Le Figaro – L’événement

« Les élites européistes deviennent une locomotive sans wagons »

Entretien avec Isabelle LASSERRE, Le Figaro, 15 février 2019


Quel est l’enjeu des élections européennes ?

Choisir 79 députés français au parlement européen sur 705. C’est important, mais on ne  joue pas l’avenir de l’Europe à quitte ou double ! Globalement, les « populistes » ne vont pas progresser tant que ça. Ce sera un indicateur pour mesurer l’état de l’opinion dans chaque pays, et le progrès de l’idée de souveraineté.

 

Quelles sont les raisons profondes de la montée des populismes ?

Certains voient le « populisme » comme un virus extérieur qui attaque un organisme sain à défendre, ou comme une idée « nauséabonde » à stigmatiser. En fait, je pense qu’il s’agit surtout en Occident d’un décrochage des classes populaires, puis des classes moyennes, par rapport à la mondialisation menée par les mondialisateurs bien au-delà de ce que demandaient les consommateurs mondialisés et l’intégration normalisatrice européenne poursuivie par les élites même quand les peuples renâclaient. On l’oublie : ce décrochage vient de loin, (Maastricht, 1992 : un point d’écart !). Il va jusqu’à la mise en cause de la démocratie traditionnelle par ceux qui ne veulent plus être « représentés ». Ces forces sont passées du bistrot du village (qui a disparu) aux réseaux et aux ronds-points. Il y a dans le « populisme » des idées dangereuses à combattre, et de vraies demandes. Mais les condamnations ou l’eau bénite (comme pour désintégrer les vampires !) cela ne marche pas. Il faut traiter et assécher les causes.

 

Vous dites qu’on a rien vu venir. Pourquoi ?

Les nombreux signes de ce décrochage des populations ont été considérés comme archaïques et dépassés. Souvenez-vous du mouvement Occupy Wall Street. En Europe, en 2005 le « Traité Constitutionnel » a été rejeté par les Néerlandais, plus encore que les Français. L’abstention aux élections européennes a cru pendant longtemps (elle va baisser). Personne ne savait quand et comment ces mouvements allaient se cristalliser, mais la tendance, aggravée par des politiques allergisants, était perceptible depuis longtemps. Ceux pour qui l’Europe est une foi refusaient de le voir. D’autres pensaient ne pas avoir le choix. J’avais alerté depuis longtemps sur le risque que les élites européistes deviennent une locomotive sans wagon. Mais tout cela doit être replacé dans un cadre plus général : l’Occident a perdu le monopole de la conduite du monde. Même pour les plus indifférents à la géopolitique, ce changement est pesant. Nos valeurs universelles, notre mission spéciale, l’ingérence et toutes ces notions si populaires pendant trente ans en France ne peuvent plus masquer le fait que dans le chaos mondial, nous sommes aujourd’hui sur la défensive. Le « populisme » serait peut-être moins hargneux si on était en phase d’expansion et de confiance en nous…

 

Existe-t-il des différences entre les populistes de l’est et ceux de l’ouest de l’Europe ?

Oui, il y a divers populismes. Un « populisme social », comme on le voit dans le mélimélo des gilets jaunes, ou culturel, ou identitaire. Il y a aussi des différences entre les Etats-Unis et l’Europe. Et en Europe, il y a des clivages liés aux racines catholiques ou protestantes et à l’histoire. Prenons la finance: les germano-scandinaves considèrent qu’il ne faut pas dépenser plus que ce que l’on a, tandis que les pays du sud pensent l’inverse, sont keynésiens et croient pouvoir vivre et croître à crédit. Face aux flux migratoires, il y a opposition entre les sociétés qui se sont résignées à devenir « multiculturelles », ou même qui trouvent cela bien (une petite partie des élites dans les médias, la haute administration, les milieux judiciaire et intellectuels, considère que toute identité est dangereuse et que le métissage est le remède). L’Europe de l’est au sens large, qu’elle soit catholique, protestante ou orthodoxe, dit non à la société multiculturelle. La figure dominante de ces pays est Viktor Orban car il est le plus provoquant, un épouvantail facile, heureux d’être choisi comme cible, mais beaucoup à l’est pensent un peu de la même manière. Ce clivage est profond.

