Cher Régis,
J’ai lu avec l’attention que tu devines, la lettre que tu m’as adressée, directement et via le Monde Diplomatique, après avoir lu le rapport sur les conséquences du retour de la France dans le commandement de l’OTAN et sur les perspectives de l’Europe de la défense que j’ai remis au président François Hollande, qui en a approuvé les conclusions. Je suis heureux de poursuivre, avec toi, sous cette forme originale, publique, un dialogue entamé il y a plus de trente ans sous l’égide de François Mitterrand et jamais interrompu depuis. Dialogue stimulant, enrichissant, quelque fois troublant, et toujours amical et confiant.
Ton texte dépasse souvent, au point de parfois le perdre de vue, le sujet exact que j’ai eu à traiter. C’est une belle méditation mélancolique au soleil couchant sur la disparition progressive de la politique étrangère «française», sur le triomphe contemporain de l’individualisme, dont le christianisme, exsangue aujourd’hui en Europe, aurait été, il y a deux mille ans, la matrice et qui rendrait vain tout projet historique collectif; sur l’hypothèse de la suprématie finale de Vénus sur Mars, version debrayiste de la fin de l’Histoire qui te fais te revenir à Saint-Just: le bonheur (individuel) aurait été en effet une idée neuve, bouleversante, et plus de deux siècles après, bientôt mondiale. A quoi bon, alors, étudier encore les relations internationales, les rapports de force et les politiques étrangères? En fait, s’il m’arrive de m’en affliger comme toi, je n’y crois pas trop: il y a, et aura encore longtemps, dans ce monde de plus en plus peuplé, trop de compétitions pour l’espace, les ressources, les marchés, la richesse, le pouvoir, les idées, les croyances, trop de clash possibles entre différences irréconciliables, sur fond de compte à rebours écologique, sans gouvernance globale effective, ni, jamais, de président mondial du peuple mondial, pour que l’utopie kantienne se réalise vraiment. Raison de plus pour nous inquiéter, ensemble, de voir les européens d’aujourd’hui plongés dans un sommeil stratégique, incapables de penser l’histoire réelle qui se fait et se poursuivra pourtant, avec ou sans eux.
Mais je reviens à mon sujet et te rappelle que la question qui m’était posée par le président Hollande n’était pas de savoir s’il fallait revenir ou non dans le commandement intégré de l’OTAN mais d’évaluer les conséquences de ce retour. Quand François Hollande me confie ce rapport, après une tentative inaboutie de Jacques Chirac entre 1995 et 1997, ce retour a déjà été décidé, et mis en œuvre, par Nicolas Sarkozy, en 2009. J’ai donc eu à examiner les conséquences de cette décision. Le recul pour en juger est faible, d’où mon évaluation: des conséquences mitigées, et pas encore très nettes: influence réelle sur la réduction du format bureaucratique de l’OTAN, sur la répartition des postes, sur l’affirmation de la comptabilité stratégique dissuasion/défense. Aucune influence en revanche sur la stratégie générale en Afghanistan. Sur le plan industriel, rien de décisif: de bons résultats (mais c’était déjà le cas avant), des perspectives, mais aussi de vrais risques pour l’avenir. Il y a donc des effets potentiellement positifs, d’autres négatifs.
Les conséquences positives (influence accrue) ne l’emporteront sur les conséquences négatives (phagocytage) que si la France développe sans complexe dans l’OTAN (comme au sein de l’Europe, sans opposer les deux enceintes) une politique ambitieuse et claire fondée sur sa réflexion stratégique propre. Tu doutes que la France en soit capable (mais alors elle en serait également incapable «dehors»). Je crois qu’elle l’est encore, tout en reconnaissant les risques de banalisation qui existaient déjà presqu’autant avant la réintégration.
J’ai quand même abordé le sujet d’une éventuelle nouvelle sortie. Elle ouvrirait une crise aigüe, et stérile, avec les États-Unis, et plus encore avec tous les Européens au pire moment, à commencer par l’Allemagne, sans motif explicable. Dans quel but la France ferait-elle cela? Seuls quelques rares pays applaudiraient. Mais à quoi serviraient à la France de 2013 les félicitations de Poutine, ou du Brésil, qui soigne ses relations avec les États-Unis, mais verrait bien, par attachement rhétorique au tiers-mondisme des années 1970, la France cantonnée à sa posture des années 1960? Plus important, à mes yeux: nous ne sommes pas du tout dans les conditions qui avaient amené de Gaulle à sortir – à juste titre- de l’OTAN en 1966: le verrouillage par le Pentagone, l’inflexibilité de Johnson, la guerre du Vietnam, la riposte graduée. Bref ce n’est pas une option valable pour la France en 2013. Tu vois l’Alliance «florissante», je la vois incertaine de son avenir. Tu ne dis d’ailleurs pas ce qu’il faudrait faire, en 2013, après être ressorti de l’OTAN, mis à part se soucier des émergents, ce qui est évident mais n’a rien à voir avec être dedans ou en dehors de l’OTAN. L’Allemagne, dont la politique étrangère se redéploye, le démontre.
De toute façon, il ne faut pas figer de Gaulle, que j’admire et respecte autant que toi, en saint de vitrail, ni à un instant donné de son évolution. Sa politique étrangère des années 1966/1967 (deux années sur onze) fait l’objet chez certains d’un culte rétrospectif dont je ne me moque pas. Mais son génie (outre ses prémonitions: sur le rôle de l’arme blindée, sur l’issue de la deuxième guerre mondiale sur la persistance des nations) était tissé de réalisme, de mobilité, de pragmatisme; il suffit de considérer ses politiques européennes et allemandes successives, le traité de l’Élysée de 1963, aussitôt bridée par le Bundestag avec un préambule atlantiste, étant lui-même un plan B; et même sa politique envers l’OTAN: son objectif initial était un directoire à trois, y compris la France, pas la sortie. Il n’a d’ailleurs quitté le commandement intégré de l’OTAN (pas l’Alliance) qu’au bout de 8 ans!
Il ne faut donc pas mythifier, ni fétichiser, cette décision de retrait de 1966. Ce serait injuste de ramener toute la grande politique étrangère gaulliste à cette seule rupture, opérée dans un moment bien particulier de la guerre froide. Rappelons qu’il a été, sans faux semblant, solidaire «de nos alliés» dans toutes les grandes crises est/ouest, et que Nixon et Kissinger, même après son retrait de l’OTAN, l’admiraient. A mon avis, il n’aurait peut-être pas à eu à sortir du commandement intégré de l’OTAN s’il avait eu en face de lui ces derniers, plutôt que Kennedy et Johnson. Et personne ne sait ce qu’il aurait fait trente ou quarante ans après. Quant à l’effet d’entraînement d’une sortie de la France, rappelons qu’en plus de 40 ans, aucun pays européen n’a rejoint la France dans sa posture singulière (dans l’Alliance, pas dans l’OTAN) entre 1996 et 2010, pas même l’Allemagne de l’époque du «couple» franco-allemand, alors que cela aurait fait naître, ipso facto, le pilier européen de l’Alliance. On peut avoir une vraie politique étrangère en étant dans l’OTAN, et ne pas en avoir en étant dehors (les anciens neutres).
La «lente sortie de scène» de la France que tu déplores, comme moi, même s’il ne faut pas l’exagérer, a commencé il y a longtemps, alors même que la France était en dehors du commandement intégré. C’est bien la preuve que cette extériorité n’est pas une panacée pour l’existence et la puissance ni la garantie d’une ambition, et que y être ou non n’était pas, et est moins que jamais, le problème. Ce n’est pas en reconstituant maintenant une fière posture en trompe-l’œil, en même temps qu’un abri mental confortable, que nous réveillerons en France et en Europe le sens de l’Histoire et la nécessité de la stratégie. Ni en sortant sans savoir pourquoi que nous retrouverions volonté et capacité. Il n’y a pas d’alliance «francophone» de substitution!
Je reconnais que notre position à part était devenue un symbole politique commode autour duquel s’était construit, au sein des milieux dirigeants français, une sorte de consensus, avec pas mal de malentendus, comme dans tout consensus. Et d’ailleurs, moi-même, je n’avais pas approuvé la décision de réintégration de Nicolas Sarkozy. Parce qu’elle était prise pour complaire à Georges W. Bush, et argumentée de façon contestable (la «famille occidentale») alors que les américains, mis à part les néoconservateurs, n’en demandaient pas tant; ou illusoire (cela allait débloquer la défense européenne comme si sa stagnation s’expliquait par la méfiance inspirée par la position singulière de la France,et non pas par le fait que, tout simplement, les Européens ne sont pas demandeurs de défense! On a vu le résultat…).
Il n’empêche qu’une décision a été prise en 2009, et qu’elle a crée une situation nouvelle. La France de 2013 ne va pas ressortir. Mais ce n’est pour moi qu’un point de départ, pas une conclusion. Dès lors que nous sommes revenus dans l’OTAN, à tort ou à raison, et que nous allons y rester, la pire des choses serait d’y être passifs. C’est pourquoi je préconise une politique française très ambitieuse pour et dans l’OTAN, que nous sachions ce que nous voulons en faire et ce que doit être sa stratégie. En même temps, il nous faut une approche plus lucide et plus exigeante à l’égard de nos partenaires de l’éventuelle «l’Europe de la défense» (j’avais écrit en novembre à ce sujet: le Sahel sera un test).
Je crois que c’est possible. C’est sur ce point que je me sépare le plus de ton analyse. Inutile de faire de l’OTAN d’aujourd’hui un croquemitaine alors que tout indique que c’est pour nous un terrain possible d’influence accrue. Autre rappel historiqueéclairant : ce sont les Européens de l’ouest qui ont tout fait pour que les États-Unis restent en Europe après la guerre pour contenir l’URSS (et même reviennent, alors que Roosevelt avait imprudemment assuré à Staline que les forces américaines auraient quitté l’Europe dans les deux ans, ce qui était à peu près le cas en 1948). Et quand le Sénat américain a accepté en 1948, grâce à Truman, Marshall, Acheson, Kennan, Vandenberg, etc., les États-Unis ont accepté de conclure un traité (certes avec un article 5) et de lancer le plan Marshall (matrice de l’Europe) mais pas encore une organisation militaire (le futur «O» de l’OTAN). Il faudra attendre pour cela la guerre de Corée. Après, bien sûr, obligés de se réinstaller en Europe, ils voudront garder le contrôle intégré de toute l’organisation (deux guerres mondiales, du fait des européens, celasuffit), et c’est à ce mur que se heurtera de Gaulle, d’où ses remarques acerbes que tu cites. Mais l’OTAN n’explique pas l’hégémonie culturelle américaine sur le monde, Coca-Cola, Hollywood, Apple, Google, Microsoft, les séries télévisées, leurs universités, le globish etc., dont nous avons connu le paroxysme. Et il y a d’ailleurs toujours eu un puissant courant aux États-Unis pour le désengagement militaire de l’Europe (amendement Mansfield) qui va renaître maintenant.
