Géopolitique Africaine. Vous êtes considéré par beaucoup comme l’»observateur français le plus lucide des rapports de force internationaux». Quelle est, selon vous, la place de l’Afrique – qui est le plus grand continent du monde après l’Asie et compte aujourd’hui plus d’un milliard d’habitants – dans le nouveau système de rapports de forcedans le monde?
Hubert Védrine. Vous êtes trop «complimenteur»! Je pourrais vous citer entre cinq et dix noms d’excellents analystes et observateurs français. Ce qui m’est particulier c’est l’aller retour entre les postes de responsabilité à l’Elysée ou au gouvernement (au total 19 ans) et la réflexion, l’écriture, l’enseignement. Un peu à l’américaine.
Je ne crois pas que l’on puisse parler de «l’Afrique» en général, pas plus que de «l’Asie» d’ailleurs. Les 53 pays africains sont, à des degrés divers, convoités ou courtisés, mais l’Afrique en tant que telle n’est pas à ce stade un acteur mondial. Des pays africains le deviendront, l’Afrique elle-même peut être un jour, bel objectif!
GA. Selon votre vision il ne s’agit pas de l’avènement d’un «monde multipolaire» plus juste, plus harmonieux et forcément plus stable, mais du début d’une longue redistribution des cartes qui prendra la forme d’une «compétition multipolaire». Pouvez-vous préciser votre vision du monde de demain et dire comment l’Afrique participera à cette compétition?
HV. Nous sommes encore loin d’une «communauté» internationale qui n’existe que pour quelques professions (pilotes, traders, fonctionnaires internationaux, quelques ONG), environ 1% de l’humanité. Le monde reste compétitif et dur. Les Occidentaux – européens puis américains – ont conduit le monde pendant quatre à cinq siècles. Ce monopole s’achève même s’ils restent puissants. Mais cette puissance devient relative. C’est douloureux et inquiétant pour les Occidentaux, encourageant, peut être excitant, pour les autres qui montent …
La compétition multipolaire opposera les Etats-Unis et la Chine, mais aussi l’Inde, le Japon, la Russie, l’Europe, le Brésil, des dizaines d’autres pays émergents. Ce monde en pleine croissance aura besoin des ressources de l’Afrique. Cela donne à celle-ci des atouts et du poids par rapport à l’extérieur si ses principaux dirigeants politique et économiques parviennent à se mettent d’accord entre eux, et si elle sait mobiliser aussi ses diasporas, ses artistes, etc. Bien sûr l’Afrique doit aussi valoriser elle-même, sur place, ses propres ressources.
GA. Dans votre Rapport sur la France et la mondialisation présenté en septembre 2007 à la demande du Président Nicolas Sarkozy vous insistiez sur la nécessité pour la France d’avoir une politique africaine et arabe forte qui devrait être conçue en se plaçant « réellement à l’écoute des Africains «. Quelles seraient les grandes lignes de cette politique? Vous avez, par ailleurs, vivement critiqué les attaques menées contre la politique africaine de la France. Mais vous reconnaissez qu’il faut la réformer: vous proposez de «tout mettre à plat» et de «consacrer une année pour demander aux Africains:»Qu’est ce que vous attendez de la politique de la France?». Comment imaginez-vous cette consultation et son impact possible sur la politique africaine de la France?
HV. La France n’a pas à avoir honte d’avoir mené, depuis les indépendances, une politique africaine, même si elle doit exercer un droit d’inventaire lucide par rapport à cet héritage, mais en le comparant aux politiques africaines des autres puissances, et à leur bilan.
Je pense que la France doit continuer à en avoir une politique africaine – toutes les puissances en ont – ce serait absurde d’arrêter, mais elle doit la repenser et la re-légitimer de deux façons :
1) par une large consultation avec tous les responsables africains, de façon sérieuse, en prenant le temps, sans tabou;
2) ensuite par une concertation et une harmonisation avec les cinq ou six autres pays européens qui ont une politique africaine, pour inspirer une nouvelle politique africaine de l’Union, partenariale.
GA. Dans une récente intervention à Lomé sur les « Atouts et handicaps de l’Afrique dans la mondialisation « vous avez reconnu que le continent africain dispose d’importants atouts pour tirer parti de la mondialisation à condition que les Etats africains améliorent leur niveau d’organisation et de formation. Qu’est ce que la France et la communauté internationale peuvent faire pour aider les pays africains dans ce domaine?