 

Peut-il à lui seul faire exploser l’Europe ?

Il y a un risque si cela n’est pas traité. Cela dit, je ne crois pas à la dislocation de l’Europe : même les peuples les plus énervés ne veulent pas lâcher l’euro qui est une bouée dans une mer démontée. Et aucun ne veut sortir de l’Union, surtout depuis le contre-exemple britannique. Je ne crois pas non plus au saut fédéral. Aucune force, aucun peuple, ne va dans ce sens, en dehors des faits accomplis réglementaires ou juridiques. C’est une option pour les journaux économiques. Je crois plutôt à une stabilisation entre les deux, la fameuse « fédération d’états nations » arrivée au meilleur point d’organisation possible, avec un mécontentement diffus, des corrections à la marge, clarification ou adaptation des pouvoirs respectifs de la Commission, de la Cour, du Parlement, des Etats membres, quelques projets nouveaux.

 

Et que ferait cette Europe-là de l’immigration ?

Si quelque chose peut quand même faire faire exploser tout cela dans les années qui viennent, c’est l’immigration incontrôlée. Mais je pense qu’on va trouver une méthode. Il faut d’abord redéfinir de façon très rigoureuse le droit d’asile aujourd’hui (on n’est pas en 1945), puis le sanctuariser. Même ceux qui veulent abandonner aujourd’hui n’oseront pas s’opposer à quelque chose qui est aussi ancien que l’église en Europe. Parallèlement, il faudra imposer une cogestion intelligente des flux migratoires légaux par les pays de départ, de transit et d’arrivée, et donc une négociation annuelle pour fixer des quotas par métier, en fonction des besoins et des capacités des pays d’accueil (Schengen). Et une co-gestion énergique de la destruction des filières de l’immigration illégale, la nouvelle traite, anémie humaine pour les pays de départ. L’Australie, les Etats-Unis après Trump,  la Côte d’Ivoire, l’Afrique du sud, voire le Maghreb, etc. devront mettre en place des mécanismes de ce type.  Nous payons aujourd’hui l’ingénuité de Schengen dans les années 80. Il y a bien longtemps qu’on aurait dû mettre en place une frontière extérieure bien gérée, ce qui ne veut pas dire « fermée ». Il faudra bien des batailles pour mettre tout cela en place. Si on n’arrive pas à le faire assez vite, on aura partout des réactions à l’italienne. La question n’est pas insoluble. Ces objectifs sont je crois incontestables. Mais il faut accepter de prendre de front l’extrême droite qui joue la peur de de l’invasion, l’extrême gauche immigrationiste complaisante envers l’islamisme, ainsi que la vaste mouvance catho-sympa-ONG qui en voulant aider tout le monde, alimente la pompe. Michel Rocard avait raison quand il a dit que la France ne pouvait pas accueillir toute la misère du monde mais qu’elle devait en prendre toute sa part. Et aussi François Mitterrand quand il avait parlé d’un seuil de tolérance. Il y en a un, mais qui est variable en fonction du contexte. Aujourd’hui ce seuil de tolérance est d’autant plus bas que les gens pensent que l’Europe est une passoire. C’est exagéré? Il faut leur démontrer qu’ils se trompent.

 

Macron a-t-il raison d’opposer les nationalistes aux progressistes ?

J’observe que ce clivage trop artificiel est en train d’être abandonné au profit de concepts plus convaincants, et dynamiques. C’est une bonne chose.

 

Quelle est l’ampleur de la crise entre l’Italie et la France ?

