Il faut imaginer ce que pouvait représenter Jean Lacouture, grand reporter au Monde, au début des années soixante, pour de jeunes lycéens avides de comprendre et de découvrir le monde, fascinés par l’Histoire, passionnés par l’actualité et par les grandes personnalités du moment. J’étais de ceux-là. Jean Lacouture avait été dans les lieux chauds, avait vécu les grands conflits, avait rencontré les monstres sacrés des grands conflits coloniaux. Il nous paraissait, à moi et à quelques uns de mes amis du lycée de Bois Colombes (qui deviendrait le lycée Albert Camus) dans la banlieue parisienne, mener une vie enchantée. Nous offrir par ses articles des échappées vers l’Histoire, le Monde et ses acteurs. «Journaliste», «grand reporter» était encore paré de tous les prestiges. C’était avant l’âge télévisuel, peut être la dernière génération élevée à l’ancienne avec le lent alambic de la lecture, avant le tourisme de masse, l’Internet, les portables, etc. Dans un autre monde, non saturé jusqu’à l’hébétude d’images, de sons, de slogans, de «communication», de publicité, de transparence. Où l’on pouvait rêver avec Jules Verne, Alexandre Dumas, Joseph Kessel, Lucien Bodart … ou Jean Lacouture. Où l’écrit était révéré et vénéré! Ecrivains, mais aussi journalistes, ils savaient écrire. Jean Lacouture nous emportait par son souffle, son rythme, son style (plus tard il ferait merveille à la télévision). A seize ans, j’avais dévoré ses premiers livres, ceux qu’il avait écrit avec Simonne sur l’Egypte et sur le Maroc. Je me jetais sur ses reportages. Je me souviens brusquement d’un, parmi tant d’autres, sur des négociations à La Mamounia, ce «caravansérail pour milliardaires», après la guerre des sables algéro-marocaine de 1963. Et c’est comme si j’étais dans les fameux jardins où Churchill, après guerre, allait passer l’hiver.
Par une chance extraordinaire, Jean et Simonne Lacouture étaient amis de mes parents, Jean et Suzanne Védrine. Mon père et Jean Lacouture s’étaient rencontrés au sein des groupes qui oeuvraient, dans le Paris du début des années cinquante, pour une indépendance pacifique du Maroc. Il est arrivé aux Lacouture de venir dîner chez nous, à Bois Colombes, et j’ai pu parler avec eux, les questionner. Jean est venu faire une conférence devant le Club Unesco de notre lycée et nous l’avons écouté, captivés. Pendant des jours avec d’autres amis, ou en famille, nous commentions ces rencontres, qui étaient autant de promesses.
Cette fascination pour Jean Lacouture fit que je voulais alors être journaliste. La vie en a décidé autrement. Mais je n’ai pas oublié cette admiration stimulante qui s’est muée avec le temps en une amitié entre Jean et Simonne, Michèle et moi, et qui ne s’est jamais démentie. Et certainement je lui ai emprunté sous une autre forme et dans mon style quelque chose de cette boulimie empathique, de cette curiosité qui l’habite.
C’est un bonheur de refaire avec Jean Lacouture, et grâce à Eric Audinet, ce parcours de ses passions d’un bout à l’autre de l’empire colonial français, de l’Indochine au Maghreb, au fil des étapes et des soubresauts de la décolonisation, toutes marqués par de grands livres, de «butiner» avec lui – il suggère lui-même la comparaison avec une abeille – grands hommes, grands écrivains, Aquitaine, rugby, tauromachie, Roussillon dans le Vaucluse, opéra et autres, objets d’autres merveilleux livres. Et comment ne pas saluer son sens de l’amitié, et donc de la fidélité, à laquelle il tient à consacrer un chapitre particulier.