Encore aujourd’hui les européens craignent le pourtant très logique «pivot» d’Obama vers l’Asie et ses défis, au lieu d’y voir une opportunité! S’ils s’en sont remis aux américains à partir de 1949/1951 pour leur sécurité, et ont abdiqué, à partir de là, toute pensée stratégique (sauf encore un peu en France et en Grande-Bretagne), il n’y a pas à le reprocher aux Américains mais plutôt à eux, les Européens! Ce qui se passe dans l’OTAN est une conséquence, un symptôme, pas une cause. D’ailleurs même s’il est assuré que le traité de 1949 perdurera, il n’est pas impossible que l’OTAN périclite après l’Afghanistan. A quoi servira-t-elle? Elle reste une assurance vitale face à la Russie pour la Pologne et les pays baltes. Les cas légitimes et justifiés d’intervention au loin seront rares. Comment justifier le système anti-missile quand la question iranienne ne se posera plus? En outre, le Pentagone trouve compliqué, pas indispensable, d’utiliser l’OTAN. Certes il y a de nouveaux sujets comme les cybermenaces, mais cela ne justifie pas une aussi grosse «O»rganisation militaire permanente. Tu conclues, te référant à des propos d’il y a quelques années de Gabriel Robin, que l’OTAN «doit disparaitre» (et non pas que la France doit sortir, contrairement à ce que le Monde Diplomatique te fait dire en titre). Mais si tous ses veulent que l’OTAN continue? Ce ne sont pas les Américains que la disparition de l’OTAN gênerait le plus, eux qui n’ont pas besoin de l’OTAN pour mener leurs opérations ni pour exercer une influence militaire durable et maintenir leur leadership relatif sur le monde. D’ailleurs, Robert Gates a dit avant de quitter ses fonctions de secrétaire à la défense, que le temps n’est pas loin ou de nouvelles générations de dirigeants politiques américains ne verront plus l’intérêt de maintenir ce lien militaire particulier avec l’Europe, si les européens ne font plus aucun effort de défense. Ce serait pour les États-Unis, toujours tentés par un certain isolationnisme par rapport à l’Europe, la fin de la parenthèse allant de 1941 (Pearl Harbour) jusqu’à Obama II, ou son futur successeur. Ce sont les Européens qui, se sachant politiquement incapables de restaurer leur effort de défense, sont terrorisés à l’idée de voir s’éloigner les États-Unis; ce sont eux qui demanderont aux États-Unis de maintenir une OTAN, même réduite, pour préserver un engagement américain mécanique dans la défense de l’Europe et, pour les plus allants d’entre eux, pour fournir la logistique indispensable aux interventions européennes. Les États-Unis sont plus motivés par le grand accord de libre échange États-Unis/Union européenne, problème plus sérieux pour nous.
C’est en tenant compte de ce contexte, radicalement nouveau, bien illustré par la priorité, donnée par Obama II, au redressement domestique des États-Unis, que je pense que notre intérêt est d’affirmer beaucoup plus nos conceptions dans et sur l’OTANà propos de la dissuasion et de la défense, de l’industrie européenne et des interventions extérieures, et que c’est parfaitement faisable. Ne gaspillons plus notre énergie à nous demander si nous devons être dehors ou dedans (comme les Britanniques à propos de l’Europe) mais ce qu’on y fait, ce qu’on en fait, au moment où s’accélère la gigantesque redistribution des cartes en cours dans notre monde instable, en mutation rapide, avec la montée de dizaines d’émergents.
Voici pourquoi la question américaine (franco-américaine), ni celle de l’OTAN, n’est pas obsédante, ni même centrale, dans mon analyse. Ce serait trop facile et trop daté. L’hyperpuissance n’aura duré finalement qu’une décennie, celle des années 90. Je trouve plus pernicieuse les croyances iréniques et les illusions des européens modernes. Ce sont les États-Unis qui ne cessent d’appeler les Européens à interrompre l’effondrement de leur effort de défense – qui conduit tout droit à une Europe désarmée – et qui sont même prêts à accepter que la France et la Grande-Bretagne (sous Obama I, en Lybie) ou la France (sous Obama II, au Mali) jouent un rôle moteur, aidés par l’OTAN en Libye, par les États-Unis au Mali. Les européens sortiront-ils enfin de leur léthargie stratégique – ce serait le moment – ou rateront-ils l’opportunité Obama II, d’ailleurs absente de ton analyse? Face à cette interrogation, c’est nous le problème, OTAN ou pas, pas Washington! Je peux comprendre que tu veuilles par compassion protéger la France, tellement «normalisée et renfrognée», du choc des défis d’aujourd’hui et demain. Je crois, moi, que nous n’avons pas le choix. Notre fragileabri conceptuel a été désintégré. Nous devons nous battre dans l’OTAN, comme dans l’Union européenne,le G7, le G8, le G20 et partout.
De toute façon, l’essentiel de notre avenir se joue sur d’autres terrains. On ne peut plus séparer le grand jeu stratégique de la compétitivité économique, technologique, industrielle (y compris dans la défense) et maintenant écologique, des diverses nations dans l’économie globale de marché en train d’être un peu re-régulée, mais qui restera une compétition, voire une mêlée. Si la France ne se redresse pas, si elle ne va pas au bout de la logique du rapport Gallois, et même au-delà, sa perte d’influence, y compris diplomatique, va s’accélérer…Mais je crois qu’elle le peut encore, et qu’elle finira par retrouver le ressort nécessaire.
En amitié, toujours…
Hubert Védrine
Cher Hubert,
Les avis rendus par un «gaullo-mitterrandien» — intrépide oxymore — connu pour son aptitude à dégonfler les baudruches pèsent lourd. Ainsi de ton rapport sur le retour de la France dans l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), que t’avait demandé en2012 le président François Hollande, confiant —et qui ne le serait?— en ton expertise et en ton expérience. Le bruit médiatique étant inversement proportionnel à l’importance du sujet, il n’y a pas de quoi s’étonner de la relative discrétion qui l’a entouré. Les problèmes de défense ne mobilisent guère l’opinion, et la place de la France dans le monde ne saurait faire autant de buzz que Baby et Népal, les éléphantes tuberculeuses du zoo de Lyon. Sauf quand une bataille d’Austerlitz nous emplit de fierté, comme récemment avec cette héroïque avancée dans le désert malien qui, sans trop de morts ni coups de feu, fit reculer dans la montagne des bandes errantes de djihadistes odieux.
Ce rapport m’a beaucoup appris, tout en me laissant perplexe. Tu donnes indirectement quitus à M.Nicolas Sarkozy, avec une sorte de oui mais, d’avoir fait retour au bercail atlantique. Réintégration que tu n’aurais pas approuvée en son temps, mais qu’il y aurait plus d’inconvénient à remettre en cause qu’à entériner. Dans l’Union européenne, personne ne nous suivrait. Resterait pour la France à y reprendre fermement l’initiative, sans quoi il y aurait «normalisation et banalisation» du pays. Voilà qui me donne l’envie de poursuivre avec toi un dialogue ininterrompu depuis mai1981, quand nous nous sommes retrouvés à l’Elysée dans deux bureaux voisins et heureusement communicants(1).
Le système pyramidal serait devenu un forum qui n’engage plus à grand-chose, un champ de manœuvre où chaque membre a ses chances, pourvu qu’il sache parler fort. Bref, cette OTAN affaiblie ne mériterait plus l’opprobre d’antan. Je la jugeais, de loin, plus florissante que cela. Considérablement étendue. Douze pays en1949, vingt-huit en2013 (avec neuf cent dix millions d’habitants). Le pasteur a doublé son troupeau. L’Alliance était atlantique, on la retrouve en Irak, dans le Golfe, au large de la Somalie, en Asie centrale, en Libye (où elle a pris en charge les frappes aériennes). Militaire au départ, elle est devenue politico-militaire. Elle était défensive, la voilà privée d’ennemi mais à l’offensive. C’est le nouveau benign neglect des Etats-Unis qui aurait à tes yeux changé la donne. Washington a viré de bord, vers le Pacifique, avec Pékin et non Moscou pour adversaire-partenaire. Changement de portage général. D’où des jeux de scène à la Marivaux: X aime Y, qui aime Z. L’Europe énamourée fixe ses regards vers l’Américain, qui, fasciné, tourne les siens vers l’Asie.
Le Vieux Continent a l’air fin, mais le cocu ne s’en fait pas trop. Il demande seulement quelques égards. Nous, Français, devrions nous satisfaire de quelques postes honorifiques ou techniques dans les états-majors, à Norfolk (Etats-Unis), à Mons (Belgique), de vagues espoirs de contrats pour notre industrie, et de quelques centaines d’officiers dans les bureaux, réunions et raouts à foison.
La relation transatlantique a sa dynamique. Evident est le déclin relatif de la puissance américaine dans le système international, mais le nôtre semble être allé encore plus vite. L’OTAN n’est plus ce qu’elle était en 1966 (2)? Peut-être, mais la France non plus.
Nos compatriotes broient déjà assez du noir pour leur éviter la cruauté d’un avant/après en termes de puissance, de rayonnement international et d’indépendance d’allure («indépendance», le leitmotiv d’hier, étant désormais gommé par «démocratie»). Emploi, services publics, armée, industrie, francophonie, indice des traductions, grands projets: les chiffres sont connus, mais passons. En taille et en volume, le rapport reste ce qu’il était: de un à cinq. En termes de tonus et de vitalité, il est devenu de un à dix.
Une nation normalisée et renfrognée
Etats-Unis: une nation convaincue de son exceptionnalité où la bannière étoilée est hissée chaque matin dans les écoles et se promène en pin’s au revers des vestons, et dont le président proclame haut et fort que son seul but est de rétablir le leadership mondial de son pays. «Boosté» par la révolution informatique qui porte ses couleurs et parle sa langue, au cœur, grâce à ses entreprises, du nouvel écosystème numérique, il n’est pas près d’en rabattre. Sans doute, avec ses Latinos et ses Asiatiques, peut-on parler d’un pays posteuropéen dans un monde postoccidental, mais s’il n’est plus seul en piste, avec la moitié des dépenses militaires du monde, il peut garder la tête haute. Et mettre en œuvre sa nouvelle doctrine: leading from behind («diriger sans se montrer»).
France: une nation normalisée et renfrognée, dont les beaux frontons — Etat, République, justice, armée, université, école — se sont évidés de l’intérieur comme ces nobles édifices délabrés dont on ne garde que la façade. Où la dérégulation libérale a rongé les bases de la puissance publique qui faisait notre force. Où le président doit dérouler le tapis rouge devant le président-directeur général de Google, acteur privé qui jadis eût été reçu par un secrétaire d’Etat. Sidérante diminutio capitis (3). Nous avons sauvé notre cinéma, par bonheur, mais le reste, le régalien…
Le Français de 1963(4), s’il était de gauche, espérait en des lendemains chanteurs; et s’il était de droite, il avait quelque raison de se croire le pivot de la construction européenne, avec les maisons de la culture et la bombe thermonucléaire en plus. Celui de 2013 ne croit en rien ni en personne, bat sa coulpe et a peur autant de son voisin que de lui-même. Son avenir l’angoisse, son passé lui fait honte. Morose, le Français moyen? C’est sa résilience qui devrait étonner. Pas de suicide collectif: un miracle.
Garder une capacité propre de réflexion et de prévision? Indispensable, en effet. Quand notre ministre de la défense vient invoquer, pour expliquer l’intervention au Mali, la «lutte contre le terrorisme international», absurdité qui n’a même plus cours outre-Atlantique, force est de constater un état de phagocytose avancée, quoique retardataire. Loger dans le fourre-tout «terrorisme» (un mode d’action universel) les salafistes wahhabites que nous pourchassons au Mali, courtisons en Arabie saoudite et secourons en Syrie conduit à se demander si, à force d’être interopérable, on ne va pas devenir interimbécile.
