Novethic : La communauté internationale des droits humains est-elle morte? Vive la communauté internationale des droits écologiques?
Hubert Védrine : La communauté internationale des droits humains n’est pas morte. Mais elle ne suffit pas. L’effort historique réalisé par les Occidentaux pour instaurer dans le monde entier les valeurs occidentales, celle de la période des Lumières en somme, n’a pas réussi à s’imposer au monde chinois, à la culture musulmane, etc. Cet universalisme est admirable mais il est insuffisant. Il n’a pas permis de constituer une communauté internationale dans laquelle tous les peuples du monde auraient les mêmes peurs et les mêmes projets.
Tout comme n’a pas suffi l’économie de marché dérégulée et hyper financiarisée, peut-être parce qu’elle était caricaturale d’elle-même.
Ma démarche a donc consisté à me poser cette question : quel est le seul vrai lien entre tous les habitants de la planète? Et la réponse est simple : que la planète demeure vivable. Formulé ainsi, cela ressemble à une lapalissade. Mais il faut entendre l’alerte des milieux scientifiques, qui s’alarment des changements climatiques, de l’effondrement de la biodiversité, des pollutions, de l’artificialisation des sols. Etc. Autant de dangers qui sont encore moins soutenables dans un monde à 7,8 ou 9 milliards d’humains.
Dans ces conditions, un mode de vie à l’américaine, à l’occidental, n’est pas possible. Mais ce qui est frappant d’un point de vue géopolitique, c’est que ces évidences là, tout le monde s’en fiche. On assiste parfois à des pulsions d’intérêt, comme la COP21, mais dix jours plus tard, tout le monde a oublié. J’essaie de faire le pont entre les enjeux classiques des relations internationales et ces urgences écologiques.
Les États ont-ils encore les moyens de faire l’impasse sur ces questions écologiques?
Non, car elles vont entrer de force dans la géopolitique. De plus en plus, les États seront jugés sur leur participation à la question écologique. Et non plus seulement sur leurs capacités militaires, leur respect des droits humains ou leur puissance économique. La notion d’État voyou écologique finira par s’imposer, même si les spécialistes des relations internationales sont très hostiles à cela. Il parait probable qu’un pays ne mettant pas fin à un trafic d’une espèce d’animal en voie de disparition – ce n’est qu’un exemple parmi d’autres – sera sanctionné.
Quels outils proposez-vous pour parvenir à fabriquer ce pont entre relations internationales et urgences écologiques?
L’un des plus importants concerne l’économie de marché. Le seul instrument pour mesurer la croissance et la richesse d’un pays est le produit intérieur brut (PIB). C’est un instrument extraordinairement schématique et sommaire. On lui fait jouer un rôle qui n’aurait pas dû être le sien. Le PIB ne mesure que les flux. En caricaturant à peine, si demain on rase une forêt entière pour installer des industries polluantes qui vont provoquer des cancers pendant trente ans, c’est de la croissance. Il y a là quelque chose d’absurde.
Ce qui manque absolument dans le calcul économique, c’est la prise en compte du patrimoine. On parle de stock en économie. Donc si on parvient à donner une valeur au patrimoine existant – par exemple la capacité de la forêt à capter du CO2 – les outils de mesure qui seront demain utilisés par tout le monde et en particulier les investisseurs permettront d’aller dans le bon sens : celui de l’écologisation.
Donner une valeur à la capacité de la nature à se régénérer, c’est presque se passer de lois et de mesures coercitives. Ce serait génial. Celui ou celle qui inventera un tel mécanisme méritera le Nobel d’économie.
Avez-vous identifié des chercheurs qui travaillent actuellement à l’élaboration d’un tel indice?
Ils sont actuellement des dizaines dans le monde à le faire. Impossible, évidemment d’être exhaustif, mais une chose m’a tout de même marqué : les indicateurs auxquels travaillent la plupart de ces chercheurs mélangent économie, écologie et bien-être de la population. Je pense qu’il est difficile, voire impossible, de concilier toutes ces notions à la fois. C’est tellement difficile de mesurer le bonheur et le bien être… Il faut y aller par étapes. Les pouvoirs publics devraient encourager activement la recherche sur cette question.
