous nous sommes mis à parler de Camus. Je lui disais : « vous êtes mon intermédiaire chamanique avec Camus » ! Il souriait. Et quand une assistante de mon père, amie d’enfance, Marie Claude de Saint Seine est devenue Madame Char (cf « Eloge d’une soupçonnée ») et que j’ai rencontré René Char chez lui à l’Isle sur Sorgue, c’est l’ami fraternel de Camus que je voyais d’abord en lui. Toute une série d’autres petits liens me lient à Camus. Quand j’étais ministre, devenu ami de Joshka Fischer – un autodidacte très cultivé qui plaçait Camus tout en haut de sa hiérarchie –, je l’ai invité un jour en Provence et l’ai emmené à Lourmarin, sur la tombe de Camus. Une autre fois, j’ai été invité, aussi à Lourmarin, par Jérôme Monod, l’homme de Chirac, à déjeuner avec Catherine Camus, sa fille. Après, nous avons été dans sa maison. Voir l’imperméable de Camus, genre Humphrey Bogart, toujours là, était émouvant.
Guillaume Gonin : Et après Camus ?
Hubert Védrine : J’ai eu plusieurs autres passions, successives. Malraux pendant quelques années, après moins. Et je le relis maintenant avec un plaisir jubilatoire. Pas les romans des années 1930, mais le reste. Le grand jeu de l’art, des civilisations ! Pendant ma passion Malraux, d’ailleurs, j’avais demandé à Lacouture qui écrivait sa biographie de me faire dédicacer les Antimémoires. Il n’a pas réussi compte tenu de l’état de Malraux. Enorme déception ! Julien Gracq, aussi, que j’ai connu grâce à Régis Debray, lui-même un auteur marquant, solitaire, altier, un genre à lui seul. Nous sommes allés ensemble déjeuner avec Gracq à Saint Florent le Vieil. Et Giono, dévoré dans ma période Lubéron. Une langue unique.
Guillaume Gonin : Avant le XXème siècle, quels sont les auteurs qui vous touchent ?
Hubert Védrine : J’ai été capté par Flaubert. J’ai même presque lu tout le livre de Sartre sur Flaubert, « L’idiot de la famille », thèse monumentale de près de 2000 pages ! J’ai découvert Balzac, aussi, à qui je voue une passion durable. C’était ma phase « nous deux, Paris ! ». Le livre de Félicien Marceau qui est le catalogue des personnages de Balzac, où l’on voit tous les liens entre eux, ne me quittait pas, Maupassant, aussi, porté aux nues par VGE. J’ai découvert Chateaubriand, pour le style et aussi, par Mitterrand, Lamartine, mais il me rasait un peu, ou Zola, Renan, Casanova (ses mémoires), Jules Renard (le Journal). J’ai passé plus de vingt ans avec Mitterrand. Il avait toujours un livre à la main, plus que pour la photo ! Les auteurs antérieurs au XIXème siècle, Pascal, Racine, Molière, oui c’est souvent génial, mais j’y suis moins sensible. Il y a un trop grand décalage de langue. Cette lumineuse langue française du XIXème et XXème, issue d’un cheminement extraordinaire, est à la peine aujourd’hui. J’ai découvert Proust, tardivement. Mais alors je l’ai dévoré. D’abord, Swann et Guermantes, et puis toute la Recherche !
Guillaume Gonin : Votre coup de foudre le plus récent ?
Hubert Védrine : Il y a beaucoup d’auteurs dont j’ ai adoré le talent, ou un livre en particulier. Celui d’Irène Nemirovsky par exemple. Si elle n’avait pas été assassinée par les nazis, elle aurait été une de plus grandes. Paul Morand bien sûr. L’an dernier : Somerset Maughan. Mieux vaut tard que jamais ! Le style de Leila Slimani, de Charles Dantzig, de mon ami Erik Orsenna, de Pauline Dreyfus. Mais mon dernier vrai coup de foudre, c’est Yourcenar. Pour l’écriture, j’ai des gouts classiques. J’admire Victor Hugo, même si je n’ai pas d’engouement. Trop enflé. À part « Choses vues », un bijou. Alors que quand j’ai découvert les Mémoires d’Hadrien de Yourcenar, j’ai trouvé cela sublime, parfait. J’ai un goût pour l’écriture décantée, dépouillée (par exemple le Sartre des Mots). J’ai adoré aussi les Mémoires de Yourcenar. Une anecdote : il y a longtemps, en 1980, j’étais en voyage avec ma femme aux Etats-Unis, dans le Maine. On arrive à Mount Desert Island, à Northeast Harbor, un endroit reculé où Yourcenar vivait avec sa compagne, Grace Frick. On y mange du homard, comme tout le monde. Je regarde l’annuaire de téléphone : toc ! Grace Frick. J’appelle. Personne ne répond. Frustration ! Ce lien à la lecture, les auteurs, a toujours été important dans ma vie. Quand Yourcenar est venue à Paris, au Ritz, je lui ai fait porter un livre à dédicacer, mais je ne l’ai pas vue. Coups de foudre successifs, donc, et puis tout s’agrège, tout s’additionne. Je n’ai renoncé à presque aucun de mes goûts, je les ai combinés. Dans le même temps, au fil des années, j’ai lu des centaines d’ouvrages d’actualité politique, économique et géopolitique, mais tout cela ne reste pas, sauf quelques pages de de Gaulle ou de Mitterrand et quelques rares essais à l’intelligence transperçante.