Le défi que tu lances —agir de l’intérieur— exige et des capacités et une volonté.
1. Pour montrer «exigence, vigilance et influence», il faut des moyens financiers et des thinktanks compétitifs. Il faut surtout des esprits originaux, avec d’autres sources d’inspiration et lieux de rencontre que le Center for Strategic and International Studies (CSIS) de Washington ou l’International Institute for Strategic Studies (IISS) de Londres. Où sont passés les équivalents des maîtres d’œuvre de la stratégie nucléaire française, les généraux Charles Ailleret, André Beaufre, Pierre Marie Gallois ou Lucien Poirier? Ces stratèges indépendants, s’ils existent, ont apparemment du mal à se faire connaître.
2. Il faut une volonté. Elle peut parfois tirer parti de l’insouciance générale, qui n’a pas que des mauvais côtés. Elle a permis à Pierre Mendès France, dès 1954, et à ses successeurs de lancer et de poursuivre en sous-main la fabrication d’une force de frappe nucléaire. Or l’actuelle démocratie d’opinion porte en première ligne, gauche ou droite, des hommes-baromètres plus sensibles que la moyenne aux pressions atmosphériques. On gouverne à la godille, le dernier sondage en boussole et cap sur les cantonales. En découdre dans les sables avec des gueux isolés et dépourvus d’Etat-sanctuaire, avec un bain de foule à la clé, tous nos présidents, après Georges Pompidou, se sont offert une chevauchée fantastique de ce genre (hausse de la cote garantie). Heurter en revanche la première puissance économique, financière, militaire et médiatique du monde reviendrait à prendre le taureau par les cornes, ce n’est pas dans les habitudes de la maison. La croyance dans le droit et dans la bonté des hommes n’entraîne pas à la virtu, mais débouche régulièrement sur l’obéissance à la loi du plus fort. Le socialiste de 2013 prend l’attache du département d’Etat aussi spontanément qu’en 1936 celui du Foreign Office. Le pli a la vie dure. WikiLeaks nous a appris que, peu après la seconde guerre d’Irak, l’actuel ministre de l’économie et des finances M.Pierre Moscovici, alors chargé des relations internationales au Parti socialiste, s’en est allé rassurer les représentants de l’OTAN sur les bons sentiments de son parti envers les Etats-Unis, jurant que s’il remportait les élections, il ne se conduirait pas comme un Jacques Chirac. M.Michel Rocard avait déjà manifesté auprès de l’ambassadeur américain à Paris, le 24octobre 2005, sa colère contre le discours de M.Dominique de Villepin à l’Organisation des Nations unies (ONU) en 2003, en précisant que, lui président, il serait resté silencieux(5). Demander à l’ex-»gauche américaine» de ruer dans les brancards est un pari hasardeux. Napoléon en1813 n’a pas demandé à ses Saxons de reprendre leur poste sous la mitraille.
L’»embêteuse du monde»
Dans l’ADN de nos amis socialistes, il y a un gène colonial et un gène atlantiste. Personne n’est parfait. On peut échapper à la génétique, bien sûr, mais à sa génération? On a les valeurs de ses épreuves. François Mitterrand et Gaston Defferre, MM.Pierre Joxe et Jean-Pierre Chevènement avaient l’expérience de la guerre, de la Résistance, de l’Algérie. L’Amgot (6), Robert Murphy(7) à Vichy et les crocs-en-jambe de Franklin Delano Roosevelt flottaient encore dans les têtes, à côté du débarquement et des libérateurs de1944. La génération actuelle a la mémoire courte et n’a jamais pris de coups sur la figure. Grandie dans une bulle, elle traverse dans les clous. Et subit l’obligation d’être sympa. Ceux qui cassent la baraque ne sont jamais sympas. Chaque fois que la France fut l’ »embêteuse du monde», elle s’est mis à dos tout ce qui compte chez elle, grands patrons, grands corps et grande presse (lire «Les lobbyistes de Washington», dans Citations et extraits]«). Le sursaut que tu préconises exigerait une mise sous tension des appareils d’Etat et des habitudes, avec sortie du placard, des mal-pensants, qu’on taxera soit de folie, soit de félonie (les nouveaux chiens de garde étant mieux introduits que les anciens). Il jure avec le «passer entre les gouttes» qui fait loi dans un milieu où tout «anaméricain» est baptisé antiaméricain. D’autant que «les Américains, ça leur fait l’effet d’une insulte dès que nous n’acceptons pas d’être leurs satellites» (de Gaulle, encore). Surtout quand le rapport de force se noie dans la décontraction, prénom, tutoiement et tapes dans le dos.
«Clarifier, dis-tu, notre conception de l’Alliance»? Oui, et ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. Tu parles clair, avec faits et chiffres. Mais c’est la langue de coton qui règne, mélasse d’euphémismes où nous enlisent les technostructures atlantique et bruxelloise, avec leurs prétendus experts. Nous parlons par exemple de commandement intégré, quand c’est le leader qui intègre les autres, mais garde, lui, sa liberté pleine et entière. L’intégration n’a rien de réciproque. Aussi les Etats-Unis sont-ils en droit d’espionner (soudoyer, intercepter, écouter, désinformer) leurs alliés qui, eux, se l’interdisent; leurs soldats et leurs officiers ne sauraient avoir de comptes à rendre devant la justice internationale, dont seuls leurs alliés seront passibles; et nos compagnies aériennes sont tenues de livrer toutes informations sur leurs passagers à des autorités américaines qui trouveraient la réciproque insupportable.
Chaque stéréotype est ainsi à traduire. «Apporter sa contribution à l’effort commun»: fournir les supplétifs requis sur des théâtres choisis par d’autres. «Supprimer les duplications inutiles dans les programmes d’équipement»: Européens, achetez nos armes et nos équipements, et ne développez pas les vôtres. C’est nous qui fixons les standards. «Mieux partager le fardeau»: financer des systèmes de communication et de contrôle conçus et fabriqués par la métropole. «L’Union européenne, ce partenaire stratégique avec une place unique aux yeux de l’administration américaine» —alors que l’hypopuissance européenne n’est pas un partenaire, mais un client et un instrument de l’hyperpuissance. Il n’y a qu’une et non deux chaînes de commandement dans l’OTAN. Le commandant suprême des forces alliées en Europe (Saceur) est américain; et américaine, la présidente du groupe de réflexion chargé de la prospective (MmeMadeleine Albright, ancienne ministre des affaires étrangères).
Cette novlangue poisseuse est indigne d’une diplomatie française qui, de Chateaubriand à Romain Gary, a eu le culte du mot juste et le goût de la littérature, qui est l’art d’appeler un chat un chat. Le premier temps d’une action extérieure, c’est la parole. La formule qui réveille. Le mot cru. De Gaulle et Mitterrand les pratiquaient allègrement. Tu as connu le second de près. Et le premier, en privé et dès 1965 en public, qualifiait l’OTAN de protectorat, hégémonie, tutelle, subordination. «Allié, non aligné» veut dire d’abord: retrouver sa langue, ses traces et ses valeurs. «Sécurité» accolé à «défense», fétichisme technologique et aspiration à dominer le monde (d’origine théologique) jurent avec notre personnalité laïque et républicaine. Pourquoi donc la gauche au gouvernement devrait-elle entériner ce qu’elle a condamné dans l’opposition?
Pour ma part, je m’en tiens à l’appréciation de M.Gabriel Robin, ambassadeur de France, notre représentant permanent auprès de l’OTAN et du Conseil de l’Atlantique nord de1987 à1993. Je le cite: «L’OTAN pollue le paysage international dans toutes les dimensions. Elle complique la construction de l’Europe. Elle complique les rapports avec l’OSCE [Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe] (mais ce n’est pas le plus important). Elle complique les rapports avec la Russie, ce qui n’est pas négligeable. Elle complique même le fonctionnement du système international parce que, incapable de signer une convention renonçant au droit d’utiliser la force, l’OTAN ne se conforme pas au droit international. Le non-recours à la force est impossible à l’OTAN car elle est précisément faite pour recourir à la force quand bon lui semble. Elle ne s’en est d’ailleurs pas privée, sans consulter le Conseil de sécurité des Nations unies. Par conséquent, je ne vois pas très bien ce qu’un pays comme la France peut espérer de l’OTAN, une organisation inutile et nuisible, sinon qu’elle disparaisse (8).»
Inutile, parce qu’anachronique. A l’heure où chaque grand pays joue son propre jeu (comme on le voit dans les conférences sur le climat, par exemple), où s’affirment et s’exaspèrent fiertés religieuses et identités culturelles, ce n’est pas bâtir l’avenir que de s’enrôler. Sont à l’ordre du jour des coalitions ad hoc, des coopérations bilatérales, des arrangements pratiques, et non un monde bichrome et manichéen. L’OTAN est une survivance d’une ère révolue. Les guerres classiques entre Etats tendent à disparaître au bénéfice de conflits non conventionnels, sans déclarations de guerre ni lignes de front. Au moment où les puissances du Sud s’affranchissent de l’hégémonie intellectuelle et stratégique du Nord (Brésil, Afrique du Sud, Argentine, Chine, Inde), nous tournons le dos à l’évolution du monde.
Pourquoi nocive? Parce que déresponsabilitante et anesthésiante. Trois fois nuisible. A l’ONU d’abord, et au respect du droit international, parce que l’OTAN soit détourne à son profit, soit contourne et ignore les résolutions du Conseil de sécurité. Nuisible à la France, ensuite, dont elle tend à annuler les avantages comparatifs chèrement acquis, en l’incitant à faire siens par toutes sortes d’automatismes des ennemis qui ne sont pas les nôtres, en diminuant notre liberté de parler directement avec tous, sans veto extérieur, en ruinant son capital de sympathie auprès de nombreux pays du Sud. Nous sommes fiers d’avoir obtenu d’obligeantes déclarations sur le maintien de la dissuasion nucléaire à côté de la défense antimissile balistique dont le déploiement, en réalité, ne peut que marginaliser à terme la dissuasion du faible au fort, dont nous avons les outils et la maîtrise. Mais peut-être va-t-on nous convaincre que nous vivons, à Paris, Londres et Berlin, sous la terrible menace de l’Iran et de la Corée du Nord…
Nuisible, enfin, à tout projet d’Europe-puissance, dont l’OTAN entérine l’adieu aux armes, la baisse des budgets de défense et le rétrécissement des horizons. Si l’Europe veut avoir un destin, elle devra prendre une autre route que celle qui la rive à son statut de dominion (l’Etat indépendant dont la politique extérieure et la défense dépendent d’une capitale étrangère). On comprend que cela soit un bien pour l’Europe centrale et balkanique (notre Amérique de l’Est), car de deux grands frères mieux vaut le plus lointain, et ne pas rester seul face à la Russie. Pourquoi oublier que tout Etat a la politique de sa géographie et que nous n’avons pas la même que celle de nos amis?