HV. C’est aux Africains de dire s’ils souhaitent que la France, et d’autres, les aident plus pour bâtir des Etats mieux organisés et des administrations modernes, préalable à tout état de droit, pour améliorer la formation, etc.
L’Afrique, en raison des immenses ressources naturelles qu’elle détient, est l’objet de toutes les convoitises. Ceci peut constituer pour elle un handicap considérable si ses dirigeants ne sont pas capables de renforcer leurs institutions, mais cela peut aussi devenir un atout majeur si les Africains s’organisent pour construire des relations de coopération efficaces avec leurs anciens colonisateurs. Alors, en effet, ils disposeront d’un véritable pouvoir de négociation qui leur procurera à terme de grands avantages.
Il faut pour cela, sans nécessairement copier le modèle occidental, qu’ils consolident leurs institutions et l’Etat de droit de façon telle que cette coopération profite réellement à tous leurs citoyens. S’ils veulent bénéficier des atouts que leur procure leur situation présente ils doivent renforcer leurs administrations de telle façon qu’elles deviennent des interlocutrices crédibles pour le reste du monde.
Les pays comme la France, eux, se doivent d’être disponibles pour mettre en place des systèmes de coopération efficaces, quand et où les Africains les sollicitent.
GA. L’Afrique s’est inspirée de l’expérience européenne pour formuler le nouveau projet de construction africaine. De votre côté vous critiquez l’inertie, l’immobilisme, l’»aboulie» de l’Europe qui risquent, selon vous, de la marginaliser dans cette nouvelle «compétition multipolaire». Comment surmonter cette «aboulie»qui, selon votre logique, est au cœur d’un cercle vicieux d’incertitudes? Qu’est ce que les dirigeants et les élites africains doivent faire pour éviter ce piège?
HV. Ce n’est comparable en rien. A l’origine de la construction européenne il y a la menace stalinienne, la réponse américaine de Truman, Marshall, Acheson, remarquable d’intelligence. Ensuite Schuman, Monnet, Gasperi, Spaak, les premiers traités européens, Adenauer et de Gaulle etc…
L’Afrique n’est pas dans la même situation : pas d’ennemi commun, ni de protecteur global. Les dirigeants africains devraient en tous cas se concerte plus, adopter des demandes et des revendications précises et concrètes, avant chaque G7/G8, chaque G20, chaque réunion du FMI ou de la Banque Mondiale, pour peser sur les participants les plus influents.
GA. Le récent rapport de l’ONU sur les massacres en République Démocratique du Congo a relancé la polémique autour de la situation dans la région des Grands lacs à laquelle vous avez consacré beaucoup d’attention lorsque vous étiez ministre des affaires étrangères. Fin 2008-début 2009, l’un des vétérans de la politique africaine des Etats-Unis, l’ambassadeur Herman J. Cohen, a présenté un plan de règlement pour l’est de la RDCqui prévoit l’exploitation commune des ressources de cette zone par la RDC et le Rwanda dans le cadre d’un marché commun réunissant le Congo-Kinshasa, le Rwanda, le Burundi, le Kenya, la Tanzanie et l’Ouganda. Certains ont qualifié le «plan Cohen» de «projet de rattachement économique du Kivu au Rwanda et à d’autres pays anglophones». Le Président Sarkozy a, pour sa part, proposé un plan français de «repartage de l’espace et des richesses de la région des Grands lacs». Que pensez-vous de ces initiatives?
HV. Pour l’avenir de la paix dans cette région, il est important que les drames des Grands Lacs, y compris le génocide rwandais, soient replacés dans le contexte de ce gigantesque affrontement régional pour le contrôle des richesses du Kivu, avec les millions de morts que cela a entraîné directement ou indirectement.
En théorie, l’exploitation de ces richesses en coopération serait une bonne solution, mais elle suppose une vraie confiance entre voisins et protagonistes, ce qui suppose que l’intégrité territoriale de chaque pays soit préservée, ou rétablie, et une répartition équitables des richesses. On en est loin!
GA. Vous avez établi une distinction nette entre la notion des «droits de l’homme» et celle du «droit-de-l’hommisme» qui, selon vous, relève de l’idéologie. Vous êtes profondément attaché aux droits de l’homme et vous distinguez le respect de ces valeurs en France et en Europe et la «manière de les appliquer chez les autres». Quelle est votre appréciation des progrès de l’Afrique en matière de respect desdroits de l’homme et de la démocratie?