Guillaume Gonin : Etes-vous un collectionneur ?
Hubert Védrine : J’aime les livres, l’objet, le papier mais non, je ne suis pas collectionneur. Ni acheteur, ni bibliophile. Je suis très attaché à quelques livres, pour des raisons affectives. Des livres dédicacés par Mitterrand, des livres dédicacés à mon père ou à moi par différentes personnalités ou qui me parlent de quelqu’un, ou liés à un moment de ma vie. Ça me touche, ces messages venus de loin qui traversent les époques. Je suis sensible à cela, mais pas de façon maniaque ni fétichiste. J’ai reçu tellement de livres dédicacés dans ma vie, de présidents, de personnalité, d’auteurs que ça se banalise. Je ne les garde que si j’y vois encore un vrai sens. Je me suis même résigné à jeter des livres ! Avant je n’y arrivais pas, même des livres sans intérêt ! Un des livres auxquels je tiens le plus est un ouvrage de Paul-Émile Victor, « Apoutsiak, le petit esquimau », qui avait eu un succès monumental à l’époque. C’est le premier livre qui m’a été dédicacé, j’avais trois ans !
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Parce que la plupart des essais qui lui tiennent à cœur trônent dans son bureau professionnel, Hubert Védrine a souhaité que l’entretien puisse s’y poursuivre ; nous prenons donc la route. En voiture, les discussions s’écartent du sujet initial, glissant des œuvres de science-fiction et de fantasy à leur adaptation au cinéma.
Star Wars ? « Je m’y suis mis avec mes petits-enfants. Et je trouve que ça fonctionne bien, y compris ceux que tout le monde déteste. On voit bien que l’humanité a toujours construit des schémas manichéens. » Comme toile de fond à nos considérations de géopolitique intergalactique, la place des Invalides et le Quai d’Orsay, dont il fut le locataire le temps d’un quinquennat. Alors que nous traversons la Seine, je n’ose lui demander quels ministres ou présidents lui évoqueraient Dark Vador, Chewbacca ou l’Empereur. A défaut, nous revenons à notre sujet – les livres –, avec en tête l’idée d’évoquer la figure tutélaire de François Mitterrand, ce dernier leur vouant une passion dévorante.
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Guillaume Gonin : A la fin de ma mission à vos côtés, vous m’aviez donné un conseil exigeant : « terminez toujours les livres que vous commencez ». Donnez-vous ce même conseil aux étudiants ?
Hubert Védrine : Oui ! J’essaie ! À mes étudiants de la PSIA de Sciences Po, je leur dis en début de semestre : « Lisez un livre en entier, du début à la fin. » Ils me répondent : « A quoi ça sert ? » (Rires) Je leur dis : « A comprendre un raisonnement créatif du début à la fin, pour lutter contre la culture en miettes, type Wikipédia, l’instantanéisme, l’utilitarisme informatif. » Car si la culture du livre devient marginale, comme ça l’était avant Gutenberg, si tout est dominé par la culture numérique immédiate, cela s’ajoutera aux autres grands facteurs de confusion et de risque pour notre monde. C’est très dangereux. Des masses de gens peuvent être entraînés par l’émotion dans n’importe quoi. Rappelons-nous l’usage de la radio par les dictateurs des années 30. Voilà pourquoi il faut toujours avoir des points d’ancrage. Si on manque vraiment de temps, il faut au moins lire la conclusion. Il ne faut pas passer à côté de l’aboutissement où l’auteur veut nous conduire.
Guillaume Gonin : Vous intéressez-vous aux grands auteurs de la psychanalyse ?