La «famille occidentale», une mystification
Rentrer dans le rang pour viabiliser une défense européenne, la grande pensée du règne précédent, témoigne d’un curieux penchant pour les cercles carrés. Neuf Européens sur dix ont pour stratégie l’absence de stratégie. Il n’y a plus d’argent et on ne veut plus risquer sa peau (on a déjà donné). D’où la fumisterie d’un «pilier européen» ou d’un «état-major européen au sein de l’OTAN». Le seul Etat apte à des accords de défense conséquents avec la France, le Royaume-Uni, conditionne ceux-ci à leur approbation par Washington. Il vient d’ailleurs d’abandonner le porte-avions commun. L’Alliance atlantique ne supplée pas à la faiblesse de l’Union européenne (sa «politique de sécurité et de défense commune»), elle l’entretient et l’accentue. En attendant Godot, nos jeunes et brillants diplomates filent vers un «service diplomatique européen» richement doté, mais chargé d’une tâche surhumaine: assumer l’action extérieure d’une Union sans positions communes, sans armée, sans ambition et sans idéal. Sous l’égide d’une non-personnalité.
Quant au langage de l’ »influence », il fleure bon la ive République. «Ceux qui acceptent de devenir piétaille détestent dire qu’ils sont piétaille» (de Gaulle encore, à l’époque). Ils assurent qu’ils ont de l’influence, ou qu’ils en auront demain. Produire des effets sans disposer des causes relève de la pensée magique. Influer veut dire peser sur une décision. Quand avons-nous pesé sur une décision américaine? Je ne sache pas que M.Barack Obama ait jamais consulté nos influentes autorités nationales avant de décider d’un changement de stratégie ou de tactique en Afghanistan, où nous n’avions rien à faire. Il décide, on aménage.
La place du brillant second étant très logiquement occupée par le Royaume-Uni, et l’Allemagne, malgré l’absence d’un siège permanent au Conseil de sécurité, faisant désormais le troisième, nous serons donc le souffleur n°4 de notre allié n°1 (et en Afghanistan, nous fûmes bien, avec notre contingent, le quatrième pays contributeur). Evoquer, dans ces conditions, «une influence de premier plan au sein de l’Alliance» revient à faire cocorico sous la table.
Nous glissions depuis longtemps le long du toit, me diras-tu, et M.Sarkozy n’a fait que parachever un abandon commencé sous ses prédécesseurs. Certes, mais il lui a donné son point d’orgue symbolique avec cette phrase: «Nous rejoignons notre famille occidentale.» Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’un champ clos de rivalités ou un système de domination se déguise en famille. Vieille mystification qu’on croyait réservée à la «grande famille des Etats socialistes». D’où l’intérêt d’en avoir plusieurs, des familles naturelles et des électives, pour compenser l’une par l’autre.
Sentimentalement, j’appartiens à la famille francophone, et me sens autant et plus d’affinités avec un Algérien, un Marocain, un Vietnamien ou un Malgache qu’avec un Albanais, un Danois ou un Turc (tous trois membres de l’OTAN). Culturellement, j’appartiens à la famille latine (Méditerranée et Amérique du Sud). Philosophiquement, à la famille humaine. Pourquoi devrais-je m’enfermer dans une seule? Pourquoi sortir de la naphtaline la notion chérie de la culture ultraconservatrice (Oswald Spengler, Henri Massis, Maurice Bardèche, les nervis d’Occident (9) qui ne figure pas, d’ailleurs, dans le traité de l’Atlantique nord de 1949, qui n’apparaît presque jamais sous la plume de de Gaulle et que je ne me souviens pas avoir entendue dans la bouche de Mitterrand?
En réalité, si l’Occident doit aux yeux du monde s’identifier à l’Empire américain, il récoltera plus de haines que d’amour, et suscitera plus de rejet que de respect. Il revenait à la France d’animer un autre Occident, de lui donner un autre visage que Guantánamo, le drone sur les villages, la peine de mort et l’arrogance. Y renoncer, c’est à fois compromettre l’avenir de ce que l’Occident a de meilleur, et déjuger son propre passé. Bref, nous avons raté la marche.
Mais au fond, pourquoi monter sur ses grands chevaux? Il se pourrait bien que la métamorphose de l’ex-»grande nation» en «belle province» vers quoi on se dirige — sans tourner les yeux vers le Québec, hélas, où des stages de formation seraient les bienvenus — serve finalement notre bonheur et notre prospérité. De quoi se plaint-on? Intervenir manu militari dans l’ancien Soudan [Mali], sans concours européen notable, avec une aide technique américaine (dont les satellites d’observation militaires, contrairement aux nôtres, ne sont pas repérables et traçables sur la Toile), n’est-ce pas, pour un pays très moyen (1% de la population et 3% du produit intérieur brut de la planète), amplement suffisant pour l’amour propre national? Que demander de plus, au-delà d’un retrait rapide de nos troupes pour éviter l’ensablement?
Je n’ignore pas qu’un disciple de Raymond Aron, l’ex-procureur de la «force de frappe» et chef de l’école euro-atlantique, puisse saluer comme un beau geste envers notre vieil allié le fait de rallier sa bannière au mauvais moment. Ce juste retour de gratitude, après 1917 et 1944, a pu tourner la tête d’un enfant de la télé et de John Wayne fier de pouvoir jogger dans les rues de Manhattan avec un tee-shirt NYPD.
Et si on prend un peu plus de hauteur, toujours derrière Hegel, il se pourrait bien que l’américanisation des modes de vie et de penser (rouleau compresseur qui n’a pas besoin de l’OTAN pour poursuivre sa course) ne soit que l’autre nom d’une marche en avant de l’individu commencée avec l’avènement du christianisme. Et donc une extension du domaine de la douceur, une bonne nouvelle pour les minorités et dissidences de toutes espèces, sexuelles, religieuses, ethniques et culturelles. Une étape de plus dans le processus de civilisation, comme passage du brut au raffiné, de la rareté à l’abondance, du groupe à la personne, qui vaut bien qu’on en rabatte localement sur la gloriole. Ce qui peut nous rester d’une vision épique de l’histoire, ne devrions-nous pas l’enterrer au plus vite si l’on veut vivre heureux au XXIe siècle de notre ère, et non au XIXe?
Verdun, Stalingrad, Hiroshima… Alger, Hanoï, Caracas… Des millions de morts, des déluges de souffrances indicibles, dans quel but, finalement? Il m’arrive de penser que notre indifférence au destin collectif, le repli sur la sphère privée, notre lente sortie de scène ne sont pas qu’un lâche soulagement mais l’épanouissement de la prophétie de Saint-Just, «le bonheur est une idée neuve en Europe». En conséquence de quoi il y a plus de sens et de dignité dans des luttes pour la qualité de l’air, l’égalité des droits entre homos et hétéros, la sauvegarde des espaces verts et les recherches sur le cancer que dans de sottes et vaines querelles de tabouret sur un théâtre d’ombres.
Affres et atouts mêlés de la virilité
Vénus après Mars. Vénus supérieure à Mars? Après tout, si la femme est l’avenir de l’homme, l’effémination des valeurs et des mœurs qui caractérisera le mieux l’Europe d’aujourd’hui aux yeux des historiens de demain est une bonne nouvelle. Se rangeront sous cette rubrique, au-delà des belles victoires du féminisme et de la parité, le dépérissement du nom du père dans la dévolution du nom de famille, le remplacement du militaire par l’humanitaire, du héros par la victime, de la conviction par la compassion, du chirurgien social par l’infirmière, du cure par le care cher à MmeMartine Aubry. Adieu faucille et marteau, bonjour pincettes et compresses.
«Ce n’est pas avec l’école, ce n’est pas avec le sport que nous avons un problème, c’est avec l’amour.» Ainsi parlait non Zarathoustra mais M.Sarkozy, chef d’Etat (à Montpellier, le 3mai 2007). Nietzsche aurait hurlé, mais Ibn Khaldoun lui aurait tiré la manche. Tu sais que, dans son Discours sur l’histoire universelle, ce philosophe arabe et perspicace (1332-1406) observe que les Etats voient le jour grâce aux vertus viriles et disparaissent avec leur abandon. Puritanisme de Bédouin on ne peut plus incorrect, mais description intéressante de l’entropie des civilisations. «Comme le ver file sa soie, puis trouve sa fin en s’empêtrant dans ses fils…»
Un Ibn Khaldoun saluerait peut-être le talent des Etats-Unis d’Amérique pour freiner le processus et retarder la fin. Tout en poussant hors périmètre, par leurs technologies et leurs images, aux joies de l’hyperindividualisme et du quant-à-soi festif, ils conservent par-devers eux les affres et les atouts mêlés de la virilité: culte des armes, gaz de schiste, budget militaire écrasant, massacres dans les écoles, patriotisme exacerbé. Phallocrates et souverainistes pour ce qui les concerne, mais soutenant ailleurs ce qu’on pourrait appeler la féminisation des cadres et des valeurs. Les derricks pour eux, les éoliennes pour nous. D’où une Europe plus écologique et pacifique et paradoxalement moins traditionaliste que l’Amérique elle-même. Pendant que notre littérature et notre cinéma cultivent l’intime, les leurs cultivent la fresque historique et sociale. Steven Spielberg élève une statue à Lincoln, la Central Intelligence Agency (CIA) nous met la larme à l’œil avec ses agents — voir Argo. OSS117, avec Jean Dujardin, nous fait pleurer, mais de rire.
Bref, si le problème c’est Hegel, et la solution Bouddha, mes objections tombent à l’eau. Je ne l’exclus pas a priori. Mais c’est une autre discussion. En attendant, je me félicite de te savoir en réserve de la République et me réjouis pour ma part, spectateur dégagé, de revenir à mes chères études. Sans rapport avec l’actualité, elles me préservent de toute mauvaise humeur. Chacun ses défenses.
Bien amicalement à toi.
Régis Debray
Ecrivain et philosophe. Président d’honneur de l’Institut européen en sciences des religions (IESR), Paris.
1 En 1981, Régis Debray devient chargé de mission pour les relations internationales auprès du président François Mitterrand. La même année, M.Hubert Védrine est nommé conseiller à la cellule diplomatique de l’Elysée. (Les notes sont de la rédaction.)
2 En 1966, la France annonce son retrait du commandement intégré de l’OTAN.
3 En droit romain, réduction de capacité civique pouvant aller jusqu’à la perte de liberté et de citoyenneté.
4 En 1963, le général de Gaulle s’oppose à l’entrée du Royaume-Uni dans la Communauté économique européenne (CEE), le jugeant trop proche des Etats-Unis (vis-à-vis desquels le président français souligne l’autonomie de la défense nucléaire nationale).
5 Le Monde, 2décembre 2010.
6 L’Allied Military Government of Occupied Territories (Amgot), ou gouvernement militaire des territoires occupés, piloté par des officiers américains et britanniques, était chargé d’administrer les territoires libérés au cours de la seconde guerre mondiale.
7 Chargé d’affaires américain auprès du régime de Vichy (1940-1944).
8 «Sécurité européenne: OTAN, OSCE, pacte de sécurité», colloque de la fondation Res publica, 30 mars 2009.
9 Respectivement philosophe allemand, auteur de l’essai Le Déclin de l’Occident (1918), associé à la «révolution conservatrice» allemande; essayiste et critique littéraire français ayant participé au régime de Vichy; écrivain français ayant soutenu la collaboration et dénoncé la Résistance comme «illégale»;et groupuscule français d’extrême droite (ayant compté parmi ses membres MM.Patrick Devedjian, Gérard Longuet et Alain Madelin).