HV. Des progrès ont lieu, encore fragiles et insuffisants. A l’avenir ils se poursuivront, mais plus sous l’effet de la montée des classes moyennes africaines, et moins sous celui des diktats européens.
GA. Vous avez cosigné avec Alain Juppé une tribune publiée en juillet dernier dans Le Monde dans laquelle vous exprimiez votre vive inquiétude à propos de l’»affaiblissement sans précédent» du Quai d’Orsay qui menace l’influence internationale de la France. Quelles peuvent en être les conséquences pour les rapports franco-africains?
HV. Très mauvaises! Comme pour l’influence de la France en général dans le monde. La désinvolture, voire l’animosité des décideurs français depuis longtemps envers nos diplomates et nos réseaux diplomatiques et culturels est incompréhensible et masochiste. Il faut les corriger.
Lorsque le ministère de la Coopération a été fondu, en 1997-1998, dans le ministère des Affaires étrangères notre idée n’était pas de mettre fin aux relations privilégiées existant entre le continent africain et la France, mais au contraire d’instituer des relations de coopération normales afin d’éviter de les bloquer dans des relations bilatérales.
Le problème est que cette modification, logique, raisonnable, s’est finalement traduite par un affaiblissement de notre diplomatie qui était l’une des plus actives du monde grâce au réseau d’ambassades, de consulats, de centres culturels unique qui s’était constitué au fil des ans.
La vérité est que nous nous sommes tirés une balle dans le pied en réduisant cette présence planétaire.
Tout le problème, à l’heure actuelle, est de redonner aux Affaires étrangères l’élan et le rôle qu’elles ont perdu. Cela peut se faire de différentes façons, mais en tenant compte du rôle que l’Europe joue par la coopération à son niveau avec les pays africains.
GA. Au début de l’année dernière vous avez été parrain, en compagnie du cinéaste malien Abderrahmane Sissako – réalisateur de « Bamako « – , de la première édition du festival « Un état du monde… et du cinéma « au Forum des Halles de Paris. L’un des thèmes dominants de cet évènement était: «Vingt ans après la chute du mur de Berlin le cinéma nous rappelle que d’autres murs – qu’ils soient de béton, d’argent, ou simplement symboliques – sont toujours debout ou en construction». Que pouvons-nous faire pour aller au-delà de ces murs?
HV. Coopérer, échanger, éduquer. Promouvoir le «juste» échange. Cogérer intelligemment les flux migratoires en les adaptant aux possibilités économiques. Ne pas se réfugier derrière des formules abstraites, ni s’épuiser dans des controverses théoriques.
GA. Sommes nous vraiment arrivés au «crépuscule de l’Occident» et à la fin du «temps des chimères» occidentales, de l’» assurance universaliste «, du «monopole du leadership occidental «, du «prosélytisme démocratique «, du «droit-de-l’hommisme « et du « manichéisme «?
HV. En tous cas l’Occident, même bien intentionné, ne peut plus faire la loi seul. Mais ce qui est remis en cause dans l’Occident ce sont son ingérence, son prosélytisme, son arrogance, son «occidentalisme» ou son double langage et son monopole. Pas ses valeurs, qui restent séduisantes et ont leur force propre.
Ces valeurs sont en effet universelles et le demeureront quelle que soit l’évolution générale du monde. La liberté, la solidarité, le respect des autres, le dialogue, la participation à la décision, l’échange sous toutes ses formes sont des valeurs présentes dans toutes les sociétés, et pas seulement les sociétés occidentales. On les trouve en Afrique aussi bien qu’en Asie ou en Amérique latine.
Ce qui importe le plus aujourd’hui, à mes yeux du moins, c’est que la transformation de la planète à laquelle nous assistons sous la forme d’une vaste compétition multipolaire ne se traduise pas par une remise en question de ces valeurs. Sans quoi nous vivrons inévitablement de grands drames.
Suppléments à l’interview:
Encadré 1
Développer de véritables «partenariats»
«Je ne pense pas que c’est en débattant et en décidant seuls, de façon nombriliste, de l’avenir de notre politique africaine, que nous sortirons de cette confusion. Nous avons déjà le beau mot de «partenariat», pas encore le contenu et encore moins la pratique. Et il est certain que nous ne pouvons pas poursuivre à l’identique.