Hubert Védrine : Un peu. Comment faire autrement à notre époque ? Mais superficiellement, pas en profondeur. Mais puisque la psychanalyse fonctionne encore en France, à New York, et en Californie (et en Argentine), que des gens y croient et que le siècle de la psychanalyse a eu un effet profond sur la psychè occidentale – tout le monde se ressent névrosé, humilié, discriminé, etc. –, il faut en tenir compte. Mais je connais beaucoup de médecins et de chercheurs qui se disent sûrs (je simplifie à dessein) que tout cela sera relativisé quand on comprendra mieux le fonctionnement chimique et électrique du cerveau, même s’il y aura toujours des souffrances psychologiques. Donc j’écoute comme ça, avec une attention flottante, comme aussi les analyses des économistes, parce que ça fait partie de l’époque dans laquelle je vis et que c’est parfois, ponctuellement, génial, façon Woody Allen. Mais je n’y ai jamais adhéré profondément. Je ne pense pas que les sociétés d’avant la psychanalyse, en tenant compte des auteurs grecs et des confesseurs catholiques, aient moins bien compris les fondamentaux de l’âme humaine. En plus, je récuse absolument l’idée du péché originel et le diktat actuel de la repentance, que j’oppose à la lucidité et l’honnêteté historique. Donc cela fait partie de mon environnement mais cela n’a pas été fondamental dans ma construction. Lévi-Strauss est plus important pour moi.
Guillaume Gonin : Si vous êtes d’accord, j’aimerais aborder à la fois votre lien aux livres et à François Mitterrand. Tout d’abord, la littérature et la lecture ont-elles joué un quelconque rôle dans votre rapprochement de l’orbite du président socialiste, indépendamment de vos liens historiques et familiaux ?
Hubert Védrine : C’est vrai que j’aimais sa langue, son écriture, son style, – Ma part de vérité. La paille et le grain – mais je n’ai pas été vers lui pour ces raisons. Ce fut complémentaire. J’ai été convaincu assez tôt que Mitterrand serait pour ma génération le personnage dominant – j’aurais sans doute été gaulliste si j’avais eu trente ans de moins. Pour Mitterrand à l’époque, c’était précieux de récupérer de jeunes énarques. En plus, le fils de Jean Védrine, son camarade des moments difficiles ! Même si je n’ai jamais abusé de ce lien. Donc, confiance absolue. Après un épisode nivernais, François Mitterrand m’a jeté dans le grand bain à l’Élysée en 1981, et a observé comment je me débrouillais. Une année plus tard environ, il a vu que ça fonctionnait. D’où la suite. La littérature ne joue donc pas de rôle au départ. Sauf qu’il avait repéré, à l’occasion de déjeuners ou de dîners, que je lisais. Ce que j’aimais par-dessus tout chez Mitterrand, c’est son art de la conversation, au sens du XVIIIème siècle. Parler légèrement de choses graves, et gravement de choses légères. Ecouter les autres. Etre ironique sans blesser. Un jour, je cite un auteur rare que je venais de lire, Paul Gadenne, et j’ai vu à son œil que j’étais monté de plusieurs crans dans son estime. Mais cela n’a pas joué dans sa décision de me confier les missions que vous savez. Ce fut un plus, mais pas un déclencheur. A l’Elysée, je pouvais lui faire des notes sur un livre que j’avais lu, sans que ça paraisse incongru.
Guillaume Gonin : De livres sur la diplomatie, la géopolitique, qui ne se situaient pas forcément dans ses radars littéraires ?
Hubert Védrine : Oui, un peu de tout.
Guillaume Gonin : A la fin de sa vie, pensez-vous que François Mitterrand regrette de ne pouvoir écrire des mémoires en bonne et due forme, ou bien est-ce une projection de ma part ?
Hubert Védrine : Mitterrand admirait les écrivains du XIXème siècle, qui était sa période de prédilection. Mais il m’a dit avoir réalisé assez tôt qu’il ne serait pas le grand écrivain qu’il espérait devenir, d’où la politique. Mais ça ne signifiait pas forcément qu’il avait renoncé à l’écriture de Mémoires. Jacques Attali a expliqué qu’il lui avait demandé de conserver des documents dans l’idée de l’aider le moment venu, comme documentaliste. Ça a tourné autrement. Je ne suis pas sûr qu’il ait voulu écrire des « Mémoires », mais il gardait certainement l’idée d’écrire, en tout cas, un livre de méditations sur les rapports entre l’Allemagne et la France. Réflexion de toute une vie commencée en captivité en Thuringe en 1940 (où j’ai été sur ses traces en 2020, voire avant). Son manuscrit inachevé a été publié chez Odile Jacob.
Guillaume Gonin : Et puis, sa vie se prêtait-elle vraiment à des mémoires traditionnelles ?
Hubert Védrine : On ne saura pas. Cela aurait pu être passionnant (voyez le choc du Journal pour Anne). Mais il n’avait pas tout noté, tous les jours, dans des carnets.
Guillaume Gonin : Depuis le début, nous avons essentiellement évoqué la littérature française ; êtes-vous particulièrement sensible à la littérature d’un autre pays, ou d’ un autre continent ?