Cher Régis,
J’ai lu avec l’attention que tu devines, la lettre que tu m’as adressée, directement et via le Monde Diplomatique, après avoir lu le rapport sur les conséquences du retour de la France dans le commandement de l’OTAN et sur les perspectives de l’Europe de la défense que j’ai remis au président François Hollande, qui en a approuvé les conclusions. Je suis heureux de poursuivre, avec toi, sous cette forme originale, publique, un dialogue entamé il y a plus de trente ans sous l’égide de François Mitterrand et jamais interrompu depuis. Dialogue stimulant, enrichissant, quelque fois troublant, et toujours amical et confiant.
Ton texte dépasse souvent, au point de parfois le perdre de vue, le sujet exact que j’ai eu à traiter. C’est une belle méditation mélancolique au soleil couchant sur la disparition progressive de la politique étrangère «française», sur le triomphe contemporain de l’individualisme, dont le christianisme, exsangue aujourd’hui en Europe, aurait été, il y a deux mille ans, la matrice et qui rendrait vain tout projet historique collectif; sur l’hypothèse de la suprématie finale de Vénus sur Mars, version debrayiste de la fin de l’Histoire qui te fais te revenir à Saint-Just: le bonheur (individuel) aurait été en effet une idée neuve, bouleversante, et plus de deux siècles après, bientôt mondiale. A quoi bon, alors, étudier encore les relations internationales, les rapports de force et les politiques étrangères? En fait, s’il m’arrive de m’en affliger comme toi, je n’y crois pas trop: il y a, et aura encore longtemps, dans ce monde de plus en plus peuplé, trop de compétitions pour l’espace, les ressources, les marchés, la richesse, le pouvoir, les idées, les croyances, trop de clash possibles entre différences irréconciliables, sur fond de compte à rebours écologique, sans gouvernance globale effective, ni, jamais, de président mondial du peuple mondial, pour que l’utopie kantienne se réalise vraiment. Raison de plus pour nous inquiéter, ensemble, de voir les européens d’aujourd’hui plongés dans un sommeil stratégique, incapables de penser l’histoire réelle qui se fait et se poursuivra pourtant, avec ou sans eux.
Mais je reviens à mon sujet et te rappelle que la question qui m’était posée par le président Hollande n’était pas de savoir s’il fallait revenir ou non dans le commandement intégré de l’OTAN mais d’évaluer les conséquences de ce retour. Quand François Hollande me confie ce rapport, après une tentative inaboutie de Jacques Chirac entre 1995 et 1997, ce retour a déjà été décidé, et mis en œuvre, par Nicolas Sarkozy, en 2009. J’ai donc eu à examiner les conséquences de cette décision. Le recul pour en juger est faible, d’où mon évaluation: des conséquences mitigées, et pas encore très nettes: influence réelle sur la réduction du format bureaucratique de l’OTAN, sur la répartition des postes, sur l’affirmation de la comptabilité stratégique dissuasion/défense. Aucune influence en revanche sur la stratégie générale en Afghanistan. Sur le plan industriel, rien de décisif: de bons résultats (mais c’était déjà le cas avant), des perspectives, mais aussi de vrais risques pour l’avenir. Il y a donc des effets potentiellement positifs, d’autres négatifs.
Les conséquences positives (influence accrue) ne l’emporteront sur les conséquences négatives (phagocytage) que si la France développe sans complexe dans l’OTAN (comme au sein de l’Europe, sans opposer les deux enceintes) une politique ambitieuse et claire fondée sur sa réflexion stratégique propre. Tu doutes que la France en soit capable (mais alors elle en serait également incapable «dehors»). Je crois qu’elle l’est encore, tout en reconnaissant les risques de banalisation qui existaient déjà presqu’autant avant la réintégration.
J’ai quand même abordé le sujet d’une éventuelle nouvelle sortie. Elle ouvrirait une crise aigüe, et stérile, avec les États-Unis, et plus encore avec tous les Européens au pire moment, à commencer par l’Allemagne, sans motif explicable. Dans quel but la France ferait-elle cela? Seuls quelques rares pays applaudiraient. Mais à quoi serviraient à la France de 2013 les félicitations de Poutine, ou du Brésil, qui soigne ses relations avec les États-Unis, mais verrait bien, par attachement rhétorique au tiers-mondisme des années 1970, la France cantonnée à sa posture des années 1960? Plus important, à mes yeux: nous ne sommes pas du tout dans les conditions qui avaient amené de Gaulle à sortir – à juste titre- de l’OTAN en 1966: le verrouillage par le Pentagone, l’inflexibilité de Johnson, la guerre du Vietnam, la riposte graduée. Bref ce n’est pas une option valable pour la France en 2013. Tu vois l’Alliance «florissante», je la vois incertaine de son avenir. Tu ne dis d’ailleurs pas ce qu’il faudrait faire, en 2013, après être ressorti de l’OTAN, mis à part se soucier des émergents, ce qui est évident mais n’a rien à voir avec être dedans ou en dehors de l’OTAN. L’Allemagne, dont la politique étrangère se redéploye, le démontre.
De toute façon, il ne faut pas figer de Gaulle, que j’admire et respecte autant que toi, en saint de vitrail, ni à un instant donné de son évolution. Sa politique étrangère des années 1966/1967 (deux années sur onze) fait l’objet chez certains d’un culte rétrospectif dont je ne me moque pas. Mais son génie (outre ses prémonitions: sur le rôle de l’arme blindée, sur l’issue de la deuxième guerre mondiale sur la persistance des nations) était tissé de réalisme, de mobilité, de pragmatisme; il suffit de considérer ses politiques européennes et allemandes successives, le traité de l’Élysée de 1963, aussitôt bridée par le Bundestag avec un préambule atlantiste, étant lui-même un plan B; et même sa politique envers l’OTAN: son objectif initial était un directoire à trois, y compris la France, pas la sortie. Il n’a d’ailleurs quitté le commandement intégré de l’OTAN (pas l’Alliance) qu’au bout de 8 ans!
Il ne faut donc pas mythifier, ni fétichiser, cette décision de retrait de 1966. Ce serait injuste de ramener toute la grande politique étrangère gaulliste à cette seule rupture, opérée dans un moment bien particulier de la guerre froide. Rappelons qu’il a été, sans faux semblant, solidaire «de nos alliés» dans toutes les grandes crises est/ouest, et que Nixon et Kissinger, même après son retrait de l’OTAN, l’admiraient. A mon avis, il n’aurait peut-être pas à eu à sortir du commandement intégré de l’OTAN s’il avait eu en face de lui ces derniers, plutôt que Kennedy et Johnson. Et personne ne sait ce qu’il aurait fait trente ou quarante ans après. Quant à l’effet d’entraînement d’une sortie de la France, rappelons qu’en plus de 40 ans, aucun pays européen n’a rejoint la France dans sa posture singulière (dans l’Alliance, pas dans l’OTAN) entre 1996 et 2010, pas même l’Allemagne de l’époque du «couple» franco-allemand, alors que cela aurait fait naître, ipso facto, le pilier européen de l’Alliance. On peut avoir une vraie politique étrangère en étant dans l’OTAN, et ne pas en avoir en étant dehors (les anciens neutres).
La «lente sortie de scène» de la France que tu déplores, comme moi, même s’il ne faut pas l’exagérer, a commencé il y a longtemps, alors même que la France était en dehors du commandement intégré. C’est bien la preuve que cette extériorité n’est pas une panacée pour l’existence et la puissance ni la garantie d’une ambition, et que y être ou non n’était pas, et est moins que jamais, le problème. Ce n’est pas en reconstituant maintenant une fière posture en trompe-l’œil, en même temps qu’un abri mental confortable, que nous réveillerons en France et en Europe le sens de l’Histoire et la nécessité de la stratégie. Ni en sortant sans savoir pourquoi que nous retrouverions volonté et capacité. Il n’y a pas d’alliance «francophone» de substitution!
Je reconnais que notre position à part était devenue un symbole politique commode autour duquel s’était construit, au sein des milieux dirigeants français, une sorte de consensus, avec pas mal de malentendus, comme dans tout consensus. Et d’ailleurs, moi-même, je n’avais pas approuvé la décision de réintégration de Nicolas Sarkozy. Parce qu’elle était prise pour complaire à Georges W. Bush, et argumentée de façon contestable (la «famille occidentale») alors que les américains, mis à part les néoconservateurs, n’en demandaient pas tant; ou illusoire (cela allait débloquer la défense européenne comme si sa stagnation s’expliquait par la méfiance inspirée par la position singulière de la France,et non pas par le fait que, tout simplement, les Européens ne sont pas demandeurs de défense! On a vu le résultat…).
Il n’empêche qu’une décision a été prise en 2009, et qu’elle a crée une situation nouvelle. La France de 2013 ne va pas ressortir. Mais ce n’est pour moi qu’un point de départ, pas une conclusion. Dès lors que nous sommes revenus dans l’OTAN, à tort ou à raison, et que nous allons y rester, la pire des choses serait d’y être passifs. C’est pourquoi je préconise une politique française très ambitieuse pour et dans l’OTAN, que nous sachions ce que nous voulons en faire et ce que doit être sa stratégie. En même temps, il nous faut une approche plus lucide et plus exigeante à l’égard de nos partenaires de l’éventuelle «l’Europe de la défense» (j’avais écrit en novembre à ce sujet: le Sahel sera un test).
Je crois que c’est possible. C’est sur ce point que je me sépare le plus de ton analyse. Inutile de faire de l’OTAN d’aujourd’hui un croquemitaine alors que tout indique que c’est pour nous un terrain possible d’influence accrue. Autre rappel historiqueéclairant : ce sont les Européens de l’ouest qui ont tout fait pour que les États-Unis restent en Europe après la guerre pour contenir l’URSS (et même reviennent, alors que Roosevelt avait imprudemment assuré à Staline que les forces américaines auraient quitté l’Europe dans les deux ans, ce qui était à peu près le cas en 1948). Et quand le Sénat américain a accepté en 1948, grâce à Truman, Marshall, Acheson, Kennan, Vandenberg, etc., les États-Unis ont accepté de conclure un traité (certes avec un article 5) et de lancer le plan Marshall (matrice de l’Europe) mais pas encore une organisation militaire (le futur «O» de l’OTAN). Il faudra attendre pour cela la guerre de Corée. Après, bien sûr, obligés de se réinstaller en Europe, ils voudront garder le contrôle intégré de toute l’organisation (deux guerres mondiales, du fait des européens, celasuffit), et c’est à ce mur que se heurtera de Gaulle, d’où ses remarques acerbes que tu cites. Mais l’OTAN n’explique pas l’hégémonie culturelle américaine sur le monde, Coca-Cola, Hollywood, Apple, Google, Microsoft, les séries télévisées, leurs universités, le globish etc., dont nous avons connu le paroxysme. Et il y a d’ailleurs toujours eu un puissant courant aux États-Unis pour le désengagement militaire de l’Europe (amendement Mansfield) qui va renaître maintenant.