Comment définiriez-vous l’écologisation que vous évoquez?
Quand on parle d’écologie, c’est une notion statique qui nous renvoie au fait que certains sont pour et d’autres contre. Les écologistes d’un côté, les prédateurs classiques de l’autre. Or, si l’on résonne comme cela, rien n’est soluble.
L’exemple de l’élevage est à ce titre parlant. Nous mangeons globalement trop de viande. Et la production de cette viande a aujourd’hui un coût environnemental trop élevé. Pour autant, comment imaginer mettre brutalement au chômage d’un seul coup les centaines de milliers de personnes qui vivent de cette industrie?
Le mot d’écologisation, qui est à rapprocher de celui d’industrialisation, permet de convoquer le temps long. Cette écologisation va nous prendre 10, 20, 30 ans. Mais on va y arriver. Il s’agit de responsabiliser les professionnels de chaque filière avec des objectifs atteignables à un horizon lointain. L’accent doit être mis sur les secteurs de l’industrie, de la chimie, du bâtiment, des transports et de l’agriculture. Il faut réduire la violence de l’antagonisme immédiat et faire émerger des solutions de long terme.
Dans leur écrasante majorité, les entreprises ont du mal à penser le temps long. Leur horizon est en général limité à une fourchette s’étalant de trois à cinq ans. Comment dépasser cet obstacle?
Cinq ans, ce n’est déjà pas si mal. En particulier si vous avez un plan. C’est pour cette raison que de nombreuses entreprises ont commencé à bouger. C’est notamment vrai dans le secteur de l’énergie.
Cela dit, les entreprises n’ont pas le monopole du court-termisme. Combien d’États, y compris parmi les grandes démocraties, peuvent se targuer d’un plan de transition sur les cinq prochaines année?
Le secteur privé est-il en avance par rapport aux puissances publiques sur ces grands enjeux écologiques?
À quelques exceptions près, oui, le monde de l’entreprise est en avance. Prenez notamment n’importe quel segment de l’industrie : tous les acteurs du secteur sont en mouvement sur ces questions, même s’ils se battent parfois via du lobbying pour ralentir certaines législations ou réglementations. Mais globalement, le monde de l’entreprise a compris qu’il doit s’adapter. Et très vite.
Comment créer les conditions d’un dialogue de long terme entre le monde de l’entreprise et celui d’une sphère politico-administrative chargée d’édicter des normes?
Mais ces discussions existent déjà et elles sont permanentes, même si elles tournent parfois au dialogue de sourds. Mais cette question nous ramène au problème auquel sont confrontés les décideurs politiques : le court-termisme. Ils sont soumis à des sollicitations constantes, dont les trois quarts sont artificielles. C’est ce qui rend la fonction de décideur public si difficile à accomplir aujourd’hui.
La crise actuelle de la démocratie représentative les fragilise encore davantage. Dans ce contexte, ils ont bien souvent du mal à trancher des intérêts contradictoires. L’affaiblissement de la sphère publique est un handicap. Les entreprises n’y sont pas soumises et peuvent avancer de leur côté.
Le politique peut-il aujourd’hui se donner les moyens de penser le long terme?
C’est le cœur de la question. Je reprends de mon côté une idée de Robert Lyons remise au goût du jour par Jacques Attali et portée par Nicolas Hulot. Il s’agit d’une chambre des générations futures. Un organisme, qui serait plutôt composée de scientifiques de plusieurs disciplines, capables de penser le long terme.
N’est-ce pas le rôle du Conseil économique sociétal et environnemental?
Il n’a pas le poids suffisant. Beaucoup de gens honorables y siègent, mais vous savez bien que ça ne marche pas. Ça ne sert à rien.
Non, cette chambre pourrait faire un rapport public annuel sur le modèle de la Cour des comptes. Ce rapport aurait un impact énorme, car l’opinion publique est aujourd’hui sensibilisée à ces questions. Sauf qu’à la différence de la Cour des comptes, il s’agirait d’examiner les impacts d’une loi ou d’une mesure dans le futur, et non jauger des actions passées. Il s’agirait de se poser ces deux questions : cette mesure est-elle bonne pour nos enfants? Et les enfants de mes enfants? Cela permettrait au débat public de s’installer.