A ce point d’invectives, d’attaques orientées sur le passé colonial, d’ingérences grossières, il fallait que la France réagisse. Le rappel de l’ambassadeur est une mesure astucieuse : elle est spectaculaire et ne compromet rien l’avenir. J’approuve donc le traitement de la crise. Après les européennes, la France et l’Italie pourront et devront se reparler. Mais, il persiste d’importants contentieux psychologiques entre les Européens, notamment envers la France, qui a longtemps été dominante et arrogante ou envers l’Allemagne. Dans l’Europe moderne, d’habitude c’est vite refoulé. Là c’est différent. C’est malsain. Il faut retrouver un discours européen commun et entraînant : défendre la civilisation européenne.

 

Quels sont les manifestations de l’effacement stratégique de l’Occident ?

Il y en a beaucoup ! Je ne crois pas à la fin de la « parenthèse » occidentale, mais la fin du « monopole » occidental est une évidence. Inacceptable pour les Américains, traumatisante pour les Européens qui ont cru à un monde de bisounours, ou à la « communauté internationale », alors que c’est Jurassic parc. C’est terrible pour eux d’atterrir. D’où la tentation de ne pas voir les enjeux, encore maintenant. Mais ce n’est plus possible de ne pas réaliser qu’elle lutte pour conserver ses acquis et qu’elle est attaquée chez elle. « Nous sommes confrontés à une maladie incurable, l’effondrement du système international existant « , dit mon ami diplomate allemand Wolfgang Ischinger. Et l’ancien leader du SPD, Sigmar Gabriel, a une formule saisissante, à laquelle je souscris : « Dans un monde de carnivores géopolitiques, les Européens sont les derniers végétariens. Sans le Royaume-Uni, nous deviendrons végan. Puis une proie ». Il y a longtemps j’avertissais : Attention à ne pas devenir « l’idiot du village global. « Nous sommes focalisés sur Donald Trump, mais l’abus par l’hyperpuissance américaine des sanctions unilatérales extraterritoriales est un phénomène ancien que nous n’aurions pas du tolérer. Beaucoup d’autres puissances ne respectent pas, ou plus l’Europe : La Chine, Vladimir Poutine, même si je pense que la menace russe est exagérée, Erdogan, Netanyahou, l’Arabie Saoudite qui a répandu le wahhabisme dans le monde, les Gaffa qui se pensaient en terrain conquis, les Gaffa chinoises, les maffias, les trafiquants en Afrique qui ont reconstitué la traite. L’Europe se voyait comme une superpuissance morale mais c’est un colosse virtuel aux pieds d’argile.

 

Quelle est votre solution pour redonner sa place à l’Europe ?

Que faire ? Reconstituer la souveraineté, la concrétiser. Etablir une feuille de route de réduction de notre dépendance, domaine par domaine, et vis à vis de chaque puissance. Se faire respecter par Erdogan, par Netanyahu, stopper le prosélytisme wahhabite, dissuader fermement la Russie tout en établissant avec elle une relation de voisinage. résistons à l’impérialisme juridique américain sur le dossier iranien, et autres. Même le néo conservateur Robert Kagan affirme qu’avec Donald Trump, l’Amérique est devenue une superpuissance voyou. Mais il nous faut aussi nous interroger sur nous-même. Car cette dépendance stratégique est celle que nous avons sollicité après la guerre, quand nous avons supplié les Américains de nouer une alliance avec nous. Qu’est-ce que les Européens sont prêts à faire pour reconstituer et assumer leur autonomie stratégique tout en restant alliés des Etats-Unis ? Reprenons notre travail de conviction auprès de tous les Européens : si l’Europe ne devient pas une puissance raisonnable et pacifique (pas pacifiste) il faudra qu’elle dise adieu à son espérance de souveraineté. Si cela n’est pas  possible avec toute l’Europe, il faudra de nouvelles coopérations à géométries variables, avec les Allemands, et même avec les Britanniques hors U.E. Comme disait l’ancien secrétaire à la défense Donald Rumsfeld, c’est la mission qui fait la coalition. Et comme on n’est pas sûr de réussir à faire pénétrer la géopolitique réelle dans l’ADN de l’Europe, il faudra aussi par précaution garder une capacité française autonome de pensée, de décision, de dissuasion.