Je propose donc que soit mise en place après les élections une commission de haut niveau, bipartisane, de gauche et de droite. Ses membres seraient chargés pendant un an de rencontrer les leaders africains, au pouvoir comme dans l’opposition, dans les pays francophones et les autres, des personnalités ou organisations de la société civile au sens le plus large du terme, les responsables de l’Union africaine et des organisations régionales, et de leur poser trois questions simples:
1- «Attendez-vous quelques chose de la France?»;
2- Si oui, «Comment concevez-vous les relations entre elle et votre pays?».
3- «Quelles relations souhaitez-vous entre votre pays et l’Europe?».
Aucune question sensible ne serait écartée: rapport Franc CFA-euro, bases militaires, immigration, reconnaissance du passé, accords préférentiels UE-Afrique, conditionnalité des aides, bonne gouvernance, corruption, respect des droits de l’homme etc…»
Extrait d’un article d’Hubert Védrine paru dans l’hebdomadaire Jeune Afrique n° 2411, 25-31 mars 2007, sous le titre: «Ce que la France doit faire en Afrique».
Encadré 2
«Cessez d’affaiblir le Quai d’Orsay»
«Nous sommes inquiets des conséquences pour la France d’un affaiblissement sans précédent de ses réseaux diplomatiques et culturel… Or, en vingt-cinq ans, le ministère des affaires étrangères a déjà été amputé de plus de 20 % de ses moyens financiers ainsi qu’en personnels… L’effet est dévastateur: l’instrument est sur le point d’être cassé, cela se voit dans le monde entier. Tous nos partenaires s’en rendent compte… Les autres grands pays ne détruisent pas leur outil diplomatique… Il faut adapter l’appareil diplomatique, comme l’Etat tout entier, mais cesser de l’affaiblir au point de le rendre d’ici à quelques années incapable de remplir ses missions, pourtant essentielles».
Extrait d’un article signé par Alain Juppé et Hubert Védrine paru dans le quotidien Le Monde le 6 juillet 2010.
Géopolitique Africaine. Vous êtes considéré par beaucoup comme l’»observateur français le plus lucide des rapports de force internationaux». Quelle est, selon vous, la place de l’Afrique – qui est le plus grand continent du monde après l’Asie et compte aujourd’hui plus d’un milliard d’habitants – dans le nouveau système de rapports de forcedans le monde?
Hubert Védrine. Vous êtes trop «complimenteur»! Je pourrais vous citer entre cinq et dix noms d’excellents analystes et observateurs français. Ce qui m’est particulier c’est l’aller retour entre les postes de responsabilité à l’Elysée ou au gouvernement (au total 19 ans) et la réflexion, l’écriture, l’enseignement. Un peu à l’américaine.
Je ne crois pas que l’on puisse parler de «l’Afrique» en général, pas plus que de «l’Asie» d’ailleurs. Les 53 pays africains sont, à des degrés divers, convoités ou courtisés, mais l’Afrique en tant que telle n’est pas à ce stade un acteur mondial. Des pays africains le deviendront, l’Afrique elle-même peut être un jour, bel objectif!
GA. Selon votre vision il ne s’agit pas de l’avènement d’un «monde multipolaire» plus juste, plus harmonieux et forcément plus stable, mais du début d’une longue redistribution des cartes qui prendra la forme d’une «compétition multipolaire». Pouvez-vous préciser votre vision du monde de demain et dire comment l’Afrique participera à cette compétition?
HV. Nous sommes encore loin d’une «communauté» internationale qui n’existe que pour quelques professions (pilotes, traders, fonctionnaires internationaux, quelques ONG), environ 1% de l’humanité. Le monde reste compétitif et dur. Les Occidentaux – européens puis américains – ont conduit le monde pendant quatre à cinq siècles. Ce monopole s’achève même s’ils restent puissants. Mais cette puissance devient relative. C’est douloureux et inquiétant pour les Occidentaux, encourageant, peut être excitant, pour les autres qui montent …
La compétition multipolaire opposera les Etats-Unis et la Chine, mais aussi l’Inde, le Japon, la Russie, l’Europe, le Brésil, des dizaines d’autres pays émergents. Ce monde en pleine croissance aura besoin des ressources de l’Afrique. Cela donne à celle-ci des atouts et du poids par rapport à l’extérieur si ses principaux dirigeants politique et économiques parviennent à se mettent d’accord entre eux, et si elle sait mobiliser aussi ses diasporas, ses artistes, etc. Bien sûr l’Afrique doit aussi valoriser elle-même, sur place, ses propres ressources.