Novethic : La communauté internationale des droits humains est-elle morte? Vive la communauté internationale des droits écologiques?
Hubert Védrine : La communauté internationale des droits humains n’est pas morte. Mais elle ne suffit pas. L’effort historique réalisé par les Occidentaux pour instaurer dans le monde entier les valeurs occidentales, celle de la période des Lumières en somme, n’a pas réussi à s’imposer au monde chinois, à la culture musulmane, etc. Cet universalisme est admirable mais il est insuffisant. Il n’a pas permis de constituer une communauté internationale dans laquelle tous les peuples du monde auraient les mêmes peurs et les mêmes projets.
Tout comme n’a pas suffi l’économie de marché dérégulée et hyper financiarisée, peut-être parce qu’elle était caricaturale d’elle-même.
Ma démarche a donc consisté à me poser cette question : quel est le seul vrai lien entre tous les habitants de la planète? Et la réponse est simple : que la planète demeure vivable. Formulé ainsi, cela ressemble à une lapalissade. Mais il faut entendre l’alerte des milieux scientifiques, qui s’alarment des changements climatiques, de l’effondrement de la biodiversité, des pollutions, de l’artificialisation des sols. Etc. Autant de dangers qui sont encore moins soutenables dans un monde à 7,8 ou 9 milliards d’humains.
Dans ces conditions, un mode de vie à l’américaine, à l’occidental, n’est pas possible. Mais ce qui est frappant d’un point de vue géopolitique, c’est que ces évidences là, tout le monde s’en fiche. On assiste parfois à des pulsions d’intérêt, comme la COP21, mais dix jours plus tard, tout le monde a oublié. J’essaie de faire le pont entre les enjeux classiques des relations internationales et ces urgences écologiques.
Les États ont-ils encore les moyens de faire l’impasse sur ces questions écologiques?
Non, car elles vont entrer de force dans la géopolitique. De plus en plus, les États seront jugés sur leur participation à la question écologique. Et non plus seulement sur leurs capacités militaires, leur respect des droits humains ou leur puissance économique. La notion d’État voyou écologique finira par s’imposer, même si les spécialistes des relations internationales sont très hostiles à cela. Il parait probable qu’un pays ne mettant pas fin à un trafic d’une espèce d’animal en voie de disparition – ce n’est qu’un exemple parmi d’autres – sera sanctionné.
Quels outils proposez-vous pour parvenir à fabriquer ce pont entre relations internationales et urgences écologiques?
L’un des plus importants concerne l’économie de marché. Le seul instrument pour mesurer la croissance et la richesse d’un pays est le produit intérieur brut (PIB). C’est un instrument extraordinairement schématique et sommaire. On lui fait jouer un rôle qui n’aurait pas dû être le sien. Le PIB ne mesure que les flux. En caricaturant à peine, si demain on rase une forêt entière pour installer des industries polluantes qui vont provoquer des cancers pendant trente ans, c’est de la croissance. Il y a là quelque chose d’absurde.
Ce qui manque absolument dans le calcul économique, c’est la prise en compte du patrimoine. On parle de stock en économie. Donc si on parvient à donner une valeur au patrimoine existant – par exemple la capacité de la forêt à capter du CO2 – les outils de mesure qui seront demain utilisés par tout le monde et en particulier les investisseurs permettront d’aller dans le bon sens : celui de l’écologisation.
Donner une valeur à la capacité de la nature à se régénérer, c’est presque se passer de lois et de mesures coercitives. Ce serait génial. Celui ou celle qui inventera un tel mécanisme méritera le Nobel d’économie.
Avez-vous identifié des chercheurs qui travaillent actuellement à l’élaboration d’un tel indice?
Ils sont actuellement des dizaines dans le monde à le faire. Impossible, évidemment d’être exhaustif, mais une chose m’a tout de même marqué : les indicateurs auxquels travaillent la plupart de ces chercheurs mélangent économie, écologie et bien-être de la population. Je pense qu’il est difficile, voire impossible, de concilier toutes ces notions à la fois. C’est tellement difficile de mesurer le bonheur et le bien être… Il faut y aller par étapes. Les pouvoirs publics devraient encourager activement la recherche sur cette question.