Le Figaro – L’événement

Hubert Vedrine

« Les élites européistes deviennent une locomotive sans wagons »

Entretien avec Isabelle LASSERRE, Le Figaro, 15 février 2019


Quel est l’enjeu des élections européennes ?

Choisir 79 députés français au parlement européen sur 705. C’est important, mais on ne  joue pas l’avenir de l’Europe à quitte ou double ! Globalement, les « populistes » ne vont pas progresser tant que ça. Ce sera un indicateur pour mesurer l’état de l’opinion dans chaque pays, et le progrès de l’idée de souveraineté.

 

Quelles sont les raisons profondes de la montée des populismes ?

Certains voient le « populisme » comme un virus extérieur qui attaque un organisme sain à défendre, ou comme une idée « nauséabonde » à stigmatiser. En fait, je pense qu’il s’agit surtout en Occident d’un décrochage des classes populaires, puis des classes moyennes, par rapport à la mondialisation menée par les mondialisateurs bien au-delà de ce que demandaient les consommateurs mondialisés et l’intégration normalisatrice européenne poursuivie par les élites même quand les peuples renâclaient. On l’oublie : ce décrochage vient de loin, (Maastricht, 1992 : un point d’écart !). Il va jusqu’à la mise en cause de la démocratie traditionnelle par ceux qui ne veulent plus être « représentés ». Ces forces sont passées du bistrot du village (qui a disparu) aux réseaux et aux ronds-points. Il y a dans le « populisme » des idées dangereuses à combattre, et de vraies demandes. Mais les condamnations ou l’eau bénite (comme pour désintégrer les vampires !) cela ne marche pas. Il faut traiter et assécher les causes.

 

Vous dites qu’on a rien vu venir. Pourquoi ?

Les nombreux signes de ce décrochage des populations ont été considérés comme archaïques et dépassés. Souvenez-vous du mouvement Occupy Wall Street. En Europe, en 2005 le « Traité Constitutionnel » a été rejeté par les Néerlandais, plus encore que les Français. L’abstention aux élections européennes a cru pendant longtemps (elle va baisser). Personne ne savait quand et comment ces mouvements allaient se cristalliser, mais la tendance, aggravée par des politiques allergisants, était perceptible depuis longtemps. Ceux pour qui l’Europe est une foi refusaient de le voir. D’autres pensaient ne pas avoir le choix. J’avais alerté depuis longtemps sur le risque que les élites européistes deviennent une locomotive sans wagon. Mais tout cela doit être replacé dans un cadre plus général : l’Occident a perdu le monopole de la conduite du monde. Même pour les plus indifférents à la géopolitique, ce changement est pesant. Nos valeurs universelles, notre mission spéciale, l’ingérence et toutes ces notions si populaires pendant trente ans en France ne peuvent plus masquer le fait que dans le chaos mondial, nous sommes aujourd’hui sur la défensive. Le « populisme » serait peut-être moins hargneux si on était en phase d’expansion et de confiance en nous…

 

Existe-t-il des différences entre les populistes de l’est et ceux de l’ouest de l’Europe ?

Oui, il y a divers populismes. Un « populisme social », comme on le voit dans le mélimélo des gilets jaunes, ou culturel, ou identitaire. Il y a aussi des différences entre les Etats-Unis et l’Europe. Et en Europe, il y a des clivages liés aux racines catholiques ou protestantes et à l’histoire. Prenons la finance: les germano-scandinaves considèrent qu’il ne faut pas dépenser plus que ce que l’on a, tandis que les pays du sud pensent l’inverse, sont keynésiens et croient pouvoir vivre et croître à crédit. Face aux flux migratoires, il y a opposition entre les sociétés qui se sont résignées à devenir « multiculturelles », ou même qui trouvent cela bien (une petite partie des élites dans les médias, la haute administration, les milieux judiciaire et intellectuels, considère que toute identité est dangereuse et que le métissage est le remède). L’Europe de l’est au sens large, qu’elle soit catholique, protestante ou orthodoxe, dit non à la société multiculturelle. La figure dominante de ces pays est Viktor Orban car il est le plus provoquant, un épouvantail facile, heureux d’être choisi comme cible, mais beaucoup à l’est pensent un peu de la même manière. Ce clivage est profond.