Hubert Védrine : Bien sûr, mais pas par pays ou continent, plutôt, par auteurs. Par exemple, j’ai découvert Garcia Marques avec « Cent ans de solitude », un monde foisonnant qui m’avait enthousiasmé. J’avais réalisé sur deux pages un grand arbre généalogique des personnages, les Aureliano Buendia. Quand j’ai appris par Régis Debray que Garcia Marques serait présent lors du déjeuner inaugural à l’Élysée, j’ai sauté sur l’occasion et j’ai apporté mon tableau. Gabriel Garcia Marquez a éclaté de rire : « c’est génial parce que même moi, je m’y perds ! » (Rires) Pour revenir à votre question, ce n’est pas une question de pays. Par exemple, je n’ai pas décidé de m’intéresser à la littérature latino-américaine. Mais, à un moment donné après Garcia Marques, j’ai découvert aussi, Carlos Fuentes, Alejo Carpentier. Hélas, je ne lis pas espagnol ! En dehors du Monde hispanophone. Je peux citer aussi Amos Oz, Milan Kundera, Jorge Semprun, Yachar Kemal, Tolstoï bien sûr.
Guillaume Gonin : Et la littérature nord-américaine ?
Hubert Védrine : Même remarque. J’ai lu Hemingway. J’y trouvais une force, une résonnance avec le siècle, avec les films en noir et blanc technicolor, des années 1940 et 1950 que j’appréciais tant – avec Humphrey Bogart, Gregory Peck, Cary Grant et Burt Lancaster, etc. Amérique que vous connaissez bien, d’ailleurs, puisque vous avez écrit sur Robert Kennedy. J’ai lu Philip Roth, aussi. Mais je n’ai pas décidé de m’intéresser à la « littérature nord-américaine ». Je n’ai jamais lu un auteur pour sa nationalité. De même que je n’ai jamais lu un livre parce que c’était une femme, ou un homme qui l’avait écrit. Georges Sand c’était par esprit de voisinage (le Berry, la creuse). La liste est longue de ceux que je n’ai pas (encore) lus ! Oserai-je reconnaître que je n’ai fait qu’effleurer, ou reporter à plus tard (à quand ?) la lecture approfondie de Dante, Goethe, Cervantès, Shakespeare, Kafka, et j’en passe, que je n’ai pas réussi à entrer dans Joyce, que j’ai picoré Becket, que j’ai un peu lu Dostoïevski, ou Tolstoï – mais pas tout – parce que Camus ou Malraux en parlaient ? Je peux allonger ma liste très variée : Marx, Gide, Pascal, Malcom Lowry. Un jour peut être ? C’est affaire de circonstances, d’occasion.
Guillaume Gonin : Avez-vous mis délibérément un auteur de côté afin de le découvrir plus tard ?
Hubert Védrine : Il y a quelques classiques, je vous le dis que je reporte toujours à plus tard ! (Rires) Mais, par exemple, j’ai découvert Alexandre Dumas tard, à part « Les Trois Mousquetaires » à plus de quarante ans. Après les avoir relus, j’ai lu vingt ans après, et surtout « Le Vicomte de Bragelonne » et ça m’a épaté. Voilà un homme qui passe sa jeunesse à braconner dans les forêts, sans ne guère fréquenter l’école. Il monte à Paris et débute comme gratte-papier chez le Duc d’Orléans. Là, il voit, il observe, – mais quoi ? – et se met à écrire. Et dans « Le Vicomte de Bragelonne », à travers les dialogues entre le Roi, le Cardinal, les grands ministres, on voit qu’il a compris ce qu’était le pouvoir, vraiment. Comment ? Par sa réflexion sur le destin du Général Dumas ?
Guillaume Gonin : La quintessence du pouvoir.
Hubert Védrine : La quintessence, oui, on peut dire ça. Le contraste entre l’acuité de Dumas et les commentaires sans fin en réseaux de politologues verbeux contemporains, c’est saisissant ! Il est vrai que la matière n’est pas la même, j’ai beaucoup lu pour comprendre Alexandre Dumas, mais cela reste un mystère. C’est l’intuition, l’intelligence. Sur cette question du pouvoir, j’ai été un peu initié par Balzac. Dans son roman « Une ténébreuse affaire », il y a un personnage (Marsay) inspiré par Talleyrand, dont, Balzac écrit : « de loin, des profondeurs de son bureau, sans avoir été sur place, sans connaître les protagonistes, il a tout compris : les rapports de force, les tenants et les aboutissants, la conclusion. » C’est à l’opposé du discours contemporain sur le « terrain », où on a l’impression de ne rien pouvoir décider si on n’a pas fait un micro-trottoir.
