Rencension de l’esssai d’Hubert Védrine, « Et après ? »
« Le monde d’après, toujours… Dans la floraison de livres consacrés à l’après-coronavirus, celui-ci a le grand mérite de la clarté et du réalisme. Hubert Védrine fut, pour de longues années, un proche conseiller de François Mitterrand, puis ministre des Affaires étrangères, son domaine de prédilection. Il est rattaché à la gauche, mais il prend souvent un malin plaisir à dénicher les saints de sa paroisse, relevant par exemple la persistance des nations dans un monde multipolaire, ou bien douchant d’une eau froide les élans européistes des partisans du fédéralisme en plaidant pour une Europe de la coopération entre Etats plus que pour une Union qui les remplacerait. Sur l’après-crise, il jette ainsi un regard démystificateur qu’on peut aimer ou détester, mais qui force à réfléchir. Rien ne sera plus comme avant ? Tout va changer ? Hubert Védrine n’y croit guère. Il estime que les crises ne bouleversent pas forcément les structures antérieures, et il préfère cette formule plus prudente : rien ne sera plus exactement comme avant, ce qui évite aux esprits de battre la campagne tout en regardant en face le nécessaire travail de réforme qui nous permettra de nous adapter aux nouveaux défis.
A côté de considérations économiques ou sanitaires, de la réévaluation nécessaire de l’action publique, son raisonnement le plus fort porte sur le défi écologique, sur lequel il réfléchit depuis longtemps. Il ne croit pas aux dystopies désastreuses des «collapsologues», même si le risque d’une crise majeure n’est pas écarté. Il croit encore moins aux prescriptions austères des «décroissants» qui demandent un vaste retour en arrière de la production, dont le montant devrait, selon eux, revenir à ce qu’il était il y a trente ou quarante ans (c’est-à-dire avec un niveau de vie moyen divisé par trois ou quatre). Il est vain de prêcher la sobriété à des peuples qui sortent à peine de la misère ou qui y sont encore. «On ne convertira pas 7,5 milliards d’êtres humains à l’écologie (pas de chemin de Damas !). L’amélioration de leur situation matérielle, et celle de leur famille, passera toujours avant.»
Dans ces conditions, c’est une «politique d’écologisation» qui seule peut organiser la nécessaire mutation de l’économie mondiale vers un mode de production «vert», c’est-à-dire un processus comparable en ampleur à celui de l’industrialisation, qui impose progressivement à l’humanité de préserver son cadre de vie et celui des générations futures et qui annule par là «le risque effrayant des changements climatiques».
Pour la France, il faut d’abord passer par deux changements institutionnels : la création d’un vice-Premier ministre chargé de l’écologisation, qui ait autorité sur l’ensemble de l’action gouvernementale ; la désignation d’une chambre «des générations futures», qui servirait d’aiguillon pour évaluer chaque année les progrès accomplis et proposer les actions d’avenir. La mesure du PIB serait également réformée pour prendre en compte les effets environnementaux de la croissance.
Il s’agit ensuite d’une action secteur par secteur. C’est l’agriculture qui offre le plus de difficultés : elle est responsable de 24 % des émissions mondiales de CO2. Sur le plan mondial, l’urgence est au reboisement, par exemple en restaurant la «ceinture verte» qui va du Sénégal à Djibouti. L’essentiel de la déforestation, rappelle Hubert Védrine, sert le plus souvent à produire des aliments pour le bétail. Il faut mettre fin à la surconsommation pathologique de viande, tout en trouvant aux millions de gens que cette activité fait vivre d’autres sources de revenu. En France, c’est le développement de l’agriculture bio qui offre une voie de salut, ce qui suppose une action continue de reconversion en usant des dernières avancées de la science.
L’énergie est le deuxième secteur sensible. Elle doit d’abord être économisée par le moyen d’un plan massif de d’isolation des bâtiments, source de «croissance verte» pour des décennies. Il faut ensuite se débarrasser du charbon et du pétrole, principales énergies polluantes. Les énergies renouvelables peuvent devenir rentables grâce à de nouvelles percées technologiques, dans le solaire notamment. Mais pour Hubert Védrine, l’écologie réaliste suppose aussi de s’appuyer sur l’industrie nucléaire. «Il faut mettre un terme à l’irrationnelle guérilla idéologique ou politicienne héritée du combat des Verts allemands contre les armes nucléaires américaines […]. La désastreuse expérience allemande a démontré qu’on ne pouvait pas en même temps sortir du nucléaire et réduire les émissions de CO2.»
L’écologisation de l’industrie est la troisième priorité. Des efforts colossaux ont déjà été entrepris. Il s’agit de bâtir une économie plus circulaire, capter le CO2 à la source, et aussi réformer l’industrie numérique, qui est déjà responsable de 4 % des émissions mondiales et le sera encore plus avec l’essor du télétravail. Les transports émettent 14 % du CO2 mondial. Il faut maîtriser la technologie des batteries, où la Chine a pris une avance importante, et développer les moteurs électriques, sachant que l’électricité française est à 90 % décarbonée grâce au nucléaire. Le secteur financier, enfin, doit être réorienté vers les investissements verts, et «l’économie casino» réduite au profit des placements productifs.
