Le 19 août, Emmanuel Macron recevra Vladimir Poutine à Brégançon, avant le G7 de Biarritz. Comment analysez-vous ce geste ?
Hubert VÉDRINE. – C’est une tentative très utile pour sortir la France et si possible l’Europe d’une impasse, d’une guerre de positions stérile engagée depuis des années, avec des torts partagés des deux côtés, notamment depuis le troisième mandat de Vladimir Poutine, et qui a abouti à une absurdité stratégique : nous avons des rapports plus mauvais avec la Russie d’aujourd’hui qu’avec l’URSS pendant les trois dernières décennies de son existence ! Ce n’est pas dans notre intérêt. Essayer d’entamer un processus différent m’apparaît très justifié, même s’il ne faut pas attendre de cette rencontre des changements immédiats. La date choisie par Emmanuel Macron pour ce geste est très opportune : il reçoit Vladimir Poutine juste avant le G7 de Biarritz, qu’il préside. Le G7 était devenu G8, mais la Russie en a été exclue en 2017 à la suite de l’annexion de la Crimée. Tout cela aurait pu être géré autrement. La volonté américaine d’élargir l’Otan à l’Ukraine était malencontreuse, mais il faut regarder l’avenir.
Certains évoquent une « complaisance » du président français à l’égard d’un autocrate…
Ce genre de propos ne conduit à rien. L’Occident a été pris d’une telle arrogance depuis trente ans, d’une telle hubris dans l’imposition de ses valeurs au reste du monde, qu’il faut réexpliquer le b.a.-ba des relations internationales : rencontrer, ce n’est pas approuver ; discuter, ce n’est pas légitimer ; entretenir des relations avec un pays, ce n’est pas être « amis ». C’est juste gérer ses intérêts. Il faut évidemment que la France entretienne des relations avec les dirigeants de toutes les puissances, surtout quand est en jeu la question cruciale de la sécurité en Europe, alors que les grands accords de réduction des armements conclus à la fin de la guerre froide par Reagan puis Bush et Gorbatchev sont abandonnés les uns après les autres et ne sont encore remplacés par rien. Cette rencontre n’indigne que de petits groupes enfermés dans une attitude de croisade antirusse. Ils ne proposent aucune solution concrète aux problèmes géopolitiques et se contentent de camper dans des postures morales inefficaces et stériles.
« L’idée libérale est devenue obsolète », a déclaré Poutine au Financial Times. Que penser de pareille déclaration ?
Depuis le début de son troisième mandat, Vladimir Poutine aime les provocations, assez populaires dans son pays. Durant ses deux premiers mandats, il avait tendu la main aux Occidentaux, qui ont eu le tort de ne pas répondre vraiment. Même Kissinger pense ça ! Poutine est loin d’être le seul à contester l’hégémonie libérale occidentale. D’autres l’ont théorisé avant lui, notamment plusieurs penseurs asiatiques de la géopolitique. Eux considèrent même, à l’instar du Singapourien Kishore Mahbubani, que nous vivons la fin de la « parenthèse » occidentale. Je préfère quant à moi parler de fin du « monopole » occidental sur la puissance et les valeurs. Par ailleurs, on ne serait pas aussi vexé et ulcéré par les déclarations de Poutine si les démocraties occidentales n’étaient pas contestées de l’intérieur par les populismes, sous-produit de la perte de confiance des peuples dans les élites qui ont conduit la mondialisation et l’intégration européenne. Poutine ou pas, il faut trouver à ce défi des réponses chez nous, par nous-mêmes.
Plusieurs centaines d’opposants ont été arrêtés lors de manifestations réclamant des élections libres. N’est-ce pas le signe d’un durcissement préoccupant ?