GA. Dans votre Rapport sur la France et la mondialisation présenté en septembre 2007 à la demande du Président Nicolas Sarkozy vous insistiez sur la nécessité pour la France d’avoir une politique africaine et arabe forte qui devrait être conçue en se plaçant « réellement à l’écoute des Africains «. Quelles seraient les grandes lignes de cette politique? Vous avez, par ailleurs, vivement critiqué les attaques menées contre la politique africaine de la France. Mais vous reconnaissez qu’il faut la réformer: vous proposez de «tout mettre à plat» et de «consacrer une année pour demander aux Africains:»Qu’est ce que vous attendez de la politique de la France?». Comment imaginez-vous cette consultation et son impact possible sur la politique africaine de la France?
HV. La France n’a pas à avoir honte d’avoir mené, depuis les indépendances, une politique africaine, même si elle doit exercer un droit d’inventaire lucide par rapport à cet héritage, mais en le comparant aux politiques africaines des autres puissances, et à leur bilan.
Je pense que la France doit continuer à en avoir une politique africaine – toutes les puissances en ont – ce serait absurde d’arrêter, mais elle doit la repenser et la re-légitimer de deux façons :
1) par une large consultation avec tous les responsables africains, de façon sérieuse, en prenant le temps, sans tabou;
2) ensuite par une concertation et une harmonisation avec les cinq ou six autres pays européens qui ont une politique africaine, pour inspirer une nouvelle politique africaine de l’Union, partenariale.
GA. Dans une récente intervention à Lomé sur les « Atouts et handicaps de l’Afrique dans la mondialisation « vous avez reconnu que le continent africain dispose d’importants atouts pour tirer parti de la mondialisation à condition que les Etats africains améliorent leur niveau d’organisation et de formation. Qu’est ce que la France et la communauté internationale peuvent faire pour aider les pays africains dans ce domaine?
HV. C’est aux Africains de dire s’ils souhaitent que la France, et d’autres, les aident plus pour bâtir des Etats mieux organisés et des administrations modernes, préalable à tout état de droit, pour améliorer la formation, etc.
L’Afrique, en raison des immenses ressources naturelles qu’elle détient, est l’objet de toutes les convoitises. Ceci peut constituer pour elle un handicap considérable si ses dirigeants ne sont pas capables de renforcer leurs institutions, mais cela peut aussi devenir un atout majeur si les Africains s’organisent pour construire des relations de coopération efficaces avec leurs anciens colonisateurs. Alors, en effet, ils disposeront d’un véritable pouvoir de négociation qui leur procurera à terme de grands avantages.
Il faut pour cela, sans nécessairement copier le modèle occidental, qu’ils consolident leurs institutions et l’Etat de droit de façon telle que cette coopération profite réellement à tous leurs citoyens. S’ils veulent bénéficier des atouts que leur procure leur situation présente ils doivent renforcer leurs administrations de telle façon qu’elles deviennent des interlocutrices crédibles pour le reste du monde.
Les pays comme la France, eux, se doivent d’être disponibles pour mettre en place des systèmes de coopération efficaces, quand et où les Africains les sollicitent.
GA. L’Afrique s’est inspirée de l’expérience européenne pour formuler le nouveau projet de construction africaine. De votre côté vous critiquez l’inertie, l’immobilisme, l’»aboulie» de l’Europe qui risquent, selon vous, de la marginaliser dans cette nouvelle «compétition multipolaire». Comment surmonter cette «aboulie»qui, selon votre logique, est au cœur d’un cercle vicieux d’incertitudes? Qu’est ce que les dirigeants et les élites africains doivent faire pour éviter ce piège?