Encore aujourd’hui les européens craignent le pourtant très logique «pivot» d’Obama vers l’Asie et ses défis, au lieu d’y voir une opportunité! S’ils s’en sont remis aux américains à partir de 1949/1951 pour leur sécurité, et ont abdiqué, à partir de là, toute pensée stratégique (sauf encore un peu en France et en Grande-Bretagne), il n’y a pas à le reprocher aux Américains mais plutôt à eux, les Européens! Ce qui se passe dans l’OTAN est une conséquence, un symptôme, pas une cause. D’ailleurs même s’il est assuré que le traité de 1949 perdurera, il n’est pas impossible que l’OTAN périclite après l’Afghanistan. A quoi servira-t-elle? Elle reste une assurance vitale face à la Russie pour la Pologne et les pays baltes. Les cas légitimes et justifiés d’intervention au loin seront rares. Comment justifier le système anti-missile quand la question iranienne ne se posera plus? En outre, le Pentagone trouve compliqué, pas indispensable, d’utiliser l’OTAN. Certes il y a de nouveaux sujets comme les cybermenaces, mais cela ne justifie pas une aussi grosse «O»rganisation militaire permanente. Tu conclues, te référant à des propos d’il y a quelques années de Gabriel Robin, que l’OTAN «doit disparaitre» (et non pas que la France doit sortir, contrairement à ce que le Monde Diplomatique te fait dire en titre). Mais si tous ses veulent que l’OTAN continue? Ce ne sont pas les Américains que la disparition de l’OTAN gênerait le plus, eux qui n’ont pas besoin de l’OTAN pour mener leurs opérations ni pour exercer une influence militaire durable et maintenir leur leadership relatif sur le monde. D’ailleurs, Robert Gates a dit avant de quitter ses fonctions de secrétaire à la défense, que le temps n’est pas loin ou de nouvelles générations de dirigeants politiques américains ne verront plus l’intérêt de maintenir ce lien militaire particulier avec l’Europe, si les européens ne font plus aucun effort de défense. Ce serait pour les États-Unis, toujours tentés par un certain isolationnisme par rapport à l’Europe, la fin de la parenthèse allant de 1941 (Pearl Harbour) jusqu’à Obama II, ou son futur successeur. Ce sont les Européens qui, se sachant politiquement incapables de restaurer leur effort de défense, sont terrorisés à l’idée de voir s’éloigner les États-Unis; ce sont eux qui demanderont aux États-Unis de maintenir une OTAN, même réduite, pour préserver un engagement américain mécanique dans la défense de l’Europe et, pour les plus allants d’entre eux, pour fournir la logistique indispensable aux interventions européennes. Les États-Unis sont plus motivés par le grand accord de libre échange États-Unis/Union européenne, problème plus sérieux pour nous.
C’est en tenant compte de ce contexte, radicalement nouveau, bien illustré par la priorité, donnée par Obama II, au redressement domestique des États-Unis, que je pense que notre intérêt est d’affirmer beaucoup plus nos conceptions dans et sur l’OTANà propos de la dissuasion et de la défense, de l’industrie européenne et des interventions extérieures, et que c’est parfaitement faisable. Ne gaspillons plus notre énergie à nous demander si nous devons être dehors ou dedans (comme les Britanniques à propos de l’Europe) mais ce qu’on y fait, ce qu’on en fait, au moment où s’accélère la gigantesque redistribution des cartes en cours dans notre monde instable, en mutation rapide, avec la montée de dizaines d’émergents.
Voici pourquoi la question américaine (franco-américaine), ni celle de l’OTAN, n’est pas obsédante, ni même centrale, dans mon analyse. Ce serait trop facile et trop daté. L’hyperpuissance n’aura duré finalement qu’une décennie, celle des années 90. Je trouve plus pernicieuse les croyances iréniques et les illusions des européens modernes. Ce sont les États-Unis qui ne cessent d’appeler les Européens à interrompre l’effondrement de leur effort de défense – qui conduit tout droit à une Europe désarmée – et qui sont même prêts à accepter que la France et la Grande-Bretagne (sous Obama I, en Lybie) ou la France (sous Obama II, au Mali) jouent un rôle moteur, aidés par l’OTAN en Libye, par les États-Unis au Mali. Les européens sortiront-ils enfin de leur léthargie stratégique – ce serait le moment – ou rateront-ils l’opportunité Obama II, d’ailleurs absente de ton analyse? Face à cette interrogation, c’est nous le problème, OTAN ou pas, pas Washington! Je peux comprendre que tu veuilles par compassion protéger la France, tellement «normalisée et renfrognée», du choc des défis d’aujourd’hui et demain. Je crois, moi, que nous n’avons pas le choix. Notre fragileabri conceptuel a été désintégré. Nous devons nous battre dans l’OTAN, comme dans l’Union européenne,le G7, le G8, le G20 et partout.
De toute façon, l’essentiel de notre avenir se joue sur d’autres terrains. On ne peut plus séparer le grand jeu stratégique de la compétitivité économique, technologique, industrielle (y compris dans la défense) et maintenant écologique, des diverses nations dans l’économie globale de marché en train d’être un peu re-régulée, mais qui restera une compétition, voire une mêlée. Si la France ne se redresse pas, si elle ne va pas au bout de la logique du rapport Gallois, et même au-delà, sa perte d’influence, y compris diplomatique, va s’accélérer…Mais je crois qu’elle le peut encore, et qu’elle finira par retrouver le ressort nécessaire.
En amitié, toujours…
Hubert Védrine
Cher Hubert,
Les avis rendus par un «gaullo-mitterrandien» — intrépide oxymore — connu pour son aptitude à dégonfler les baudruches pèsent lourd. Ainsi de ton rapport sur le retour de la France dans l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), que t’avait demandé en2012 le président François Hollande, confiant —et qui ne le serait?— en ton expertise et en ton expérience. Le bruit médiatique étant inversement proportionnel à l’importance du sujet, il n’y a pas de quoi s’étonner de la relative discrétion qui l’a entouré. Les problèmes de défense ne mobilisent guère l’opinion, et la place de la France dans le monde ne saurait faire autant de buzz que Baby et Népal, les éléphantes tuberculeuses du zoo de Lyon. Sauf quand une bataille d’Austerlitz nous emplit de fierté, comme récemment avec cette héroïque avancée dans le désert malien qui, sans trop de morts ni coups de feu, fit reculer dans la montagne des bandes errantes de djihadistes odieux.
Ce rapport m’a beaucoup appris, tout en me laissant perplexe. Tu donnes indirectement quitus à M.Nicolas Sarkozy, avec une sorte de oui mais, d’avoir fait retour au bercail atlantique. Réintégration que tu n’aurais pas approuvée en son temps, mais qu’il y aurait plus d’inconvénient à remettre en cause qu’à entériner. Dans l’Union européenne, personne ne nous suivrait. Resterait pour la France à y reprendre fermement l’initiative, sans quoi il y aurait «normalisation et banalisation» du pays. Voilà qui me donne l’envie de poursuivre avec toi un dialogue ininterrompu depuis mai1981, quand nous nous sommes retrouvés à l’Elysée dans deux bureaux voisins et heureusement communicants(1).
Le système pyramidal serait devenu un forum qui n’engage plus à grand-chose, un champ de manœuvre où chaque membre a ses chances, pourvu qu’il sache parler fort. Bref, cette OTAN affaiblie ne mériterait plus l’opprobre d’antan. Je la jugeais, de loin, plus florissante que cela. Considérablement étendue. Douze pays en1949, vingt-huit en2013 (avec neuf cent dix millions d’habitants). Le pasteur a doublé son troupeau. L’Alliance était atlantique, on la retrouve en Irak, dans le Golfe, au large de la Somalie, en Asie centrale, en Libye (où elle a pris en charge les frappes aériennes). Militaire au départ, elle est devenue politico-militaire. Elle était défensive, la voilà privée d’ennemi mais à l’offensive. C’est le nouveau benign neglect des Etats-Unis qui aurait à tes yeux changé la donne. Washington a viré de bord, vers le Pacifique, avec Pékin et non Moscou pour adversaire-partenaire. Changement de portage général. D’où des jeux de scène à la Marivaux: X aime Y, qui aime Z. L’Europe énamourée fixe ses regards vers l’Américain, qui, fasciné, tourne les siens vers l’Asie.
Le Vieux Continent a l’air fin, mais le cocu ne s’en fait pas trop. Il demande seulement quelques égards. Nous, Français, devrions nous satisfaire de quelques postes honorifiques ou techniques dans les états-majors, à Norfolk (Etats-Unis), à Mons (Belgique), de vagues espoirs de contrats pour notre industrie, et de quelques centaines d’officiers dans les bureaux, réunions et raouts à foison.
La relation transatlantique a sa dynamique. Evident est le déclin relatif de la puissance américaine dans le système international, mais le nôtre semble être allé encore plus vite. L’OTAN n’est plus ce qu’elle était en 1966 (2)? Peut-être, mais la France non plus.
Nos compatriotes broient déjà assez du noir pour leur éviter la cruauté d’un avant/après en termes de puissance, de rayonnement international et d’indépendance d’allure («indépendance», le leitmotiv d’hier, étant désormais gommé par «démocratie»). Emploi, services publics, armée, industrie, francophonie, indice des traductions, grands projets: les chiffres sont connus, mais passons. En taille et en volume, le rapport reste ce qu’il était: de un à cinq. En termes de tonus et de vitalité, il est devenu de un à dix.
Une nation normalisée et renfrognée
Etats-Unis: une nation convaincue de son exceptionnalité où la bannière étoilée est hissée chaque matin dans les écoles et se promène en pin’s au revers des vestons, et dont le président proclame haut et fort que son seul but est de rétablir le leadership mondial de son pays. «Boosté» par la révolution informatique qui porte ses couleurs et parle sa langue, au cœur, grâce à ses entreprises, du nouvel écosystème numérique, il n’est pas près d’en rabattre. Sans doute, avec ses Latinos et ses Asiatiques, peut-on parler d’un pays posteuropéen dans un monde postoccidental, mais s’il n’est plus seul en piste, avec la moitié des dépenses militaires du monde, il peut garder la tête haute. Et mettre en œuvre sa nouvelle doctrine: leading from behind («diriger sans se montrer»).
France: une nation normalisée et renfrognée, dont les beaux frontons — Etat, République, justice, armée, université, école — se sont évidés de l’intérieur comme ces nobles édifices délabrés dont on ne garde que la façade. Où la dérégulation libérale a rongé les bases de la puissance publique qui faisait notre force. Où le président doit dérouler le tapis rouge devant le président-directeur général de Google, acteur privé qui jadis eût été reçu par un secrétaire d’Etat. Sidérante diminutio capitis (3). Nous avons sauvé notre cinéma, par bonheur, mais le reste, le régalien…
Le Français de 1963(4), s’il était de gauche, espérait en des lendemains chanteurs; et s’il était de droite, il avait quelque raison de se croire le pivot de la construction européenne, avec les maisons de la culture et la bombe thermonucléaire en plus. Celui de 2013 ne croit en rien ni en personne, bat sa coulpe et a peur autant de son voisin que de lui-même. Son avenir l’angoisse, son passé lui fait honte. Morose, le Français moyen? C’est sa résilience qui devrait étonner. Pas de suicide collectif: un miracle.
Garder une capacité propre de réflexion et de prévision? Indispensable, en effet. Quand notre ministre de la défense vient invoquer, pour expliquer l’intervention au Mali, la «lutte contre le terrorisme international», absurdité qui n’a même plus cours outre-Atlantique, force est de constater un état de phagocytose avancée, quoique retardataire. Loger dans le fourre-tout «terrorisme» (un mode d’action universel) les salafistes wahhabites que nous pourchassons au Mali, courtisons en Arabie saoudite et secourons en Syrie conduit à se demander si, à force d’être interopérable, on ne va pas devenir interimbécile.