Guillaume Gonin : Quel regard portez-vous sur la littérature contemporaine ?
Hubert Védrine : Un regard curieux, attentif et distancié. Je pense que l’apogée est derrière nous, que le monde du numérique sera différent. C’est évident que dans l’histoire des arts, il y a des apogées : voyez l’opéra, la musique ou la mosaïque romaine. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il y a une décadence généralisée après. Tous les arts ne déclinent pas en même temps. Mais il ne faut pas réfuter cette idée, par progressisme beta. Depuis une trentaine d’années, il y a eu certes des talents intéressants, mais personne n’a tout à fait dominé. Quand une rumeur insistante me signale un nouveau grand romancier, je le lis. En plus, l’appauvrissement de la langue n’est pas une lamentation infondée. C’est l’ère de la télévision et des écrans, qui a normalisé et en les aseptisant des langages expressifs et savoureux, qui étaient parlés par des métiers, des régions – ce qui se traduit par une réduction du vocabulaire et un usage fautif grandissant de toutes les formes riches et complexes de grammaire et de syntaxe. Et la prolifération virale d’expressions simplifiées surtout dans le langage parlé. Il y a la question de l’éducation, aussi. N’insistons pas. La langue n’évolue pas comme cela s’est toujours fait, elle s’appauvrit. Elle s’anémie. Il y a toujours des gens brillants mais, en politique, personne n’a plus l’écriture de Gaulle ou de Mitterrand. Cela paraîtrait presque bizarre !
Guillaume Gonin : Une certaine forme de décadence littéraire, en miroir à celle de la politique et des médias ?
Hubert Védrine : Je le ressens ainsi, mais c’est peut-être injuste, faute de lire assez nos contemporains immédiats. Et le terme de « décadence » est viscéralement proscrit par les esprits progressistes. En politique, c’est encore autre chose. La démocratie « représentative » est devenue un calvaire, dans lequel les grands médias sont tenus de s’aligner – ton, rythme, vocabulaire – sur l’information continue et celle-ci sur les réseaux sociaux. Gouverner les démocraties représentatives est devenu une gageure. Leur représentativité est contestée au nom d’une démocratie immédiate et instantanée. Pour ceux qui s’orientent vers la politique, la maîtrise de la langue est devenue annexe. Je pense qu’il faut résister à cela, maintenir la « galaxie Gutenberg », garder et nourrir la richesse et la diversité de la langue.
Guillaume Gonin : Et que faire des tablettes de lecture ?
Hubert Védrine : Il ne faut pas être idéologue, mais pragmatique. Les tycoons de la Silicon Valley sont eux-mêmes circonspects … pour leurs enfants. Il faut maintenir l’apprentissage et la maîtrise de la langue, continuer à créer des occasions, des espaces de lecture vraie. Que les gens soient en contact avec de vrais livres, l’objet, le contenu. Après, il faut diversifier. Un peu de tablette de lecture, c’est bien si cela amène à la lecture … Mais il faut garder le contact avec le vrai livre. Le désir de lire. Cela peut se recréer dans une classe !
Guillaume Gonin : Et les bibliothèques … physiques.
Hubert Védrine : Oui, les bibliothèques comme espaces de contact physique avec les livres, de rencontre, de convivialité. Ce que sont également beaucoup de librairies : beaucoup d’enfants lisent par terre, dans les rayons. Chez vous, à Bordeaux par exemple, il y a Mollat. Donc il faut agir, ne pas se laisser dominer par le renoncement. On peut éveiller la curiosité.
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Confortablement installés dans son bureau, je saisis l’occasion d’évoquer un sujet qui m’est cher : l’écriture. Indissociable dans mon esprit, peut-être à tort, de la lecture – l’un et l’autre constituant les deux versants d’une même montagne. Auteur prolifique, dont le monumental « Les Mondes de François Mitterrand » et de nombreux essais, c’est sous la plume d’Hubert Védrine que certaines formules se sont imposées dans l’analyse géopolitique, de l’hyperpuissance américaine au « dissuadeur nucléaire ». Une science du mot juste inspirée par son appétence littéraire ?
Entretemps, Patrice, un jeune (et talentueux) photographe nous rejoint ; d’un œil prudent mais malicieux, l’ancien ministre surveille son installation, s’amusant de certains accessoires, avant de l’inclure dans notre conversation et d’en oublier son cliquetis régulier.
Seules quelques recommandations de posture, de luminosité ou d’arrière-fond interrompent parfois un dialogue qui ne tardera pas à revenir à la lecture, encore et toujours.
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Guillaume Gonin : Passons à l’écriture. D’abord, comment écrivez-vous : à la main, sur ordinateur, à la machine à écrire, dictée …?