HV. Ce n’est comparable en rien. A l’origine de la construction européenne il y a la menace stalinienne, la réponse américaine de Truman, Marshall, Acheson, remarquable d’intelligence. Ensuite Schuman, Monnet, Gasperi, Spaak, les premiers traités européens, Adenauer et de Gaulle etc…
L’Afrique n’est pas dans la même situation : pas d’ennemi commun, ni de protecteur global. Les dirigeants africains devraient en tous cas se concerte plus, adopter des demandes et des revendications précises et concrètes, avant chaque G7/G8, chaque G20, chaque réunion du FMI ou de la Banque Mondiale, pour peser sur les participants les plus influents.
GA. Le récent rapport de l’ONU sur les massacres en République Démocratique du Congo a relancé la polémique autour de la situation dans la région des Grands lacs à laquelle vous avez consacré beaucoup d’attention lorsque vous étiez ministre des affaires étrangères. Fin 2008-début 2009, l’un des vétérans de la politique africaine des Etats-Unis, l’ambassadeur Herman J. Cohen, a présenté un plan de règlement pour l’est de la RDCqui prévoit l’exploitation commune des ressources de cette zone par la RDC et le Rwanda dans le cadre d’un marché commun réunissant le Congo-Kinshasa, le Rwanda, le Burundi, le Kenya, la Tanzanie et l’Ouganda. Certains ont qualifié le «plan Cohen» de «projet de rattachement économique du Kivu au Rwanda et à d’autres pays anglophones». Le Président Sarkozy a, pour sa part, proposé un plan français de «repartage de l’espace et des richesses de la région des Grands lacs». Que pensez-vous de ces initiatives?
HV. Pour l’avenir de la paix dans cette région, il est important que les drames des Grands Lacs, y compris le génocide rwandais, soient replacés dans le contexte de ce gigantesque affrontement régional pour le contrôle des richesses du Kivu, avec les millions de morts que cela a entraîné directement ou indirectement.
En théorie, l’exploitation de ces richesses en coopération serait une bonne solution, mais elle suppose une vraie confiance entre voisins et protagonistes, ce qui suppose que l’intégrité territoriale de chaque pays soit préservée, ou rétablie, et une répartition équitables des richesses. On en est loin!
GA. Vous avez établi une distinction nette entre la notion des «droits de l’homme» et celle du «droit-de-l’hommisme» qui, selon vous, relève de l’idéologie. Vous êtes profondément attaché aux droits de l’homme et vous distinguez le respect de ces valeurs en France et en Europe et la «manière de les appliquer chez les autres». Quelle est votre appréciation des progrès de l’Afrique en matière de respect desdroits de l’homme et de la démocratie?
HV. Des progrès ont lieu, encore fragiles et insuffisants. A l’avenir ils se poursuivront, mais plus sous l’effet de la montée des classes moyennes africaines, et moins sous celui des diktats européens.
GA. Vous avez cosigné avec Alain Juppé une tribune publiée en juillet dernier dans Le Monde dans laquelle vous exprimiez votre vive inquiétude à propos de l’»affaiblissement sans précédent» du Quai d’Orsay qui menace l’influence internationale de la France. Quelles peuvent en être les conséquences pour les rapports franco-africains?
HV. Très mauvaises! Comme pour l’influence de la France en général dans le monde. La désinvolture, voire l’animosité des décideurs français depuis longtemps envers nos diplomates et nos réseaux diplomatiques et culturels est incompréhensible et masochiste. Il faut les corriger.
Lorsque le ministère de la Coopération a été fondu, en 1997-1998, dans le ministère des Affaires étrangères notre idée n’était pas de mettre fin aux relations privilégiées existant entre le continent africain et la France, mais au contraire d’instituer des relations de coopération normales afin d’éviter de les bloquer dans des relations bilatérales.
Le problème est que cette modification, logique, raisonnable, s’est finalement traduite par un affaiblissement de notre diplomatie qui était l’une des plus actives du monde grâce au réseau d’ambassades, de consulats, de centres culturels unique qui s’était constitué au fil des ans.
La vérité est que nous nous sommes tirés une balle dans le pied en réduisant cette présence planétaire.
Tout le problème, à l’heure actuelle, est de redonner aux Affaires étrangères l’élan et le rôle qu’elles ont perdu. Cela peut se faire de différentes façons, mais en tenant compte du rôle que l’Europe joue par la coopération à son niveau avec les pays africains.