Au fil de cet entretien une question née de la comparaison des temps: dans cette société qui est la notre, gavée d’images privées de sens par leur surabondance, dans le monde de l’info spectacle, de l’infotainment, y a-t-il encore une place pour des Lacouture? Pour le panache? Pour l’admiration, et en particulier l’admiration des grands hommes? A partir de son inoubliable «Malraux», Jean a montré à quel point la biographie, le portrait, était un genre fait pour lui. Mais reste-t-il possible quand tout semble rapetissé, standardisé, aseptisé, dénigré? Et peut on ressentir l’ivresse de la découverte, la jubilation de la connaissance, le plaisir de la description, dans cette France blasée qui a si peu confiance dans ses atouts à l’âge de la mondialisation? Quelle liberté est possible au temps des journalistes juges ou procureurs? Quelle profondeur au temps des journalistes amuseurs et animateurs, des auxiliaires de l’audimat? Quel regard historique malgré le culte de l’instant? Et de quelle écoute reste capable un public assommé de communication, de mensonges, de retape, rendu méfiant et sceptique?
On se prend à penser que Jean Lacouture aura peut être illustré pendant des décennies et prolongé avec ardeur jusqu’à nous, avec une innocence délibérément entretenue, une grâce constante, une langue savoureuse, l’élan de la Libération, de l’après deuxième guerre mondiale. Un temps difficile mais de liberté, un temps d’espérance, de mobilisation et d’optimisme, de grands combats, de jubilation, de fougue.
Mais ne boudons pas notre plaisir par trop de comparaisons, de considérations mélancoliques et d’anachronisme. Qui sait? Il y a tant à faire comprendre à nouveau, sans juger, dans le monde qui est le notre, dans ce monde multipolaire qui prolonge et amplifie, quarante ans après, cette décolonisation que Jean Lacouture a accompagnée. Tant de combats inédits à mener. D’autres talents sont là, certainement, qui naissent et grandissent, d’autres formes d’expression qui vont s’affirmer pour décrypter comme pour portraiturer. Livrons nous en attendant au plaisir de ces pages, de cette conversation avec l’infatigable Jean Lacouture, laissons nous gagner par ce contagieux «goût des autres» qui est sa marque et qu’on voudrait l’aider à transmettre.
Hubert Védrine
Il faut imaginer ce que pouvait représenter Jean Lacouture, grand reporter au Monde, au début des années soixante, pour de jeunes lycéens avides de comprendre et de découvrir le monde, fascinés par l’Histoire, passionnés par l’actualité et par les grandes personnalités du moment. J’étais de ceux-là. Jean Lacouture avait été dans les lieux chauds, avait vécu les grands conflits, avait rencontré les monstres sacrés des grands conflits coloniaux. Il nous paraissait, à moi et à quelques uns de mes amis du lycée de Bois Colombes (qui deviendrait le lycée Albert Camus) dans la banlieue parisienne, mener une vie enchantée. Nous offrir par ses articles des échappées vers l’Histoire, le Monde et ses acteurs. «Journaliste», «grand reporter» était encore paré de tous les prestiges. C’était avant l’âge télévisuel, peut être la dernière génération élevée à l’ancienne avec le lent alambic de la lecture, avant le tourisme de masse, l’Internet, les portables, etc. Dans un autre monde, non saturé jusqu’à l’hébétude d’images, de sons, de slogans, de «communication», de publicité, de transparence. Où l’on pouvait rêver avec Jules Verne, Alexandre Dumas, Joseph Kessel, Lucien Bodart … ou Jean Lacouture. Où l’écrit était révéré et vénéré! Ecrivains, mais aussi journalistes, ils savaient écrire. Jean Lacouture nous emportait par son souffle, son rythme, son style (plus tard il ferait merveille à la télévision). A seize ans, j’avais dévoré ses premiers livres, ceux qu’il avait écrit avec Simonne sur l’Egypte et sur le Maroc. Je me jetais sur ses reportages. Je me souviens brusquement d’un, parmi tant d’autres, sur des négociations à La Mamounia, ce «caravansérail pour milliardaires», après la guerre des sables algéro-marocaine de 1963. Et c’est comme si j’étais dans les fameux jardins où Churchill, après guerre, allait passer l’hiver.