Hubert Védrine : J’écris de plus en plus mal à la main, d’un point de vue calligraphique j’entends ! Mes parents m’avaient appris à taper à la machine à écrire. Cela m’a servi. J’écrivais à la main aussi. Même si je n’ai jamais tenu de journal, j’ai d’innombrables notes éparses, et des carnets. Qu’en ferais-je ? Je ne suis pas mémorialiste. L’ambassadeur Claude Martin, qui a écrit un livre remarquable sur la Chine – « La diplomatie n’est pas un diner de gala » –, m’a dit qu’il notait tout depuis l’âge de quinze ans, ce qui fait qu’il se rappelle de choses que les autres ont complètement oublié. J’en suis incapable. Par contre, si je réalisais un effort de tri, je pourrais – un jour – m’attaquer à mes carnets, où je trouverais bon nombre de petites phrases piquantes. Mais pas sur les évènements principaux. Je ne prépare pas le journal des Goncourt !
Guillaume Gonin : Le goût de l’écriture va-t-il de pair avec le goût de la lecture ? Suivent-ils des chemins parallèles ?
Hubert Védrine : En principe, l’un conduit à l’autre, et ils se stimulent, même si beaucoup de gens lisent encore et moins écrivent. On peut avoir le goût de la lecture, sans avoir l’envie, le don ou la discipline de l’écriture. Pour moi, cela a fait partie d’un même ensemble, du même mouvement. Lire, écrire, apprendre à s’exprimer, à exposer. Dans mon milieu, l’écriture était valorisée : écrire un livre, c’était une réalisation, le « chef d’œuvre » de l’artisan. Avoir rencontré un écrivain suscitait la curiosité et l’admiration dans ma famille maternelle limougeaude : Georges Emmanuel Clancier.
Guillaume Gonin : Quand vous écrivez un livre, avez-vous des rituels d’écriture ?
Hubert Védrine : Non. C’est valable pour de vrais écrivains, de ceux dont c’est la vie, le métier et qui organisent leurs journées autour de cela, par exemple écrire très tôt le matin, au lever du soleil, puis prendre son petit-déjeuner, marcher dans un parc ou au bord de la mer, ou la nuit, etc. Je ne fonctionne pas comme ça ! J’ai écrit beaucoup, n’importe où. Même si j’aime la beauté, le silence et la nature. Je peux m’isoler facilement : vous me mettriez un bureau place de la Concorde, je pourrais écrire. Simplement, j’ai besoin de papier et de stylos, plutôt que d’ordinateurs et de souris ! Je fais les deux mais, je tiens à ce contact physique. Même chose pour la presse. Le philosophe Jean Guiton, ami du pape Paul VI, donnait des conseils pour bien écrire : taille du bureau, éclairage, stylos, etc. Il faudrait exhumer ses œuvres, comme un antidote.
Guillaume Gonin : Avez-vous déjà eu envie de louer un chalet pour écrire, au fond d’une vallée ?
Hubert Védrine : J’y pense souvent, et on m’en prête, mais je ne l’ai jamais fait (sauf une fois au bord de la mer, chez un ami près de Toulon), et ce ne serait pas au fond d’une vallée mais en hauteur, avec vue. J’ai sans cesse écrit en faisant autre chose. Aucun de mes livres n’a été écrit à plein temps, même « Les Mondes de François Mitterrand », dont j’ai rédigé l’essentiel dans la grande salle du Conseil d’Etat, celle qui donne sur les jardins du Palais Royal. Je ne suis pas un bon exemple en termes de méthode. Jamais je n’ai trouvé les conditions idéales pour ne m’organiser qu’autour de l’écriture. La vie est carnivore.
Guillaume Gonin : Comme François Mitterrand avec son projet de livre sur Laurent de Médicis, avez-vous un projet littéraire qui vous tient à cœur mais auquel vous n’avez pas encore eu l’occasion de vous atteler ?
Hubert Védrine : Non. Mais j’ai d’autres projets … A l’heure actuelle, je travaille sur le « Dictionnaire amoureux de la géopolitique », que je dois repenser, en partie, après les évènements de 2020. J’ai d’autres projets, comme par exemple un texte sur ma famille et le Maroc. Ainsi que, peut-être un jour, revenir sur les décisions qui ont marqué mes cinq années au Quai d’Orsay – mais cela ne sera pas des « Mémoires », au sens classique plutôt des leçons à tirer pour aujourd’hui. Et puis, j’ai aussi des projets plus littéraires, plus personnels, si j’ai le temps. Écrire sur mon histoire familiale, depuis mes grands-parents Chigot et Védrine, dans l’esprit, si j’ose la comparaison, des « Etés anglais » d’Elizabeth Jane Howard. Mais il me faudrait des journées de 50 heures ! La « Biographie non autorisée d’Olrik », (le grand méchant de Blake et Mortimer) écrite avec mon fils Laurent, à laquelle nous allons ajouter quelques bonus va ressortir en poche, en 2021. Vous n’imaginez pas les réactions que nous avons reçues. Les gens ont joué le jeu. Un ancien ministre m’en a parlé l’autre jour : « j’ai lu votre enquête sur Olrik, c’est passionnant, très convaincant. Mais je crois qu’il était arménien, et non balte. » (Rires)
Guillaume Gonin : Est-ce le livre que vous avez pris le plus plaisir à écrire ?