Les Occidentaux se sont fait des illusions sur une démocratisation rapide de la Russie, illusions comparables à celles qu’ont eues les Américains sur l’entrée de la Chine à l’OMC en 2000, qui allait selon eux apporter mécaniquement la démocratie libérale. Ce n’est pas ce qui s’est produit : loin de se transformer en démocrates scandinaves, les Russes sont restés… russes. On leur en veut pour cela. Ce n’est ni un régime démocratique à notre façon ni une dictature comme avant. Une partie de l’opinion occidentale enrage, mais c’est ainsi : nous ne changerons pas la Russie, elle évoluera d’elle-même, à son propre rythme et selon sa manière. Nous nous sommes beaucoup trompés : il est temps de revenir à une politique plus réaliste tout en souhaitant publiquement un meilleur respect des règles électorales et démocratiques. Cela ne devrait pas empêcher, au contraire, un dialogue musclé avec Vladimir Poutine sur toutes ces questions et tous les sujets de désaccord ou d’inquiétude. Mais, pour cela, il faut qu’il y ait un dialogue régulier.
Précisément, comment devraient évoluer les relations entre l’Europe et la Russie ? La France a-t-elle un rôle particulier à jouer ?
L’objectif très juste, formulé à plusieurs reprises par Emmanuel Macron, est de « réarrimer la Russie à l’Europe » et donc de corriger la politique occidentale inconséquente des dernières années qui a poussé la Russie vers la Chine. Notre relation doit être exigeante et vigilante sans être vindicative et prosélyte. Il faut établir, ou rétablir, de bons rapports de force dans les domaines militaire conventionnel, nucléaire, spatial et numérique. Mais aussi redevenir pragmatiques car nous aurons toujours à gérer des relations de voisinage avec la Russie. Et donc parler, discuter, négocier, faire des propositions. L’urgence est celle de la sécurité : il faut rebâtir, en repartant presque de zéro, une politique de contrôle des armements et de désarmement équilibrée. Je pense que nous avons bien d’autres terrains de coopération : la lutte contre le terrorisme islamiste, mais aussi l’écologisation de nos économies, enjeu principal du XXIe siècle. Macron essaye, et il a raison. S’il arrive à déclencher un processus, d’autres Européens suivront, et il pourrait y avoir un effet d’entraînement plus large. Il faut réinventer nos rapports avec la Russie sans attendre Trump, qui, s’il est réélu, réenclenchera une dynamique entre les États-Unis et la Russie sans tenir aucun compte des intérêts de l’Europe.
Propos recueillis par Eugénie Bastié et Guillaume Perrault
Le 19 août, Emmanuel Macron recevra Vladimir Poutine à Brégançon, avant le G7 de Biarritz. Comment analysez-vous ce geste ?
Hubert VÉDRINE. – C’est une tentative très utile pour sortir la France et si possible l’Europe d’une impasse, d’une guerre de positions stérile engagée depuis des années, avec des torts partagés des deux côtés, notamment depuis le troisième mandat de Vladimir Poutine, et qui a abouti à une absurdité stratégique : nous avons des rapports plus mauvais avec la Russie d’aujourd’hui qu’avec l’URSS pendant les trois dernières décennies de son existence ! Ce n’est pas dans notre intérêt. Essayer d’entamer un processus différent m’apparaît très justifié, même s’il ne faut pas attendre de cette rencontre des changements immédiats. La date choisie par Emmanuel Macron pour ce geste est très opportune : il reçoit Vladimir Poutine juste avant le G7 de Biarritz, qu’il préside. Le G7 était devenu G8, mais la Russie en a été exclue en 2017 à la suite de l’annexion de la Crimée. Tout cela aurait pu être géré autrement. La volonté américaine d’élargir l’Otan à l’Ukraine était malencontreuse, mais il faut regarder l’avenir.
Certains évoquent une « complaisance » du président français à l’égard d’un autocrate…
Ce genre de propos ne conduit à rien. L’Occident a été pris d’une telle arrogance depuis trente ans, d’une telle hubris dans l’imposition de ses valeurs au reste du monde, qu’il faut réexpliquer le b.a.-ba des relations internationales : rencontrer, ce n’est pas approuver ; discuter, ce n’est pas légitimer ; entretenir des relations avec un pays, ce n’est pas être « amis ». C’est juste gérer ses intérêts. Il faut évidemment que la France entretienne des relations avec les dirigeants de toutes les puissances, surtout quand est en jeu la question cruciale de la sécurité en Europe, alors que les grands accords de réduction des armements conclus à la fin de la guerre froide par Reagan puis Bush et Gorbatchev sont abandonnés les uns après les autres et ne sont encore remplacés par rien. Cette rencontre n’indigne que de petits groupes enfermés dans une attitude de croisade antirusse. Ils ne proposent aucune solution concrète aux problèmes géopolitiques et se contentent de camper dans des postures morales inefficaces et stériles.