GA. Au début de l’année dernière vous avez été parrain, en compagnie du cinéaste malien Abderrahmane Sissako – réalisateur de « Bamako « – , de la première édition du festival « Un état du monde… et du cinéma « au Forum des Halles de Paris. L’un des thèmes dominants de cet évènement était: «Vingt ans après la chute du mur de Berlin le cinéma nous rappelle que d’autres murs – qu’ils soient de béton, d’argent, ou simplement symboliques – sont toujours debout ou en construction». Que pouvons-nous faire pour aller au-delà de ces murs?
HV. Coopérer, échanger, éduquer. Promouvoir le «juste» échange. Cogérer intelligemment les flux migratoires en les adaptant aux possibilités économiques. Ne pas se réfugier derrière des formules abstraites, ni s’épuiser dans des controverses théoriques.
GA. Sommes nous vraiment arrivés au «crépuscule de l’Occident» et à la fin du «temps des chimères» occidentales, de l’» assurance universaliste «, du «monopole du leadership occidental «, du «prosélytisme démocratique «, du «droit-de-l’hommisme « et du « manichéisme «?
HV. En tous cas l’Occident, même bien intentionné, ne peut plus faire la loi seul. Mais ce qui est remis en cause dans l’Occident ce sont son ingérence, son prosélytisme, son arrogance, son «occidentalisme» ou son double langage et son monopole. Pas ses valeurs, qui restent séduisantes et ont leur force propre.
Ces valeurs sont en effet universelles et le demeureront quelle que soit l’évolution générale du monde. La liberté, la solidarité, le respect des autres, le dialogue, la participation à la décision, l’échange sous toutes ses formes sont des valeurs présentes dans toutes les sociétés, et pas seulement les sociétés occidentales. On les trouve en Afrique aussi bien qu’en Asie ou en Amérique latine.
Ce qui importe le plus aujourd’hui, à mes yeux du moins, c’est que la transformation de la planète à laquelle nous assistons sous la forme d’une vaste compétition multipolaire ne se traduise pas par une remise en question de ces valeurs. Sans quoi nous vivrons inévitablement de grands drames.
Suppléments à l’interview:
Encadré 1
Développer de véritables «partenariats»
«Je ne pense pas que c’est en débattant et en décidant seuls, de façon nombriliste, de l’avenir de notre politique africaine, que nous sortirons de cette confusion. Nous avons déjà le beau mot de «partenariat», pas encore le contenu et encore moins la pratique. Et il est certain que nous ne pouvons pas poursuivre à l’identique.
Je propose donc que soit mise en place après les élections une commission de haut niveau, bipartisane, de gauche et de droite. Ses membres seraient chargés pendant un an de rencontrer les leaders africains, au pouvoir comme dans l’opposition, dans les pays francophones et les autres, des personnalités ou organisations de la société civile au sens le plus large du terme, les responsables de l’Union africaine et des organisations régionales, et de leur poser trois questions simples:
1- «Attendez-vous quelques chose de la France?»;
2- Si oui, «Comment concevez-vous les relations entre elle et votre pays?».
3- «Quelles relations souhaitez-vous entre votre pays et l’Europe?».
Aucune question sensible ne serait écartée: rapport Franc CFA-euro, bases militaires, immigration, reconnaissance du passé, accords préférentiels UE-Afrique, conditionnalité des aides, bonne gouvernance, corruption, respect des droits de l’homme etc…»
Extrait d’un article d’Hubert Védrine paru dans l’hebdomadaire Jeune Afrique n° 2411, 25-31 mars 2007, sous le titre: «Ce que la France doit faire en Afrique».
Encadré 2
«Cessez d’affaiblir le Quai d’Orsay»
«Nous sommes inquiets des conséquences pour la France d’un affaiblissement sans précédent de ses réseaux diplomatiques et culturel… Or, en vingt-cinq ans, le ministère des affaires étrangères a déjà été amputé de plus de 20 % de ses moyens financiers ainsi qu’en personnels… L’effet est dévastateur: l’instrument est sur le point d’être cassé, cela se voit dans le monde entier. Tous nos partenaires s’en rendent compte… Les autres grands pays ne détruisent pas leur outil diplomatique… Il faut adapter l’appareil diplomatique, comme l’Etat tout entier, mais cesser de l’affaiblir au point de le rendre d’ici à quelques années incapable de remplir ses missions, pourtant essentielles».
Extrait d’un article signé par Alain Juppé et Hubert Védrine paru dans le quotidien Le Monde le 6 juillet 2010.