Le défi que tu lances —agir de l’intérieur— exige et des capacités et une volonté.
1. Pour montrer «exigence, vigilance et influence», il faut des moyens financiers et des thinktanks compétitifs. Il faut surtout des esprits originaux, avec d’autres sources d’inspiration et lieux de rencontre que le Center for Strategic and International Studies (CSIS) de Washington ou l’International Institute for Strategic Studies (IISS) de Londres. Où sont passés les équivalents des maîtres d’œuvre de la stratégie nucléaire française, les généraux Charles Ailleret, André Beaufre, Pierre Marie Gallois ou Lucien Poirier? Ces stratèges indépendants, s’ils existent, ont apparemment du mal à se faire connaître.
2. Il faut une volonté. Elle peut parfois tirer parti de l’insouciance générale, qui n’a pas que des mauvais côtés. Elle a permis à Pierre Mendès France, dès 1954, et à ses successeurs de lancer et de poursuivre en sous-main la fabrication d’une force de frappe nucléaire. Or l’actuelle démocratie d’opinion porte en première ligne, gauche ou droite, des hommes-baromètres plus sensibles que la moyenne aux pressions atmosphériques. On gouverne à la godille, le dernier sondage en boussole et cap sur les cantonales. En découdre dans les sables avec des gueux isolés et dépourvus d’Etat-sanctuaire, avec un bain de foule à la clé, tous nos présidents, après Georges Pompidou, se sont offert une chevauchée fantastique de ce genre (hausse de la cote garantie). Heurter en revanche la première puissance économique, financière, militaire et médiatique du monde reviendrait à prendre le taureau par les cornes, ce n’est pas dans les habitudes de la maison. La croyance dans le droit et dans la bonté des hommes n’entraîne pas à la virtu, mais débouche régulièrement sur l’obéissance à la loi du plus fort. Le socialiste de 2013 prend l’attache du département d’Etat aussi spontanément qu’en 1936 celui du Foreign Office. Le pli a la vie dure. WikiLeaks nous a appris que, peu après la seconde guerre d’Irak, l’actuel ministre de l’économie et des finances M.Pierre Moscovici, alors chargé des relations internationales au Parti socialiste, s’en est allé rassurer les représentants de l’OTAN sur les bons sentiments de son parti envers les Etats-Unis, jurant que s’il remportait les élections, il ne se conduirait pas comme un Jacques Chirac. M.Michel Rocard avait déjà manifesté auprès de l’ambassadeur américain à Paris, le 24octobre 2005, sa colère contre le discours de M.Dominique de Villepin à l’Organisation des Nations unies (ONU) en 2003, en précisant que, lui président, il serait resté silencieux(5). Demander à l’ex-»gauche américaine» de ruer dans les brancards est un pari hasardeux. Napoléon en1813 n’a pas demandé à ses Saxons de reprendre leur poste sous la mitraille.
L’»embêteuse du monde»
Dans l’ADN de nos amis socialistes, il y a un gène colonial et un gène atlantiste. Personne n’est parfait. On peut échapper à la génétique, bien sûr, mais à sa génération? On a les valeurs de ses épreuves. François Mitterrand et Gaston Defferre, MM.Pierre Joxe et Jean-Pierre Chevènement avaient l’expérience de la guerre, de la Résistance, de l’Algérie. L’Amgot (6), Robert Murphy(7) à Vichy et les crocs-en-jambe de Franklin Delano Roosevelt flottaient encore dans les têtes, à côté du débarquement et des libérateurs de1944. La génération actuelle a la mémoire courte et n’a jamais pris de coups sur la figure. Grandie dans une bulle, elle traverse dans les clous. Et subit l’obligation d’être sympa. Ceux qui cassent la baraque ne sont jamais sympas. Chaque fois que la France fut l’ »embêteuse du monde», elle s’est mis à dos tout ce qui compte chez elle, grands patrons, grands corps et grande presse (lire «Les lobbyistes de Washington», dans Citations et extraits]«). Le sursaut que tu préconises exigerait une mise sous tension des appareils d’Etat et des habitudes, avec sortie du placard, des mal-pensants, qu’on taxera soit de folie, soit de félonie (les nouveaux chiens de garde étant mieux introduits que les anciens). Il jure avec le «passer entre les gouttes» qui fait loi dans un milieu où tout «anaméricain» est baptisé antiaméricain. D’autant que «les Américains, ça leur fait l’effet d’une insulte dès que nous n’acceptons pas d’être leurs satellites» (de Gaulle, encore). Surtout quand le rapport de force se noie dans la décontraction, prénom, tutoiement et tapes dans le dos.
«Clarifier, dis-tu, notre conception de l’Alliance»? Oui, et ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. Tu parles clair, avec faits et chiffres. Mais c’est la langue de coton qui règne, mélasse d’euphémismes où nous enlisent les technostructures atlantique et bruxelloise, avec leurs prétendus experts. Nous parlons par exemple de commandement intégré, quand c’est le leader qui intègre les autres, mais garde, lui, sa liberté pleine et entière. L’intégration n’a rien de réciproque. Aussi les Etats-Unis sont-ils en droit d’espionner (soudoyer, intercepter, écouter, désinformer) leurs alliés qui, eux, se l’interdisent; leurs soldats et leurs officiers ne sauraient avoir de comptes à rendre devant la justice internationale, dont seuls leurs alliés seront passibles; et nos compagnies aériennes sont tenues de livrer toutes informations sur leurs passagers à des autorités américaines qui trouveraient la réciproque insupportable.
Chaque stéréotype est ainsi à traduire. «Apporter sa contribution à l’effort commun»: fournir les supplétifs requis sur des théâtres choisis par d’autres. «Supprimer les duplications inutiles dans les programmes d’équipement»: Européens, achetez nos armes et nos équipements, et ne développez pas les vôtres. C’est nous qui fixons les standards. «Mieux partager le fardeau»: financer des systèmes de communication et de contrôle conçus et fabriqués par la métropole. «L’Union européenne, ce partenaire stratégique avec une place unique aux yeux de l’administration américaine» —alors que l’hypopuissance européenne n’est pas un partenaire, mais un client et un instrument de l’hyperpuissance. Il n’y a qu’une et non deux chaînes de commandement dans l’OTAN. Le commandant suprême des forces alliées en Europe (Saceur) est américain; et américaine, la présidente du groupe de réflexion chargé de la prospective (MmeMadeleine Albright, ancienne ministre des affaires étrangères).
Cette novlangue poisseuse est indigne d’une diplomatie française qui, de Chateaubriand à Romain Gary, a eu le culte du mot juste et le goût de la littérature, qui est l’art d’appeler un chat un chat. Le premier temps d’une action extérieure, c’est la parole. La formule qui réveille. Le mot cru. De Gaulle et Mitterrand les pratiquaient allègrement. Tu as connu le second de près. Et le premier, en privé et dès 1965 en public, qualifiait l’OTAN de protectorat, hégémonie, tutelle, subordination. «Allié, non aligné» veut dire d’abord: retrouver sa langue, ses traces et ses valeurs. «Sécurité» accolé à «défense», fétichisme technologique et aspiration à dominer le monde (d’origine théologique) jurent avec notre personnalité laïque et républicaine. Pourquoi donc la gauche au gouvernement devrait-elle entériner ce qu’elle a condamné dans l’opposition?
Pour ma part, je m’en tiens à l’appréciation de M.Gabriel Robin, ambassadeur de France, notre représentant permanent auprès de l’OTAN et du Conseil de l’Atlantique nord de1987 à1993. Je le cite: «L’OTAN pollue le paysage international dans toutes les dimensions. Elle complique la construction de l’Europe. Elle complique les rapports avec l’OSCE [Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe] (mais ce n’est pas le plus important). Elle complique les rapports avec la Russie, ce qui n’est pas négligeable. Elle complique même le fonctionnement du système international parce que, incapable de signer une convention renonçant au droit d’utiliser la force, l’OTAN ne se conforme pas au droit international. Le non-recours à la force est impossible à l’OTAN car elle est précisément faite pour recourir à la force quand bon lui semble. Elle ne s’en est d’ailleurs pas privée, sans consulter le Conseil de sécurité des Nations unies. Par conséquent, je ne vois pas très bien ce qu’un pays comme la France peut espérer de l’OTAN, une organisation inutile et nuisible, sinon qu’elle disparaisse (8).»
Inutile, parce qu’anachronique. A l’heure où chaque grand pays joue son propre jeu (comme on le voit dans les conférences sur le climat, par exemple), où s’affirment et s’exaspèrent fiertés religieuses et identités culturelles, ce n’est pas bâtir l’avenir que de s’enrôler. Sont à l’ordre du jour des coalitions ad hoc, des coopérations bilatérales, des arrangements pratiques, et non un monde bichrome et manichéen. L’OTAN est une survivance d’une ère révolue. Les guerres classiques entre Etats tendent à disparaître au bénéfice de conflits non conventionnels, sans déclarations de guerre ni lignes de front. Au moment où les puissances du Sud s’affranchissent de l’hégémonie intellectuelle et stratégique du Nord (Brésil, Afrique du Sud, Argentine, Chine, Inde), nous tournons le dos à l’évolution du monde.
Pourquoi nocive? Parce que déresponsabilitante et anesthésiante. Trois fois nuisible. A l’ONU d’abord, et au respect du droit international, parce que l’OTAN soit détourne à son profit, soit contourne et ignore les résolutions du Conseil de sécurité. Nuisible à la France, ensuite, dont elle tend à annuler les avantages comparatifs chèrement acquis, en l’incitant à faire siens par toutes sortes d’automatismes des ennemis qui ne sont pas les nôtres, en diminuant notre liberté de parler directement avec tous, sans veto extérieur, en ruinant son capital de sympathie auprès de nombreux pays du Sud. Nous sommes fiers d’avoir obtenu d’obligeantes déclarations sur le maintien de la dissuasion nucléaire à côté de la défense antimissile balistique dont le déploiement, en réalité, ne peut que marginaliser à terme la dissuasion du faible au fort, dont nous avons les outils et la maîtrise. Mais peut-être va-t-on nous convaincre que nous vivons, à Paris, Londres et Berlin, sous la terrible menace de l’Iran et de la Corée du Nord…
Nuisible, enfin, à tout projet d’Europe-puissance, dont l’OTAN entérine l’adieu aux armes, la baisse des budgets de défense et le rétrécissement des horizons. Si l’Europe veut avoir un destin, elle devra prendre une autre route que celle qui la rive à son statut de dominion (l’Etat indépendant dont la politique extérieure et la défense dépendent d’une capitale étrangère). On comprend que cela soit un bien pour l’Europe centrale et balkanique (notre Amérique de l’Est), car de deux grands frères mieux vaut le plus lointain, et ne pas rester seul face à la Russie. Pourquoi oublier que tout Etat a la politique de sa géographie et que nous n’avons pas la même que celle de nos amis?