 

Peut-il à lui seul faire exploser l’Europe ?

Il y a un risque si cela n’est pas traité. Cela dit, je ne crois pas à la dislocation de l’Europe : même les peuples les plus énervés ne veulent pas lâcher l’euro qui est une bouée dans une mer démontée. Et aucun ne veut sortir de l’Union, surtout depuis le contre-exemple britannique. Je ne crois pas non plus au saut fédéral. Aucune force, aucun peuple, ne va dans ce sens, en dehors des faits accomplis réglementaires ou juridiques. C’est une option pour les journaux économiques. Je crois plutôt à une stabilisation entre les deux, la fameuse « fédération d’états nations » arrivée au meilleur point d’organisation possible, avec un mécontentement diffus, des corrections à la marge, clarification ou adaptation des pouvoirs respectifs de la Commission, de la Cour, du Parlement, des Etats membres, quelques projets nouveaux.

 

Et que ferait cette Europe-là de l’immigration ?

Si quelque chose peut quand même faire faire exploser tout cela dans les années qui viennent, c’est l’immigration incontrôlée. Mais je pense qu’on va trouver une méthode. Il faut d’abord redéfinir de façon très rigoureuse le droit d’asile aujourd’hui (on n’est pas en 1945), puis le sanctuariser. Même ceux qui veulent abandonner aujourd’hui n’oseront pas s’opposer à quelque chose qui est aussi ancien que l’église en Europe. Parallèlement, il faudra imposer une cogestion intelligente des flux migratoires légaux par les pays de départ, de transit et d’arrivée, et donc une négociation annuelle pour fixer des quotas par métier, en fonction des besoins et des capacités des pays d’accueil (Schengen). Et une co-gestion énergique de la destruction des filières de l’immigration illégale, la nouvelle traite, anémie humaine pour les pays de départ. L’Australie, les Etats-Unis après Trump,  la Côte d’Ivoire, l’Afrique du sud, voire le Maghreb, etc. devront mettre en place des mécanismes de ce type.  Nous payons aujourd’hui l’ingénuité de Schengen dans les années 80. Il y a bien longtemps qu’on aurait dû mettre en place une frontière extérieure bien gérée, ce qui ne veut pas dire « fermée ». Il faudra bien des batailles pour mettre tout cela en place. Si on n’arrive pas à le faire assez vite, on aura partout des réactions à l’italienne. La question n’est pas insoluble. Ces objectifs sont je crois incontestables. Mais il faut accepter de prendre de front l’extrême droite qui joue la peur de de l’invasion, l’extrême gauche immigrationiste complaisante envers l’islamisme, ainsi que la vaste mouvance catho-sympa-ONG qui en voulant aider tout le monde, alimente la pompe. Michel Rocard avait raison quand il a dit que la France ne pouvait pas accueillir toute la misère du monde mais qu’elle devait en prendre toute sa part. Et aussi François Mitterrand quand il avait parlé d’un seuil de tolérance. Il y en a un, mais qui est variable en fonction du contexte. Aujourd’hui ce seuil de tolérance est d’autant plus bas que les gens pensent que l’Europe est une passoire. C’est exagéré? Il faut leur démontrer qu’ils se trompent.

 

Macron a-t-il raison d’opposer les nationalistes aux progressistes ?

J’observe que ce clivage trop artificiel est en train d’être abandonné au profit de concepts plus convaincants, et dynamiques. C’est une bonne chose.

 

Quelle est l’ampleur de la crise entre l’Italie et la France ?