Par une chance extraordinaire, Jean et Simonne Lacouture étaient amis de mes parents, Jean et Suzanne Védrine. Mon père et Jean Lacouture s’étaient rencontrés au sein des groupes qui oeuvraient, dans le Paris du début des années cinquante, pour une indépendance pacifique du Maroc. Il est arrivé aux Lacouture de venir dîner chez nous, à Bois Colombes, et j’ai pu parler avec eux, les questionner. Jean est venu faire une conférence devant le Club Unesco de notre lycée et nous l’avons écouté, captivés. Pendant des jours avec d’autres amis, ou en famille, nous commentions ces rencontres, qui étaient autant de promesses.
Cette fascination pour Jean Lacouture fit que je voulais alors être journaliste. La vie en a décidé autrement. Mais je n’ai pas oublié cette admiration stimulante qui s’est muée avec le temps en une amitié entre Jean et Simonne, Michèle et moi, et qui ne s’est jamais démentie. Et certainement je lui ai emprunté sous une autre forme et dans mon style quelque chose de cette boulimie empathique, de cette curiosité qui l’habite.
C’est un bonheur de refaire avec Jean Lacouture, et grâce à Eric Audinet, ce parcours de ses passions d’un bout à l’autre de l’empire colonial français, de l’Indochine au Maghreb, au fil des étapes et des soubresauts de la décolonisation, toutes marqués par de grands livres, de «butiner» avec lui – il suggère lui-même la comparaison avec une abeille – grands hommes, grands écrivains, Aquitaine, rugby, tauromachie, Roussillon dans le Vaucluse, opéra et autres, objets d’autres merveilleux livres. Et comment ne pas saluer son sens de l’amitié, et donc de la fidélité, à laquelle il tient à consacrer un chapitre particulier.
Au fil de cet entretien une question née de la comparaison des temps: dans cette société qui est la notre, gavée d’images privées de sens par leur surabondance, dans le monde de l’info spectacle, de l’infotainment, y a-t-il encore une place pour des Lacouture? Pour le panache? Pour l’admiration, et en particulier l’admiration des grands hommes? A partir de son inoubliable «Malraux», Jean a montré à quel point la biographie, le portrait, était un genre fait pour lui. Mais reste-t-il possible quand tout semble rapetissé, standardisé, aseptisé, dénigré? Et peut on ressentir l’ivresse de la découverte, la jubilation de la connaissance, le plaisir de la description, dans cette France blasée qui a si peu confiance dans ses atouts à l’âge de la mondialisation? Quelle liberté est possible au temps des journalistes juges ou procureurs? Quelle profondeur au temps des journalistes amuseurs et animateurs, des auxiliaires de l’audimat? Quel regard historique malgré le culte de l’instant? Et de quelle écoute reste capable un public assommé de communication, de mensonges, de retape, rendu méfiant et sceptique?
On se prend à penser que Jean Lacouture aura peut être illustré pendant des décennies et prolongé avec ardeur jusqu’à nous, avec une innocence délibérément entretenue, une grâce constante, une langue savoureuse, l’élan de la Libération, de l’après deuxième guerre mondiale. Un temps difficile mais de liberté, un temps d’espérance, de mobilisation et d’optimisme, de grands combats, de jubilation, de fougue.
Mais ne boudons pas notre plaisir par trop de comparaisons, de considérations mélancoliques et d’anachronisme. Qui sait? Il y a tant à faire comprendre à nouveau, sans juger, dans le monde qui est le notre, dans ce monde multipolaire qui prolonge et amplifie, quarante ans après, cette décolonisation que Jean Lacouture a accompagnée. Tant de combats inédits à mener. D’autres talents sont là, certainement, qui naissent et grandissent, d’autres formes d’expression qui vont s’affirmer pour décrypter comme pour portraiturer. Livrons nous en attendant au plaisir de ces pages, de cette conversation avec l’infatigable Jean Lacouture, laissons nous gagner par ce contagieux «goût des autres» qui est sa marque et qu’on voudrait l’aider à transmettre.
Hubert Védrine