Le tout forme une sorte de programme de gouvernement qui peut alimenter utilement le débat public. Pour quelle majorité ? On devine qu’Hubert Védrine verrait bien ses propositions alimenter le plan d’action de la France pour les deux années qui viennent. Quitte à y participer lui-même. Livre de synthèse ou acte de candidature ? Allez savoir… »
Laurent JOFFRIN
Rencension de l’esssai d’Hubert Védrine, « Et après ? »
« Le monde d’après, toujours… Dans la floraison de livres consacrés à l’après-coronavirus, celui-ci a le grand mérite de la clarté et du réalisme. Hubert Védrine fut, pour de longues années, un proche conseiller de François Mitterrand, puis ministre des Affaires étrangères, son domaine de prédilection. Il est rattaché à la gauche, mais il prend souvent un malin plaisir à dénicher les saints de sa paroisse, relevant par exemple la persistance des nations dans un monde multipolaire, ou bien douchant d’une eau froide les élans européistes des partisans du fédéralisme en plaidant pour une Europe de la coopération entre Etats plus que pour une Union qui les remplacerait. Sur l’après-crise, il jette ainsi un regard démystificateur qu’on peut aimer ou détester, mais qui force à réfléchir. Rien ne sera plus comme avant ? Tout va changer ? Hubert Védrine n’y croit guère. Il estime que les crises ne bouleversent pas forcément les structures antérieures, et il préfère cette formule plus prudente : rien ne sera plus exactement comme avant, ce qui évite aux esprits de battre la campagne tout en regardant en face le nécessaire travail de réforme qui nous permettra de nous adapter aux nouveaux défis.
A côté de considérations économiques ou sanitaires, de la réévaluation nécessaire de l’action publique, son raisonnement le plus fort porte sur le défi écologique, sur lequel il réfléchit depuis longtemps. Il ne croit pas aux dystopies désastreuses des «collapsologues», même si le risque d’une crise majeure n’est pas écarté. Il croit encore moins aux prescriptions austères des «décroissants» qui demandent un vaste retour en arrière de la production, dont le montant devrait, selon eux, revenir à ce qu’il était il y a trente ou quarante ans (c’est-à-dire avec un niveau de vie moyen divisé par trois ou quatre). Il est vain de prêcher la sobriété à des peuples qui sortent à peine de la misère ou qui y sont encore. «On ne convertira pas 7,5 milliards d’êtres humains à l’écologie (pas de chemin de Damas !). L’amélioration de leur situation matérielle, et celle de leur famille, passera toujours avant.»
Dans ces conditions, c’est une «politique d’écologisation» qui seule peut organiser la nécessaire mutation de l’économie mondiale vers un mode de production «vert», c’est-à-dire un processus comparable en ampleur à celui de l’industrialisation, qui impose progressivement à l’humanité de préserver son cadre de vie et celui des générations futures et qui annule par là «le risque effrayant des changements climatiques».
Pour la France, il faut d’abord passer par deux changements institutionnels : la création d’un vice-Premier ministre chargé de l’écologisation, qui ait autorité sur l’ensemble de l’action gouvernementale ; la désignation d’une chambre «des générations futures», qui servirait d’aiguillon pour évaluer chaque année les progrès accomplis et proposer les actions d’avenir. La mesure du PIB serait également réformée pour prendre en compte les effets environnementaux de la croissance.
Il s’agit ensuite d’une action secteur par secteur. C’est l’agriculture qui offre le plus de difficultés : elle est responsable de 24 % des émissions mondiales de CO2. Sur le plan mondial, l’urgence est au reboisement, par exemple en restaurant la «ceinture verte» qui va du Sénégal à Djibouti. L’essentiel de la déforestation, rappelle Hubert Védrine, sert le plus souvent à produire des aliments pour le bétail. Il faut mettre fin à la surconsommation pathologique de viande, tout en trouvant aux millions de gens que cette activité fait vivre d’autres sources de revenu. En France, c’est le développement de l’agriculture bio qui offre une voie de salut, ce qui suppose une action continue de reconversion en usant des dernières avancées de la science.
L’énergie est le deuxième secteur sensible. Elle doit d’abord être économisée par le moyen d’un plan massif de d’isolation des bâtiments, source de «croissance verte» pour des décennies. Il faut ensuite se débarrasser du charbon et du pétrole, principales énergies polluantes. Les énergies renouvelables peuvent devenir rentables grâce à de nouvelles percées technologiques, dans le solaire notamment. Mais pour Hubert Védrine, l’écologie réaliste suppose aussi de s’appuyer sur l’industrie nucléaire. «Il faut mettre un terme à l’irrationnelle guérilla idéologique ou politicienne héritée du combat des Verts allemands contre les armes nucléaires américaines […]. La désastreuse expérience allemande a démontré qu’on ne pouvait pas en même temps sortir du nucléaire et réduire les émissions de CO2.»
L’écologisation de l’industrie est la troisième priorité. Des efforts colossaux ont déjà été entrepris. Il s’agit de bâtir une économie plus circulaire, capter le CO2 à la source, et aussi réformer l’industrie numérique, qui est déjà responsable de 4 % des émissions mondiales et le sera encore plus avec l’essor du télétravail. Les transports émettent 14 % du CO2 mondial. Il faut maîtriser la technologie des batteries, où la Chine a pris une avance importante, et développer les moteurs électriques, sachant que l’électricité française est à 90 % décarbonée grâce au nucléaire. Le secteur financier, enfin, doit être réorienté vers les investissements verts, et «l’économie casino» réduite au profit des placements productifs.
Le tout forme une sorte de programme de gouvernement qui peut alimenter utilement le débat public. Pour quelle majorité ? On devine qu’Hubert Védrine verrait bien ses propositions alimenter le plan d’action de la France pour les deux années qui viennent. Quitte à y participer lui-même. Livre de synthèse ou acte de candidature ? Allez savoir… »
Laurent JOFFRIN