La «famille occidentale», une mystification
Rentrer dans le rang pour viabiliser une défense européenne, la grande pensée du règne précédent, témoigne d’un curieux penchant pour les cercles carrés. Neuf Européens sur dix ont pour stratégie l’absence de stratégie. Il n’y a plus d’argent et on ne veut plus risquer sa peau (on a déjà donné). D’où la fumisterie d’un «pilier européen» ou d’un «état-major européen au sein de l’OTAN». Le seul Etat apte à des accords de défense conséquents avec la France, le Royaume-Uni, conditionne ceux-ci à leur approbation par Washington. Il vient d’ailleurs d’abandonner le porte-avions commun. L’Alliance atlantique ne supplée pas à la faiblesse de l’Union européenne (sa «politique de sécurité et de défense commune»), elle l’entretient et l’accentue. En attendant Godot, nos jeunes et brillants diplomates filent vers un «service diplomatique européen» richement doté, mais chargé d’une tâche surhumaine: assumer l’action extérieure d’une Union sans positions communes, sans armée, sans ambition et sans idéal. Sous l’égide d’une non-personnalité.
Quant au langage de l’ »influence », il fleure bon la ive République. «Ceux qui acceptent de devenir piétaille détestent dire qu’ils sont piétaille» (de Gaulle encore, à l’époque). Ils assurent qu’ils ont de l’influence, ou qu’ils en auront demain. Produire des effets sans disposer des causes relève de la pensée magique. Influer veut dire peser sur une décision. Quand avons-nous pesé sur une décision américaine? Je ne sache pas que M.Barack Obama ait jamais consulté nos influentes autorités nationales avant de décider d’un changement de stratégie ou de tactique en Afghanistan, où nous n’avions rien à faire. Il décide, on aménage.
La place du brillant second étant très logiquement occupée par le Royaume-Uni, et l’Allemagne, malgré l’absence d’un siège permanent au Conseil de sécurité, faisant désormais le troisième, nous serons donc le souffleur n°4 de notre allié n°1 (et en Afghanistan, nous fûmes bien, avec notre contingent, le quatrième pays contributeur). Evoquer, dans ces conditions, «une influence de premier plan au sein de l’Alliance» revient à faire cocorico sous la table.
Nous glissions depuis longtemps le long du toit, me diras-tu, et M.Sarkozy n’a fait que parachever un abandon commencé sous ses prédécesseurs. Certes, mais il lui a donné son point d’orgue symbolique avec cette phrase: «Nous rejoignons notre famille occidentale.» Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’un champ clos de rivalités ou un système de domination se déguise en famille. Vieille mystification qu’on croyait réservée à la «grande famille des Etats socialistes». D’où l’intérêt d’en avoir plusieurs, des familles naturelles et des électives, pour compenser l’une par l’autre.
Sentimentalement, j’appartiens à la famille francophone, et me sens autant et plus d’affinités avec un Algérien, un Marocain, un Vietnamien ou un Malgache qu’avec un Albanais, un Danois ou un Turc (tous trois membres de l’OTAN). Culturellement, j’appartiens à la famille latine (Méditerranée et Amérique du Sud). Philosophiquement, à la famille humaine. Pourquoi devrais-je m’enfermer dans une seule? Pourquoi sortir de la naphtaline la notion chérie de la culture ultraconservatrice (Oswald Spengler, Henri Massis, Maurice Bardèche, les nervis d’Occident (9) qui ne figure pas, d’ailleurs, dans le traité de l’Atlantique nord de 1949, qui n’apparaît presque jamais sous la plume de de Gaulle et que je ne me souviens pas avoir entendue dans la bouche de Mitterrand?
En réalité, si l’Occident doit aux yeux du monde s’identifier à l’Empire américain, il récoltera plus de haines que d’amour, et suscitera plus de rejet que de respect. Il revenait à la France d’animer un autre Occident, de lui donner un autre visage que Guantánamo, le drone sur les villages, la peine de mort et l’arrogance. Y renoncer, c’est à fois compromettre l’avenir de ce que l’Occident a de meilleur, et déjuger son propre passé. Bref, nous avons raté la marche.
Mais au fond, pourquoi monter sur ses grands chevaux? Il se pourrait bien que la métamorphose de l’ex-»grande nation» en «belle province» vers quoi on se dirige — sans tourner les yeux vers le Québec, hélas, où des stages de formation seraient les bienvenus — serve finalement notre bonheur et notre prospérité. De quoi se plaint-on? Intervenir manu militari dans l’ancien Soudan [Mali], sans concours européen notable, avec une aide technique américaine (dont les satellites d’observation militaires, contrairement aux nôtres, ne sont pas repérables et traçables sur la Toile), n’est-ce pas, pour un pays très moyen (1% de la population et 3% du produit intérieur brut de la planète), amplement suffisant pour l’amour propre national? Que demander de plus, au-delà d’un retrait rapide de nos troupes pour éviter l’ensablement?
Je n’ignore pas qu’un disciple de Raymond Aron, l’ex-procureur de la «force de frappe» et chef de l’école euro-atlantique, puisse saluer comme un beau geste envers notre vieil allié le fait de rallier sa bannière au mauvais moment. Ce juste retour de gratitude, après 1917 et 1944, a pu tourner la tête d’un enfant de la télé et de John Wayne fier de pouvoir jogger dans les rues de Manhattan avec un tee-shirt NYPD.
Et si on prend un peu plus de hauteur, toujours derrière Hegel, il se pourrait bien que l’américanisation des modes de vie et de penser (rouleau compresseur qui n’a pas besoin de l’OTAN pour poursuivre sa course) ne soit que l’autre nom d’une marche en avant de l’individu commencée avec l’avènement du christianisme. Et donc une extension du domaine de la douceur, une bonne nouvelle pour les minorités et dissidences de toutes espèces, sexuelles, religieuses, ethniques et culturelles. Une étape de plus dans le processus de civilisation, comme passage du brut au raffiné, de la rareté à l’abondance, du groupe à la personne, qui vaut bien qu’on en rabatte localement sur la gloriole. Ce qui peut nous rester d’une vision épique de l’histoire, ne devrions-nous pas l’enterrer au plus vite si l’on veut vivre heureux au XXIe siècle de notre ère, et non au XIXe?
Verdun, Stalingrad, Hiroshima… Alger, Hanoï, Caracas… Des millions de morts, des déluges de souffrances indicibles, dans quel but, finalement? Il m’arrive de penser que notre indifférence au destin collectif, le repli sur la sphère privée, notre lente sortie de scène ne sont pas qu’un lâche soulagement mais l’épanouissement de la prophétie de Saint-Just, «le bonheur est une idée neuve en Europe». En conséquence de quoi il y a plus de sens et de dignité dans des luttes pour la qualité de l’air, l’égalité des droits entre homos et hétéros, la sauvegarde des espaces verts et les recherches sur le cancer que dans de sottes et vaines querelles de tabouret sur un théâtre d’ombres.
Affres et atouts mêlés de la virilité
Vénus après Mars. Vénus supérieure à Mars? Après tout, si la femme est l’avenir de l’homme, l’effémination des valeurs et des mœurs qui caractérisera le mieux l’Europe d’aujourd’hui aux yeux des historiens de demain est une bonne nouvelle. Se rangeront sous cette rubrique, au-delà des belles victoires du féminisme et de la parité, le dépérissement du nom du père dans la dévolution du nom de famille, le remplacement du militaire par l’humanitaire, du héros par la victime, de la conviction par la compassion, du chirurgien social par l’infirmière, du cure par le care cher à MmeMartine Aubry. Adieu faucille et marteau, bonjour pincettes et compresses.
«Ce n’est pas avec l’école, ce n’est pas avec le sport que nous avons un problème, c’est avec l’amour.» Ainsi parlait non Zarathoustra mais M.Sarkozy, chef d’Etat (à Montpellier, le 3mai 2007). Nietzsche aurait hurlé, mais Ibn Khaldoun lui aurait tiré la manche. Tu sais que, dans son Discours sur l’histoire universelle, ce philosophe arabe et perspicace (1332-1406) observe que les Etats voient le jour grâce aux vertus viriles et disparaissent avec leur abandon. Puritanisme de Bédouin on ne peut plus incorrect, mais description intéressante de l’entropie des civilisations. «Comme le ver file sa soie, puis trouve sa fin en s’empêtrant dans ses fils…»
Un Ibn Khaldoun saluerait peut-être le talent des Etats-Unis d’Amérique pour freiner le processus et retarder la fin. Tout en poussant hors périmètre, par leurs technologies et leurs images, aux joies de l’hyperindividualisme et du quant-à-soi festif, ils conservent par-devers eux les affres et les atouts mêlés de la virilité: culte des armes, gaz de schiste, budget militaire écrasant, massacres dans les écoles, patriotisme exacerbé. Phallocrates et souverainistes pour ce qui les concerne, mais soutenant ailleurs ce qu’on pourrait appeler la féminisation des cadres et des valeurs. Les derricks pour eux, les éoliennes pour nous. D’où une Europe plus écologique et pacifique et paradoxalement moins traditionaliste que l’Amérique elle-même. Pendant que notre littérature et notre cinéma cultivent l’intime, les leurs cultivent la fresque historique et sociale. Steven Spielberg élève une statue à Lincoln, la Central Intelligence Agency (CIA) nous met la larme à l’œil avec ses agents — voir Argo. OSS117, avec Jean Dujardin, nous fait pleurer, mais de rire.
Bref, si le problème c’est Hegel, et la solution Bouddha, mes objections tombent à l’eau. Je ne l’exclus pas a priori. Mais c’est une autre discussion. En attendant, je me félicite de te savoir en réserve de la République et me réjouis pour ma part, spectateur dégagé, de revenir à mes chères études. Sans rapport avec l’actualité, elles me préservent de toute mauvaise humeur. Chacun ses défenses.
Bien amicalement à toi.
Régis Debray
Ecrivain et philosophe. Président d’honneur de l’Institut européen en sciences des religions (IESR), Paris.
1 En 1981, Régis Debray devient chargé de mission pour les relations internationales auprès du président François Mitterrand. La même année, M.Hubert Védrine est nommé conseiller à la cellule diplomatique de l’Elysée. (Les notes sont de la rédaction.)
2 En 1966, la France annonce son retrait du commandement intégré de l’OTAN.
3 En droit romain, réduction de capacité civique pouvant aller jusqu’à la perte de liberté et de citoyenneté.
4 En 1963, le général de Gaulle s’oppose à l’entrée du Royaume-Uni dans la Communauté économique européenne (CEE), le jugeant trop proche des Etats-Unis (vis-à-vis desquels le président français souligne l’autonomie de la défense nucléaire nationale).
5 Le Monde, 2décembre 2010.
6 L’Allied Military Government of Occupied Territories (Amgot), ou gouvernement militaire des territoires occupés, piloté par des officiers américains et britanniques, était chargé d’administrer les territoires libérés au cours de la seconde guerre mondiale.
7 Chargé d’affaires américain auprès du régime de Vichy (1940-1944).
8 «Sécurité européenne: OTAN, OSCE, pacte de sécurité», colloque de la fondation Res publica, 30 mars 2009.
9 Respectivement philosophe allemand, auteur de l’essai Le Déclin de l’Occident (1918), associé à la «révolution conservatrice» allemande; essayiste et critique littéraire français ayant participé au régime de Vichy; écrivain français ayant soutenu la collaboration et dénoncé la Résistance comme «illégale»;et groupuscule français d’extrême droite (ayant compté parmi ses membres MM.Patrick Devedjian, Gérard Longuet et Alain Madelin).