Comment définiriez-vous l’écologisation que vous évoquez?
Quand on parle d’écologie, c’est une notion statique qui nous renvoie au fait que certains sont pour et d’autres contre. Les écologistes d’un côté, les prédateurs classiques de l’autre. Or, si l’on résonne comme cela, rien n’est soluble.
L’exemple de l’élevage est à ce titre parlant. Nous mangeons globalement trop de viande. Et la production de cette viande a aujourd’hui un coût environnemental trop élevé. Pour autant, comment imaginer mettre brutalement au chômage d’un seul coup les centaines de milliers de personnes qui vivent de cette industrie?
Le mot d’écologisation, qui est à rapprocher de celui d’industrialisation, permet de convoquer le temps long. Cette écologisation va nous prendre 10, 20, 30 ans. Mais on va y arriver. Il s’agit de responsabiliser les professionnels de chaque filière avec des objectifs atteignables à un horizon lointain. L’accent doit être mis sur les secteurs de l’industrie, de la chimie, du bâtiment, des transports et de l’agriculture. Il faut réduire la violence de l’antagonisme immédiat et faire émerger des solutions de long terme.
Dans leur écrasante majorité, les entreprises ont du mal à penser le temps long. Leur horizon est en général limité à une fourchette s’étalant de trois à cinq ans. Comment dépasser cet obstacle?
Cinq ans, ce n’est déjà pas si mal. En particulier si vous avez un plan. C’est pour cette raison que de nombreuses entreprises ont commencé à bouger. C’est notamment vrai dans le secteur de l’énergie.
Cela dit, les entreprises n’ont pas le monopole du court-termisme. Combien d’États, y compris parmi les grandes démocraties, peuvent se targuer d’un plan de transition sur les cinq prochaines année?
Le secteur privé est-il en avance par rapport aux puissances publiques sur ces grands enjeux écologiques?
À quelques exceptions près, oui, le monde de l’entreprise est en avance. Prenez notamment n’importe quel segment de l’industrie : tous les acteurs du secteur sont en mouvement sur ces questions, même s’ils se battent parfois via du lobbying pour ralentir certaines législations ou réglementations. Mais globalement, le monde de l’entreprise a compris qu’il doit s’adapter. Et très vite.
Comment créer les conditions d’un dialogue de long terme entre le monde de l’entreprise et celui d’une sphère politico-administrative chargée d’édicter des normes?
Mais ces discussions existent déjà et elles sont permanentes, même si elles tournent parfois au dialogue de sourds. Mais cette question nous ramène au problème auquel sont confrontés les décideurs politiques : le court-termisme. Ils sont soumis à des sollicitations constantes, dont les trois quarts sont artificielles. C’est ce qui rend la fonction de décideur public si difficile à accomplir aujourd’hui.
La crise actuelle de la démocratie représentative les fragilise encore davantage. Dans ce contexte, ils ont bien souvent du mal à trancher des intérêts contradictoires. L’affaiblissement de la sphère publique est un handicap. Les entreprises n’y sont pas soumises et peuvent avancer de leur côté.
Le politique peut-il aujourd’hui se donner les moyens de penser le long terme?
C’est le cœur de la question. Je reprends de mon côté une idée de Robert Lyons remise au goût du jour par Jacques Attali et portée par Nicolas Hulot. Il s’agit d’une chambre des générations futures. Un organisme, qui serait plutôt composée de scientifiques de plusieurs disciplines, capables de penser le long terme.
N’est-ce pas le rôle du Conseil économique sociétal et environnemental?
Il n’a pas le poids suffisant. Beaucoup de gens honorables y siègent, mais vous savez bien que ça ne marche pas. Ça ne sert à rien.
Non, cette chambre pourrait faire un rapport public annuel sur le modèle de la Cour des comptes. Ce rapport aurait un impact énorme, car l’opinion publique est aujourd’hui sensibilisée à ces questions. Sauf qu’à la différence de la Cour des comptes, il s’agirait d’examiner les impacts d’une loi ou d’une mesure dans le futur, et non jauger des actions passées. Il s’agirait de se poser ces deux questions : cette mesure est-elle bonne pour nos enfants? Et les enfants de mes enfants? Cela permettrait au débat public de s’installer.