A ce point d’invectives, d’attaques orientées sur le passé colonial, d’ingérences grossières, il fallait que la France réagisse. Le rappel de l’ambassadeur est une mesure astucieuse : elle est spectaculaire et ne compromet rien l’avenir. J’approuve donc le traitement de la crise. Après les européennes, la France et l’Italie pourront et devront se reparler. Mais, il persiste d’importants contentieux psychologiques entre les Européens, notamment envers la France, qui a longtemps été dominante et arrogante ou envers l’Allemagne. Dans l’Europe moderne, d’habitude c’est vite refoulé. Là c’est différent. C’est malsain. Il faut retrouver un discours européen commun et entraînant : défendre la civilisation européenne.

 

Quels sont les manifestations de l’effacement stratégique de l’Occident ?

Il y en a beaucoup ! Je ne crois pas à la fin de la « parenthèse » occidentale, mais la fin du « monopole » occidental est une évidence. Inacceptable pour les Américains, traumatisante pour les Européens qui ont cru à un monde de bisounours, ou à la « communauté internationale », alors que c’est Jurassic parc. C’est terrible pour eux d’atterrir. D’où la tentation de ne pas voir les enjeux, encore maintenant. Mais ce n’est plus possible de ne pas réaliser qu’elle lutte pour conserver ses acquis et qu’elle est attaquée chez elle. « Nous sommes confrontés à une maladie incurable, l’effondrement du système international existant « , dit mon ami diplomate allemand Wolfgang Ischinger. Et l’ancien leader du SPD, Sigmar Gabriel, a une formule saisissante, à laquelle je souscris : « Dans un monde de carnivores géopolitiques, les Européens sont les derniers végétariens. Sans le Royaume-Uni, nous deviendrons végan. Puis une proie ». Il y a longtemps j’avertissais : Attention à ne pas devenir « l’idiot du village global. « Nous sommes focalisés sur Donald Trump, mais l’abus par l’hyperpuissance américaine des sanctions unilatérales extraterritoriales est un phénomène ancien que nous n’aurions pas du tolérer. Beaucoup d’autres puissances ne respectent pas, ou plus l’Europe : La Chine, Vladimir Poutine, même si je pense que la menace russe est exagérée, Erdogan, Netanyahou, l’Arabie Saoudite qui a répandu le wahhabisme dans le monde, les Gaffa qui se pensaient en terrain conquis, les Gaffa chinoises, les maffias, les trafiquants en Afrique qui ont reconstitué la traite. L’Europe se voyait comme une superpuissance morale mais c’est un colosse virtuel aux pieds d’argile.

 

Quelle est votre solution pour redonner sa place à l’Europe ?

Que faire ? Reconstituer la souveraineté, la concrétiser. Etablir une feuille de route de réduction de notre dépendance, domaine par domaine, et vis à vis de chaque puissance. Se faire respecter par Erdogan, par Netanyahu, stopper le prosélytisme wahhabite, dissuader fermement la Russie tout en établissant avec elle une relation de voisinage. résistons à l’impérialisme juridique américain sur le dossier iranien, et autres. Même le néo conservateur Robert Kagan affirme qu’avec Donald Trump, l’Amérique est devenue une superpuissance voyou. Mais il nous faut aussi nous interroger sur nous-même. Car cette dépendance stratégique est celle que nous avons sollicité après la guerre, quand nous avons supplié les Américains de nouer une alliance avec nous. Qu’est-ce que les Européens sont prêts à faire pour reconstituer et assumer leur autonomie stratégique tout en restant alliés des Etats-Unis ? Reprenons notre travail de conviction auprès de tous les Européens : si l’Europe ne devient pas une puissance raisonnable et pacifique (pas pacifiste) il faudra qu’elle dise adieu à son espérance de souveraineté. Si cela n’est pas  possible avec toute l’Europe, il faudra de nouvelles coopérations à géométries variables, avec les Allemands, et même avec les Britanniques hors U.E. Comme disait l’ancien secrétaire à la défense Donald Rumsfeld, c’est la mission qui fait la coalition. Et comme on n’est pas sûr de réussir à faire pénétrer la géopolitique réelle dans l’ADN de l’Europe, il faudra aussi par précaution garder une capacité française autonome de pensée, de décision, de dissuasion.

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26/02/2019