Hubert Védrine : Oui ! Écrire avec mon fils, à quatre mains, mêler le vrai et le faux, le faux et le vrai. Il y a eu là de la jubilation intellectuelle. Mais, les écrits qui résument le mieux l’évolution de ma pensée depuis quinze ans sont les préfaces de mes quatre recueils de textes : « Face à l’Hyperpuissance », « Le temps des chimères », « Dans la mêlée mondiale » et « Comptes à rebours ». Et puis, quand j’aurai du temps, en plus de tout ça, j’essayerai d’écrire un texte à prétention plus littéraire qui serait une méditation sur tous les mondes que j’ai connus et qui se sont désintégrés en route.
Guillaume Gonin : « Le monde d’hier » de Zweig, façon Hubert Védrine ?
Hubert Védrine : Je n’y prétends pas ! Et ce serait un peu nostalgique, pas trop, mais moins désespéré. Plusieurs mondes. Entre autres, la famille catholique. Le monde de Mitterrand, la France rurale en Creuse, le PS triomphant, des milieux et des communautés auxquels j’ai appartenu, et qui se sont dissouts. Nostalgique, mais sans drame. Une attitude stoïque vis-à-vis du temps qui passe. Tous mes projets ne réaliseront peut-être pas, mais je tiens à celui-ci.
Guillaume Gonin : Vous êtes-vous déjà dit, en terminant la lecture d’un livre : « j’aurais bien aimé écrire celui-ci » ?
Hubert Védrine : J’ai adoré « l’empire des steppe » et, longtemps après, « les nouvelles routes de la Soie ». Mais ce sont des essais. Mais non, sauf à vouloir être Tocqueville, ou Aron ou Camus … Mais parmi les grands auteurs contemporains ? Non. Je n’y pense pas.
Guillaume Gonin : Je pensais à « Diplomatie », de Kissinger.
Hubert Védrine : Ah ! C’est autre chose ! En fait sa thèse. C’est prodigieusement intéressant sur Richelieu, Metternich, etc. C’est différent de ses Mémoires comme secrétaire d’État des États-Unis. Il n’y a pas de jalousie à ressentir, si l’on n’est pas universitaire. De plus, cela n’aurait pas eu le même impact s’il avait été un professeur allemand et non un dirigeant américain de premier plan. En tous les cas, je m’inscris dans ce courant réaliste, plus honnête à mes yeux que l’idéalisme. L’éthique des responsabilités. Je suis heureux quand je tombe dans des articles sur une formule géniale (ex, Roger Pol Droit, que je cite souvent « Les Français adorent donner des leçons à tout le monde, sans en recevoir de personnes »). Je suis sensible à la synthèse, aux formules ramassées et percutantes. J’ai parfois le sentiment d’avoir mieux résumé une situation ou un enjeu en une phrase, que d’autres en trois pages. Mais pas toujours. Donc, je suis très heureux de rencontrer ce talent chez d’autres. Surtout quand cela se rattache à l’esprit français, si attaqué de toutes parts.
Guillaume Gonin : Justement, les grands écrivains ont l’art du mot juste, de la phrase qui contient un monde …
Hubert Védrine : Oui. Ils sont des sismographes, ils détectent et retranscrivent ce qui se passe dans les profondeurs de la société, ou de l’âme humaine, et parfois ils ramassent tout cela en une phrase qui fait mouche. Certains voient ainsi ce que les autres ne veulent pas voir, ne peuvent pas voir. A ce titre, Houellebecq sent les choses, mais peut-être plus en sociologue qu’en écrivain.
Guillaume Gonin : Quel auteur trouvez-vous étonnamment mésestimé ?
Hubert Védrine : Méstimé ? Je ne vois pas. Je suis très heureux qu’on redécouvre Kessel, qui est un écrivain formidable, torrentiel. Et qu’on remettre Simenon au premier plan. Ou Georges Orwell (il n’y a pas que « 1984 », « Une Histoire Birmane » est extraordinaire), ou Romain Gary. On oublie trop Mauriac et Gracq, le Sartre des Mots. Et relit-on Dostoïevski ?