« L’idée libérale est devenue obsolète », a déclaré Poutine au Financial Times. Que penser de pareille déclaration ?
Depuis le début de son troisième mandat, Vladimir Poutine aime les provocations, assez populaires dans son pays. Durant ses deux premiers mandats, il avait tendu la main aux Occidentaux, qui ont eu le tort de ne pas répondre vraiment. Même Kissinger pense ça ! Poutine est loin d’être le seul à contester l’hégémonie libérale occidentale. D’autres l’ont théorisé avant lui, notamment plusieurs penseurs asiatiques de la géopolitique. Eux considèrent même, à l’instar du Singapourien Kishore Mahbubani, que nous vivons la fin de la « parenthèse » occidentale. Je préfère quant à moi parler de fin du « monopole » occidental sur la puissance et les valeurs. Par ailleurs, on ne serait pas aussi vexé et ulcéré par les déclarations de Poutine si les démocraties occidentales n’étaient pas contestées de l’intérieur par les populismes, sous-produit de la perte de confiance des peuples dans les élites qui ont conduit la mondialisation et l’intégration européenne. Poutine ou pas, il faut trouver à ce défi des réponses chez nous, par nous-mêmes.
Plusieurs centaines d’opposants ont été arrêtés lors de manifestations réclamant des élections libres. N’est-ce pas le signe d’un durcissement préoccupant ?
Les Occidentaux se sont fait des illusions sur une démocratisation rapide de la Russie, illusions comparables à celles qu’ont eues les Américains sur l’entrée de la Chine à l’OMC en 2000, qui allait selon eux apporter mécaniquement la démocratie libérale. Ce n’est pas ce qui s’est produit : loin de se transformer en démocrates scandinaves, les Russes sont restés… russes. On leur en veut pour cela. Ce n’est ni un régime démocratique à notre façon ni une dictature comme avant. Une partie de l’opinion occidentale enrage, mais c’est ainsi : nous ne changerons pas la Russie, elle évoluera d’elle-même, à son propre rythme et selon sa manière. Nous nous sommes beaucoup trompés : il est temps de revenir à une politique plus réaliste tout en souhaitant publiquement un meilleur respect des règles électorales et démocratiques. Cela ne devrait pas empêcher, au contraire, un dialogue musclé avec Vladimir Poutine sur toutes ces questions et tous les sujets de désaccord ou d’inquiétude. Mais, pour cela, il faut qu’il y ait un dialogue régulier.
Précisément, comment devraient évoluer les relations entre l’Europe et la Russie ? La France a-t-elle un rôle particulier à jouer ?
L’objectif très juste, formulé à plusieurs reprises par Emmanuel Macron, est de « réarrimer la Russie à l’Europe » et donc de corriger la politique occidentale inconséquente des dernières années qui a poussé la Russie vers la Chine. Notre relation doit être exigeante et vigilante sans être vindicative et prosélyte. Il faut établir, ou rétablir, de bons rapports de force dans les domaines militaire conventionnel, nucléaire, spatial et numérique. Mais aussi redevenir pragmatiques car nous aurons toujours à gérer des relations de voisinage avec la Russie. Et donc parler, discuter, négocier, faire des propositions. L’urgence est celle de la sécurité : il faut rebâtir, en repartant presque de zéro, une politique de contrôle des armements et de désarmement équilibrée. Je pense que nous avons bien d’autres terrains de coopération : la lutte contre le terrorisme islamiste, mais aussi l’écologisation de nos économies, enjeu principal du XXIe siècle. Macron essaye, et il a raison. S’il arrive à déclencher un processus, d’autres Européens suivront, et il pourrait y avoir un effet d’entraînement plus large. Il faut réinventer nos rapports avec la Russie sans attendre Trump, qui, s’il est réélu, réenclenchera une dynamique entre les États-Unis et la Russie sans tenir aucun compte des intérêts de l’Europe.
Propos recueillis par Eugénie Bastié et Guillaume Perrault