Guillaume Gonin : Ne sommes-nous pas toujours trop injustes envers notre temps, idéalisant ceux de nos pères ? N’est-ce pas le lot de toute génération que de regarder en arrière ?
Hubert Védrine : Non car depuis le XIIIème siècle, on croit au progrès (mais ce qui est à la mode se démode), mais ce n’est pas une raison pour accepter en littérature l’obsolescence programmée. Ce n’est pas l’idéalisation du passé : c’est une décantation. Pourquoi Sophocle, Molière, Stendhal ou Balzac ont résisté au temps ? On ne peut pas se tromper éternellement sur les talents. Certains ne sont plus lus parce que la langue a trop évolué, ou en raison du poison insidieux du politiquement correct qui aboutit à de nouvelles mises à l’index. Pour autant, sommes-nous trop tournés vers le passé ? Au point de ne pas nous rendre compte qu’il y a de grands talents sous notre nez ? Si c’est le cas, ils finiront par s’imposer, sauf si Gutenberg est définitivement supplanté par le numérique et l’image, ce à quoi il faut résister. J’ai toujours refusé les cloisonnements artificiels. Notamment entre grande littérature et littérature populaire, de gare. Quand j’étais enfant, les instituteurs désapprouvaient qu’on lise des bande-dessinées. Maintenant, quand les enfants en lisent, les instituteurs sont contents qu’ils lisent quelque chose ! Il y a des talents phénoménaux dans la littérature de voyage, d’aventures, qui est considérée par certains comme secondaire, Erreur ! voyez Nicolas Bouvier. Sylvain Tesson, très grand talent singulier, est au carrefour de tout cela. Il y avait dans la grande littérature classique un risque d’ossification ; aujourd’hui, le risque n’est plus celui-là, mais l’inverse. Il faut au contraire préserver son génie, et transmettre.
Guillaume Gonin : Le regard d’amis d’un autre pays ou de personnalités étrangères vous a-t-il parfois permis de reconsidérer un auteur français, ou de mieux vous rendre compte de sa puissance ?
Hubert Védrine : J’ai été frappé par la place qu’occupait la littérature française du XIXème siècle dans l’enseignement des anciens régimes communistes. Tous les Russes et tous les Chinois connaissaient Victor Hugo et Alexandre Dumas. C’est d’ailleurs peut-être ce qui m’a redirigé vers Alexandre Dumas … Lors d’un voyage à Pékin, le président chinois Jiang Zemin m’avait récité le texte de Victor Hugo, en réaction au sac en 1860 du Palais d’été, par les troupes françaises, dans lequel il avait écrit que « les barbares, ce sont nous, les Occidentaux ». Le président chinois connaissait ces quelques lignes de Victor Hugo, par cœur, en français ! Je me suis senti idiot, parce que je connaissais moins ce texte que lui. (Rires) Dès le retour, confus, je me suis donc précipité pour le relire.
Guillaume Gonin : D’ailleurs, lorsque vous étiez ministre, Jacques Chirac vous évoquait-il des auteurs étrangers ?
Hubert Védrine : La culture classique n’intéressait pas beaucoup Chirac – ou alors il le cachait bien –, mais il avait une vraie connaissance des mondes non occidentaux, pas seulement du monde chinois. C’était très important à ses yeux. Plusieurs fois, il m’a donné des livres, et notamment une extraordinaire biographie de Gengis Kahn, « Le loup bleu », écrite par un Japonais, Yasushi Inoue.
Guillaume Gonin : Un conseil de lecture, pour terminer ?
Hubert Védrine : Une amie allemande m’a fait découvrir un immense auteur bengali qui m’était inconnu : Amitav Ghosh. Un géant ! C’est ma plus belle découverte depuis des années. Son livre « Un océan de pavot » est prodigieux, on suit les méandres des pensées des coloniaux anglais en Inde juste avant la guerre de l’opium. C’est romanesque, très bien écrit. Sous la plume de ce gigantesque auteur, on comprend la réalité de ce passé qui ne passe pas, entre les Occidentaux et les autres, tout ce qui ressurgit aujourd’hui comme une lave en fusion.
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Après une ultime série de portraits dans le couloir, notre entretien touche à sa fin. Pour autant, la discussion se poursuit dans l’ascenseur. Si les trois heures écoulées confèrent à cette première Bibliothèque des Politiques une densité et un foisonnement remarquables, elles semblent bien insuffisantes à couvrir la passion d’une vie, comme il me le confie au moment de nous quitter : « Votre chronique est terrifiante, parce que c’est sans fin ! » Retrouvant brusquement le brouhaha et l’effervescence d’un Paris déconfiné, je souris en me disant que c’est tout le mal que je lui souhaite – dans l’espoir que mes prochains invités se prêteront au jeu avec autant d’entrain que l’ancien ministre des Affaires étrangères.